Vendredi 24 mars 2023
La séance est ouverte à 14 heures.
(Présidence de M. Johnny Haffar, rapporteur de la commission)
La commission auditionne M. Sébastien Mathouraparsad, maître de conférences en sciences économiques à l'université des Antilles.
J'assume, une fois n'est pas coutume, une double fonction au sein de cette commission : je préside cet après-midi la commission d'enquête dont je suis également le rapporteur.
Nous entendons, depuis la Guadeloupe, M. Sébastien Mathouraparsad, maître de conférences en sciences économiques à l'université des Antilles.
Monsieur, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation. Je précise que vous travaillez sur l'économétrie, la macroéconomie et l'économie du développement, notamment des départements d'outre-mer : nos questions devront donc se concentrer sur ces domaines d'expertise.
Je vous remercie de déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations puisque vous allez devoir prêter serment.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Sébastien Mathouraparsad prête serment.)
Après l'obtention de ma thèse de doctorat à l'université des Antilles, j'ai été recruté au ministère des outre-mer pour piloter un projet de construction d'outils quantitatifs permettant d'évaluer l'effet de politiques économiques pour les quatre départements d'outre-mer (DOM) historiques, ce qui n'existait pas jusqu'alors. Par la suite, j'ai été recruté à l'université des Antilles comme maître de conférences. J'y ai créé un réseau réunissant une vingtaine de chercheurs des outre-mer, d'horizons géographiques divers, pour travailler sur les thématiques d'outre-mer et assortir nos analyses, quand nous le pouvons, de pistes de réflexion.
La vie chère correspond à deux éléments : des prix élevés ou des revenus faibles, voire les deux. Si les conférences sur les problématiques des économies d'outre-mer se multiplient, c'est bien que la chose apparaît complexe. Elle l'est autant que le fonctionnement de nos territoires, caractérisés à la fois par des éléments d'économie en développement –avec un chômage et une pauvreté monétaire élevés par rapport aux autres départements – et par des aspects d'économie développée par rapport aux bassins avoisinants –, avec un PIB par habitant élevé et un indice de développement humain (IDH) relativement élevé également. Les économies d'outre-mer vacillent constamment entre ces deux types de caractéristiques, qui fondent leur nature d'économie structurellement mal développée. J'aime à la qualifier d'« économie bigidi », car elle fait mine de tomber au rythme des crises sociales mais reste debout malgré tout.
Tout un ensemble de facteurs contraignent les prix : les éléments de vulnérabilité économique, physique – liée au changement climatique –, énergétique – avec une forte dépendance aux carburants fossiles. Les territoires font également face à un ensemble de contraintes et à des facteurs structurels très bien répertoriés, dont l'insularité, qui majore les coûts de production. Il existe aussi des facteurs spécifiques liés à la faiblesse de la concurrence et à l'étroitesse des marchés, qui permettent des marges élevées et l'émergence de phénomènes de concentration d'activité.
Tout cela entraîne des coûts élevés, mais aussi des marges élevées ; c'est ce qui élève les prix dans nos territoires. Cette augmentation des prix réduit la compétitivité de la production locale. Quand on ne produit pas beaucoup, il y a deux conséquences : d'une part, le chômage augmente car les entreprises deviennent économes en main-d'œuvre et d'autre part, les revenus diminuent. Cette baisse de la production va s'accompagner d'une hausse des prix dans ces territoires.
Dans ce genre de situation, les pouvoirs publics interviennent au moyen de trois leviers principaux.
Le premier est ce que l'on appelle vulgairement une politique d'offre, pour soutenir l'activité des entreprises. Celles-ci demandent plus d'aides et de protection pour réduire les contraintes qui majorent leurs coûts de production, d'où tout un arsenal de dispositifs : la défiscalisation, l'exonération de charges, les subventions, les quotas, l'octroi de mer. Cela entraîne des gains de productivité artificiels, également économes en emplois.
Le deuxième levier est la politique de demande, liés notamment aux sur-rémunérations, à l'abattement fiscal, aux allocations de prestations. Ce versement de revenus a permis de réduire les inégalités dans le temps, mais l'augmentation du niveau de la demande a eu trois effets. La production locale ne suffisant pas à satisfaire le marché, les prix des produits locaux augmentent. On constate un report sur les produits importés, avec une cristallisation de la dynamique du secteur import de la grande distribution. Enfin, plus les produits importés pèsent dans l'économie, plus leurs prix entraînent la dynamique des prix locaux : on observe une contagion d'inflation importée.
La prime de vie chère et la sur-rémunération n'ont pas été sans conséquences sur le marché du travail : il y a eu un effet de contagion des salaires du public sur les salaires très qualifiés du privé. Les entreprises locales, estimant manquer de travailleurs qualifiés, ont étendu le marché du travail à l'échelon national et recruté directement des travailleurs venant de l'Hexagone. Ces derniers, se retrouvant en position de force dans la négociation salariale, ont pu obtenir une rémunération plus élevée. Voilà pourquoi, comme le montrent les chiffres de l'Insee, les salaires des fonctionnaires et des travailleurs qualifiés sont plus élevés outre-mer que dans l'Hexagone.
Mais il existe aussi sur le marché local des travailleurs très qualifiés – à l'université, nous en produisons chaque année des dizaines. Il existe alors trois possibilités pour ces travailleurs qualifiés : soit ils se reconvertissent dans d'autres secteurs d'activité, soit ils partent – on observe un phénomène de fuite des cerveaux qui entraîne un vieillissement de la population, car ils reviennent difficilement –, soit ils se reportent sur des emplois moins qualifiés pour lesquels il y a déjà une main-d'œuvre disponible. Cette concurrence pour les emplois moins qualifiés tire les salaires vers le bas. De ce fait, les salaires des travailleurs moins qualifiés sont moins élevés en outre-mer que dans l'Hexagone. Or, comme l'emploi local est plus riche en emplois non qualifiés, on observe que le salaire moyen, dans le secteur privé, est de 10 % à 15 % plus faible dans les territoires d'outre-mer que dans l'Hexagone. Cela exacerbe les tensions sociales, ce qui affecte aussi la productivité du travail.
Le troisième moyen d'intervention des autorités est l'encadrement des prix, soit directement, par le dispositif du bouclier qualité-prix (BQP) ou la limitation des prix de l'électricité ou du carburant, soit moins directement par l'exonération du taux de taxe sur la valeur ajoutée (TVA), la réduction de son taux ou des chèques énergie destinés aux ménages modestes.
On constate ainsi la conjonction de prix élevés, d'un chômage important et de faibles revenus. Ces trois éléments expliquent la pauvreté monétaire dans nos territoires, laquelle accroît le poids de l'économie informelle – fondée sur une culture de la débrouillardise –, destinée à compenser le « mal-vivre ». Cette pauvreté monétaire touche entre un tiers et la moitié de la population dans chaque territoire d'outre-mer si l'on prend pour référence le seuil national de bas revenu, qui est d'environ 1 010 euros.
D'une part, les salaires sont généralement plus bas ; d'autre part, les avantages offerts – sur les charges sociales ou avec l'octroi de mer – permettent aux entreprises d'améliorer leur compétitivité. Dans ce contexte, on s'attendrait à ce que les prix soient plus bas dans les territoires d'outre-mer que dans l'Hexagone. Or on observe le contraire. Cela s'explique soit par des barrières à l'ajustement, des rigidités, qui empêchent les prix de baisser, soit par des phénomènes de rente et de captation de rente. De fait, les taux de marge des entreprises sont plus élevés dans ces territoires que dans l'Hexagone.
Autrefois, les économistes institutionnalistes parlaient de « colonies extractives » à propos des territoires que l'on colonisait pour en extraire les denrées et les exporter vers l'Europe ; désormais, il existe des « économies extractives » – de transfert et de captation de rente. Cela souligne le poids de l'histoire : le même état d'esprit perdure. L'économiste Thomas Piketty montre d'ailleurs que, dans les anciennes colonies esclavagistes, qui figurent parmi les systèmes les plus inégalitaires de l'histoire, les 10 % les plus riches détiennent plus de 80 % des revenus, voire près de 100 % du patrimoine. Ce partage inégal des revenus date de l'abolition de l'esclavage en 1848 : on a alors dédommagé les anciens propriétaires, tandis que les anciens esclaves partaient de zéro. On a ainsi créé un écart qu'on n'a eu de cesse de résorber, sans y parvenir complètement aujourd'hui encore.
Ce phénomène de vie chère date de cette époque et perdure. Selon un rapport, il est aussi à l'origine de la grave crise sociale survenue en Guadeloupe en 1910, en lien avec l'industrie sucrière.
Les politiques économiques combattent la vie chère d'un côté, mais la soutiennent de l'autre. Le système est dépendant de transferts et la dépendance nourrit la dépendance. S'y ajoute le comportement stratégique des acteurs, qui, en défendant leurs intérêts, jouent un rôle important dans la survie du système, notamment par la captation de rente.
Merci d'apporter un regard nouveau, en reprenant un diagnostic objectif qui remonte à l'abolition de l'esclavage et a trait à la situation des territoires insulaires dits ultramarins dans le modèle français, compte tenu de leur relation privilégiée et unilatérale avec le pouvoir dominant que représente la France par rapport aux colonies.
L'objectif fondamental de notre commission d'enquête est de trouver des réponses aux problèmes structurels, pour sortir de ce rapport de domination-soumission et entrer dans un véritable rapport d'égalité : égalité des droits, égalité de niveau de vie, égale de dignité humaine.
Nous avons auditionné quelques-uns de vos confrères économistes à propos de la vulnérabilité de ces territoires. Nous savons que, comme vous l'avez dit, ces vulnérabilités sont structurelles. J'irai droit au but : comment, selon vous, trouver les vrais réponses de fond aux problèmes de coût et de surcoût structurels qui affectent le quotidien du peuple et du territoire ?
À mon sens, trois pistes devraient être explorées.
D'abord, libérer l'offre, agrandir le marché. On pourrait très bien échanger avec les bassins avoisinants. Les normes européennes biaisent le jeu du marché et du commerce international avec les économies voisines. Dans le bassin caribéen, bien que Trinité-et-Tobago ne produise pas selon les normes européennes, personne n'est jamais mort d'avoir ingéré le contenu d'une boîte de conserve qui y a été produite ! Il faut de la souplesse. Les normes européennes, qui portent sur la qualité des produits, mais aussi sur la façon de les produire, pèsent sur les coûts de production des entreprises. Il faudrait optimiser le marché unique antillais. J'ai pris pour exemple le bassin caribéen, mais on pourrait dire la même chose de celui de l'océan Indien, avec Madagascar, Mayotte et les COMores.
En ce qui concerne la recherche de la souveraineté alimentaire, il convient d'apporter une nuance. Souvent, on pense qu'on a une faiblesse de la production locale sur certains éléments. Pourtant, les comptes de l'Institut national de la statistiques et des études économiques (Insee) montrent que, contrairement aux idées reçues, la production locale est significative. En fait, les produits et services sont majoritairement locaux, sauf dans trois catégories : l'agroalimentaire, les biens d'équipement et l'énergie. Plutôt que de se focaliser sur la production agricole, plus souvent locale qu'importée, c'est donc au tissu industriel agroalimentaire et aux biens d'équipement qu'il convient de penser. Paradoxalement, le fait de chercher à stimuler la production agricole risque de créer un effet d'éviction des unités agricoles. Il y a là un équilibre à trouver.
Un élément sur lequel on pourrait jouer réside dans la communication et la transparence des prix. Il y a une opacité des prix et des produits sur les territoires. On pourrait créer une application comme en Nouvelle-Calédonie, qui recenserait le plus grand nombre possible de produits sur le marché – ce qui demanderait de mobiliser des enquêteurs – et indiquerait leur prix dans chaque commerce ; ainsi, les consommateurs sauraient où les prix sont les moins élevés, et la concurrence s'exercerait entre les commerces.
Un deuxième axe consisterait à repenser les dispositifs. La Cour des comptes a évalué le budget global alloué aux politiques publiques ultramarines à 27 milliards en 2021, en augmentation ; malgré tout cet argent injecté, on n'arrive pas à résoudre les problèmes ; c'est que des freins et des blocages l'empêchent. On arrive à sentir qu'il y a une captation des transferts par certains acteurs qui gonflent leurs marges, et la redistribution des revenus est défaillante. Il s'agit non pas d'injecter plus, mais d'injecter mieux. On pourrait notamment conditionner le bénéfice de certaines aides à l'atteinte d'objectifs, au lieu de créer des dispositifs puis d'attendre que les agents aillent dans le sens que l'on souhaite. L'objectif d'une entreprise est avant tout de générer des profits, non de faire du social ; si l'on vise un but social, il faut que l'octroi des aides en dépende. Cela vaut de manière générale, mais, en outre-mer, on peut faire des expérimentations, au moins pour certains dispositifs. Aujourd'hui, les exonérations de charges permettent de maintenir de l'emploi, mais pas d'en créer.
Troisième piste : fixer des règles économiques, notamment pour réduire la pauvreté monétaire et la cherté de la vie.
À ce sujet, on parle souvent de la TVA, aspect criant du problème, mais, sur ce point, trois erreurs sont à éviter.
D'abord, remplacer la TVA nationale par une TVA régionale en conservant le même mécanisme. Ainsi, la Guyane et Mayotte ont non une TVA régionale, certes, mais une exonération de TVA assortie d'un taux d'octroi de mer plus élevé que dans les autres territoires ; or elles ont les mêmes problèmes que nous.
La deuxième erreur consisterait à utiliser le produit de la TVA pour subventionner les entreprises – une fausse bonne idée, car elle comporte des effets cliquet. En instaurant il y a quelques années la TVA sociale, on espérait réduire les prix à la carte dans les restaurants, mais, au lieu de cela, on a assisté à un gonflement de la trésorerie et à une captation de la marge par les restaurateurs. De même, ici, avant de réduire les prix, les entreprises risqueraient de gonfler leur trésorerie grâce à ce surplus de dépense fiscale.
Troisième erreur : supprimer la TVA s'il n'y a pas de répercussion mécanique de cette suppression sur les prix. En effet, si on se contente de supprimer la taxe, là encore, les entreprises peuvent choisir ou non de répercuter la mesure sur les prix en réduisant leur taux de marge. Pour cette raison, on pourrait observer des phénomènes de captation de rente.
On décrie beaucoup l'octroi de mer, mais la TVA pèse tout autant sur le budget des consommateurs. On pourrait conserver le produit de la TVA, utiliser le premier alinéa de l'article 294 du code général des impôts, qui exonère de cette taxe la Guyane et Mayotte, et reverser ce produit aux ménages modestes, situés sous le seuil de bas revenu. Cela créerait du revenu pour ces agents. Il faut conditionner le bénéfice des aides : la perception de l'allocation par ces ménages serait subordonnée à la consommation de produits locaux, ce qui stimulerait la production locale et créerait de l'emploi.
Dans un article que je viens de terminer, j'ai mesuré les effets de ce scénario. En Guadeloupe, il aboutirait à une réduction de 2 points du taux de pauvreté – ce qui revient à faire passer 8 000 personnes au-dessus du seuil de bas revenu –, de 2 points du taux de chômage, et une augmentation de 1 point du taux de croissance. Ce dispositif vertueux permettrait ainsi de travailler à résoudre des problèmes criants : pauvreté, chômage, faiblesse de la production locale.
Pourrez-nous faire parvenir ces études afin d'avoir des éléments factuels ?
Avec la crise, on assiste à des phénomènes de consolidation et de concentration des monopoles et des oligopoles, tant verticale qu'horizontale. Les intermédiaires entre le producteur et le distributeur sont beaucoup plus nombreux dans nos territoires que dans l'Hexagone – ils sont jusqu'à quatorze en Martinique. Par quels moyens éviter le contournement de la loi et le renforcement et la concentration des oligopoles et des monopoles ?
Je pourrai vous faire parvenir mon article sur la TVA, mais il n'est pas encore publié. Quoi qu'il en soit, je vous enverrai quelques éléments de résultat.
C'est une question lancinante que de savoir comment réduire les comportements oligopolistiques et les phénomènes de concentration sur les marchés. Jusqu'à présent, on a eu beaucoup de mal à le faire. L'Autorité de la concurrence produit des analyses et des études à ce sujet ; il faut voir avec elle ce qu'elle est capable de mettre en œuvre pour améliorer son travail d'enquête et proposer des pistes permettant de favoriser l'émergence d'un plus grand nombre d'unités de production.
En ce qui concerne la formation des prix, la marge n'est pas étudiée au départ, chez le producteur : on n'a des éléments qu'à l'arrivée au port. Dans quelles conditions la demande d'une plus grande transparence – dont vous avez évoqué la nécessité – nous permettrait-elle de porter un diagnostic sur le niveau des marges ?
C'est un point épineux. Différents intermédiaires interviennent sur l'ensemble de la chaîne de valeur. Mes collègues ont beaucoup travaillé sur ces éléments. Plus il y a d'intermédiaires, plus il est difficile de déterminer la part de marge que réalise chaque prestataire. L'Autorité de la concurrence – ou peut-être la Cour des comptes, si elle met le nez là-dedans – pourrait peut-être inciter à des études permettant de déconstruire le processus de formation des prix. La difficulté récurrente est le manque d'informations communiquées par les entreprises.
Au niveau macroéconomique, j'ai utilisé les études de l'Insee, dont je peux vous envoyer les références. L'Agence française de développement (AFD) a aussi travaillé sur la trésorerie et les marges des entreprises à ce niveau. Des études sont sorties, mais le résultat sur les marges sont assez macroéconomiques. Au niveau fin, en revanche, il règne une certaine opacité qui complique la tâche. Les services de l'État et les institutions pourraient mettre quelque chose en place pour fouiller un peu plus cette question.
Merci de nous envoyer les éléments macroéconomiques évoqués, issus de l'Insee et de l'AFD. Nous interrogerons qui de droit.
Tout est lié : le pouvoir d'achat, donc le niveau de revenu, puis celui des prix, et la situation sociale en matière de chômage, de pauvreté et de précarité.
En ce qui concerne le revenu, il a beaucoup été question ici de la sur-rémunération de 40 % applicable aux fonctionnaires. Il me semble qu'elle est moins une charge pour l'économie qu'un atout pour augmenter le pouvoir d'achat de cette catégorie. Toutefois, et même si le privé suit, du moins pour certains travailleurs, comment harmoniser l'augmentation des revenus pour revaloriser le pouvoir d'achat de ceux qui, dans le secteur privé, ne bénéficient pas des 40 % ?
Il est exact qu'on a pu observer des effets de contagion au profit des catégories très qualifiées : certaines grandes entreprises – Air France, le secteur bancaire, le port – appliquent elles aussi la prime de vie chère. Les travailleurs moins qualifiés du privé, plus nombreux dans le territoire, perçoivent des salaires plus faibles, car ils sont fortement concurrencés sur le marché local.
