Jeudi 9 mars 2023
La séance est ouverte à 14 heures 40.
(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)
La commission entend M. Jean-Yves Frouin, auteur d'un rapport remis au Premier ministre le 1er décembre 2020 et intitulé « Réguler les plateformes numériques de travail ».
Chers collègues, nous avons l'honneur d'accueillir M. Jean-Yves Frouin, grand expert du droit du travail et ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation entre 2014 et 2018. Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui car vous avez été chargé par l'ancien Premier ministre d'une mission à l'effet de formuler des propositions concernant les travailleurs des plateformes numériques en matière de statut, de dialogue social et de droits sociaux.
Cette mission a donné lieu à un rapport publié en décembre 2020, intitulé Réguler les plateformes numériques de travail. Ce rapport et les propositions qui l'accompagnent intéressent tout particulièrement notre commission d'enquête, qui poursuit un double objet : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre les décideurs publics et les représentants d'intérêts ; et d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics.
Nous souhaitons connaître votre point de vue sur les révélations des Uber files et nous espérons que vous pourrez présenter votre rapport, son contexte et ses principales recommandations. Nous avons déjà débattu pendant plusieurs semaines de la question de l'application du droit du travail au sein de ces plateformes, de celle du statut des livreurs et des chauffeurs, de l'évolution de la jurisprudence et du débat en cours à propos de la directive européenne sur la présomption de salariat.
Bien qu'ayant quitté vos fonctions de Président de la chambre sociale de la Cour de cassation depuis 2018, nous sommes intéressés par votre appréciation sur l'évolution de la jurisprudence de la Cour concernant les travailleurs des plateformes.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Jean-Yves Frouin prête serment).
J'ai été saisi sur la base d'une disposition de la loi d'orientation des mobilités, à savoir son article 48, qui habilitait le gouvernement à prendre par ordonnance, dans un délai de douze mois, toute mesure relevant du domaine de la loi, afin de déterminer « les modalités de représentation des travailleurs indépendants définis à l'article L. 7341-1 du code du travail recourant pour leur activité aux plateformes mentionnées à l'article L. 7342-1 du même code et les conditions d'exercice de cette représentation ».
La mission dont j'assurais la présidence avait pour objet de préparer les termes de cette ordonnance. Il s'agissait pour les pouvoirs publics de mettre en place une possibilité de dialogue social entre d'un côté, des entités indépendantes, c'est-à-dire des entreprises ; et de l'autre, des travailleurs indépendants. La question se posait de savoir s'il était possible de transposer simplement ce qui existe en matière de dialogue social dans les entreprises ou s'il y avait besoin de procéder à des adaptations en raison du statut particulier de ces travailleurs indépendants. En conséquence, les pouvoirs publics avaient pour intention de préparer le terrain de l'ordonnance. C'était la mission qui m'était confiée en janvier 2020 avec six autres personnes : des économistes, des spécialistes du numérique et un professeur des Facultés de droit.
Il se trouve que la situation a évolué par rapport à l'intention initiale des pouvoirs publics ; l'objet de la mission qui m'avait été confiée s'en est trouvé changé. En particulier, le 4 mars 2020, est intervenu l'arrêt Uber de la Cour de cassation, auquel la Cour a entendu donner un retentissement important. Cet arrêt avait pour objet de requalifier en contrat de travail le contrat de droit commun d'un chauffeur Uber.
La motivation de la Cour était extrêmement forte et il pouvait sembler en résulter que presque tous les travailleurs des plateformes de mobilité, s'ils venaient à saisir le juge, pourraient voir requalifier leur contrat en contrat de travail. À l'époque, nous étions en plein premier confinement mais le premier réflexe des pouvoirs publics a été de s'interroger pour savoir s'il était possible de maintenir un statut de travailleur indépendant pour les travailleurs des plateformes compte tenu de l'arrêt de la Cour de cassation. Les services du Premier ministre avaient même envisagé de créer une seconde mission ayant pour objet de réfléchir à la création d'un tiers statut, entre le statut de travailleur indépendant, dont relèvent les travailleurs des plateformes, et celui de salarié, comme il en existe dans un certain nombre de pays européens, tels le Royaume-Uni, l'Espagne ou l'Allemagne.
Pendant deux à trois mois, nous avons assisté à une période de flottement et nous avons mis en sommeil l'exécution de notre mission, jusqu'à ce que les services du Premier ministre décident de modifier, le 5 juin suivant, les termes de la mission qui nous avait été confiée. La mission a ainsi conservé l'organisation du dialogue social et la préparation de l'ordonnance mais s'est ajoutée une réflexion sur le statut des travailleurs de plateformes. Celle-ci intégrait notamment la question de savoir s'il était opportun de créer un tiers statut et, si tel n'était pas le cas, de rechercher les voies et moyens de sécuriser le statut des travailleurs des plateformes dans la perspective du maintien de leur statut de travailleur indépendant. Enfin, un des derniers objectifs visait à réfléchir pour l'avenir à la possibilité de mettre en place un statut unique de l'actif afin que les droits futurs des travailleurs indépendants soient progressivement alignés sur les droits des salariés.
Telle était la nouvelle mission, dont je me suis acquitté autant que j'ai pu. À la suite de la modification de la mission, trois autres membres ont été adjoints à son comité d'experts : un économiste, un juriste et un spécialiste du numérique. Nous avons pris un peu de retard mais nous avons finalement rendu le rapport le 2 décembre.
