Après l'obtention de ma thèse de doctorat à l'université des Antilles, j'ai été recruté au ministère des outre-mer pour piloter un projet de construction d'outils quantitatifs permettant d'évaluer l'effet de politiques économiques pour les quatre départements d'outre-mer (DOM) historiques, ce qui n'existait pas jusqu'alors. Par la suite, j'ai été recruté à l'université des Antilles comme maître de conférences. J'y ai créé un réseau réunissant une vingtaine de chercheurs des outre-mer, d'horizons géographiques divers, pour travailler sur les thématiques d'outre-mer et assortir nos analyses, quand nous le pouvons, de pistes de réflexion.
La vie chère correspond à deux éléments : des prix élevés ou des revenus faibles, voire les deux. Si les conférences sur les problématiques des économies d'outre-mer se multiplient, c'est bien que la chose apparaît complexe. Elle l'est autant que le fonctionnement de nos territoires, caractérisés à la fois par des éléments d'économie en développement –avec un chômage et une pauvreté monétaire élevés par rapport aux autres départements – et par des aspects d'économie développée par rapport aux bassins avoisinants –, avec un PIB par habitant élevé et un indice de développement humain (IDH) relativement élevé également. Les économies d'outre-mer vacillent constamment entre ces deux types de caractéristiques, qui fondent leur nature d'économie structurellement mal développée. J'aime à la qualifier d'« économie bigidi », car elle fait mine de tomber au rythme des crises sociales mais reste debout malgré tout.
Tout un ensemble de facteurs contraignent les prix : les éléments de vulnérabilité économique, physique – liée au changement climatique –, énergétique – avec une forte dépendance aux carburants fossiles. Les territoires font également face à un ensemble de contraintes et à des facteurs structurels très bien répertoriés, dont l'insularité, qui majore les coûts de production. Il existe aussi des facteurs spécifiques liés à la faiblesse de la concurrence et à l'étroitesse des marchés, qui permettent des marges élevées et l'émergence de phénomènes de concentration d'activité.
Tout cela entraîne des coûts élevés, mais aussi des marges élevées ; c'est ce qui élève les prix dans nos territoires. Cette augmentation des prix réduit la compétitivité de la production locale. Quand on ne produit pas beaucoup, il y a deux conséquences : d'une part, le chômage augmente car les entreprises deviennent économes en main-d'œuvre et d'autre part, les revenus diminuent. Cette baisse de la production va s'accompagner d'une hausse des prix dans ces territoires.
Dans ce genre de situation, les pouvoirs publics interviennent au moyen de trois leviers principaux.
Le premier est ce que l'on appelle vulgairement une politique d'offre, pour soutenir l'activité des entreprises. Celles-ci demandent plus d'aides et de protection pour réduire les contraintes qui majorent leurs coûts de production, d'où tout un arsenal de dispositifs : la défiscalisation, l'exonération de charges, les subventions, les quotas, l'octroi de mer. Cela entraîne des gains de productivité artificiels, également économes en emplois.
Le deuxième levier est la politique de demande, liés notamment aux sur-rémunérations, à l'abattement fiscal, aux allocations de prestations. Ce versement de revenus a permis de réduire les inégalités dans le temps, mais l'augmentation du niveau de la demande a eu trois effets. La production locale ne suffisant pas à satisfaire le marché, les prix des produits locaux augmentent. On constate un report sur les produits importés, avec une cristallisation de la dynamique du secteur import de la grande distribution. Enfin, plus les produits importés pèsent dans l'économie, plus leurs prix entraînent la dynamique des prix locaux : on observe une contagion d'inflation importée.
La prime de vie chère et la sur-rémunération n'ont pas été sans conséquences sur le marché du travail : il y a eu un effet de contagion des salaires du public sur les salaires très qualifiés du privé. Les entreprises locales, estimant manquer de travailleurs qualifiés, ont étendu le marché du travail à l'échelon national et recruté directement des travailleurs venant de l'Hexagone. Ces derniers, se retrouvant en position de force dans la négociation salariale, ont pu obtenir une rémunération plus élevée. Voilà pourquoi, comme le montrent les chiffres de l'Insee, les salaires des fonctionnaires et des travailleurs qualifiés sont plus élevés outre-mer que dans l'Hexagone.