Soit on améliore la répartition de la valeur ajoutée dégagée par une entreprise, notamment par des règles permettant une meilleure redistribution au profit des travailleurs du bas de l'échelle, soit on augmente les revenus de transfert venant des autorités, ce qui permettrait de gonfler le revenu disponible et de consommer davantage. Mais attention : dès lors que l'on augmente les revenus, les prix augmentent mécaniquement.
Il faudrait se décider à évaluer l'efficacité du dispositif BQP – je regrette qu'on ne l'ait pas fait avant de le modifier. En tout cas, il serait bon de s'en servir pour essayer de contrôler l'évolution des prix. Si les agents percevaient, comme je l'ai proposé, une allocation supplémentaire qu'ils utiliseraient pour consommer des biens et services locaux, à supposer que ces produits relèvent du système BQP, les prix ne pourraient pas augmenter beaucoup.
Le nombre de produits concernés par le BQP est très limité. Or le problème du coût de la vie se pose dans tous les domaines : télécommunications, habitat, énergie, matériaux. En matière de fiscalité, que pensez-vous qu'il faudrait faire – l'équation n'est pas simple – pour augmenter les revenus sans trop rehausser les charges des entreprises pour ne pas réduire leur capacité d'activité, alors que le tissu économique est fragile, très majoritairement composé de très petites, petites et moyennes entreprises, et le marché exigu ?
C'est aussi à ce niveau que l'on pourrait essayer d'améliorer le système. Il faut tirer les leçons des expériences faites ailleurs – je pense notamment à Mayotte et à la Guyane, qui, comme je l'ai dit, subissent la vie chère autant que les autres territoires alors qu'elles sont exonérées de TVA.
L'octroi de mer est abusivement décrié, car, sans lui, de nombreuses entreprises auraient cessé leur activité. En effet, comme vous le rappeliez, le tissu industriel est pour l'essentiel constitué de microentreprises employant zéro ou un salarié, et 90 % à 95 % des entreprises en comptent moins de cinq. Sans ce dispositif, la concurrence avec les produits étrangers serait catastrophique pour les entreprises locales. Certes, les taxes pèsent plus lourd pour les ménages ayant le moins de ressources, mais le problème n'est pas que l'on paie des taxes, car je crois aux vertus de la solidarité nationale : il réside dans la façon dont leur produit est utilisé. S'il y avait un juste retour envers les ménages les plus assujettis, on pourrait résorber l'inégalité. Pour l'instant, même si le dispositif est critiqué, son produit est reversé aux collectivités. Ce n'est pas le cas pour d'autres : la TVA repart entièrement vers la métropole et son produit ne représente qu'une faible partie du produit national de la taxe.
On pourrait demander au Gouvernement de tester une exonération de TVA pendant deux ou trois ans, quitte à revenir en arrière si cela ne fonctionne pas. Voyons si l'on arrive ainsi à remédier à la vie chère et à la pauvreté monétaire des agents. Étant donné que la situation est structurellement catastrophique, on peut se permettre d'expérimenter. Malgré les milliards qui sont injectés, on n'arrive pas à réduire la pauvreté et le chômage dans ces territoires ; il faut donc essayer quelque chose de différent, même si l'État risque de tiquer à l'idée de sacrifier le produit de la TVA venant des outre-mer… En tout cas, les résultats de mes travaux sont encourageants. Il faut s'efforcer de redomicilier le produit de la fiscalité.
Je ne sais pas si vous avez étudié le phénomène, mais on observe un désengagement financier de l'État. En voici quelques exemples : la TVA non perçue récupérable (TVA NPR) a été supprimée, ce qui représente 100 millions d'euros en moins, de même que certaines exonérations de cotisations sociales pour les très petites entreprises et les travailleurs indépendants – à raison de 40 millions –, et la somme consacrée à la défiscalisation est passée de 1 milliard à 500 millions. Quels sont, selon vous, les effets de cette diminution de l'investissement public dans les territoires d'outre-mer, qui se conjugue au problème de la concentration de leur économie ?
La diminution des transferts a effectivement un impact.
J'étais au ministère des outre-mer lorsqu'une évaluation a été menée sur les mécanismes de défiscalisation dont bénéficiaient la navigation de plaisance et les investissements industriels. Le rapport montrait que ces dispositifs attiraient certes des investissements, mais produisaient aussi des effets pervers : d'une part, les entreprises étaient suréquipées par rapport à la capacité du territoire et, d'autre part, le montage de dossiers de défiscalisation nécessitait des intermédiaires qui captaient une large partie de la dépense fiscale – autrement dit, cela créait des situations de rente. C'est en partie pour ces raisons que la défiscalisation a été rabotée.
De mémoire, les effets de la TVA NPR étaient discutables : certes, ils étaient bénéfiques pour la trésorerie des entreprises, mais ils n'étaient pas significatifs en matière d'activité. Évaluer les dispositifs est une très bonne chose. Il faudrait même le faire systématiquement, dans tous les territoires. Cela dit, avant d'en supprimer un, il convient d'examiner les enjeux dans leur ensemble – c'est ma spécialité : j'essaie d'aborder les effets des mécanismes sur le comportement de l'ensemble des agents, dans les différents secteurs, ainsi que les effets indirects –, de manière à voir comment on pourrait l'améliorer pour atteindre les objectifs visés.
Je prendrai un exemple tout bête. Imaginons que l'on crée une exonération de charges en partant du principe que si l'on réduit le coût salarial, les entreprises vont embaucher. Il faut tenir compte du fait que les entreprises sont contraintes par leurs débouchés : elles n'embauchent que si elles ont besoin de le faire. Si la demande n'augmente pas, les entreprises continuent à écouler le même volume et n'embauchent pas. Si un boulanger vend dix baguettes par jour, vous aurez beau réduire ses coûts de production, cela n'augmentera pas le volume de ses ventes car la demande restera la même. Un ménage qui consomme une baguette par jour n'a aucune raison d'en acheter davantage. En revanche, si l'on augmente le revenu de ce ménage, il se peut qu'il prenne une pâtisserie en plus de la baguette. À ce moment-là, l'activité du boulanger sera stimulée.
Il faut penser à la fois aux effets directs et aux effets indirects, et se demander comment on peut stimuler le comportement des acteurs. Pour reprendre le même exemple, comment stimuler l'emploi par une exonération de charges ? On peut conditionner la perception de l'aide à l'embauche d'un travailleur supplémentaire. Une expérimentation, qui a été arrêtée, a montré qu'une exonération de charges maintenait l'emploi, à défaut d'en créer. Autrement dit, si l'on veut créer de l'emploi, il faut intervenir et stimuler. Adam Smith disait déjà, au xviiie siècle, que c'est non pas à la bienveillance du boulanger que l'on doit son pain, mais à l'intérêt qu'il retire à le vendre. Il ne faut pas se contenter de penser que les agents vont se comporter de telle ou telle façon : il convient de les encourager à se comporter comme on le souhaite.
En l'occurrence, la dépense fiscale est importante – plus d'une vingtaine de milliards ; on peut imaginer des dispositifs beaucoup plus efficaces.
Vous avez raison : il faut toujours assortir les exonérations de conditions, en particulier en matière de recrutement. Par ailleurs, si l'on ne développe pas en même temps l'activité, l'entreprise ne recrute pas, quoi que l'on propose : elle doit voir son carnet de commandes grossir. Cela suppose d'élargir le marché. Le développement de la coopération régionale serait certainement un élément moteur : cela nous permettrait de développer l'export. Qu'en pensez-vous ?
Le dispositif des zones franches d'activité nouvelle génération (ZFANG) est un produit occidental, européen, et non le fruit d'une initiative locale. Plutôt que des mécanismes de ce genre, serait-il possible, selon vous, de concevoir un dispositif innovant, spécifique à nos territoires ? Il pourrait s'agir d'un ensemble d'exonérations de charges fiscales et sociales, sous conditions, pendant cinq ans, de manière à laisser le temps aux entreprises de se revitaliser. La crise de la Covid-19 s'est traduite par un affaissement considérable des petites et moyennes entreprises locales. Qui plus est, elles vont devoir commencer à rembourser les prêts à taux zéro alors qu'elles n'ont pas un chiffre d'affaires suffisant pour faire face aux charges présentes et au remboursement des charges passées. Comment voyez-vous un dispositif innovant, basé sur les exonérations de charges fiscales et sociales, sous condition de recrutement pour les territoires insulaires et ultramarins ?
Ce sont des points très importants, effectivement.
Il faut absolument stimuler la coopération, en particulier. Je ne sais pas exactement pourquoi cela ne fonctionne pas – en dehors du problème des normes européennes. Certaines tentatives d'échanges de services entre les États voisins et nos territoires ont eu lieu. Je ne saurais dire pourquoi cela ne prend pas. Sans aller chercher très loin, le marché unique antillais, par exemple, mérite d'être stimulé davantage.
L'octroi de mer oriente le comportement de certains acteurs. Par exemple, une entreprise installée en Guadeloupe qui importe de Martinique un produit qui était auparavant importé de l'Hexagone ne paie qu'une seule fois la taxe. Certaines entreprises élaborent ainsi des stratégies pour réduire le coût de l'octroi.
Quoi qu'il en soit, pour développer l'activité, il faut trouver des maillages pertinents entre les territoires. Par exemple, le sucre en Martinique provient davantage de l'Hexagone que de Guadeloupe. Il y a peut-être des stratégies gagnant-gagnant à mettre en place.
En ce qui concerne les zones franches, vous avez absolument raison. La plupart des entreprises sont de petite taille et connaissent des difficultés – on parle beaucoup des ménages au-dessous du seuil de pauvreté, mais il y a aussi des petites entreprises qui vivotent, qui ont du mal à joindre les deux bouts. On pourrait sans doute, pour les aider, étendre les zones franches d'activité, en ciblant soit un type d'entreprise soit certains secteurs d'activité, comme c'est le cas actuellement. Il faut aussi prendre en considération le poids de la fiscalité pour les très petites entreprises. Elles se trouvent exclues des marchés publics. Une zone franche d'activité serait l'idéal pour les entreprises, évidemment, tout en sachant que l'on ne peut pas généraliser le dispositif de zone franche à toutes les entreprises, sous peine de se priver de toute fiscalité. Il faut cibler les acteurs qui en ont le plus besoin.
Mais ces zones franches seraient assorties de compensations financières, naturellement, car l'État ferait en sorte qu'il n'y ait pas de diminution des recettes provenant de la fiscalité locale.
Vous avez parlé de l'accroissement de l'économie informelle. Tout en étant invisible, elle empiète sur l'économie des territoires. Comment peut-on lutter contre ce phénomène ?
C'est culturel, dans nos îles comme dans les territoires insulaires en général – je parlais tout à l'heure de la débrouillardise. Il y a toujours une forte part d'informel, même dans les économies développées. Cela devient un problème à partir du moment où l'informel prive l'État d'une part importante de ressources. Certaines personnes vous diront qu'il n'y a pas de pauvreté monétaire dans nos territoires parce que l'informel y est très développé. Pour ma part, je pense que c'est exactement l'inverse : si les gens avaient une activité leur permettant de subvenir à leurs besoins, ils ne seraient pas tentés de multiplier les activités à gauche ou à droite.
Il faut développer l'activité et réduire la pauvreté monétaire, notamment en agissant sur la demande. Comme je l'ai expliqué, si l'on se contente de stimuler l'offre, les entreprises restent contraintes par leurs débouchés. Quand la demande n'est pas suffisante, non seulement les entreprises risquent de ne pas produire davantage, mais il peut arriver qu'elles augmentent les prix, en raison du fait que les ménages sont captifs. Il faut donc soutenir la demande, en particulier en aidant les ménages les plus nécessiteux, tout en veillant à ce que le marché réponde en proposant des produits locaux plutôt que des produits importés.
À cet égard, les trois secteurs clés, comme je l'ai dit, sont l'agroalimentaire – et non pas simplement l'agriculture –, les biens manufacturés et l'énergie. Les outre-mer sont plus dépendants des énergies fossiles que l'Hexagone : la part des énergies renouvelables n'y est que de 15 % à 20 %, alors que le Grenelle de l'environnement avait fixé un objectif de 50 % en 2035. Or la biomasse dont nous disposons devrait nous permettre de développer ces énergies renouvelables.
Dans le cadre de recherches pour un article abordant la question des biocarburants, j'ai été surpris de constater dans l'Hexagone que du biocarburant était mis à la disposition de la population, mais pas dans les outre-mer. De surcroît, grâce aux subventions dont bénéficie la filière, les biocarburants sont vendus à bon marché à la pompe dans l'Hexagone. Pour notre part, nous sommes cantonnés au gazole et au sans-plomb, carburants fossiles relativement peu chers, il est vrai, mais la production locale d'énergies renouvelables pourrait s'y substituer, ce qui permettrait par la même occasion de créer de l'activité, donc de l'emploi. Je travaille avec des collègues chimistes sur un article consacré à la production de biocarburants à partir de biomasse de deuxième ou de troisième génération, c'est-à-dire de déchets verts recyclés ou d'algues – notamment les sargasses, sujet épineux.
Les biocarburants permettraient non seulement d'agir contre les changements climatiques, mais aussi de diminuer le coût de la vie. Avez-vous des études qui nous aideraient à mieux cerner la situation et les solutions qui pourraient être déployées dans les territoires d'outre-mer, potentiellement très riches en la matière ?
Je pourrais regarder cela avec mes collègues chimistes et physiciens qui travaillent sur la manière de produire des énergies renouvelables, notamment à partir de la géothermie, de l'éolien et du photovoltaïque. Pour l'instant, je le disais, la part de ces énergies reste minime.
Des investissements sont prévus dans le domaine de la géothermie, mais il est malheureux qu'une entreprise comme EDF privilégie l'importation de biomasse pour sa production. L'huile de colza utilisée en Guadeloupe et les copeaux de bois destinés aux entreprises de La Réunion proviennent du Canada, ce qui augmente leur empreinte carbone. Il faudrait plutôt investir dans la production d'énergies renouvelables à partir de biomasse locale et recyclable. La frénésie actuelle autour de l'industrie des produits de la noix de coco entraîne le rejet, en Guadeloupe, de 6 000 tonnes de coques par an dans la nature, ce qui fait beaucoup pour un territoire comme le nôtre. Nous pourrions transformer ces déchets pour produire de l'énergie.
Il faut aussi repenser le système économique en y intégrant le recyclage, car le coût des déchets est nul. Si l'on recyclait les algues sargasses, par exemple, le seul coût de la matière première serait celui du ramassage. Il en va de même pour les déchets verts issus des cocotiers – qu'ils proviennent des coques ou de l'élagage –, ou même de certains pieds de bananes qui sont jetés parce qu'ils ne sont pas assez bien calibrés pour répondre aux desiderata du marché européen. Il faut investir dans les énergies renouvelables, et d'abord dans les projets de recherche visant à en produire au meilleur coût possible. Le Brésil a un peu travaillé sur la production d'algocarburant à partir de sargasses.
Vous disiez ne pas comprendre pourquoi nos territoires n'arrivaient ni à commercer ni à avoir des échanges plus importants avec leurs voisins dans le cadre de la diplomatie territoriale. C'est parce que les pouvoirs sont centralisés en France hexagonale : il n'y a pas de possibilité pour les territoires français ultramarins de négocier directement avec les pays voisins de la Caraïbe ou de l'océan Indien.
Peut-être avez-vous entendu parler de l'appel de Fort-de-France, lancé par les présidents des collectivités de Martinique, de Guadeloupe, de Guyane, de Saint-Martin, de La Réunion et de Mayotte ? Son objet était justement de changer de modèle économique. Il faut que la subsidiarité devienne une réalité. Cela suppose que nous disposions des outils institutionnels – pas seulement des compétences et des moyens, mais de la capacité de faire la loi ou de l'adapter aux réalités locales. Il faut libérer l'initiative, donner plus de démocratie économique à nos territoires pour éviter qu'ils restent en permanence dans la dépendance, dans l'attente de décisions venant de l'extérieur, alors qu'il y va du coût de la vie et, plus globalement, du niveau de vie. Ces territoires subissent de plein fouet la mondialisation, qui écrase les plus petits.
Avez-vous des réflexions à faire s'agissant de l'appel de Fort-de-France, des modifications qui devraient avoir lieu ou des leviers dont devraient disposer les territoires insulaires pour créer de l'activité et de l'emploi, pour investir, se doter de capacités de production locale plus importantes et commercer avec leurs voisins ? Nous avons parlé de fiscalité : peut-être faut-il envisager une forme d'autonomie fiscale ?
L'évolution statutaire ou institutionnelle est un point éminemment important. Elle permettrait d'améliorer le quotidien des populations d'outre-mer.
Quant à la façon de construire ces institutions selon le modèle le plus efficace possible, il faut y réfléchir collectivement avec les politiques, les juristes, les économistes et toutes les bonnes volontés. Il convient de prendre le temps de soupeser chaque situation.
En tant qu'économiste, il me semble important de veiller à ce que la qualité des institutions économiques soit aussi grande que possible, de manière à garantir leur efficacité. Si les responsables politiques ont plus de pouvoirs, ils pourront en théorie prendre de meilleures décisions, mais il se peut qu'elles ne soient pas efficaces. Si l'évolution institutionnelle se produit, on pourrait envisager de concevoir, en amont, des règles économiques permettant de soutenir le politique et de l'orienter vers une prise de décision efficace. Je l'ai vu au ministère : il est toujours difficile de prendre une décision, car on est tiraillé. C'est pour cela que je respecte beaucoup la décision du politique : c'est un travail d'équilibriste. Fixer des règles économiques permettrait aux décideurs de prendre de meilleures décisions.
Par exemple, à l'échelon européen, il a été décidé de ne pas dépasser 2 % d'inflation. En dehors de la période de crise que nous connaissons, nous arrivions à respecter cette règle économique, alors même qu'elle concerne l'ensemble de l'Europe et des centaines de millions d'habitants et que, soit dit en passant, personne ne sait exactement pourquoi ce doit être 2 % et non pas 3 %… Nous parvenons aussi à respecter la règle des 3 % du PIB s'agissant du niveau de la dette publique. De la même manière, dans le cadre de l'évolution institutionnelle, on pourrait imaginer des règles que l'on essaierait constamment de respecter. Il pourrait s'agir, par exemple, de faire passer le taux de pauvreté monétaire de Mayotte de 55 % à 50 %. On donnerait aux décideurs un ensemble de leviers pour le faire, mais ils pourraient conduire leur politique comme ils l'entendent, conformément à la liberté que suppose la démocratie. Dans le cadre de ce nouveau paradigme, il faudrait imaginer des façons de procéder inédites. La référence à l'appel de Fort-de-France m'a fait penser à la tribune récente de Patrick Chamoiseau intitulée « Faire-pays – éloge de la responsabilisation ».
