Ce qui nous semble intéressant dans cette histoire, que nous avions trouvée terrifiante, ce sont les conséquences, la manière dont la fédération a géré l'affaire. Dans toute société, dans toute communauté, des dérives individuelles peuvent se produire, on le sait bien. Ce qui nous intéresse, journalistiquement, ce n'est pas de pointer la responsabilité de X ou de Y en disant qu'il est très méchant, mais de voir comment réagit, autour de lui, une institution.
Quand nous avons révélé les faits, ils ont suscité la stupéfaction. La ministre des sports, Chantal Jouanno, a tout de suite pris la mesure de nos révélations. Elle a dit que c'était incroyable et que si c'était avéré, des sanctions seraient prises contre le directeur technique national. Elle a même menacé de couper les financements de la fédération. La ministre des sports a donc pris ses responsabilités et évoqué des sanctions très fortes. Mais au bout de deux ou trois semaines, alors que les faits ont été reconnus et ont fait l'objet d'excuses publiques, rien n'a suivi. Le directeur technique national, François Blaquart, a reçu un avertissement et Laurent Blanc a été confirmé à son poste.
Comment un projet reconnu comme discriminatoire, pénalement répréhensible et déontologiquement inadmissible a-t-il pu avoir aussi peu de conséquences ? Le seul qui en a souffert, c'est celui qui avait enregistré la réunion, Mohamed Belkacemi. Cet homme courageux avait d'abord transmis le document à la Fédération française de football – il ne s'est pas adressé à la presse, mais au président de la fédération, se disant que lui et son entourage ne savaient peut-être pas ce qui se passait. Il a donc confié la bande à l'adjoint du président de la FFF. Mais rien ne s'est passé au sein de la FFF, cela n'a choqué personne.
Mohamed Belkacemi n'a pas directement servi de lien avec les médias, mais on pourrait le qualifier, comme Fabrice l'a fait, de lanceur d'alerte. C'est lui qui, au sein de la fédération, alors que beaucoup de gens avaient connaissance du projet, a osé dire que cela posait un problème. Et, alors que toute la France, jusqu'aux plus hauts responsables, avait jugé que le projet était discriminatoire, il est le seul pour qui l'affaire a eu des conséquences : il est au chômage, la fédération refuse de lui donner un nouvel emploi.
Que s'est-il passé entre le moment où l'on s'est dit que si l'affaire était vraie, elle était inadmissible, et le moment où elle a fini par être admissible – puisqu'elle n'y a pas eu de sanction ? Des choses ont été révélées au fil des années, notamment par Chantal Jouanno. Elle a expliqué les pressions politiques exercées sur elle par le président de la République de l'époque, Nicolas Sarkozy, et par le Premier ministre, François Fillon. Elle a raconté dans des interviews que vous pourrez retrouver qu'ils lui ont demandé de quoi elle se mêlait. Autre aspect, plus irrationnel et difficile à développer, parce que peut-être plus philosophique : on ne touche pas aux sportifs.
Ce que nous voulions, c'est un débat de société sur la discrimination. Mais pendant deux semaines, le seul débat a été : Laurent Blanc est-il raciste ? C'est une question que nous n'avons jamais posée, et qui ne peut pas se poser : on ne peut pas qualifier quelqu'un ainsi car personne ne se dit raciste, même à l'extrême droite, pas plus qu'on ne se revendique antisémite. Ce qu'on peut faire journalistiquement, en revanche, c'est documenter des préjugés, des faits, des politiques menées. Mais tout ce qu'on a entendu, c'est que Laurent Blanc n'était pas raciste puisqu'il avait joué avec des footballeurs noirs, et que c'était un bon gars. « Le DTN » nous a-t-on dit, « a même œuvré pour des associations d'aide aux immigrés ». On s'est égaré dans de faux débats – on a noyé le vrai – et on n'a pas apporté de réponses, malgré les rapports officiels. La ministre avait ainsi demandé un rapport d'inspection qui devait être rendu public, mais il ne l'a jamais été ; douze ans plus tard, personne ne l'a entre les mains. En fait, on a étouffé l'affaire.
Pourquoi ? Parce que le sport surpasse tout. Nous avons rencontré le même phénomène lors des Football Leaks. Lorsqu'on s'en prend à Laurent Blanc, à Cristiano Ronaldo, à Lionel Messi ou à n'importe quelle star du ballon rond, même s'il s'agit d'évasion fiscale, de discrimination ou de violences, les affaires ne sont pas réellement traitées, en raison de la réaction, réelle ou anticipée, de ce qu'on appelle l'opinion publique, qui adore ces stars et leur pardonne tout. On dit que c'est la faute de leur entourage, qu'ils ne sont pas racistes, ou que c'est leur agent qui a voulu planquer l'argent à l'étranger etc.
