Je ne prétends pas davantage être un expert dans ces domaines mais l'expérience journalistique peut, en creux, donner un début de réponse à votre question.
Il semble effectivement que certaines fédérations fonctionnent comme des baronnies, avec des potentats, a fortiori quand le poids de l'argent y est très important – ce qui implique médiatisation, télévision, droits de retransmission, etc. C'est comme si elles bénéficiaient d'une sorte d'extraterritorialité, qu'elles étaient hors du contrat social. Au niveau du football, cela s'est très bien vu avec les affaires de corruption touchant la Fédération internationale de football, une fédération dont le budget est supérieur à celui de certains États et dont la puissance politique et corruptrice a été documentée par de nombreuses justices internationales sans que cela ait de grandes conséquences dans le débat public et dans la prise de conscience collective des fléaux que cela peut représenter.
Si je parle d'expérience journalistique, c'est que les histoires, nous ne les inventons pas. Si nous avons des informations, c'est que d'autres gens les détiennent. Ces gens peuvent être à la Cour des comptes – qui effectue des contrôles –, dans des inspections générales, dans des ministères et, évidemment, dans des fédérations. Les journalistes sont parfois la dernière chance de personnes qui ont essayé d'alerter l'opinion, qui ont essayé de faire leur travail et qui, pour toutes les raisons que nous avons indiquées, n'ont pas pu le faire. Dans ces cas-là, le journaliste peut être une roue de secours. Mais, je le répète, les informations sont là, les faits sont connus. Je forme le vœu que vos travaux contribuent à une prise de conscience.
En Espagne, il y a eu de grandes manifestations, des milliers de personnes sont descendues dans la rue et le monde politique s'est emparé du sujet : le président de la fédération a fini par démissionner. Le monde politique français doit lui aussi prendre ses responsabilités – au-delà de la question de la tutelle administrative – et susciter un débat public, au plus beau sens du terme. La société civile également doit prendre ses responsabilités. En Espagne, les choses bougent. En France, on a parfois l'impression, du fait de tabous, de croyances, de crispations, de se heurter à une société molle ; on ressent une forme d'apathie face à ces questions, comme si c'était de la nitroglycérine dont il ne faudrait pas trop s'approcher. Du coup, on ferme les yeux, on met tout sous le tapis et on laisse les problèmes perdurer. Or j'ai tendance à penser que c'est comme en mathématiques à l'école : on avance en réglant des problèmes.
Notre travail consiste, pour reprendre la très belle expression de Walter Benjamin, à être des avertisseurs d'incendie. Nous mettons des faits sur la table, en espérant qu'ils vont alimenter le débat public. Mais il arrive que notre signal ne produise que du bruit, du scandale, qui s'évapore aussi rapidement que l'écume de la mer, et qu'on n'en tire aucune espèce de conséquence. C'était le cas pour l'histoire des quotas : en quinze ans, je ne crois pas avoir vécu à Mediapart une telle intensité dans la polémique. Nous avons tous vu des dimanches en famille ou des mariages où les tablées se déchiraient ; nous avons tous entendu que Mediapart disait n'importe quoi et que Laurent Blanc n'était pas raciste. Il y a eu beaucoup de bruit et on en a oublié le signal.
Les médias ont aussi leur part de responsabilité. Je ne veux pas jeter l'opprobre sur L'Équipe, qui a suivi l'histoire des quotas avec beaucoup de diligence, mais j'ai le souvenir d'un éditorial, au début de l'affaire, où son directeur disait que si Laurent Blanc avait bien tenu ces propos, il ne pouvait pas rester sélectionneur. Or, au lendemain du jour où il a fait ses excuses, L'Équipe a dit qu'il devait rester sélectionneur. Tout le monde a le droit de changer d'avis, mais je trouve que c'est intéressant. Il y a des gens qui savent, des gens qui parlent, les informations sont là ; cela ne veut pas dire qu'elles entrent dans des procédures de contrôle effectif et qu'on en débat publiquement. Ne pas être d'accord, ce n'est pas grave. Le taire, c'est pire.