L'idée de redistribuer le produit de la TVA aux ménages pauvres va un peu dans le même sens : il s'agit de subordonner des dispositifs à l'atteinte de certains objectifs. Si l'on arrivait à adopter une telle démarche, on améliorerait peut-être le système. En tout cas, ce serait toujours mieux que la manière dont on procède en ce moment : il n'y a pas vraiment de contraintes pour la prise de décisions, les effets de ces dernières sont simplement constatés, on les déplore puis de nouvelles décisions viennent pallier les problèmes par à-coups. Il faut vraiment réfléchir à une nouvelle façon de mener les politiques économiques. Je sais que l'exercice est très compliqué, mais les économistes et les juristes peuvent travailler avec les politiques pour essayer de construire cette évolution.
Nous avons non seulement les normes françaises, mais aussi les normes européennes : c'est tout un système qui, historiquement, a créé un rapport de domination-soumission consolidé. Partagez-vous le constat selon lequel nos territoires insulaires ont été intégrés sans nuance, c'est-à-dire sans aucune adaptation des normes à la réalité géographique, culturelle, historique, naturelle et environnementale ? Quel en a été l'impact et comment faire pour sortir de ces normes drastiques et rigides que l'Europe nous impose ?
À force de lisser un cheveu frisé, il finit par casser. Edouard Glissant disait : « La créolisation, pour moi, c'est le métissage des cultures qui produit de l'imprévu. » On ne s'attendait pas non plus, lorsque cet ensemble de normes a été importé d'Europe, à ce que les territoires d'outre-mer soient dans une telle situation de mal-développement structurel. On n'a pas suffisamment pris en compte le profil atypique de ces territoires par rapport à l'Europe. D'ailleurs, ces territoires sont très divers : ils sont situés dans des océans différents, ils ont un environnement particulier et une relation particulière avec les territoires voisins. Il faudrait adapter davantage les normes européennes de manière à tenir compte de l'évolution de la situation de ces territoires dans le bassin avoisinant. Trinité-et-Tobago ou la Barbade n'imagineraient jamais de produire de la même façon que la Grande-Bretagne, leur ancien empire : ils ont une évolution différente et parviennent à avoir un modèle économique qui leur ressemble davantage.
Un autre élément me semble important : les jeux d'influence restent très prégnants et biaisent un peu les effets de la politique économique. Tous les acteurs ont un comportement stratégique, mais, en l'occurrence, je veux parler des lobbies, dont plusieurs articles déplorent l'importance. Le fait qu'il en existe n'est pas un problème en soi ; ce qui est embêtant, c'est lorsque leur poids est trop important au regard du territoire. Le lobby pharmaceutique, par exemple, est extrêmement puissant par rapport à l'ensemble du territoire français, mais on n'en parle presque pas, sauf quand une affaire sort. Les lobbies des territoires d'outre-mer sont quant à eux bien implantés et structurés sur place ; ils ont également de bonnes relations avec le ministère de l'agriculture et celui de l'outre-mer, ainsi qu'avec le Premier ministre ; ils ont des connexions à l'échelon européen. Cela introduit un biais dans la prise de décision, qui empêche de rechercher l'efficacité – non pas pour les acteurs économiques principaux, mais pour les ménages, dont personne ne parle, d'ailleurs, sauf en cas d'éruption sociale.
Merci beaucoup. Je vous propose que vous nous fassiez parvenir tous les documents susceptibles d'alimenter les travaux de notre commission d'enquête, dont l'objectif est de faire des propositions concrètes pour diminuer le coût de la vie, à partir du diagnostic que nous avons établi. Je vous serais également reconnaissant de bien vouloir répondre par écrit au questionnaire qui vous a été adressé.
La commission auditionne M. Jean-Pierre Chalus, président du directoire du grand port maritime de la Guadeloupe, président de l'Union des ports de France, et de Mme Mathilde Pollet, responsable des affaires économiques et européennes au sein de l'Union des ports de France.
Nous allons entendre deux représentants de la filière portuaire : M. Jean-Pierre Chalus, président du directoire du grand port maritime de la Guadeloupe et président de l'Union des ports de France, ainsi que Mme Mathilde Pollet, responsable des affaires économiques et européennes au sein de l'Union des ports de France.
Madame Pollet, monsieur Chalus, vous aurez la parole pour une intervention liminaire d'environ dix minutes, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé qui serait de nature à influencer vos déclarations.
Auparavant, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Jean-Pierre Chalus et Mme Mathilde Pollet prêtent successivement serment.)
L'Union des ports de France est une association professionnelle qui représente les exploitants des ports français situés tant en métropole qu'en outre-mer. Nous sommes aujourd'hui quarante-six membres actifs de tous statuts : établissements publics d'État, comme les grands ports maritimes (GPM) et ports autonomes, chambres de commerce et d'industrie, sociétés d'économie mixte ou sociétés d'exploitation portuaire. Nous avons également trente-deux membres associés, parmi lesquels des collectivités locales, des autorités portuaires décentralisées, des professionnels portuaires et des acteurs de la logistique.
Les missions de l'Union des ports de France sont traditionnelles. Il s'agit d'abord de conduire des négociations sociales de branche avec une autre fédération professionnelle, l'Union nationale des industries de la manutention (Unim), dans le cadre de la gestion des conventions collectives nationales unifiées ports et manutention. Nous avons également pour objectif de représenter les intérêts des ports français vis-à-vis des pouvoirs publics français, des instances européennes, notamment au sein de l'Association des ports maritimes européens ( European Sea Ports Organization ou Espo), et des médias. Nous assurons également, avec Mathilde Pollet, l'animation d'un réseau de partage de bonnes pratiques et d'échanges d'expériences sur les divers métiers portuaires entre nos membres, notamment autour des questions économiques et environnementales.
Les portssont d'abord des infrastructures et des activités à forte connotation capitalistique. Ce sont également des plateformes de services, dont certaines – mais pas toutes –sont placées sous la responsabilité directe des ports et qui sont liées la plupart du temps au trafic maritime. Il s'agit très souvent d'un ensemble d'installations qui permettent aux navires de marchandises et de passagers d'être en sécurité. C'est, dans un cadre défini notamment par le code des transports, une autorité qui organise des services attendus par l'armateur et un écosystème créateur de valeur, très souvent inclus dans un environnement urbain, mais également dans des espaces naturels sensibles et des tissus économiques ou industriels d'importance.
Les ports sont également au cœur des nœuds multimodaux du réseau européen de transport, avec des services d'échanges internationaux intraeuropéens centrés sur la mobilité des personnes. Ils sont également, comme on en prend de plus en plus largement conscience, des carrefours logistiques, industriels, énergétiques et numériques. S'ils ont toujours été des plateformes d'accueil d'activités logistiques, la partie relative à l'énergie a pris depuis plusieurs années, et particulièrement dans les deux ou trois dernières, une très grande importance pour la plupart des ports, qui seront également des lieux de réindustrialisation à la suite des politiques engagées en ce sens pour accueillir de nouvelles activités sur le territoire national.
Ils sont aussi des acteurs incontournables de la transition écologique et énergétique, en particulier autour d'activités liées aux énergies bas carbone. Ils sont tournés vers la préservation de l'environnement, même si le statut et les missions de nos membres changent – certains d'entre eux exercent leur activité autour d'une concession délivrée par des autorités concédantes. Par exemple, les grands ports maritimes ont également des missions de préservation de l'environnement et de lutte contre l'effet du changement climatique, en plus d'être des acteurs du développement de l'économie circulaire, soit sur le périmètre de leur plateforme, soit en liaison avec des collectivités locales ou d'autres acteurs autour de leur périmètre propre. Ils développent également des systèmes numériques intégrés pour répondre aux nouveaux enjeux des mobilités et permettre la création d'écosystèmes autour du numérique. Plusieurs start-up sont ainsi issues de telles initiatives.
Les ports sont en outre créateurs d'emplois et de valeur ajoutée pour leur territoire, pour l'économie nationale et au niveau régional. Ils participent aux objectifs de résilience, mais aussi à une croissance bleue durable, ainsi qu'à la cohésion sociale, économique et territoriale.
Comme je l'ai dit, on trouve parmi les ports métropolitains de grands ports maritimes et des ports décentralisés. Parmi les ports d'outre-mer, ce sont les grands ports maritimes de La Réunion, de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane. Celui de Saint-Pierre-et-Miquelon relève également de l'État, tandis que certains dépendent des départements et régions d'outre-mer (DROM) de Mayotte et de Saint-Martin, ou des pays et territoires d'outre-mer (PTOM) de Polynésie française et de Nouvelle-Calédonie.
Les GPM sont des établissements publics de l'État créés par la loi du 4 juillet 2008 portant réforme portuaire, avec des particularités propres pour l'Hexagone. Ils exercent la fonction d'autorité portuaire et sont au nombre de six sur le territoire hexagonal : l'écosystème dit Haropa né de la fusion des ports du Havre, de Rouen et de Paris, ainsi que Dunkerque, Nantes-Saint-Nazaire, La Rochelle, Bordeaux et Marseille. Quatre se situent en outre-mer – en Guadeloupe, en Martinique, à La Réunion et en Guyane.
COMpte tenu de ma double fonction de président de l'Union des ports de France et de président du directoire du grand port maritime de la Guadeloupe, j'ajoute que ce dernier est le plus ancien des ports d'État, car c'est le seul qui avait le statut de port autonome avant de passer, depuis 2012, sous le statut de grand port maritime. Il était auparavant port autonome de la Guadeloupe. Ce port dessert principalement son archipel et travaille en coordination avec ceux de la Martinique et de la Guyane par le biais d'une instance de coordination, le Conseil de coordination interportuaire Antilles-Guyane (CCIAG), qui est placé sous la présidence de la directrice générale des outre-mer et définit une feuille de route.
Pour ce qui est des ports décentralisés, le rôle d'autorité portuaire est le plus souvent exercé par une collectivité territoriale – principalement les régions, mais pas seulement – ou par un regroupement au sein d'un syndicat mixte. Les pouvoirs de police des capitaineries restent néanmoins de la responsabilité de l'État pour les plus importants d'entre eux. Le plus souvent, l'exploitation de ces ports est confiée à un concessionnaire, comme l'illustrent plusieurs cas où elle incombe à des chambres de commerce et d'industrie, mais il peut également s'agir d'entreprises privées, comme pour c'est le car pour le port de Saint-Malo avec la société Edeis, par le biais de contrats de concession ou de délégation de service public. Une cinquantaine de ports environ relèvent de ce modèle en France métropolitaine et dans les DROM. Depuis la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, ces ports d'intérêt national ont été confiés à des autorités portuaires décentralisées.
Les ports de France présentent donc une grande diversité, tant en termes géographiques que de trafic, de statut et de missions. Ainsi, par exemple les grands ports maritimes de l'Hexagone n'exercent plus d'activité de manutention, ce qui n'est pas le cas des GPM ultramarins, où se perpétue ce qui se pratiquait jusqu'en 2008 dans les ports de l'Hexagone.
Vous avez employé le terme très important d'« équipements structurants ». Nos territoires insulaires sont en effet condamnés, pour le transport de marchandises, à n'avoir de relations extérieures que par voie aérienne ou maritime : sans les ports, nous n'existons pas, nous n'avons pas de relations avec le monde. Pouvez-vous, dans ce contexte, dresser un diagnostic de la santé économique des ports après le covid-19 ?
L'image sociale des ports a souvent été dégradée. Abstraction faite du mouvement national actuel, les ports ont retrouvé une santé globale depuis plus d'une dizaine d'années. Si la période de la Covid-19 n'a pas entraîné une dégradation de leur santé financière, elle a retardé certains projets et alourdi certaines charges du fait des mesures sanitaires instaurées.
Au niveau national, les ports les plus affectés ont été ceux dont le modèle économique était marqué par le trafic de passagers et pour lesquels toutes les liaisons se sont donc arrêtées, comme cela a été le cas pour de nombreux aéroports. En outre-mer, tout ce qui concernait l'approvisionnement du territoire a été assuré de bout en bout par l'ensemble des équipes, qui se sont mobilisées avec l'ensemble des services concernés, et nous n'avons pas connu, globalement, d'interruption de service ni de dégradation des volumes de marchandises. Cependant, bien que la santé financière des ports n'ait pas été profondément affectée – et même si certains de mes collègues ne souscrivent pas à cette analyse –, la Covid-19 a rendu les trafics moins prévisibles. Depuis 2020, la régularité des approvisionnements, du chargement des navires et des autres opérations n'est plus la même qu'auparavant et nous constatons un dérèglement de ces circuits, qui finissent certes toujours par alimenter les écosystèmes auxquels ils sont destinés, mais parfois avec un décalage, même si le volume transporté sur une grande période n'est pas affecté.
Dans le cas de la Guadeloupe, le record de tous les temps a été atteint en 2021, au cœur de la crise de la Covid-19, avec 4,2 millions de tonnes, et les années précédentes n'étaient pas significativement différentes. En revanche, le trafic de passagers a été complètement à l'arrêt, tant dans l'archipel, pour le trafic national, qu'au niveau des liaisons internationales, comme pour la Dominique, la Martinique et Sainte-Lucie, où toute l'activité de croisière a été mise en au ralenti. Nos collègues portuaires français ont donc connu des perturbations d'activité importantes du trafic transmanche ou vers le Maghreb, mais pas en termes de volume de base de marchandises.
Il est difficile de donner une réponse globale à cette question, car les droits de port relèvent, notamment dans les GPM, de chacun des établissements portuaires, et revêtent deux formes différentes : les droits de port « navires » et les droits de port « marchandises ». Les premiers, dont le calcul est décrit par le code des transports, sont liés au volume du navire, c'est-à-dire à ses dimensions – longueur et tirant d'eau –, le niveau de la taxation à laquelle ils sont soumis étant défini place par place. Les droits de port « marchandises » sont également définis place par place, ainsi que leur évolution. Il n'est donc pas facile d'avoir une vision globale de l'évolution de ces droits. Durant la période de la Covid-19, tous les ports ont été très attentifs à cette évolution.
Si c'est plus facile, vous pouvez regrouper tout ce qui concerne les grands ports, en laissant peut-être à part la Guyane et Mayotte. Peut-être faut-il voir, en effet, quelles sont les singularités de certains ports et quels sont ceux que l'on pourrait regrouper.
Le droit de port, qui relève de chaque établissement, ne fait pas l'objet d'une analyse approfondie de la part de l'Union des ports de France. Dans le cadre de nos missions, en effet, nous n'examinons pas les politiques commerciales de chacun des territoires. L'ensemble de nos tarifs fait l'objet d'une concertation et, pour les GPM, on distingue deux niveaux de gouvernance : le conseil de surveillance arrête la stratégie et vote les budgets de chacun des ports, et le directoire dirige l'établissement conformément à la stratégie et au budget votés. Il existe aussi, toutefois, une troisième instance : le conseil de développement, où siègent, comme dans le conseil de surveillance, les collectivités territoriales des territoires, ainsi que les acteurs de la place portuaire, parmi lesquels les principaux métiers sont représentés. On y trouve également des organisations non gouvernementales (ONG) et des représentants de la société civile. En Guadeloupe, par exemple, l'association des consommateurs du territoire est représentée au sein de ce conseil de développement. La tarification fait l'objet d'une présentation annuelle, généralement en fin d'année, au titre du budget de l'année n + 1. En fonction de l'évolution des trafics et des investissements réalisés, les tarifs sont adaptés place par place et je ne saurais donc pas vous indiquer, même par GPM, quelle est cette évolution.
En Guadeloupe, sur toute la période de la Covid-19, nous n'avons pas augmenté les droits de port passagers. Sur l'année 2023, la tarification des produits de première nécessité, notamment dans l'agroalimentaire – le blé, par exemple – n'a pas connu d'évolution de tarification. Les tarifs qui ont évolué sont tous ceux qui sont directement touchés par l'évolution du prix de l'énergie ou par l'inflation affectant le coût des pièces détachées de nos différents matériels.
L'évolution des droits de port est relativement modérée – de l'ordre de 2 %, me semble-t-il, pour l'année 2023, c'est-à-dire très en dessous de l'inflation constatée sur nos territoires. En revanche, nous en sommes restés à des « redevances d'usage » pour les services fournis, car nos outillages de manutention consomment de l'électricité pour décharger les navires et nous répercutons le prix de de l'énergie sur leur tarification. D'une manière générale, les grands ports maritimes adoptent cette méthode de construction tarifaire consistant à prendre en compte les filières en difficulté et les différentes évolutions, ainsi notamment que les investissements réalisés sur l'ensemble des activités portuaires.
J'en viens à la question des armateurs. On constate en effet une position dominante de CMA CGM, qui est, je pense, votre principal client. Un autre armateur, Maersk, a quitté le territoire depuis décembre 2022. Quelle est, pour les différents ports concernés, la part de l'armateur CMA CGM dans votre chiffre d'affaires ?
Votre question touche à plusieurs paramètres. L'armateur Maersk, dont vous évoquez le départ, n'avait pas de lignes dans les Antilles françaises – il n'y avait pas de bateaux qui escalaient au titre de cette société. Maersk n'était présent dans les Antilles françaises que par la réservation de capacité sur des bateaux de CMA CGM. Vu du port, le changement n'a donc pas d'effets, car les bateaux continuent de venir à la même fréquence, sans qu'on perçoive d'évolution en plus ou en moins dans les déchargements, car on ne sait que vingt-quatre ou quarante-huit heures l'avance combien de boîtes devront être déchargées sur nos installations. Nous ne savons donc pas comment établir de lien direct entre l'annonce faite par Maersk et le niveau d'activité du port, hormis que rien n'a changé au niveau des différentes escales.
L'activité du port est plurielle. Le trafic de conteneurs est certes très emblématique à cet égard, mais il faut également citer le vrac et le roulier – qui couvre par exemple l'importation de véhicules neufs. Nous devons traiter l'ensemble de ces activités en fonction des évolutions de chacune d'entre elles.
Pour ce qui concerne le trafic conteneurisé, on observe une augmentation tendancielle de la taille des bateaux, qui affecte également les autres types de marchandises. Nous sommes donc attentifs à l'ensemble ces trafics, qu'il s'agisse ou non de conteneurs.
Pour prendre l'exemple de la Guadeloupe, plusieurs amateurs nous fréquentent sur des liaisons transatlantiques – je mentionnerai CMA CGM, Seatrade et Marfret. À l'échelle plus régionale, des compagnies locales, outre CMA CGM ou Marfret, opèrent ce type de trafic. Ainsi, même si le trafic de CMA CGM sur notre installation est important, l'offre reste diversifiée pour différents acteurs qui ont le choix de leurs prestataires, tant pour les navires que pour la partie manutention.
J'ai bien compris, mais ma question était précise : quels sont le montant et la part du trafic de la CMA CGM dans votre chiffre d'affaires ?
Je vais noter votre question, à laquelle je n'ai pas immédiatement la réponse. Le chiffre d'affaires du grand port maritime de la Guadeloupe est de l'ordre de 44 millions d'euros et les droits de port d'une vingtaine de millions : le chiffre recherché est donc inférieur à 20 millions d'euros. Il faut distinguer, dans les droits de port, les droits de port navires, assez faciles à comptabiliser, et les droits de port marchandises, pour lesquels il est plus difficile d'établir le lien. En effet, ces droits de port sont perçus par la douane et il nous est assez difficile de rattacher les sommes perçues à la marchandise proprement dite. Je saurais donc vous répondre précisément pour ce qui concerne les droits de ports navires, mais ma réponse sera moins précise à propos des droits de port marchandises.