Il y a toujours une bonne excuse et les conséquences sont quasi nulles, même en cas de condamnation, comme on l'a vu lors des Football Leaks : les tribunaux espagnols ont condamné des joueurs pour fraude fiscale, mais le seul qui ait fait de la prison dans cette histoire, c'est le lanceur d'alerte, Rui Pinto. Ce dernier, qui a révélé un nombre incroyable de délits – fraude fiscale, évasion fiscale, dopage… – a été condamné hier à une peine de prison avec sursis, mais après avoir fait un an de détention provisoire. Dans les deux cas, celui de Mohamed Belkacemi et celui de Rui Pinto, les seuls qui ont eu à subir les conséquences des faits terribles qu'ils ont révélés, ce sont ceux qui les ont dénoncés, ceux qui ont voulu qu'ils soient connus. Sans être pour la répression à tout prix, on ne peut que s'interroger sur le type de pression qui existe.
Lorsque les responsabilités et la gravité des faits ne sont pas reconnues, les situations se reproduisent : c'est ce qui s'est passé depuis douze ans. Je vais m'éloigner un peu de la fédération, tout en restant dans le monde du football, car je pense que cela peut être intéressant pour vos travaux.
Depuis 2011, une série d'affaires de discriminations s'est déroulée. On a voulu nous faire croire – mais c'était un alibi, comme l'a dit Lilian Thuram – qu'un problème de binationalité se posait, c'est-à-dire qu'un joueur ayant un grand-père d'une autre nationalité pourrait un jour choisir de jouer sous un autre maillot. C'était du bidon, d'une part parce qu'aucun grand joueur français n'a opté pour une autre sélection, jamais, d'autre part parce que, si la fédération est dans son rôle lorsqu'elle cherche à résoudre un problème, elle ne l'est pas quand elle s'y prend de manière discriminatoire, et enfin parce que quand l'éducation nationale forme des ingénieurs ou commerciaux qui vont ensuite travailler à Londres, à la City, y faire fortune et y payer leurs impôts, personne ne se demande si ces personnes ont trahi la France. Dès lors, pourquoi la question se poserait-elle si un footballeur formé en France jouait pour la sélection d'un autre pays ? Pourquoi, subitement, serait-il un traître à la patrie ?
Nous avons découvert une multitude d'histoires. La plus connue, et l'une des plus récentes, touche le plus grand club français actuel, le Paris Saint-Germain (PSG), qui a jugé qu'il y avait trop de joueurs noirs dans ses centres de formation. Nous avons publié, grâce au Football Leaks, toutes les preuves. Il était écrit noir sur blanc qu'on trouvait qu'il avait trop de Noirs et qu'il fallait donc en refuser. Il y avait même un cas concret, celui d'un jeune de 12 ans, qui jouait à l'époque en Normandie. Des recruteurs le trouvaient formidable et voulaient le prendre au Paris Saint-Germain, mais la direction du club s'y est refusée, estimant qu'il y avait trop de Noirs dans les équipes.
Cette affaire nous a causé beaucoup de regrets, parce que nous n'avons pas réussi à en faire comprendre la gravité. Quand vous exposez ce type de situation, on vous dit que ce n'est pas possible, qu'il n'y a que des Noirs dans le football, que c'est le domaine par excellence où il n'y a pas de racisme. Or c'est l'inverse : des gens trouvent qu'il y a déjà tellement de Noirs qu'il faut des politiques pour en limiter le nombre ou, au moins, introduire quelques Blancs parmi tous ces Noirs, comme ils disent.
On nous dit qu'il y a des Noirs partout dans le football et qu'on ne peut pas dire qu'il y a du racisme. Il y a peut-être des Noirs partout dans le football, mais, comme l'a souligné un autre historien, pas dans les instances représentatives. Si des populations très diverses se mêlent dans le football, socialement et du point de vue de leurs origines, les bureaux des fédérations restent très hermétiques : y règnent des personnes très âgées, de plus de 60 ou 70 ans, voire près de 80, qui ne connaissent pas ces questions et n'y sont pas sensibles. L'absence de mixité dans ces instances contribue certainement au manque de compréhension du problème.
S'agissant du PSG, la question de la binationalité et du risque de voir un joueur se tourner vers une autre sélection ne pouvait pas être un argument : un club est une entreprise privée dont le seul but est d'avoir les joueurs les plus compétents, qu'ils soient noirs ou blancs. Mais non, c'est tout de même la couleur de peau qui a été mise en avant, sans aucune excuse – on trouvait simplement qu'il y avait trop de Noirs. Et pourtant, l'affaire n'a suscité aucune réaction. Dans un premier temps, tout le monde s'est écrié que c'était fou et incroyable mais une semaine plus tard, tant la maire de Paris, Anne Hidalgo, que les membres du gouvernement trouvaient que ce n'était pas si grave, qu'on était bien content d'avoir un grand club à Paris et qu'on n'allait pas l'embêter. Quant à l'enquête judiciaire, elle a à peine été menée – nous l'avons documenté dans Mediapart –, comme si le rayonnement du sport, la nécessité de ne pas toucher aux sportifs, aux grands clubs, s'étendait jusqu'à la justice. Le parquet a mené une non-enquête, sans perquisitions ni auditions des personnes mises en cause. Il a fallu que des associations se constituent parties civiles pour qu'une instruction soit conduite. Nous avons publié tous les documents, et nous verrons bien ce qu'en disent les magistrats.