Merci infiniment et sincèrement de votre invitation. Depuis quinze ans qu'existe le journal Mediapart, nous avons été convoqués un certain nombre de fois au sein de l'Assemblée nationale ou du Sénat, et c'est toujours un grand honneur de déférer à ces convocations qui nous conduisent, dans le cadre du drôle de métier que nous exerçons, de petit artisan du réel, à participer à la conversation publique et au débat parlementaire.
Vous avez évoqué un certain nombre d'affaires révélées par Mediapart, et nous répondrons bien sûr à vos questions. Mais en préparant cette audition, Michaël Hajdenberg et moi, qui codirigeons le service dit des enquêtes de Mediapart, avons voulu vous parler en particulier d'une affaire qui, si elle est ancienne, puisqu'elle date de 2011, reste d'une brûlante actualité pour les questions que vous vous posez. Le champ de vos investigations comprenant les discriminations, y compris raciales ou ethniques par exemple, nous souhaitons vous raconter un peu la coulisse de cette affaire, ce qui répondra à une partie de vos questions sur les lanceurs d'alerte et le départ des affaires, sur ce que peut le journalisme et ce qu'il ne peut pas – ce qui est parfois aussi bien – et sur les conséquences de nos révélations.
Cette affaire nous tient très à cœur et elle peut apporter, je crois, un éclairage utile à votre commission, parce qu'elle est au croisement d'un tabou et d'une croyance. Un tabou, parce que certains, consciemment ou non, peuvent se faire les instruments de différentes discriminations, et une croyance, parce que l'amour d'un sport, quel qu'il soit, en l'occurrence le football, peut tourner à la passion et que celle-ci, comme toute passion, brouille parfois la raison. C'est de l'affaire des quotas discriminatoires envisagés par la Fédération française de football (FFF) que nous voulons vous parler, un projet occulte mais bien réel, qui a été conçu au sein de la plus grande, de la plus puissante et de la plus riche fédération sportive du pays.
Tout est parti d'une réunion officielle de la direction technique nationale (DTN), la plus grande direction, le vaisseau amiral de la FFF, le 8 novembre 2010. L'objectif était de trouver des moyens discrets – forcément – pour limiter le nombre de joueurs français de type africain et nord-africain. Ce dont il est question dans cette affaire, c'est d'enfants de 12 ans susceptibles d'être sélectionnés dans les centres de formation de la Fédération française de football.
Nous avons eu connaissance de cette réunion dans les moindres détails puisqu'elle a été enregistrée par ce qu'on peut appeler un lanceur d'alerte, qui était depuis plusieurs mois le témoin d'une dérive discriminatoire au sein de la fédération.
Il s'agissait donc d'une réunion parfaitement officielle de la plus importante direction de la plus grande fédération sportive de France. Je le souligne, car quand nous avons fait ces révélations, on a rétorqué, comme si c'était le café du commerce, que les gens avaient bien le droit de penser ce qu'ils veulent et d'en parler entre eux. Or c'était une réunion officielle, à l'image de celles qui ont lieu ici, à l'Assemblée nationale.
Dans cette affaire, nous avons découvert une sorte de trio moteur. D'abord, le patron de la direction technique nationale, François Blaquart, lance une discussion sur le recrutement des enfants dans les centres de formation et sur ce qu'il appelle l'« approche de populations ». L'élément sous-jacent est que, dans les centres de formation français de football, pour tout un ensemble de raisons, il y a peut-être une surreprésentation d'un certain type ethnique et une sous-représentation d'autres types, la discussion portant notamment sur les capacités physiques et intellectuelles qui seraient celles de telle ou telle race.
Le second membre du trio est Erick Mombaerts, à l'époque sélectionneur de l'équipe de France espoirs, qui demande s'il faut qu'on « limite l'entrée du nombre de gamins qui peuvent changer de nationalité ? Oui ? Non ? » avant d'ajouter : « auquel cas, on est obligé de le faire sous le coude ». Le caractère occulte du projet est donc clair.
Le troisième membre du trio est une personnalité très connue : c'est le sélectionneur de l'équipe de France, Laurent Blanc, qui répond qu'il est « tout à fait favorable » à cette proposition et ajoute : « Sincèrement, ça me dérange beaucoup. Ce qui se passe dans le football actuellement, ça me dérange beaucoup. À mon avis, il faut essayer de l'éradiquer ». Et de préciser : « Et ça n'a aucune connotation raciste ou quoi que ce soit ». Laurent Blanc se plaint que des joueurs formés en France mais non retenus dans des formations françaises de football partent jouer dans des équipes nord-africaines et africaines – il ne parle pas de la Suède ! – et propose d'en « limiter » le nombre – étant entendu, je le répète, qu'il s'agit d'enfants de 12 ans, qui sont français. Erick Mombaerts propose alors un quota de 30 %, et François Blaquart répond qu'il veut moins, mais « pas officiellement ».
Pendant la discussion, un homme se lève pour s'opposer au projet terrible qui est en train de se dessiner. Il s'appelle Francis Smerecki, mais il n'est plus là pour témoigner, puisqu'il est décédé il y a quelques années. Il lâche le mot : « c'est discriminatoire ». À l'initiative de Laurent Blanc, pourtant, la réunion se poursuit et dérive même sur des liens entre types raciaux et capacités physiques et intellectuelles. Les Noirs seraient ainsi, je cite Laurent Blanc, « grands, costauds, puissants ». On doit comprendre que les Blancs, la balle au pied, seraient plus habiles et plus malins. Laurent Blanc s'étonne de la surreprésentation de joueurs de type africain – pardonnez-moi cette expression – en France. « Les Espagnols, ils m'ont dit : "Nous, on n'a pas de problème. Nous, des Blacks, on n'en a pas" », déclare-t-il. Erick Mombaerts renchérit : « le jeu, c'est l'intelligence, donc c'est d'autres types de joueurs. Tout est lié ».