Je n'ai pas très bien compris. La marchandise arrive dans un conteneur ; les conteneurs arrivent sur un bateau ; ce bateau appartient à un armateur. Vous devriez donc pouvoir me dire quel est le montant des droits de port et des droits sur les marchandises qu'il paie, ainsi que la part que cela représente dans votre chiffre d'affaires.
Non, parce que la redevance sur les navires est bien payée par l'armateur, contrairement à la redevance sur les marchandises. Telle est bien la difficulté. Plusieurs marchandises ou produits différents peuvent se trouver dans un même conteneur. Assurer leur traçabilité relève d'un exercice un peu délicat.
Ce que l'on peut identifier de la manière la plus précise, c'est le droit de port sur les navires.
Il me faudra tout de même ces éléments précis. Je vous demande de bien vouloir les préparer pour nous les remettre, conformément aux prérogatives des commissions d'enquête.
Ce sera fait, mais je ne puis répondre qu'à la question sur la redevance sur les navires versée par les armateurs, dont CMA CGM.
Il va falloir aussi nous fournir des éléments sur la redevance sur les marchandises, car nous voulons identifier la part de chaque intermédiaire dans la formation des prix – et CMA CGM est un intermédiaire non négligeable dans la formation des prix de nos territoires. J'imagine qu'il n'y a pas des centaines de milliers d'expéditeurs ou de destinataires des marchandises. Je souhaiterais vivement disposer du montant des redevances payées directement par CMA CGM aux ports, mais aussi du montant que cette compagnie paie de manière indirecte à travers d'autres structures. Quel que soit le client qui fait la commande, c'est toujours un bateau de CMA CGM qui en assure le transport.
Je ne partage pas ce point de vue. Il peut y avoir plusieurs bateaux, car trois armateurs différents au moins desservent le port de la Guadeloupe.
Prenons les choses simplement : quelle est la part qu'occupe CMA CGM dans le trafic de vos ports ?
Je peux répondre sur le nombre de conteneurs, mais pas sur la valeur des marchandises. Nous accueillons environ 230 000 conteneurs équivalent vingt pieds (EVP) en moyenne par an, dont environ 170 000 pour le marché domestique et 60 000 de transbordement qui ne sont pas destinés à la Guadeloupe et qui repartent. Il faudra que je vous donne effectivement la répartition de ces volumes. Cela je sais le faire de manière précise, année par année, car c'est plutôt variable – même si le chiffre de 170 000 est relativement constant.
Non, il s'agit de l'ensemble des volumes traités sur la plateforme de Guadeloupe. Je vous transmettrai l'ensemble des données sur les conteneurs, année par année. Pour ce qui concerne la valeur des marchandises, je vous détaillerai les limites de l'exercice et vous fournirai ce que je peux.
Nous ne facturons pas, nous prélevons une redevance, et c'est la douane qui la collecte. Je vous fournirai des éléments sur le mécanisme des droits de port.
Certes, mais vous avez un budget. Il est alimenté par des recettes payées pour des prestations. Vous disposez donc d'une estimation de la part de votre budget qui est payée par tel ou tel client. J'aurais du mal à croire qu'une entreprise ne sait pas combien ses clients lui paient dans l'année.
Pas par client. Nos interlocuteurs sont les quatre sociétés de manutention.
Les sociétés de manutention sont sous l'autorité de CMA CGM, en tout cas en Martinique et certainement dans d'autres territoires insulaires. Vous le savez comme moi. Ils travaillent pour la même structure, mais à un niveau différent.
Je vous rappelle que vous êtes sous serment.
Les manutentionnaires sont représentées par l'Union des entreprises de manutention. Ces entreprises ont leurs propres règles.
Je ne m'attache pas au fonctionnement interne du port. J'essaie de mesurer les effets de la position dominante avérée d'un armateur. Je vous ai demandé, selon vous, quelle est la part de cet armateur dans votre chiffre d'affaires global. Je veux également savoir globalement le montant en volume financier, et pas seulement en EVP, sur les droits de ports et les marchandises, afin de pouvoir recouper les informations.
Comme vous l'avez dit, lorsqu'il était présent, Maersk se contentait de louer des espaces sur des navires de CMA CGM, qui n'a donc jamais perdu sa position dominante. Nous verrons avec l'Autorité de la concurrence et avec les autres administrations de l'État responsables du contrôle pourquoi cette situation n'a jamais été mécaniquement étudiée.
Je dois disposer de tous les éléments qui permettent de faire la transparence sur la réalité de la position occupée par CMA CGM. En tant que président de l'Union des ports de France et que président du directoire du grand port maritime de la Guadeloupe, vous avez tout de même connaissance de la situation.
J'avoue mon inculture dans ce domaine, mais je me demande si les douanes ne seraient pas davantage en mesure de fournir les données demandées par le rapporteur.
Comment les ports sont-ils financés ? Les taxes l'emportent-elles sur les prestations payées par des clients ?
Quel est le poids de l'activité portuaire dans le volume des prix ? Quelle place occupent les droits de port dans la chaîne de formation des prix ?
Estimez-vous que la taille des équipements portuaires correspond aux besoins économiques des territoires ultramarins ? L'inadéquation éventuelle de ces ports contribue-t-elle à la cherté de la vie, par exemple en imposant des conditions de fonctionnement un peu baroques pour le transport du fret, imposant par exemple le transbordement ?
L'activité d'exploitation ne bénéficie d'aucun financement extérieur. Trois sources principales alimentent notre budget. La première, ce sont les droits de port. Nous venons de parler des redevances sur les navires et sur les marchandises. Ensuite, nous louons des terrains à différents clients. Enfin, nous percevons des redevances d'usage pour des services particuliers – comme la fourniture d'eau aux navires de croisière, par exemple.
En ce qui concerne les investissements nous bénéficions en revanche, assez régulièrement, d'accompagnements financiers pour adapter nos infrastructures, grâce aux contrats de convergence et de transformation. L'entretien de ces infrastructures fait quant à lui partie des charges que nous devons assumer. La tarification est donc la seule variable pour équilibrer les comptes en matière d'exploitation courante.
S'agissant de l'adéquation des équipements portuaires, la réponse est différente si l'on considère l'ensemble des ports français ou seulement ceux situés outre-mer. Ce qui ne peut pas être fait dans un port de l'Hexagone peut l'être dans un autre, français ou européen. Outre-mer, il n'y a généralement qu'un port et un aéroport par territoire, sans alternative disponible.
Pour différentes raisons, notamment environnementales, la taille des navires augmente. C'est vrai pour le transport de conteneurs, mais aussi pour d'autres types de marchandises. Peu de bateaux sont disponibles sur le marché depuis la crise de la Covid-19, quel que soit le conditionnement des marchandises. Beaucoup de navires sont en cours de construction et ils offriront sans doute des capacités nouvelles, mais la taille des navires dépasse souvent celle que nos ports peuvent accueillir. C'est un problème en matière de transport du blé, par exemple. On ne trouve que des navires de grande taille pour approvisionner nos îles des Caraïbes. Cela impose des transbordements, ce qui n'était pas le cas il y a deux ou trois ans car les navires étaient beaucoup plus petits.
Nous ne pouvons répondre à la demande que si nos infrastructures sont bien dimensionnées. Réaliser une infrastructure portuaire suppose toujours une forme de pari sur l'évolution du marché, qu'il faut tout d'abord tester pour évaluer les besoins des clients. Aucun port n'a intérêt à offrir des capacités dont le taux de couverture ne justifierait pas les investissements.
Mon sentiment est que les ports ont besoin d'infrastructures plus grandes pour faire face à l'évolution du transport maritime. C'est vrai pour le transport de conteneurs comme pour le trafic roulier.
L'Organisation maritime internationale (OMI) a élaboré une nouvelle stratégie, couramment appelée OMI 2023, dont l'objectif est de réduire de 50 % les émissions de gaz à effet de serre à l'horizon de 2050 par rapport à celles qui ont été mesurées en 2008. Pour atteindre cet objectif, il faut transporter plus de marchandises sur de longues distances. La plupart des navires dont la destination est un port des Antilles traversent donc l'Atlantique sans escale, si bien qu'il faut des navires de grande taille, chargés au maximum. La stratégie de l'OMI implique aussi une réduction de la vitesse, ce qui conduit, là encore, à augmenter la taille des bateaux afin de transporter les volumes attendus.
Si nos infrastructures étaient adaptées au schéma de fonctionnement en vigueur jusqu'en 2019, c'est beaucoup moins le cas désormais. Il faut mener une réflexion au sujet des ports ultramarins afin de déterminer s'il est opportun de les adapter.
On a beaucoup entendu parler des profits énormes réalisés par les compagnies de fret comme CMA CGM, avec plus de 23 milliards de bénéfices nets en 2022. On nous explique souvent qu'ils sont dus notamment à la hausse des prix du fret maritime. Nous autres, Réunionnais, sommes perdants lorsqu'il s'agit de se réapprovisionner en denrées alimentaires.
Sachant que les tarifs des transporteurs maritimes ou aériens sont l'une des causes principales de la cherté de la vie outre-mer, pensez-vous qu'une délégation de service public en matière de transports pourrait contribuer à faire baisser les coûts d'importation des produits essentiels – donc entraîner un gain de pouvoir d'achat, notamment pour les Réunionnais ?
Je ne dispose pas des éléments qui me permettraient de répondre à cette question. Même si j'ai lu dans la presse que les taux de fret ont augmenté, je ne connais pas la politique tarifaire des armateurs qui utilisent nos installations – quel que soit le conditionnement de la marchandise. Je ne sais pas si la délégation de service public est une réponse.
Disposez-vous d'une marge de négociation avec les armateurs qui sont vos clients ? Si oui, quelle est son ampleur ?
Lorsque je vous avais entendu lors d'une audition budgétaire en octobre, vous aviez indiqué que les droits de port représentent moins de 5 % du coût du passage portuaire et que les coûts de manutention sont en général largement supérieurs. Pourriez-vous détailler ces différents coûts et nous donner leur montant global ? Cela nous permettrait de mieux comprendre la chaîne de fabrication des prix et de déterminer quel est le poids de la manutention et du passage portuaire.
Lors de la même audition, vous aviez indiqué qu'il y a plus d'une douzaine d'intermédiaires entre la prise en charge d'une cargaison dans l'Hexagone et son arrivée à destination outre-mer. Qui sont ces intermédiaires ? Quelles sont leurs activités ? Quels sont les liens contractuels qui peuvent vous lier à eux ?
Pour vous répondre sur le coût du passage portuaire, il faut définir quelles sont les limites du passage portuaire. On considère très souvent qu'il commence avec la prise de pilote à l'entrée du port. Le bateau peut venir de très loin. Pour les lignes d'Europe du Nord qui arrivent au port de la Guadeloupe, le dernier port touché est celui de Montoir-de-Bretagne. Après la prise de pilote intervient le chenalage, plus ou moins long et tortueux. Sa durée est prise en compte par l'armateur, dont l'intérêt est que la marchandise arrive le plus vite possible à quai. Puis vient la mise à quai du navire par les lamaneurs, qui aident à amarrer le navire en toute sécurité. Ensuite, les moyens de manutention prennent le relais. En outre-mer, les moyens de manutention verticaux utilisés pour les conteneurs sont opérés par le port – ce sont des outillages publics. La facturation est en général réalisée par le port, soit à l'heure, soit au mouvement. Une fois à terre, le conteneur est pris en charge par une société de manutention pour être mis à disposition, soit du client final, soit d'un transporteur. Pour le retour, les opérations ont lieu en sens inverse.
Le coût du passage portuaire pour ce qui concerne les navires couvre les opérations réalisées depuis la prise de pilote jusqu'à ce que le pilote descende du bateau. Elles sont assurées par sept ou huit intervenants, puisqu'un représentant de l'armateur est très souvent présent pour défendre les intérêts de l'armateur et régler un certain nombre de difficultés susceptibles de survenir – opérations techniques, réparations ou relèves d'équipage, par exemple.
La prise en charge de la marchandise fait tout d'abord intervenir les administrations de l'État – la douane, les services de contrôle phytosanitaire et vétérinaire, mais aussi les services chargés des contrôles de sûreté. Parmi les acteurs on compte enfin le transporteur et le propriétaire de la marchandise, qui peut aussi être stockée dans différents parcs.
Nous pourrions vous fournir un schéma graphique décrivant le rôle de chacun.
Les métiers sont de plus en plus techniques, avec une numérisation accrue. La réglementation oblige les navires en escale à se signaler – ce qui nous conduit à faire chaque semaine ce que l'on appelle une conférence de placement – et à envoyer un certain nombre de formulaires aux services du port et de l'État. Nous n'avons pas connaissance de l'ensemble des éléments constitutifs du passage portuaire – qui permettent aux services de l'État de cibler les opérations de contrôle de telle ou telle marchandise.
Je suis demandeur de ce schéma qui nous permettra de mieux comprendre qui, parmi les intermédiaires, est responsable de quoi et comment on peut en arriver à un coût aussi exorbitant – étant entendu qu'il est parfaitement normal qu'une entreprise réalise des marges : c'est le mécanisme que nous souhaitons comprendre.
Et avez-vous une marge de négociation avec les armateurs ?
Nous appliquons le tarif voté chaque année.
J'imagine néanmoins que ce tarif est raisonné – ne serait-ce que pour équilibrer vos charges –, que les analyses sont réalisées un ou deux ans à l'avance et qu'il y a une adaptation au contexte économique…
Quel est le pourcentage de bateaux CMA CGM qui accostent dans vos ports ?
Uniquement parmi les porte-conteneurs ou tous types de navires confondus ?
Je vérifierai mais la CMA CGM n'est pas en position dominante.
Si l'on compte les ferries et les autres types de navires, on observe un relatif équilibre.
Pa melanje koko epi zabrico / il ne faut pas mélanger les cocos et les abricots, comme on dit en créole ! Tenons-nous-en aux navires qui transportent des produits importés de France ou d'Europe qui accostent en Martinique, en Guadeloupe, dans nos territoires ultramarins.
Pour ce qui est des transatlantiques, je pense que les navires appartenant à la CMA CGM en représentent la moitié – mais il faut que je vérifie. Une source sûre, c'est le système d'information lié à la navigation : tous les navires qui font escale dans un de nos ports sont enregistrés dedans, avec leur provenance et leur destination. De mémoire, cela représente près de 2 000 escales par an. On fera une extraction de données et je vous dirai ce qu'il en est.
Oui, certains bateaux font des liaisons intercarribéennes.
Je sais qu'on pratique aussi le transbordement lorsqu'il n'y a pas de possibilité d'accostage, notamment à Mayotte et peut-être en Guyane, où il n'y a pas de grands ports.
Vous prenez beaucoup de précautions, mais nous aurions besoin de savoir si vous considérez que la CMA CGM se trouve en position dominante en matière de trafic portuaire dans nos territoires, et, si oui, dans quelle proportion.
Je répondrai à votre question avec des éléments chiffrés, et sous réserve qu'elle soit correctement formulée…
Nous sommes là pour accueillir l'ensemble du trafic, quel que soit le client ou l'armateur. Il est certain que la CMA CGM représente une part importante du trafic ; quant à savoir si elle est dominante…
Je vais vous aider. Lorsque je les ai auditionnés, les responsables de la CMA CGM m'ont dit que leurs navires représentaient 60 % du trafic. C'est la majorité.
Je vous rappelle que vous avez prêté serment de dire toute la vérité. Que vous ne puissiez pas me donner une réponse immédiatement me surprend : en tant qu'autorité portuaire, vous devez connaître vos clients et faire preuve d'anticipation.
Ayant bien compris la portée de l'exercice et la nécessité de vous fournir des données objectives, je voudrais être certain de vous répondre avec précision. Par « trafic », par exemple, faites-vous référence au nombre total de navires ou au nombre de porte-conteneurs ? Une proportion de 60 % ne me semble pas extravagante, mais je préfère vous donner le chiffre précis.
Je veux bien que vous me donniez le chiffre précis, mais pas au motif que je ne suis pas capable pour le moment de vous dire s'il s'agit de porte-conteneurs ou d'autre chose… De quoi pourrait-il s'agir, d'ailleurs ?
De rouliers, de vraquiers…
Soyez plus clair ! Vous utilisez des termes techniques qui ne nous sont pas intelligibles. J'ai l'impression que vous cherchez à m'embrouiller…
Non, mon seul objectif est de répondre précisément à vos questions.
Les rouliers sont des navires transportant des véhicules – en général neufs et provenant d'Asie ou d'Europe. La marchandise est chargée et déchargée au moyen d'une rampe d'accès, sans moyens de manutention verticale – suivant la technique du Lolo, lift-on lift-off. Ces navires peuvent être utilisés pour la livraison de véhicules neufs mais également dans le cadre du trafic intracaribéen, par exemple entre la Martinique et la Guadeloupe il y a des systèmes de rouliers.
Pour les vraquiers, on utilise des grappins et des trémies. Les pellets de bois en provenance du Canada et à destination des centrales thermiques de Guadeloupe, c'est du vrac solide. Les liquides alimentaires, le kérosène pour l'aéroport, c'est du vrac liquide. Les moyens de manutention sont différents.
Ces trafics-là ne sont pas opérés par la CMA CGM.
Je souhaite avoir un tableau précis indiquant la part respective des différents armateurs pour ce qui concerne, premièrement, le trafic annuel des porte-conteneurs, deuxièmement, celui des rouliers, troisièmement, celui des vraquiers. La demande étant claire, j'espère que la réponse sera précise.
J'en reviens aux marges de négociation. Vous dites que vous appliquez le tarif. Or, vu que certains amateurs vont changer de type de bateaux pour prendre en considération le réchauffement climatique et que le trafic s'accroît avec la reprise post-covid et la croissance mondiale, les grands ports vont devoir effectuer des transformations pour s'adapter. Vous évoquez d'ailleurs des projets d'investissements de plusieurs dizaines, voire centaines de millions d'euros. Ces investissements sont financés pour partie grâce à des fonds publics, notamment européens, mais ils s'inscrivent dans un cadre entièrement privé puisqu'il n'y a pas de délégation de service public. J'imagine que ces dépenses supplémentaires sont répercutées sur les tarifs.
Disposez-vous d'une marge de négociation avec les armateurs avant de soumettre les tarifs au vote ? Pouvez-vous nous en dire plus sur les projets d'investissement dans les différents ports pour répondre à l'augmentation prévisible du trafic ?
Il n'y a pas de négociations avant, ni après l'adoption du tarif. Celui-ci résulte d'une étude interne, suivie d'une discussion au sein du comité d'audit du conseil de surveillance. Nous appliquons le tarif, et rien que le tarif.