Mais il existe aussi sur le marché local des travailleurs très qualifiés – à l'université, nous en produisons chaque année des dizaines. Il existe alors trois possibilités pour ces travailleurs qualifiés : soit ils se reconvertissent dans d'autres secteurs d'activité, soit ils partent – on observe un phénomène de fuite des cerveaux qui entraîne un vieillissement de la population, car ils reviennent difficilement –, soit ils se reportent sur des emplois moins qualifiés pour lesquels il y a déjà une main-d'œuvre disponible. Cette concurrence pour les emplois moins qualifiés tire les salaires vers le bas. De ce fait, les salaires des travailleurs moins qualifiés sont moins élevés en outre-mer que dans l'Hexagone. Or, comme l'emploi local est plus riche en emplois non qualifiés, on observe que le salaire moyen, dans le secteur privé, est de 10 % à 15 % plus faible dans les territoires d'outre-mer que dans l'Hexagone. Cela exacerbe les tensions sociales, ce qui affecte aussi la productivité du travail.
Le troisième moyen d'intervention des autorités est l'encadrement des prix, soit directement, par le dispositif du bouclier qualité-prix (BQP) ou la limitation des prix de l'électricité ou du carburant, soit moins directement par l'exonération du taux de taxe sur la valeur ajoutée (TVA), la réduction de son taux ou des chèques énergie destinés aux ménages modestes.
On constate ainsi la conjonction de prix élevés, d'un chômage important et de faibles revenus. Ces trois éléments expliquent la pauvreté monétaire dans nos territoires, laquelle accroît le poids de l'économie informelle – fondée sur une culture de la débrouillardise –, destinée à compenser le « mal-vivre ». Cette pauvreté monétaire touche entre un tiers et la moitié de la population dans chaque territoire d'outre-mer si l'on prend pour référence le seuil national de bas revenu, qui est d'environ 1 010 euros.
D'une part, les salaires sont généralement plus bas ; d'autre part, les avantages offerts – sur les charges sociales ou avec l'octroi de mer – permettent aux entreprises d'améliorer leur compétitivité. Dans ce contexte, on s'attendrait à ce que les prix soient plus bas dans les territoires d'outre-mer que dans l'Hexagone. Or on observe le contraire. Cela s'explique soit par des barrières à l'ajustement, des rigidités, qui empêchent les prix de baisser, soit par des phénomènes de rente et de captation de rente. De fait, les taux de marge des entreprises sont plus élevés dans ces territoires que dans l'Hexagone.
Autrefois, les économistes institutionnalistes parlaient de « colonies extractives » à propos des territoires que l'on colonisait pour en extraire les denrées et les exporter vers l'Europe ; désormais, il existe des « économies extractives » – de transfert et de captation de rente. Cela souligne le poids de l'histoire : le même état d'esprit perdure. L'économiste Thomas Piketty montre d'ailleurs que, dans les anciennes colonies esclavagistes, qui figurent parmi les systèmes les plus inégalitaires de l'histoire, les 10 % les plus riches détiennent plus de 80 % des revenus, voire près de 100 % du patrimoine. Ce partage inégal des revenus date de l'abolition de l'esclavage en 1848 : on a alors dédommagé les anciens propriétaires, tandis que les anciens esclaves partaient de zéro. On a ainsi créé un écart qu'on n'a eu de cesse de résorber, sans y parvenir complètement aujourd'hui encore.
Ce phénomène de vie chère date de cette époque et perdure. Selon un rapport, il est aussi à l'origine de la grave crise sociale survenue en Guadeloupe en 1910, en lien avec l'industrie sucrière.
Les politiques économiques combattent la vie chère d'un côté, mais la soutiennent de l'autre. Le système est dépendant de transferts et la dépendance nourrit la dépendance. S'y ajoute le comportement stratégique des acteurs, qui, en défendant leurs intérêts, jouent un rôle important dans la survie du système, notamment par la captation de rente.