Nous sommes au cœur de la Fédération française de football et ceux qui parlent sont les personnes qui décident de la politique sportive et sociale, d'intégration, de ce qui est un des plus puissants miroirs de la société française. M. Blaquart, le DTN, ajoute qu'une consigne a déjà été donnée au directeur de l'Institut national du football, à Clairefontaine, qui était alors Gérard Prêcheur – il ne s'agissait donc pas que d'un projet, Dix ans après nos révélations, alors qu'il n'avait pas voulu témoigner publiquement à l'époque du scandale, ce dernier a confirmé à Mediapart, dans une vidéo, que des consignes lui avaient été données. On lui avait demandé de « prendre au moins 50 % de vrais Français » parmi des enfants qui, tous, étaient français. On a compris, a-t-il ajouté, qu'il fallait se baser sur la couleur de peau. Car comment devine-t-on qu'un Français peut être binational, sinon par sa couleur de peau, par la consonance de son nom, ou éventuellement par sa religion ?
Dans le cadre de cette enquête, André Merelle, ancien directeur de l'Institut national du football, a confirmé qu'il avait senti à la DTN pendant cette période « des relents racistes ». Ce terme est le sien ; nous n'avons jamais parlé de racisme dans nos colonnes, préférant parler de quotas discriminatoires.
Que se serait-il passé si des lanceurs d'alerte, des sources dont la loi nous autorise à protéger le secret, ne nous avaient pas alertés pour mettre fin à ce qui était en train de se préparer ? Deux enfants de 12 ans, rêvant de devenir footballeurs, ayant les mêmes qualités et étant également français, n'auraient pas eu les mêmes chances d'intégrer un centre de formation, au motif d'une hypothétique double allégeance : on aurait considéré celui dont on imagine qu'il a un ascendant né à l'étranger, du fait de sa couleur de peau, de la religion qu'il pratique ou de la consonance de son nom, comme un potentiel traître au maillot. Le privilège des Français, en politique, porte un nom : c'est la préférence nationale, ici appliquée au sport.
Quelle a été la réaction de Laurent Blanc, le sélectionneur de l'équipe de France, quand il a été pris dans la tourmente médiatique de cette histoire ? Par respect du contradictoire, comme la loi de 1881 nous l'impose, nous avons tenté de le joindre avant la publication de notre enquête, pour qu'il puisse commenter et réagir. Il n'a pas souhaité le faire, mais il m'a appelé le soir de la publication pour me dire qu'il n'avait pas participé à cette réunion. Je vous le dis parce que ce n'est pas sans intérêt, me semble-t-il, du point de vue de la fabrique de l'information et des conséquences au sein de la fédération. Je lui ai indiqué qu'il existait une photo attestant sa présence à cette réunion, et qu'elle se trouvait même sur le site de la FFF. « Ah non ! » a-t-il réagi. Mais Laurent Blanc a répondu ensuite qu'il n'avait jamais tenu les propos qu'on lui prêtait. Nous lui avons dit que nous en détenions la preuve, ce à quoi il a répliqué : « Ah, si vous avez la preuve, je suis prêt à discuter ».
Pour ma part, j'adore discuter, mais cette discussion n'a jamais eu lieu. Pire, le lendemain, Laurent Blanc a tenu une conférence de presse, à Bordeaux, durant laquelle il a affirmé « Je n'ai jamais entendu parler de quotas ». Puis : « Pour moi, il n'y a pas de projet de quotas, c'est faux. Et c'est un mensonge de dire que le sélectionneur y a participé » – comme Alain Delon, il parle de lui à la troisième personne. Il a également dit ceci : « Si certains ont cautionné un projet avec des quotas, il faut les punir ».
Le lendemain de cette déclaration, Mediapart a décidé de publier le verbatim intégral de ce qui avait été dit pendant la réunion du 8 novembre 2010. Laurent Blanc finira par s'excuser, quelques jours plus tard, au journal de vingt heures de TF1, de propos qu'il démentait avoir tenus quelques jours auparavant.
Que s'est-il passé au sein de la FFF ? Une commission, présidée par le député Patrick Braouezec et le magistrat Laurent Davenas, a été créée à la FFF pour investiguer sur les faits. Elle a intégralement confirmé ce que nous avions publié. Il est même écrit dans le rapport que la portée des propos tenus le 8 novembre 2010 « pourrait être telle que des enfants de douze ans, français, se verraient refuser l'entrée aux pôles de formation nationaux sur un double critère de discrimination (origine et apparence physique) ». Le rapport préconisait d'« abandonner toute réflexion sur la nationalité sportive […], faux débat pouvant rapidement engendrer des pratiques discriminatoires moralement inacceptables, pénalement répréhensibles et médiatiquement catastrophiques ».
Michaël vous dira quelles conséquences ont été tirées par la suite. Je conclus pour ma part en citant les propos tenus par un historien dans une tribune qu'il a confiée, à l'époque, à Mediapart : « Opposer le “ physique ” au “ technique ” et racialiser l'un et l'autre est une absurdité sportive et une faute morale ». Cet historien a été ministre de l'éducation nationale jusque très récemment : il s'agit de Pap Ndiaye.