Est-ce que vous bénéficiez dans le fonctionnement de vos grands ports de fonds publics pour leur fonctionnement ?
Il n'y a aucun fonds public dans le fonctionnement des ports.
Je le répète : je suis convaincu que, quel que soit le conditionnement de la marchandise, la taille des bateaux va augmenter. Nous sommes déjà confrontés à ce phénomène pour ce qui concerne les porte-conteneurs. La question de l'adaptation de nos infrastructures se pose donc.
Nous y avons travaillé en commun avec le grand port maritime de la Martinique et nous avons déposé le 18 janvier 2023 un dossier de demande de financement par le mécanisme pour l'interconnexion en Europe (MIE). Nous attendons une réponse pour le mois de juin 2023. Pour l'heure, je n'ai aucun écho de l'analyse du dossier.
J'y insiste : nous restons une infrastructure publique. Il faut que nous nous demandions quelle offre d'infrastructure nous devons proposer en fonction des besoins des clients. Il se trouve que pour les porte-conteneurs, au moins un de nos clients a besoin d'une adaptation.
De la CMA CGM, qui est en train d'augmenter la taille de ses bateaux.
Cela étant, l'infrastructure n'est pas réservée à la CMA CGM : elle est ouverte à l'ensemble des armateurs. Et je pense qu'en requalifiant notre offre d'infrastructure dans les Antilles, nous pourrions plus facilement la commercialiser. Notre infrastructure actuelle, de petite taille, n'intéresse pas les autres armateurs mondiaux. Elle correspond à un schéma de desserte de nos îles – un service pendulaire entre l'Europe et les Antilles – qui est périmé. Les ports des Antilles françaises sont appelés à fonctionner comme les autres grands ports du monde, avec un nombre beaucoup plus élevé de navires qui font escale, notamment ceux qui franchissent le canal de Panama. Cette tendance, qui est extrêmement forte, était inenvisageable il y a encore deux ou trois ans.
Je considère que quand les grands ports de Martinique et de Guadeloupe affichent une ambition en matière d'infrastructure leur permettant d'attirer d'autres compagnies, cela ne peut être que bénéfique pour eux. Encore faut-il que ces transformations soient visibles, qu'elles créent une offre supplémentaire et que l'ensemble des services que nous offrons sur nos plateformes soient de qualité. D'où les enjeux liés au remorquage et au pilotage, qui sont des services cruciaux pour les amateurs. Ceux-ci nous demandent comment nous assurons la sécurité de leurs navires, quel est le niveau de sûreté de nos ports. Je pense que les États-Unis nous auditerons en la matière. Nous sommes encore perfectibles sur ce point. Il faut que nous puissions dire que les grands ports de Martinique et de Guadeloupe sont appelés à peser dans le bassin caribéen.
Sur ce point, je vous rejoins pleinement. Leur situation géostratégique va leur permettre de devenir des pôles d'attractivité et des hubs. L'intérêt économique est indéniable. Cela signifie aussi que des économies d'échelle seront possibles, que d'autres armateurs pourront être intéressés et que la concurrence va s'accroître – alors qu'aujourd'hui, pour des raisons historiques, il y a peu de concurrence et le marché est captif.
Disposez-vous d'éléments d'appréciation sur le facteur d'ajustement du carburant ( Bunker Adjustment Factor, ou BAF), qu'utilise la CMA CGM pour calculer ses coûts ?
Non, je n'ai pas d'élément d'appréciation sur la BAF, pas plus que sur le taux de fret. Ce que je peux dire, c'est que la question des carburants va devenir capitale pour le transport maritime. Beaucoup d'armateurs sont en train de faire des choix technologiques concernant le gaz naturel liquéfié (GNL), le méthanol ou d'autres carburants. L'un des enjeux à venir pour nous, c'est le soutage, à savoir offrir la possibilité à un navire en escale commerciale de faire le plein du carburant dont il a besoin. Dans la Caraïbe, il n'y a pas trente-six endroits où l'on peut le faire. C'est possible en Martinique et en Guadeloupe depuis la fin 2020, ce qui n'était pas le cas auparavant. Ces facteurs d'attractivité, il faut les mettre en avant et montrer aux armateurs que nous nous sommes transformés et que nous avons amélioré la qualité des services que nous proposons – que ceux-ci soient assurés directement par le port ou par des entreprises privées. Il y a une dizaine d'années, il n'y avait pas de remorqueurs en Guadeloupe. Le fait que nous disposions aujourd'hui d'un système de remorquage performant qui permet d'apporter une assistance à tout navire en difficulté est un attrait majeur, y compris pour les bateaux de croisière qui, en théorie, n'en ont jamais besoin.
Non.
Vous avez dit que vous avez déposé un dossier au niveau des fonds européens : en dehors des aspects financiers, où en êtes-vous de la programmation et de la mise en œuvre des projets de modernisation ?
Pour ce qui est de la Guadeloupe, nous avons défini un programme de travaux, en accord avec le conseil de surveillance. Pour l'instant, nous respectons le calendrier prévu. Il nous reste à définir le schéma de financement de ces investissements.
L'extension de quai, partie intégrante de l'opération de redimensionnement des infrastructures, sera opérationnelle au quatrième trimestre de 2025 – même si d'autres aménagements plus petits auront été réalisés d'ici là.
Pouvez-vous nous envoyer une copie du projet, avec le budget et les parts respectives des financements privés et publics ?
Tout ce qui concerne l'infrastructure relève du public.
Je précise, concernant les tarifs réglementés, que leur processus de fixation est défini dans le code des transports.
Certes, mais cela ne concerne que l'aspect administratif des procédures, pas les montants. Je suppose que vous allez augmenter les tarifs : il ne faudrait pas que les coûts d'arrivée des marchandises dans le territoire soient démesurés. D'un autre côté, certains armateurs ont réalisé, en pleine crise, des chiffres d'affaires astronomiques en pleine crise. Même s'il y a un directoire et un conseil de surveillance, vous restez une structure d'ordre public, et vous devez à ce titre assurer une certaine régulation et garantir que la gouvernance ne soit pas influençable, et cela quel que soit le contexte économique. Parallèlement, vous travaillez avec des entrepreneurs privés qui recherchent le seul profit, sans avoir à verser de contrepartie, sans être soumis à une quelconque contrainte économique d'intérêt général.
Les infrastructures portuaires vont être modernisées, devenir des hubs, susceptibles de rayonner dans un espace géographique bien plus vaste. C'est positif, car cela va créer de l'activité, donc de l'emploi. Cela étant, on ne peut pas continuer à verser des sommes exorbitantes pour les produits importés dans nos territoires, qui sont un client captif, vu que le transport de marchandises par avion revient trop cher.
Je vous demande de me transmettre les documents que vous vous êtes engagé à me remettre, ainsi que ceux qui apportent des réponses au questionnaire. En plus des proportions, je souhaiterais connaître les volumes financiers en jeu – une simple estimation me suffirait. Vous pouvez aussi envoyer au secrétariat tout document que vous jugerez utile à la commission d'enquête – par exemple ceux susceptibles de nous éclairer sur le mécanisme de formation des prix, dont la logistique et le transport constituent un chaînon essentiel.
Vous n'avez aucun lien avec l'autorité portuaire d'origine des bateaux que vous accueillez ?
Aucun.
La commission auditionne M. Benoît Cœuré, président de l'Autorité de la concurrence, de Mme Gwenaëlle Nouet, rapporteure générale adjointe, chef du service de la concurrence 5, et de M. Jérôme Schall, conseiller aux affaires européennes et institutionnelles au sein de l'Autorité de la concurrence.
Nous concluons notre journée d'auditions en entendant M. Benoît Cœuré, président de l'Autorité de la concurrence, Mme Gwenaëlle Nouet, rapporteure générale adjointe, chef du service de la concurrence 5, et M. Jérôme Schall, conseiller aux affaires européennes et institutionnelles.
M. Cœuré a notamment occupé plusieurs fonctions au sein de la direction générale du Trésor. Il a ensuite été membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE) de 2012 à 2019. Il est président de l'Autorité de la concurrence depuis janvier 2022. Après avoir occupé des fonctions au sein de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), Mme Nouet a notamment été rapporteure générale de l'Autorité polynésienne de la concurrence de 2016 à 2019.
L'Autorité de la concurrence joue un rôle essentiel dans le maintien de la concurrence. Mardi dernier, elle a notifié des griefs à trois entreprises du secteur du transport aérien régional intracaribéen, soupçonnées de s'être entendues sur une hausse de tarifs et une baisse de l'offre.
Madame, messieurs, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation. De façon exceptionnelle, je présiderai les débats, le président de la commission d'enquête y participant en visioconférence. Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Benoît Cœuré, Mme Gwennaëlle Nouet et M. Jérôme Schall prêtent successivement serment.)
Je remercie les membres de la commission d'enquête d'offrir à l'Autorité de la concurrence l'occasion de prendre part aux réflexions sur la vie chère en outre-mer et de présenter notre action en outre-mer.
L'Autorité de la concurrence, ainsi que M. le rapporteur au sein de la commission des affaires économiques, ont rappelé à plusieurs reprises les particularités des territoires ultramarins. L'insularité, l'éloignement et l'étroitesse des marchés affectent très profondément le fonctionnement de leurs économies.
Ces spécificités expliquent l'importance particulière qu'a accordée l'Autorité de la concurrence, dès sa création en 2008, à la protection de la concurrence en outre-mer. La répression des pratiques anticoncurrentielles dans les départements et régions d'outre-mer (DROM) et dans les collectivités d'outre-mer (COM) où elle est compétente constitue pour elle, de façon constante, un axe d'action prioritaire, comme l'a rappelé la feuille de route publiée il y a quelques semaines et comme le rappellera prochainement son rapport annuel de 2022.
Cet engagement est particulièrement important dans le contexte de vie chère que nous connaissons partout en France et notamment dans les DROM, compte tenu de leurs caractéristiques. Dans ces territoires, l'Autorité de la concurrence a une responsabilité particulière pour accompagner l'effort de lutte contre l'inflation de la Banque centrale européenne (BCE) et du Gouvernement. Les questions de pouvoir de marché y sont particulièrement importantes, en tant que facteurs de renchérissement du coût de la vie, ce qu'elles sont toujours, et d'accélération de l'inflation, qui est une préoccupation collective particulièrement d'actualité.
La priorité qu'accorde l'Autorité de la concurrence à l'outre-mer se lit dans son bilan. Depuis 2008, elle a rendu une trentaine de décisions en matière de pratiques anticoncurrentielles, dont onze relatives à l'interdiction des accords exclusifs d'importations prévue par la loi du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer et portant diverses dispositions relatives aux outre-mer, dite loi Lurel. Elle a rendu une soixantaine de décisions en matière de contrôle des concentrations et pas moins de seize avis relatifs à des secteurs d'activité en outre-mer. Le poids de l'outre-mer va en se renforçant : sur les vingt-six décisions contentieuses rendues par l'Autorité de la concurrence en 2022, six concernent l'outre-mer. Qu'il s'agisse ou non d'une tendance, ce chiffre démontre l'importance que nous accordons en ce moment à la concurrence en outre-mer.
L'activité de l'Autorité de la concurrence se déploie grâce à plusieurs instruments : l'activité répressive en matière de pratiques anticoncurrentielles, le contrôle des concentrations et la publication d'avis.
En matière d'action répressive en outre-mer, l'Autorité de la concurrence a rendu, depuis 2009, vingt-neuf décisions relatives à des ententes et à des abus de position dominante, dont dix-huit décisions de sanction, quatre décisions d'engagement et une décision relative à une demande de mesures conservatoires, pour un montant total de sanctions pécuniaires en outre-mer de 163 millions d'euros depuis 2008. Le secteur d'activité le plus concerné est celui des télécommunications électroniques, qui a donné lieu à huit décisions, suivi de celui des biens de grande consommation, qui a notamment fait l'objet d'une décision relative à la commercialisation des produits laitiers aux Antilles en 2014, d'une décision relative à la structuration de la filière viande en Martinique en 2018 et d'une décision relative à la fixation du prix de vente du poisson à La Réunion en novembre 2022.
En outre, l'Autorité a rendu dix décisions sanctionnant des accords d'importation exclusive, dont neuf décisions de sanction. Nous avons commencé par des décisions d'engagement, pour faire preuve de pédagogie, avant de passer sur le mode de la sanction. Le champagne Canard-Duchêne a très récemment fait l'objet d'une telle décision.
Dans le cadre de l'action contentieuse, nous agissons une fois les pratiques détectées et constatées, pour sanctionner des ententes ou des abus de position dominante. Le contrôle des concentrations permet, de façon complémentaire, d'éviter l'apparition d'une position dominante, ce qui en fait un outil préventif très puissant.
En outre-mer, les opérations pour lesquelles l'Autorité peut être amenée à intervenir en matière de contrôle des concentrations relèvent en outre-mer de trois séries de seuils relevant d'un cadre réglementaire distinct de celui qui s'applique en métropole : le seuil général de notification prévu au I de l'article L. 430-2 du code du commerce ; les seuils spécifiques au commerce de détail prévu au II du même article ; les seuils de notification spécifiques à l'outre-mer, prévus au III du même article, qui sont de 15 millions d'euros de chiffre d'affaires tous secteurs confondus et de 5 millions d'euros pour le commerce de détail.
Ce seuil spécifique au commerce de détail en outre-mer a été créé en 2010, sur recommandation d'un avis émis en 2009 par l'Autorité de la concurrence. Il a été abaissé de 7,5 à 5 millions en 2012, pour tenir compte du fait que les chiffres d'affaires réalisés en outre-mer, dans le commerce de détail, sont en moyenne inférieurs à ceux réalisés en métropole, et éviter ainsi que certaines opérations échappent au contrôle de l'Autorité en raison de seuils inadaptés à la taille des commerces en outre-mer.
Depuis sa création, l'Autorité a rendu une soixantaine de décisions relatives au contrôle des concentrations en outre-mer, dont une vingtaine au titre des seuils de chiffre d'affaires généraux et spécifiques au commerce de détail, mais non spécifique à l'outre-mer, et une quarantaine sur le fondement des seuils de chiffre d'affaires spécifiques aux DROM, ce qui démontre l'utilité de ce dispositif différencié pour tenir compte des spécificités de l'outre-mer. Parmi ces opérations, une vingtaine ont été autorisées sous réserve d'engagements des parties prenantes.
En matière consultative, l'activité de l'Autorité a été particulièrement soutenue, avec seize avis depuis 2008, dont deux avis transversaux rendus en 2009 et en 2019, couvrant tous les problèmes de concurrence dans les DROM et servant toujours de base à notre analyse, et onze avis sectoriels concernant notamment les secteurs des matériaux de construction, des télécommunications, des carburants et des prestations de contrôle technique pour les poids lourds.
Ce rôle consultatif est important pour l'Autorité, en général et particulièrement en outre-mer, car il permet d'identifier les leviers susceptibles de dynamiser la concurrence et de formuler des propositions. Notre avis de 2019, dont le périmètre englobait les cinq DROM, a exigé un travail de terrain considérable, d'enquêtes et d'entretiens sur place, de consultations des acteurs économiques locaux par le biais de questionnaires et d'auditions, et de mobilisation de nombreuses données, dont celles de l'Insee, afin de quantifier le surcoût de la vie dans les DROM et l'écart de prix avec la métropole. Celui-ci varie de 19 % à 38 %, selon les territoires, pour les produits alimentaires. Nous avons caractérisé, sans hésitation possible, un coût de la vie plus élevé dans les DROM qu'en métropole.
S'agissant des facteurs explicatifs, nous avons mis en lumière plusieurs facteurs exogènes spécifiques aux DROM, liés à la nature de ces territoires. Les frais d'approche – coût du transport maritime, octroi de mer et taxes diverses, recours aux prestataires pour l'importation – représentent en moyenne 16 % du coût total moyen d'un distributeur. Il s'agit bien de coûts exogènes, dont la cause peut être en partie résorbée par la mobilisation d'instruments du droit de la concurrence, mais relève aussi du domaine fiscal.
Le recours à des grossistes importateurs représente une part comparable à celle des frais d'approche. Notre analyse a également permis d'identifier d'importantes marges réalisées par certains acteurs. Ce constat doit être mis en relation avec le niveau de concentration de la distribution au détail en outre-mer, qui est globalement plus élevé qu'en métropole et justifie une vigilance particulière de l'Autorité de la concurrence.
Sur la base de ce diagnostic, l'Autorité a formulé une vingtaine de recommandations pour lever les blocages et dynamiser le fonctionnement concurrentiel des marchés ultramarins, parmi lesquelles l'assouplissement des critères de mise en œuvre du pouvoir d'injonction structurelle, qui est un outil potentiellement utile pour défaire des situations suscitant des préoccupations en matière de concurrence. Durci après sa création, il a été rétabli dans son état initial, conformément à notre recommandation, par la loi du 3 décembre 2020 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne (DDADUE) en matière économique et financière. C'est un instrument qui existe et dont nous n'hésiterons pas à nous en servir si nécessaire.
Nous avons également recommandé d'introduire dans le code du commerce une disposition interdisant aux distributeurs intégrés verticalement, qui sont à la fois grossistes importateurs et présents dans la vente au détail, de favoriser leurs magasins au détriment des magasins concurrents. Par ailleurs, plusieurs de nos recommandations visaient à améliorer les dispositions en vigueur, notamment le bouclier qualité-prix (BQP).
En conclusion de ce tour d'horizon de notre action en outre-mer, j'indique que nous avons intensifié notre action en 2022, compte tenu de la conjonction d'un terreau structurellement défavorable aux économies ultramarines et d'un facteur conjoncturel résultant de la combinaison de la crise de l'énergie et de la crise inflationniste, partout dans le monde et particulièrement en outre-mer. Nous sommes déterminés à poursuivre notre action.
Je vous remercie pour votre présentation. J'ai beaucoup utilisé votre rapport annuel de 2019, qui m'a permis d'obtenir des éléments d'analyse précis pour orienter les travaux de la présente commission d'enquête parlementaire. La cherté des produits en outre-mer y est une conséquence du coût de la vie.
L'Autorité de la concurrence est située en France hexagonale. Comment agissez-vous sur le terrain ? Utilisez-vous des structures telles que les antennes territoriales de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ? Pouvez-vous préciser le schéma organisationnel de l'Autorité de la concurrence, ainsi que les relations que vous entretenez avec d'autres acteurs de terrain et la façon dont elle est saisie en matière d'action répressive des pratiques anticoncurrentielles, de contrôle des concentrations et de publication d'avis ?
L'Autorité de la concurrence est compétente partout sur le territoire français, sauf en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, qui ont leurs propres autorités, avec lesquelles nous entretenons des relations fortes et étroites, sous forme d'échanges, de formations et de visites. Je me suis rendu à Nouméa en juillet dernier dans ce cadre. Nous les soutenons autant que possible.
Dans les DROM et les COM comme Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon ou Wallis-et-Futuna qui sont de notre ressort, l'Autorité fait respecter l'ordre public économique en assurant l'égalité devant la loi en matière de détection et de sanction des pratiques anticoncurrentielles, tout en tenant compte des particularités des territoires d'outre-mer.
En pratique, la détection repose sur le maillage territorial de la DGCCRF, qui exerce de la veille au plus près du terrain et participe à la détection des infractions par le biais des pôles « consommation, concurrence et répression des fraudes », les pôles C des directions de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (DEETS). Nous nous appuyons également sur les remontées d'indices et les rapports d'enquête des brigades interrégionales d'enquête et de concurrence (BIEC) en outre-mer. L'Autorité de la concurrence et la DGCCRF ont signé une charte formalisant leur coopération sur tout le territoire national et notamment en outre-mer. Elle prévoit notamment des engagements en matière de délai de transmission des preuves et de traitement des affaires, définit des priorités communes et encourage le partage des méthodes d'enquête.
Pour instruire ses avis, l'Autorité s'appuie sur tous les services de l'État, notamment, au sein du ministère de l'économie et des finances, la DGCCRF et la direction générale des douanes et droits indirects, et, au sein du ministère des outre-mer, la direction générale des outre-mer (DGOM). Elle s'appuie également sur les directions régionales des finances publiques (DRFIP). Nous pouvons être saisis pour avis par le Gouvernement et par le Parlement, ainsi que par les autorités locales et par les observatoires des prix, des marges et des revenus (OPMR).
Lorsque nous sommes saisis pour avis ou pour nous signaler des pratiques, un dialogue s'engage. Il nous est arrivé de renvoyer le dossier à tel OPMR ou telle collectivité locale nous ayant saisis, en lui demandant d'étayer ses preuves ou de mieux qualifier les pratiques incriminées.
J'ai interrogé les représentants des OPMR, qui déplorent un manque de moyens humains et logistiques pour exercer leur mission. S'agissant de facteurs structurels, les réponses ne peuvent pas être d'ordre conjoncturel. Il faut apporter des réponses de fond.
Les questions d'oligopoles et de monopoles en outre-mer ne datent pas d'hier. D'après certains experts, elles remontent à l'abolition de l'esclavage dans nos territoires, à tout le moins à la période de la colonisation et de l'après-colonisation. Nous sommes dans un schéma de captivité économique au profit d'un petit groupe d'entreprises pratiquant la concentration verticale et horizontale, que la crise de la Covid-19 a consolidé.
Monsieur Cœuré, je sais que vous travaillez et qu'il existe des outils législatifs, notamment la loi dite Lurel, dont les modalités d'application évoluent et qui a permis d'agir. Il faut pourtant constater que le compte n'y est pas. Avez-vous, contrairement aux OPMR, suffisamment de moyens humains et logistiques pour travailler ? Travaillez-vous en coordination avec les autres structures d'État censées assurer le contrôle de la concurrence ? Vous seul disposez d'un pouvoir de police. Même si les présidents des chambres régionales et territoriales des comptes ainsi que ceux des OPMR sont des magistrats, ils ne peuvent pas agir directement et doivent saisir l'Autorité de la concurrence.
J'aimerais que nous fassions un point diagnostic sur les outils d'État disposant des moyens législatifs et juridiques d'agir, exerçant donc le pouvoir et l'autorité. Travaillent-ils en coordination ? Disposent-ils de moyens humains suffisants ? Pourquoi ne parvenons-nous pas, en dépit de leur expertise, à réduire les concentrations et les oligopoles, qui, dans le contexte de mondialisation et de crise, contournent la loi et se consolident ?
J'ai la conviction que, sur ces sujets, il faut une action d'ensemble. La politique de la concurrence est un élément d'une action plus globale, qui doit mobiliser plusieurs instruments. Pour traiter le problème de concentration verticale dans la grande distribution, nous disposons désormais d'un instrument législatif. Toutefois, il ne s'agit que d'une partie du problème. La décomposition du surcoût présentée dans le rapport annuel de 2019 démontre qu'il faut tenir compte des problèmes d'accès liés au transport maritime et à l'octroi de mer. Le surcoût de la vie en outre-mer est la combinaison de données internes et externes aux territoires.
Il faut donc mobiliser une combinaison d'instruments différents, d'autant que certains instruments relevant de la politique de la concurrence ne sont efficaces que si le contexte le permet. Par exemple, le pouvoir d'injonction structurelle, conféré à l'Autorité de la concurrence uniquement pour l'outre-mer, et dont les conditions d'application, s'agissant notamment du standard de preuve, ont été durcies puis rétablies dans leur état initial, n'a jamais été utilisé. Nous le prenons au sérieux et sommes prêts à l'utiliser, à condition que les conditions le permettent.
Supposons que l'Autorité de la concurrence décide de l'utiliser pour enjoindre à un grand groupe de distribution de céder des enseignes ou des magasins dans un territoire donné. Il faut qu'il s'y trouve des acheteurs. Pour ce faire, il faut que le territoire soit économiquement attractif.
Régulièrement, il s'avère que les opérations de concentration sur lesquelles nous intervenons donneraient à l'entité qui en résulterait un pouvoir de marché excessif. Régulièrement, nous imposons des conditions, notamment sous forme de cessions, comme nous l'avons fait récemment à La Réunion et à la Martinique. Dans les territoires d'outre-mer, la discussion pour trouver un repreneur est souvent plus longue qu'en métropole. Il faut trouver un acheteur intéressé mais pas installé, faute de quoi le problème de concentration n'est pas réglé. Récemment, à La Réunion, un partenaire intéressé par la reprise de l'entreprise Vindémia s'est avéré fragile. Nous examinons à présent la proposition d'un partenaire mauricien, auquel nous avons accordé une dérogation. Tout cela prend beaucoup de temps.
Ces exemples démontrent que, en règle générale, les instruments de la politique de la concurrence sont efficaces si les territoires sont attractifs, ce qui suppose que les obstacles fiscaux et les autres obstacles soient levés. La nécessité d'une action d'ensemble n'est pas pour nous une raison de ne pas agir, mais certains de nos instruments sont difficiles à utiliser si les autres obstacles ne sont pas levés. C'est la raison pour laquelle notre rapport annuel de 2019 adopte une approche globale et émet des recommandations sur tous les leviers d'action, dont ceux qui sont hors de notre périmètre, tel que l'octroi de mer.
S'agissant des moyens, m'exprimant au sein du Parlement, qui vote mon budget, je serais tenté de répondre que l'Autorité de la concurrence n'en a pas suffisamment.
Abordez la question sous l'angle de votre charge de travail, de façon objective, sans tenir compte de qui vous donne quoi. Parvenez-vous à atteindre les objectifs fixés annuellement ?
Je vous répondrai de façon honnête et objective, sous le contrôle de Mme Nouet, qui, en tant que rapporteure général adjointe, dirige l'équipe chargée de l'instruction de ces dossiers.
Nous avons suffisamment de moyens pour traiter les dossiers contentieux, notamment les affaires de concentration, qui nous parviennent. Les choses sont de plus en plus tendues, car notre activité s'accroît, en outre-mer et ailleurs.
En matière de concentration, notre activité est particulièrement soutenue, en raison des transformations économiques induites par les crises sanitaire et énergétique, en métropole et en outre-mer. Lorsque l'économie bouge, nous avons davantage d'opérations de concentration à examiner. Nous sommes en quelque sorte le baromètre des mutations de l'économie. Nous avons donc de nombreux dossiers à traiter, mais nous y arrivons.
Si nous avions plus de ressources, nous pourrions renforcer notre activité consultative et émettre plus régulièrement des avis. Régulièrement, certains de nos interlocuteurs nous demandent de mettre à jour notre avis de 2019, qui commence à dater. Nous dépendons de la disponibilité des données. L'Insee réalise une analyse territoriale très fine, dont la dernière édition date de 2016. Les nouveaux chiffres seront disponibles dans les prochaines semaines.
Disposer de davantage de ressources permettrait de mettre à jour plus souvent ces études. Comme il nous est demandé de travailler sur les services de cloud, nous nous sommes récemment saisis, en matière consultative, des questions relatives à la mobilité locale et au marché des bornes de recharge pour véhicules électriques, qui sont très importantes pour l'avenir de l'industrie française. Nous devons faire des choix.
Quoi qu'il en soit, la qualité de notre travail d'instruction ne me semble pas affectée par un manque de moyens.
Sans contester la qualité de vos travaux, je note que votre charge de travail augmente et que vos moyens stagnent. Vous n'êtes donc pas en mesure d'assurer toutes les missions qui vous sont confiées. Pour les OPMR, c'est pire.
Ce qui me dérange le plus, c'est que l'État et ses structures ont des prérogatives et que vous-même avez le pouvoir, nous disent clairement les OPMR, d'aller chercher des informations confidentielles que personne ne peut obtenir, mais qu'il n'en ressort aucune vision globale tant les outils sont segmentés.
Je retiens de ce que vous dites qu'aucune coordination n'est assurée. Elle devrait être pilotée par l'Autorité de la concurrence, qui dispose des pouvoirs les plus exorbitants pour aller chercher des informations auprès de n'importe quel acteur privé – qu'on ne vienne pas nous opposer la confidentialité des informations relevant du domaine privé ! Vous pouvez le faire, pas les autres. Je parle des relations de l'Autorité de la concurrence avec les OPMR, la DGCCRF et les structures satellites d'État, qui sont territorialisées, donc de proximité. Quelles que soient la qualité de vos résultats et l'expertise que vous mobilisez pour les obtenir, ils restent marginaux, d'autant que le système mondialisé dans lequel nous sommes tend à renforcer les concentrations, les monopoles et les oligopoles dans nos territoires.
J'en viens à des questions essentielles à mes yeux en matière de formation des prix. Au cours de cette journée d'auditions, nous avons évoqué la fiscalité, les marges et les revenus. Les OPMR nous ont clairement dit que les prix de vente sont élevés, mais qu'ils ne parviennent pas à identifier les marges réelles. Votre rapport de 2019 évoque les marges individuelles. Or, en outre-mer, les intermédiaires sont nombreux entre le producteur et le distributeur. Ils sont trois en France métropolitaine contre quatorze en Martinique. Chacun fait sa marge. Comme l'indique votre rapport, c'est l'accumulation des marges qui pose problème.
Avez-vous pu fouiller la question et mesurer concrètement le processus de formation des prix ? L'auteur d'une étude à ce sujet, transmise à la chambre de commerce et d'industrie de la Martinique, nous a indiqué ne pas être en mesure d'identifier toutes les marges, ce qui suppose de ne pas s'en tenir à celles réalisées une fois les marchandises en provenance d'Europe débarquées au port. Il faut aller bien plus en amont pour avoir la totalité des marges. Les représentants de l'Union des ports de France nous ont dit qu'ils n'étaient pas capables de déterminer la part de l'armateur CMA CGM dans le trafic de leurs ports. Il y a le transport payé par les droits de port à l'Union des ports et celui dont s'acquitte le client, mais toujours au même armateur. Les uns et les autres sont censés s'additionner.
Pouvez-vous nous livrer des éléments précis au sujet de la chaîne de formation des prix, notamment concernant les marges réelles de certaines structures identifiées comme des monopoles et des oligopoles ?
S'agissant de la coordination de l'action de l'État, la DGCCRF est un acteur essentiel, avec lequel nous travaillons très bien. Elle est intégrée au service de l'État au niveau territorial. Elle dispose des mêmes pouvoirs d'enquête que les nôtres et de son propre pouvoir de sanction, notamment en matière de pratiques restrictives de concurrence.
Nous travaillons dans une transparence aussi complète que réciproque, conformément aux conventions que nous avons conclues ensemble. Nous considérons les services de la DGCCRF comme nos antennes locales, qui nous permettent de participer au dialogue avec les autres services du préfet et les acteurs locaux, parmi lesquels les OPMR. Nous avons des échanges très intenses avec les services de la DGCCRF dans tous les territoires. Notre organisation actuelle repose sur cette coordination : à Paris, l'Autorité de la concurrence est au centre du système ; dans les territoires, c'est la DGCCRF qui assure l'articulation, notamment avec le préfet et les OPMR.
S'agissant des OPMR, nous avons mentionné, dans notre avis de 2019, qu'ils manquaient de moyens. Nous sommes prêts à réitérer ce constat. Quant à la DGCCRF, je ne veux pas m'exprimer à sa place, mais je pense qu'un renforcement de ses moyens territoriaux nous permettrait d'être plus efficaces collectivement.
La réalité est que, sur ce point, s'il y a des échanges, il n'y a pas assez de coordination. Lorsque l'institut Gustave Roussy prend en charge un patient atteint d'un cancer, une équipe pluridisciplinaire se réunit en amont pour établir le traitement et s'occuper du patient. La coordination peut se faire en visioconférence ; or les appareils d'État restent enfermés dans leurs prérogatives et rien n'avance.
Concrètement, lorsque vous identifiez un abus de position dominante sur le terrain, vous demandez à l'entreprise concernée de vendre la structure qu'elle a rachetée mais comme la concurrence n'existe pas, on ne trouve personne pour acheter. Cette situation n'est pas récente, elle est historique. Quelle solution peut-on apporter ? Si la réponse est que l'on ne peut rien faire, alors l'impunité s'installe. Les entreprises peuvent certes être sanctionnées mais il existe une discrimination, certaines sociétés n'étant pas contrôlées alors qu'elles sont en position dominante. Cela soulève un vrai problème de fond.
En métropole, l'Autorité de la concurrence travaille très étroitement avec les différents services de l'État. Ce dispositif est plus compliqué à mettre en œuvre en outre-mer car il pose des problèmes de coordination ; je suis d'accord avec vous sur ce point. Nous sommes tout à fait prêts à travailler dans un cadre plus structuré, dans le respect de nos compétences – lorsque nous menons une instruction, quand nous faisons des opérations de visite et saisie dans une entreprise, nous n'y allons pas avec les services du préfet : chacun son métier. Nous sommes cependant disponibles pour échanger plus en amont avec les autres services de l'État, sur une problématique sectorielle comme sur un cas de concentration au niveau local.
Nous enquêtons sur les marges quand nous sommes saisis sur cette question ou quand nous trouvons des éléments au cours de nos instructions. Ainsi, nous avons récemment rendu une décision sur le contrôle technique des poids lourds en Guadeloupe, qui a abouti à une sanction pour prix excessif. Pour pouvoir qualifier un prix d'excessif, il faut étudier très finement la constitution de la marge, la différence entre les prix et les coûts. Cela se fait au cas par cas sur des décisions individuelles, dans le cadre de contentieux. En amont, et à un niveau plus global, nous synthétisons les données de l'Insee, du ministère de l'outre-mer et d'un certain nombre de partenaires, comme nous l'avons fait dans l'avis de 2019. C'est un travail que nous pouvons refaire.
Cela renvoie à votre question sur les moyens, monsieur le rapporteur : telle que l'Autorité est organisée, je n'ai pas les moyens de faire cet exercice tous les ans. Ce n'est pas possible. Nous pouvons seulement le faire de manière régulière, pour mettre à jour l'avis de 2019.
Vous dites que vous ne pouvez pas tout faire. Quelle est votre doctrine en la matière ? Certes, vous manquez de moyens mais nous avons tous identifié depuis très longtemps cette situation de monopole et le problème de l'opacité des marges. J'aimerais donc savoir comment vous opérez, quelle est votre feuille de route et quels sont vos objectifs annuels. Comment choisissez-vous les entreprises que vous contrôlez, sachant que certaines pèsent plus que d'autres sur l'économie ?
Ma deuxième question porte sur les prix du carburant. Une mission a été confiée à l'Inspection générale des finances pour étudier cette question. Êtes-vous en possession de son rapport, qui devait être remis en mars 2022 ? Je pose également cette question à mes collègues car nous attendons ce rapport sur ce sujet important en Guyane depuis plusieurs mois maintenant.
Considérez-vous que certaines normes, parce qu'elles sont trop européennes, peuvent aboutir, par leur décalage avec la réalité ultramarine, à une concurrence impossible faute de producteurs locaux ou parce qu'il serait trop complexe de diversifier les sources ?
Par ailleurs, le nombre d'intermédiaires entre le moment où le produit part de métropole et celui où il arrive sur l'étal du commerçant est beaucoup élevé en outre-mer – on peut en compter jusqu'à quatorze – que dans l'Hexagone. N'y a-t-il pas quelque chose de bizarre dans la constitution des marges pour qu'autant d'intermédiaires parviennent à survivre ? Avez-vous déjà constaté de tels faits et, si oui, cela révèle-t-il un dysfonctionnement du marché ?
L'outre-mer est une des priorités de l'Autorité : sur les vingt-six décisions contentieuses rendues l'an dernier, six concernaient l'outre-mer. Rédiger un avis transversal sur les conditions de concurrence et sur la constitution des marges en outre-mer représente un travail très important – près d'un an pour l'avis de 2019. Nous sommes prêts à le refaire mais il faudrait pour cela dégager des ressources. Or nous enquêtons aussi dans d'autres secteurs, comme le numérique, pour lesquels nous avons besoin de moyens. La priorité au quotidien porte sur la détection des pratiques anticoncurrentielles et sur l'instruction au contentieux de ces affaires. Comme nous avons une séparation stricte entre l'instruction et la décision, je vais laisser Mme Nouet, rapporteure générale adjointe, en parler parce que c'est son domaine.
En matière d'instruction, nos gros apporteurs d'affaires sont la DGCCRF et les entreprises elles-mêmes. Sur les dix dossiers d'injonction structurelle que nous avons traités, neuf nous proviennent des antennes locales de la DGCCRF. Celles-ci sont notre bras armé dans les départements, en particulier en outre-mer.
La DGCCRF, lorsqu'elle trouve des indices de pratiques anticoncurrentielles, a l'obligation de les transmettre à l'Autorité de la concurrence. Celle-ci peut soit traiter elle-même le dossier, soit demander à l'antenne locale d'investiguer parce qu'elle est mieux placée pour intervenir directement. C'est souvent le cas en outre-mer, où nous la chargeons de mener l'enquête à notre place et de nous en communiquer le résultat afin de nous permettre d'instruire au fond. Nous ne choisissons donc pas nos dossiers : nous prenons ceux que la DGCCRF nous transmet parce qu'elle a trouvé des indices de pratiques anticoncurrentielles.
Nous recevons également des plaintes d'entreprises contre leurs concurrents. Toutefois, nous constatons un déficit d'opérateurs qui nous saisissent sur les pratiques anticoncurrentielles en outre-mer. Les problèmes de concurrence nous sont essentiellement signalés par la DGCCRF.
Concernant la question sur le nombre d'intermédiaires, j'ajoute qu'il s'agit de concentrations verticales. Même si les intermédiaires portent des noms différents, les actionnaires sont les mêmes, tout comme les entreprises et les maisons mères.
Nous avons étudié la question du nombre d'intermédiaires dans notre avis de 2019. C'est évidemment un souci, même si ce n'est pas le seul et qu'il existe aussi des problèmes de concentration horizontale, c'est-à-dire de manque d'acteurs locaux. Nous consacrons beaucoup de temps au contrôle des concentrations parce que c'est là que tout se joue. C'est vraiment notre instrument principal d'action en amont.
La concentration verticale soulève le problème du nombre d'intermédiaires et de la multiplication de marges. L'une des explications tient au fait qu'une partie des marges se constitue en dehors du territoire dont on parle, en raison notamment des coûts de transport comme le fret maritime. La détection devient de plus en plus difficile dans un marché concentré avec des acteurs mondiaux. Depuis 2021, nous avons observé une hausse considérable du coût du transport maritime. Toutefois, s'agissant d'un phénomène mondial, il n'est pas certain que ce dernier soit plus marqué dans les départements d'outre-mer que dans d'autres régions du monde. De plus, l'action sur ces acteurs nécessite une capacité à agir à un niveau international qui, dans notre système de concurrence, relève plus de la Commission européenne que de l'Autorité de la concurrence française. Le problème est là : la capacité d'action ne peut se faire qu'à un niveau international et pas au niveau local.
Nous avons beau poser des questions de plus en plus précises, j'ai un peu l'impression que ce n'est la faute de personne et que personne n'a de solution à proposer aux ultramarins, qui subissent un coût de la vie particulièrement élevé.
Monsieur Cœuré, je regrette que votre prédécesseure ne soit pas présente – serait-il possible de l'auditionner à son tour ? – car ma question porte sur un sujet précis qui a miné le pouvoir d'achat à La Réunion alors que vous n'étiez pas encore en fonction. Je vous pose néanmoins cette question : trouvez-vous normal que le Groupe Bernard Hayot (GBH) ait pu, en dépit des craintes exprimées par les acteurs locaux, racheter le groupe Vindémia et se positionner en situation de quasi-monopole dans la grande distribution à La Réunion ? Cela a eu pour conséquence directe une augmentation des prix. N'y a-t-il pas eu une défaillance du système de sauvegarde de la concurrence ?
Je n'étais pas encore là, en effet, mais je défends les décisions de mes prédécesseurs, tant la décision de mai 2020 sur la prise de contrôle de Vindémia que les discussions sur la mise en œuvre de cette décision, auxquelles j'ai participé.
C'est un dossier sur lequel l'Autorité de la concurrence a fait un travail d'instruction considérable, y compris localement, en novembre 2019, avant même que l'opération soit notifiée, en interrogeant sur place l'ensemble des acteurs et en menant des tests de marché. L'Autorité a identifié des risques d'atteinte à la concurrence et des engagements structurels ont été pris, c'est-à-dire de cessions. L'Autorité de la concurrence a adopté une modalité d'engagement qu'elle utilise rarement : elle a demandé que les repreneurs des actifs cédés soient identifiés au préalable par l'acquéreur et agréés par l'Autorité directement dans le cadre de la décision, plutôt que de laisser du temps à l'acquéreur pour exécuter ses engagements. Cela a permis de limiter l'incertitude et de réduire le délai de mise en œuvre. Des engagements comportementaux ont également été imposés pour protéger les fournisseurs en amont.
Je ne dis pas que tout était parfait mais l'Autorité, consciente des risques que présentait cette opération, a pris un certain nombre de dispositions d'engagement pour gérer ces risques. Je défends donc le travail effectué par le service des concentrations et par ma prédécesseure.
Quant à nous, nous défendons le pouvoir d'achat des Réunionnais et nous constatons que ce choix n'a pas été le bon. Le coût de la vie a encore augmenté chez nous en 2023. Cette audition est l'occasion de se poser les bonnes questions ; j'espère que nous obtiendrons des réponses.
Pour enfoncer le clou, je veux aller droit au but : en l'état actuel de ses connaissances, l'Autorité de la concurrence estime-t-elle que l'entreprise GBH abuse de sa position dominante dans le domaine de la grande distribution, à La Réunion ou ailleurs ? J'attends de vous une réponse précise.
Par ailleurs, même si je peux admettre l'existence de problèmes de fonctionnement dus à l'éclatement entre la DGCCRF, l'Autorité de la concurrence et l'OPMR, je rappelle que vous avez aussi pour mission de contrôler les concentrations, afin d'éviter que ne se développent des rapports de domination-soumission.
Beaucoup de produits étant importés de France, vous avez les moyens de contrôler les marges depuis l'origine jusqu'à la distribution en outre-mer. En métropole, il n'y a que trois intervenants : le producteur, le fournisseur et le distributeur. En Martinique, il y en a quatorze, la même personne étant tout à la fois producteur, fournisseur et distributeur, sans compter tous les intermédiaires. Avez-vous des éléments précis sur les marges des structures que nous considérons comme étant en situation d'abus de position dominante ? Nous devons pouvoir remonter la chaîne complètement et étudier la marge de bout en bout car des études segmentées nous empêchent de regarder la vérité en face. L'Autorité de la concurrence doit pouvoir nous donner tous ces éléments ; nous allons d'ailleurs la saisir officiellement en ce sens. Il faut que vous puissiez nous indiquer les marges précises, de bout en bout, des structures que nous allons identifier.
Je vous remercie tout d'abord pour cette discussion, qui nous aide à mieux travailler. Il nous est très utile de connaître précisément vos préoccupations ; nous nous organiserons pour pouvoir y répondre.
Concernant GBH, si l'autorisation de prise de contrôle de Vindémia est exécutée dans le respect des conditions fixées dans la décision de 2020, aussi bien structurelles que comportementales, cela élimine les préoccupations de concurrence et empêche la position dominante. Cela étant, ce cadre a été défini en mai 2020 : des éléments nouveaux peuvent nous faire changer d'avis. Ce qui est condamné dans le code de commerce, ce n'est pas la position dominante mais son abus : or celui-ci est caractérisé par les pratiques. Si l'on nous rapporte des pratiques qui relèvent de l'abus de position dominante, nous rouvrirons le dossier ; il faut donc nous saisir pour qu'on aille les chercher. Une décision très récente de la Cour de justice de l'Union européenne confirme d'ailleurs que l'on peut incriminer sous l'angle de l'abus de position dominante des cas ayant fait l'objet d'une décision de contrôle des concentrations. Pour cela, il faut que l'abus de position dominante soit caractérisé. Ainsi, dans les conditions de la décision de 2020, il n'y a pas d'abus de position dominante ; si des comportements nouveaux sont constatés, il faut nous les signaler.
Ma réponse à votre deuxième question, monsieur le rapporteur, sera tout aussi pragmatique : l'Autorité de la concurrence n'a pas les moyens d'être une tour de contrôle, en temps réel et en permanence, de l'ensemble des chaînes de valeur en outre-mer. Le Parlement a cependant toujours la capacité de nous saisir pour avis sur tout sujet, par exemple concernant une chaîne de valeur particulière en outre-mer. Nous utiliserons alors tous nos pouvoirs pour examiner ce sujet.
Je ne demande pas que l'Autorité de la concurrence soit en veille permanente. Le problème, c'est que nous sommes en 2023 et que cela n'a jamais été fait. Il aurait été nécessaire de contrôler au moins une structure chaque année pendant cinq ans. Cela donne le sentiment que l'on ferme les yeux.
Le deuxième élément qui me dérange dans vos propos concerne le pouvoir d'initiative : pour résumer, vous demandez à être saisis. Si je comprends bien, l'OPMR peut vous saisir, à la condition qu'il ait les moyens de caractériser lui-même un minimum pour vous saisir ; la collectivité territoriale pourrait vous saisir, tout comme le Parlement. Normalement, vous devriez aussi pouvoir vous autosaisir sur la base d'indices qui vous permettront d'aller enquêter.
Par ailleurs, votre réponse me paraît un peu trop juridique. Il y a peut-être eu des manquements dans la procédure par laquelle l'Autorité de la concurrence a autorisé cette cession ; elle aurait dû s'en expliquer. Vous dites que ce n'est pas la position dominante qui est répréhensible mais son abus : cela prouve que cet outil est impuissant et qu'il n'y a pas de vision globale. On ne traite pas les problèmes de fond, mais seulement quelques cas à la marge. Or la réalité est là : les consolidations augmentent, opérées par les mêmes structures qui, en rachetant d'autres groupes, se retrouvent en position dominante, mais sans abus de position dominante. Je vous demande donc de nous fournir par écrit les éléments caractéristiques qui font que vous considérez que cette cession est légale juridiquement et qu'il n'y a pas d'abus de position dominante, afin que nous puissions faire notre propre analyse. Vous l'avez en effet affirmé sous serment.
Enfin, vous avez reconnu que, dans certains cas, il n'existait pas de repreneur : il y a là une forme de paradoxe, voire de contradiction.
C'est la raison pour laquelle je posais la question de la doctrine. Si vous ne pouvez pas vous autosaisir, cela pose un vrai problème, alors même que vous constatez que vous recevez de moins en moins d'alertes provenant d'entreprises concurrentes. Posez-vous la question : pourquoi les entreprises vous saisissent-elles moins ? Parce que les gens ont le sentiment que cela ne sert à rien.
Alors c'est vrai, le manque de moyens complique la tâche mais, quels que soient les moyens qui lui sont accordés, chaque administration a une doctrine, une feuille de route fixant des objectifs annuels. Vous n'avez pas répondu à ma question : quels sont vos objectifs annuels, territoire par territoire ? Pourquoi ces objectifs en particulier ? Nous avons besoin de tableaux, de documents sur des cas précis afin de mieux comprendre comment procède votre institution.
Concernant GBH, j'ai dit, non pas qu'il n'y avait pas d'abus de position dominante dans l'absolu, mais que la prise de contrôle de Vindémia, telle qu'elle a été autorisée en 2020, ne crée pas en soi une position dominante. Si l'on nous rapporte d'autres faits ou d'autres pratiques depuis 2020, nous pourrons enquêter et conclure, le cas échéant, qu'il y a abus de position dominante. Je parle de cette opération de contrôle particulière, puisque c'est celle-là qui a été dans le débat public et que j'ai défendue. Je ne me prononce pas sur l'ensemble des pratiques du groupe GBH, dont je n'ai pas forcément connaissance et qui devraient faire l'objet d'un travail de d'enquête, lequel d'ailleurs ne relève pas de ma compétence mais de celle des services d'instruction de l'Autorité.
Quel que soit le domaine, nous travaillons à partir d'indices. Nous pouvons nous autosaisir sur tout sujet, sans attendre que le préfet, l'OPMR ou la DGCCRF le fassent. Mais nous devons avoir une présomption de pratique anticoncurrentielle pour lancer une enquête. Vous savez comment nous travaillons : opérations de visite et saisie dans les entreprises, tests de marché, interrogation de l'ensemble des acteurs, autant de processus lourds et intrusifs contre lesquels les entreprises se défendent en procédure. Lorsque nous possédons des indices sérieux, nous n'hésitons jamais à enquêter, comme le prouve l'annonce de la semaine dernière sur le transport de passagers aux Antilles. Simplement, il faut qu'on ait de la matière au préalable pour commencer à travailler, c'est seulement après que l'on pourra s'autosaisir.
Vous vous demandez si GBH est en position dominante ? Vous demandez à ce que l'on vous apporte des indices ? Chez moi, à La Réunion, quand on achète un yaourt, on achète GBH ; quand on achète un clou, on achète GBH ; quand on achète des baskets de randonnée, on achète GBH ; quand on achète un croissant, on achète GBH ; quand on achète une voiture, on achète GBH. Si ce sont des indices que vous voulez, j'en ai plein comme cela !
Dans ce contexte, je voudrais savoir de quels outils dispose l'Autorité de la concurrence pour faire respecter de manière effective le pouvoir d'achat des citoyens ultramarins.
Par ailleurs, pensez-vous que la création dans nos territoires ultramarins d'un observatoire de la concurrence, ou de toute autre mission de contrôle dédiée de votre Autorité, pourrait permettre de rationaliser, voire de contrôler la hausse des prix ?
En matière d'organisation, le rapporteur a fait le constat d'un dispositif d'État qui est déjà fragmenté. De mon côté, je ne crois pas à la multiplication des organismes qui auraient tous des compétences différentes. Je crois plutôt à la coordination et aux moyens. Pour répondre concrètement à votre question, ce qui pourrait nous aider, ce serait un renforcement des moyens de l'OPMR et de la DGCCRF sur place, qui pourraient ainsi nous apporter plus d'indices nous permettant de lancer des enquêtes.
Mme la rapporteure générale adjointe a également signalé qu'il y avait sans doute un problème d'engagement des entreprises locales pour nous aider. Le renforcement des moyens permettrait de mener des actions d'information et de pédagogie pour que les entreprises n'hésitent pas à saisir soit la DGCCRF, soit l'Autorité de la concurrence. Plus qu'à un bouleversement de l'architecture institutionnelle, je crois à une coordination plus structurée et à des moyens plus importants.
Quand on aligne le prix sur soi-même, on n'a aucun intérêt à ce que les prix baissent. Le groupe GBH n'a donc aucun intérêt à faire jouer la concurrence car tout retombe toujours in fine dans ses caisses – il est le gagnant, et le peuple est le perdant.
Ce qui se passe est un cas d'école. Vous parlez d'indices : très honnêtement, je pense que tous les indices existent, il suffit d'aller les chercher. La DGCCRF doit avoir des informations et vous avez le pouvoir de les récupérer. Les investigations ont-elles été suffisamment poussées pour que vous puissiez vous faire votre propre idée ?
Selon l'article L. 752-27 du code de commerce, l'Autorité de la concurrence peut, en outre-mer, utiliser l'outil d'injonction structurelle en cas de position dominante, c'est-à-dire même s'il n'y a pas d'abus avéré. Ainsi, vous avez le pouvoir d'aller chercher non pas des indices mais des preuves, sans attendre la caractérisation de l'abus. Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait, sachant qu'on est aujourd'hui en 2023 ? Le projet de cession aurait dû vous inciter à enquêter sur ces entreprises et à utiliser votre pouvoir d'injonction.
Par ailleurs, l'article L. 420-2-1 du code de commerce interdit, en outre-mer, « les accords ou pratiques concertées ayant pour objet ou pour effet d'accorder des droits exclusifs d'importation à une entreprise ou à un groupe d'entreprises ». Cela concerne la concentration verticale, dont nous sommes témoins parce que nous vivons sur le terrain. La proximité est importante en la matière, raison pour laquelle j'ai du mal à comprendre pourquoi la DGCCRF semble ne pas voir ce que tout le monde voit. Il faudra du reste auditionner les DGCCRF des territoires concernés.
Il vous manque aussi de la crédibilité en tant qu'Autorité de la concurrence – je parle de la structure, et non des personnes, que je respecte : vous êtes des fonctionnaires, vous avez été nommés, et vous avez une expertise. C'est l'Autorité de la concurrence en tant que telle qui est défaillante. Cela se voit au niveau de la consolidation des concentrations et des monopoles et au niveau de l'absence de coordination entre les instances. Nous avons parlé des billets d'avion : une intervention a été déclenchée dans ce domaine, mais il faut aller beaucoup plus loin, à mon avis. Le problème ne concerne pas que trois opérateurs, il est structurel.
Si vous manquez de moyens humains, parce qu'il y a beaucoup de questions à traiter – le transport aérien, la grande distribution, les matériaux, les télécommunications, l'habitat et le logement, tous les secteurs en fait, car même internet est 30 % plus cher, alors qu'on ne voit pas quelles raisons logistiques pourraient l'expliquer –, dites-le nous. Il faut qu'on le sache clairement.
J'ai évoqué deux outils dont vous disposez pour agir concrètement. Votre inaction, ou peut-être l'absence de résultats de votre action, car celle-ci existe certainement, ou la déperdition d'énergie qui se produit ont pour résultat qu'on a le sentiment que soit vous gardez les yeux fermés, soit vous ne prenez pas les initiatives qui vous sont permises, en tant qu'Autorité de la concurrence, pour aller chercher les faits dans des documents justificatifs qu'il faudrait aller récupérer au sein des entreprises en question.
La Martinique a été un précurseur : on y a vu plus tôt le rôle de certains groupes extrêmement puissants, qui ont agi de la même façon à La Réunion et en Guyane. Tout le monde sait que leur capacité à accaparer tous les secteurs s'accroît de façon exponentielle. En Guyane, ils accaparent par exemple le foncier grâce à leurs moyens financiers, et tout cela a des incidences extrêmement importantes.
Vous avez peut-être l'impression d'être un peu harcelés, mais nous devons nous tourner vers les autorités qui, seules, ont des moyens d'action ou qui devraient en avoir – il y a manifestement un problème. Nous avons identifié plusieurs pistes d'action : je soutiens les demandes formulées par le rapporteur et par Frédéric Maillot. Il faut stopper les dynamiques en cours. On ne peut pas faire comme si on ne savait pas et qu'on ne voyait pas les conséquences sur les rapports financiers, économiques et même politiques, car ces acteurs ont aussi une influence sur les institutions politiques et les administrations.
J'ai l'impression que nous partageons la même frustration et la même impatience, même si vous êtes beaucoup plus exigeants que nous, ce que j'entends.
J'ai dit que l'outre-mer était une de nos priorités et j'ai donné des chiffres qui montrent que sa part dans notre programme d'activité, notamment du côté du contentieux, augmente régulièrement. En 2022, près d'un quart de nos décisions concernait ainsi l'outre-mer.
L'instruction des dossiers est très lourde et lente – je remercie d'ailleurs, pour leur travail, les services concernés. La matière est pénale ou quasi pénale, les standards de preuve, qui sont européens et dictés par la jurisprudence, sont très élevés, presque tous les dossiers vont en appel et en cassation, et nous avons en face de nous des entreprises et des avocats en général très inventifs et très compétents. Nous devons donc rassembler une très grande masse de preuves, ce qui prend beaucoup de temps et ne nous permet pas d'avoir simultanément un très grand nombre de dossiers à l'instruction. Je comprends bien la difficulté que cela pose, particulièrement quand il y a urgence.
Mon engagement devant vous en tant que président de l'Autorité de la concurrence, c'est que dans tous les dossiers où nous aurons des indices permettant de démarrer un travail, nous le ferons : nous sommes là pour ça. Simplement, il faudra accepter que cela prenne du temps, car le travail d'instruction est lourd en matière de concurrence.
L'instrument de l'injonction structurelle, sur lequel vous êtes revenu, monsieur le rapporteur, existe bel et bien. Il fait, néanmoins, l'objet d'une sorte de réserve de la part de l'Autorité de la concurrence – je comprends que vous désapprouvez cette réserve –, car c'est un instrument nouveau qui a une histoire. Lorsque le gouvernement et le Parlement ont cherché à l'étendre à l'ensemble du territoire dans le cadre de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances dite « loi Macron », le Conseil constitutionnel a censuré cette mesure. Par ailleurs, les critères d'utilisation de cet instrument ont été durcis, puisqu'on est passé d'une « préoccupation de concurrence » à une « atteinte à une concurrence effective », puis on est revenu au critère initial dans la loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière, dite DDADUE, de décembre 2020.
Je ne peux pas parler au nom de la cour d'appel et de la Cour de cassation, mais je pense qu'elles auront le même raisonnement que nous : le standard de preuve est élevé, parce qu'il s'agit d'une atteinte au droit de propriété et au droit des contrats. Je n'ai aucun doute qu'il y aura un long processus en appel et en cassation ainsi qu'une question prioritaire de constitutionnalité le jour où nous activerons cet instrument. Ce n'est pas une raison pour ne pas l'utiliser, mais il faut que les préoccupations de concurrence qui nous conduisent à y recourir soient très claires. Je sais que vous ne serez pas d'accord, monsieur le rapporteur, mais je tenais à vous expliquer comment nous raisonnons.
J'entends votre raisonnement et votre stratégie, mais j'aurais préféré que vous nous disiez ce qu'on pourrait imaginer pour lever les réserves et débloquer les freins, de la même façon que vous aviez fait des propositions concrètes en 2019, sur la base d'un diagnostic, pour réduire les inégalités sur le plan territorial. Il doit y avoir, à chaque fois, une solution : un problème n'en est pas un s'il n'a pas de solution. En tant qu'Autorité de la concurrence, qui est au service de l'intérêt général et qui a une mission de service public, vous êtes censés proposer des réponses et des solutions. C'est ce qu'attendent les gens, y compris de nous. Notre objectif n'est pas simplement de faire un diagnostic et de pointer des défaillances.
Nous subissons des situations dramatiques liées à un coût de la vie excessif, qui vont conduire au chaos social et menacent la survie des gens de nos territoires, déjà stigmatisés en raison de leur Histoire. Que fait-on concrètement ? C'est à l'Autorité de la concurrence de fournir des outils aux parlementaires, des informations et des connaissances aussi précises que possible pour qu'ils sachent quelles modifications apporter. Il faut traiter les urgences, qui n'ont pas cessé de se renforcer et de s'accumuler, car on ne s'est pas occupé de la situation depuis trente ou même cinquante ans, et tout cela, malheureusement, tombe sur votre équipe. Il faut, par ailleurs, anticiper.
Nous souhaitons avoir des éléments afin de pouvoir modifier la loi très vite, dès cette année, pour la partie qui vous concerne – je pense à vos contraintes, aux standards très élevés dont vous avez parlé et peut-être aussi au manque de moyens. Je ne veux pas abdiquer : il faut créer, inventer. La situation est telle que nous sommes condamnés à le faire. Les conditions économiques, sociales et politico-juridiques dans nos territoires ne nous permettent pas de résoudre nos problèmes, et cela dure depuis soixante ou soixante-dix ans.
Je vous invite non seulement à nous fournir tous les éléments dont vous disposez, afin que nous puissions produire un rapport aussi abouti que possible, mais aussi à changer de stratégie : venez nous voir non pas simplement avec des problèmes, mais avec des propositions de solutions. Sinon, très honnêtement, je ne vois pas l'intérêt de l'Autorité de la concurrence.
Monsieur le rapporteur, mon propos ne visait pas du tout à renvoyer le dossier au Parlement. Il me semble, simplement, que l'article L. 752-27 du code de commerce est bien rédigé : je ne pense pas qu'on puisse faire beaucoup mieux. Ce que je vous ai dit, c'est que nous devons rassembler, pour mettre en œuvre cet article, un très bon faisceau de preuves qui permettent d'identifier des préoccupations de concurrence. Jusqu'à présent, l'Autorité de la concurrence a considéré qu'elle n'avait pas un tel faisceau de preuves, mais notre devoir est d'essayer d'identifier des cas. C'est notre responsabilité. Les articles de loi sont là pour être utilisés : si on ne s'en sert pas, ils ne servent à rien.
S'ils ne sont pas pratiques, on peut aussi les améliorer, les simplifier pour vous aider. Quand vous dites que le standard de preuves est très élevé, c'est qu'on vous en demande trop. Cela peut se régler, mais encore faut-il en prendre l'initiative.
S'agissant de GBH, cherchez les éléments, et pas seulement à La Réunion, car ce groupe couvre aussi la Martinique, la Guadeloupe et un peu la Guyane. Vous pouvez récupérer très rapidement une multitude d'informations.
Pensez-vous que CMA CGM se trouve dans une position dominante, voire dans une situation d'abus de position dominante ? Je suppose que ce n'est pas la première fois qu'on vous interpelle sur cet armateur, qui a quasiment le monopole du transport maritime de marchandises dans nos territoires ultramarins. Nous avons découvert il y a peu de temps que Mærsk, qui est censé être un armateur concurrent, livrait certes de la marchandise dans nos territoires sous son nom depuis des années, mais qu'il utilisait en fait, avant de décider de se retirer du marché, des bateaux de CMA CGM, à qui il louait des espaces. Il faudrait analyser la situation et utiliser l'outil de l'injonction structurelle : il n'est pas nécessaire d'attendre un abus de position dominante.
Nous pourrons vous fournir toute une liste de cas, mais je pense que vous ne pouvez pas ne pas voir ce que nous voyons.
S'agissant de CMA CGM, l'article L. 752-27 du code de commerce permet d'adopter des injonctions structurelles pour le commerce de détail et, depuis 2020, pour le commerce de gros, mais pas pour le transport maritime. Il faudrait donc – et nous revenons à ce que vous disiez précédemment – une modification législative.
Dans l'hypothèse où cette disposition deviendrait applicable au transport maritime, il faudrait établir l'existence d'une position dominante soulevant des préoccupations de concurrence, c'est-à-dire montrer, en substance, qu'il existe des prix ou des marges élevés en comparaison des moyennes habituellement constatées dans le secteur concerné. Je suis tout à fait prêt à regarder la question, mais je pense que cela ne sera pas très évident à montrer, sachant que le prix du transport maritime a augmenté partout dans le monde, de manière générale. Néanmoins, je ne préjuge pas du résultat.
Pouvez-vous ne pas me décourager d'emblée ? Je risque, en effet, de me suicider s'il n'y a plus de chances que les choses s'améliorent dans ce monde. Je vous demande vraiment de regarder la situation sous un autre angle. Il y a une réponse à chaque blocage.
Je découvre, en 2023, que cet article du code de commerce, modifié en 2020, ne concerne pas le transport maritime… Si je n'avais pas posé la question ce soir, on ne le saurait pas. Il faut maintenant regarder comme on peut modifier la loi – il ne faut peut-être pas la changer seulement sur ce point, un vrai travail de fond doit être mené. Inventons des solutions qui n'existent pas encore, et ne nous dites pas que vous ne garantissez pas le résultat : quand je suis sur un terrain de foot, mon état d'esprit est que je vais gagner le match ; sinon, je ne joue pas à fond. Partons plutôt du principe que nous allons trouver des réponses aux problèmes qui se posent, sachant que nous jouons en équipe : il y a l'Autorité de la concurrence, la DGCCRF et la Cour des comptes, trois acteurs dont il faut coordonner l'action, mais il y a aussi le pouvoir législatif. On ne peut pas laisser le privé écraser le régulateur qu'est l'État. Sinon, ce n'est plus la peine que ce dernier existe.
L'Insee joue aussi un rôle en produisant des outils et des informations. Or il semble que vous ayez remis en cause une partie de sa production. S'agissant des données disponibles en matière de prix, vous avez appelé, dans votre avis 19-A-12, à considérer avec « certaines précautions » l'interprétation des écarts relevés par l'INSEE, car ceux-ci ne prenaient en compte ni les promotions, ni les fréquences, ni les différents régimes fiscaux. L'Insee a-t-il intégré ces remarques et modifié sa méthodologie de calcul des écarts de prix ?
Vous avez décomposé, dans le même avis, pour chaque territoire, la part des frais de transport – coût du fret, surcharge carburant et manutention – dans les prix des produits de grande distribution. Pourriez-vous actualiser les chiffres ? Vous aurez la possibilité de nous adresser par écrit des éléments de réponse complets et précis.
J'en viens à la question fondamentale de la compétence du Gouvernement en matière de régulation outre-mer. Vous avez souligné, dans votre décision 13-D-15, relative au fret maritime, que le Gouvernement, s'il l'estime nécessaire, peut faire usage de son pouvoir de régulation économique. Pensez-vous aujourd'hui que l'État fasse aujourd'hui valoir son pouvoir de régulation économique ? Avez-vous des propositions concrètes à faire ? Je pense en particulier à la réglementation des prix et à la réduction de la durée, trop longue, des procédures.
L'Insee fait son travail, qui est d'établir des statistiques. Il ne consiste pas forcément à regarder d'une manière très détaillée les pratiques des acteurs en matière de rabais ou de promotions.
Je ne sais pas si la situation a changé. La dernière enquête de comparaison spatiale des niveaux de prix entre territoires français date de 2015. Nous attendons les résultats de la mise à jour qui a été engagée par l'Insee en mars 2022.
La méthodologie a-t-elle évolué à la suite de votre avis ? Si cela n'a pas été fait avant le lancement de la mise à jour, c'est probablement trop tard, et cela prouve qu'il n'y a pas de coordination, d'échanges entre les uns et les autres pour essayer d'avancer sur un chemin commun, d'une manière validée en amont, ce qui permettrait pourtant de gagner beaucoup de temps.
Nous allons poser la question à l'Insee, mais je ne veux pas tout renvoyer sur elle.
S'agissant de la décomposition des marges à laquelle nous avons procédé dans notre avis de 2019, une série d'informations ne venait pas de l'Insee : nous avions collecté nous-mêmes des éléments en exerçant nos pouvoirs d'enquête. Je pense en particulier à la part des frais de transport. Si nous voulions recommencer cet exercice, il faudrait partir de ce que fait l'Insee et mobiliser de nouveau nos pouvoirs d'enquête, en suivant une méthodologie semblable à celle de 2019. Ce serait lourd et cela prendrait du temps, mais nous sommes tout à fait prêts à refaire ce travail collaboratif avec l'Insee.
Puis-je me permettre de réagir à ce que vous avez dit, monsieur le rapporteur, au sujet des solutions à inventer ? Je voudrais que cette commission fasse crédit, en la matière, à l'Autorité de la concurrence. Nous avons toujours cherché, dans tous les domaines, à inventer des solutions. Le nombre de décisions et de sanctions financières concernant l'outre-mer montre que nous avons essayé d'agir – peut-être pas assez bien, c'est ce que vous nous dites, et nous vous écoutons, mais nous avons fait du mieux que nous pouvions. L'Autorité de la concurrence a été extrêmement inventive dans certains domaines. Nous avons ainsi été parmi les premiers à sanctionner Google et Facebook, et nous avons cherché à utiliser des instruments juridiques nouveaux chaque fois que le Parlement nous en donnait. En ce qui concerne la volonté, faites-nous crédit de cette volonté d'agir. Il reste que nous agissons dans un environnement juridique, et qu'il nous faut donc des preuves. Comme nos décisions seront attaquées, nous voulons rassembler le plus d'éléments possible. Quand nous en avons, nous n'hésitons jamais à agir.
J'entends ce que vous dites. Je ne cherche pas à vous juger, ni vous, ni l'Autorité de la concurrence, mais force est de constater que, quels que soient les outils d'évaluation, de contrôle ou de sanction, nous n'avons pas pu réguler le modèle économique de nos territoires. C'est purement factuel, il ne s'agit pas d'un jugement. Nous n'avons même pas réussi à affaiblir les concentrations, qu'elles soient horizontales ou verticales. Elles se sont au contraire consolidées. C'est la preuve que, malgré les actions qui ont été menées – je n'en doute pas – et le temps et l'énergie que cela a pris, nous n'avons pas réglé les problèmes de concentrations, d'oligopoles et d'inégalités. Ni la structuration des outils ni les résultats ne sont au rendez-vous. Vous ne pouvez pas dire le contraire.
Dès lors, que fait-on pour remédier à la situation actuelle ? Il ne faut céder ni à l'immobilisme ni au découragement. L'argent ne peut pas l'emporter sur la raison et l'intelligence collective, sur l'État, sur la volonté et l'engagement des élus et des personnels des structures publiques qui sont normalement chargées de protéger les Français, aussi bien dans l'Hexagone ou que dans nos territoires respectifs, où les contraintes sont plus fortes en raison de leur éloignement, de leur insularité et de l'exiguïté de leurs marchés.
Je pense, très concrètement, que nous devons changer de paradigme. La question des moyens se pose aussi : les structures d'État ont des prérogatives, mais leur mise en œuvre n'est pas très simple, comme le montre l'ampleur des délais, qui ne permet pas de résoudre les problèmes. Il faut s'occuper de tous les paramètres de l'équation. Nous avons besoin d'une vision globale, mais aussi de toute une déclinaison organisationnelle, faisant appel à des pouvoirs de répression et de régulation, bien réels, entre les mains de l'État ou de ses satellites.
Nous sommes obligés de constater que l'Autorité de la concurrence n'a actuellement que le nom d'autorité. L'autorité appartient plutôt à ceux qui ont de l'argent. Sans remettre en cause ce qui a été fait auparavant, ni ceux qui vous ont précédé, je pense que nous devons changer de logiciel. La bonne volonté ne suffit pas. C'est à vous, qui êtes des experts, de nous dire ce que nous devons changer dans la loi ou, si cela ne relève pas du domaine législatif, de quelle manière il faudrait coordonner l'action pour faire en sorte que ceux qui ont de l'argent ne soient pas plus puissants que l'État lui-même. Sinon, cela veut dire que l'État n'a plus de valeur.
De quoi s'agit-il, en effet ? On assiste à la constitution d'empires dans des territoires où, en raison de leur faible taille ou de leur éloignement, il n'existait pas d'économie, en réalité. Les économies actuelles sont assez particulières : elles se raccrochent, pour l'essentiel, à la vieille tradition du négoce, qui empêche le développement endogène de ces territoires. Les enjeux sont très importants : nous n'avons pas le droit de laisser se reproduire la même chose dans des territoires moins touchés que la Martinique ou la Guadeloupe. J'insiste sur ce point. Nous connaissons les conséquences, et nous serions donc coupables si nous laissions faire. Ce serait même quasiment criminel, car tout cela conduit à des drames – je ne reviens pas sur la question du chlordécone. La puissance financière conduit, on le sait très bien, à une collusion inquiétante avec certaines administrations.
Nous avons déjà évoqué les accords exclusifs d'importation, mais je ne sais pas si vous avez répondu à la question. Les effets sur la concurrence de l'interdiction de ces accords semblent encore limités. Quelle est votre analyse et quelles réponses pourrait-on apporter ?
Nous avons pris, depuis que ce dispositif existe, dix décisions – neuf prévoyant des sanctions et une autre des engagements. On voit les effets, mais d'une manière impressionniste, décision après décision, dans des secteurs très particuliers, le dernier concerné étant celui du champagne. Nous avons également pris des décisions portant sur les produits d'alimentation, les produits de beauté et les produits d'entretien. Il n'y a pas d'impact macroéconomique : c'est ponctuel.
La décision vient seulement d'être prise.
Donnez-nous, alors, un exemple plus ancien, pour lequel il existe une évaluation des effets.
Les accords exclusifs d'importation, désormais interdits, ont été dénoués secteur après secteur, voilà l'effet. Nous n'avons pas, en revanche, d'évaluation de l'impact économique.
L'impact économique de l'interdiction ne se limite pas entièrement aux décisions prises. Nous avons ainsi relevé dans une étude d'impact réalisée en 2019 que cela conduisait à une généralisation des procédures d'appels d'offres, lesquelles sont désormais utilisées d'une manière très systématique par les fabricants dans les cas où le marché est trop étroit pour qu'il y ait de la place pour deux grossistes importateurs en même temps, c'est-à-dire dans les cas d'exclusivité de fait qui ont parfois succédé aux anciennes exclusivités de droit, désormais prohibées. Dans ces cas-là, les appels d'offres qui sont lancés à des fréquences régulières permettent de faire tourner les grossistes et d'offrir une certaine alternative ou, en tout cas, d'instituer une certaine incertitude dans un secteur qui était auparavant caractérisé par beaucoup plus d'inertie. La loi n'a pas permis de résoudre tous les problèmes, mais le bilan qui a été dressé est globalement positif.
Le paradigme de la concurrence a changé à tous les niveaux. Nous traversons une période dans laquelle le pouvoir de marché des grandes entreprises augmente partout, même si c'est plus marqué aux États-Unis que chez nous. À cela s'ajoute une crise inflationniste. En parallèle, il existe une volonté, coordonnée – nous en parlons beaucoup avec la Commission européenne –, de prévenir beaucoup plus tôt la constitution de pouvoirs de marché excessifs.
Cela se manifeste dans le domaine du numérique, dont nous n'avons pas parlé mais qui est important pour l'économie, dans le cadre du règlement européen sur les marchés numériques, qui va permettre de réguler les grandes entreprises de ce secteur d'une manière beaucoup plus stricte. Cela se traduit aussi dans notre pratique du contrôle des concentrations. L'Autorité de la concurrence n'avait interdit aucune concentration entre 2008 et 2020. Nous en avons ensuite interdit une en 2020, une autre en 2021, et quasiment une autre en 2022 – la fusion entre TF1 et M6 n'a pas été interdite, car le dossier a été retiré, mais s'il l'a été, c'est parce que les acteurs concernés savaient que nous allions prononcer une interdiction. Ces trois dossiers concernaient la grande distribution en métropole, le transport d'hydrocarbures et l'audiovisuel.
La volonté est là. La question à laquelle nous devons répondre collectivement – je vous remercie pour la discussion que nous avons – porte sur la manière dont nous nous organisons pour travailler ensemble, notamment pour améliorer et accélérer la constitution de preuves afin de nous permettre de suivre la même approche outre-mer, en tenant compte des particularités locales. C'est en tout cas de cette façon que je résumerais notre discussion.
J'ajoute qu'il faut prendre l'initiative au lieu d'attendre que cela vienne de l'extérieur. Nous renforcerons, néanmoins, notre partenariat : vous allez entendre parler de nous.
Je vous propose de compléter nos échanges en envoyant au secrétariat de la commission les documents que je vous ai demandés et tous ceux que vous jugerez utiles. Nous avons besoin d'éléments précis pour réaliser des synthèses croisées, formuler un diagnostic et proposer des solutions à tous les niveaux afin d'améliorer un peu votre quotidien et celui des personnes par qui nous avons été missionnés, aussi bien vous en tant qu'Autorité de la concurrence que nous en tant que parlementaires.
Je vous remercie également de répondre par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours pour préparer l'audition.
La séance s'achève à 18 heures trente-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Yoann Gillet, M. Frantz Gumbs, M. Johnny Hajjar, M. Frédéric Maillot, Mme Joëlle Mélin, M. Philippe Naillet, Mme Cécile Rilhac, M. Guillaume Vuilletet.
Assistaient également à la réunion. – M. Jean-Victor Castor, Mme Sandrine Rousseau.