En substance, la mission a estimé qu'il n'était pas opportun de créer un tiers statut. Elle a proposé la possibilité de sécuriser les relations contractuelles tout en faisant valoir que la possibilité suggérée n'aboutirait pas forcément à empêcher le juge de requalifier si la question lui était posée. Nous nous sommes posé la question de savoir s'il n'était pas opportun de reconnaître le statut de salariés à l'ensemble des travailleurs des plateformes. Nous avons considéré que cela pouvait présenter des avantages mais nous n'avons pas donné suite dans la mesure où il ne s'agissait pas de l'esprit de la mission qui nous avait été confiée par les pouvoirs publics.
In fine, nous avons recherché une solution de moyen terme, de cote mal taillée, dans laquelle les travailleurs des plateformes seraient les salariés d'un tiers employeur, c'est-à-dire soit une coopérative d'activité et d'emploi, soit entreprise de portage salarial. Par la suite, le rapport n'a pas été suivi du tout puisque l'actuelle Premier ministre, à l'époque ministre du Travail, a décidé de désigner une task force pour préparer les termes de l'ordonnance d'avril 2021, laquelle a été suivie d'une nouvelle ordonnance, puis d'un scrutin pour désigner les représentants des travailleurs des plateformes.
La task force à laquelle vous faites référence est-elle celle qui a été coordonnée par M. Bruno Mettling ?
C'est exact. Nous avons d'ailleurs échangé sur l'objet du rapport, notamment sur ce que j'avais proposé dans le chapitre sur le dialogue social.
Un certain nombre de raisons nous paraissaient s'y opposer. D'abord, les pouvoirs publics avaient déjà confié en 2008 à un directeur des ressources humaines et à un universitaire une mission d'évaluation sur l'opportunité d'un tiers statut. Cette mission avait préconisé dans son rapport la création d'un tiers statut mais les pouvoirs publics n'avaient pas donné suite, vraisemblablement parce que les partenaires sociaux y étaient fermement opposés.
Ensuite, il existe une difficulté d'appréciation sur la réalité de la nature du contrat entre le travailleur salarié et le travailleur indépendant : le lien de subordination est une notion assez difficile à cerner et à apprécier. Si l'on crée un tiers statut, on ajoute deux frontières floues à une seule frontière floue. On aurait complexifié les choses pour les uns et les autres sans aucun avantage.
La troisième raison était une raison d'opportunité. En effet, on peut craindre qu'un troisième statut entraîne une externalisation vers ce tiers statut de travailleurs actuellement salariés. Cela pourrait leur être préjudiciable en termes de protection légale.
Des exemples étrangers ont-ils apporté des réponses qui vous semblent plus satisfaisantes ?
Une décision importante a été rendue au Royaume-Uni il y a deux ans. Des travailleurs de plateformes qui travaillaient sous le statut de travailleurs indépendants ont demandé à bénéficier du statut intermédiaire de workers. Ceci leur a permis d'avoir un statut leur accordant un certain nombre de droits dont bénéficient les salariés (employees). De ce point de vue, on peut supposer que cela leur a donné satisfaction.
En Espagne, les pouvoirs publics ont purement et simplement décidé de faire des travailleurs de plateformes de mobilité des salariés. En Italie, il existe un tiers statut et des débats importants portent sur le statut des travailleurs de plateformes de mobilité, comme les chauffeurs de véhicules de transport avec chauffeur (VTC) et les livreurs.
Vous dites ne pas avoir examiné dans le détail le statut de salarié. Que pouvez-vous ajouter ?
Nous l'avons malgré tout examiné mais avec prudence. J'ai développé l'idée que si cette solution pouvait paraître cocher toutes les cases, elle ne correspondait pas en réalité à l'objet de ma mission. Il m'a donc semblé opportun de présenter les avantages et inconvénients des différentes solutions. Le statut de salariat présente un certain nombre d'avantages mais je ne suis pas allé au-delà des termes de ma mission. J'ai conclu en indiquant que je ne le préconisais pas.
Il nous a semblé que, peut-être, le statut de salariat diminuerait très sensiblement le volume de travailleurs qui sont occupés par les plateformes, ce qui peut poser un problème objectif pour la lutte contre le chômage.
Quel est votre regard sur le dialogue social tel qu'il a été structuré depuis la parution de votre rapport ? Je pense notamment à la création de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (Arpe) ou les avancées comme le tarif minimum pour les courses de VTC sur lesquelles les partenaires se sont mis d'accord.
L'organisation qui a été mise en place me paraît correspondre, d'un point de vue juridique, à la volonté initiale des pouvoirs publics telle que présentée dans la loi d'orientation des mobilités. Elle semble aussi satisfaire à ce qu'il est possible de mettre en place pour l'organisation d'un bon dialogue social. Cependant, le scrutin a donné lieu à une très faible participation électorale qui pose le problème de la légitimité des représentants. Par ailleurs, d'après ce que j'ai lu dans la presse, il semble que lors des premières négociations, les représentants de la plateforme Uber ont exercé une influence prégnante sur le bon déroulement du dialogue.
Ensuite, nous avions proposé une rémunération minimale de 8 euros dans notre rapport après avoir sollicité les avis de certains dirigeants de plateformes. Le montant de 7,65 euros a finalement été retenu deux ans plus tard.
Je vous remercie pour les éléments clairs que vous nous avez apportés. Si je comprends bien, votre mission initiale s'est quelque peu élargie. On peut donc considérer qu'il y a eu une véritable réorientation de la mission puisqu'il vous a été demandé de ne pas retenir l'hypothèse de la requalification en salariat.
De fait, le rapport indique que « la reconnaissance d'un statut de salarié à tous les travailleurs des plateformes est une deuxième option. Elle aurait pour avantage de régler immédiatement les questions de sécurité juridique en éteignant les contentieux en requalification. Elle aurait également pour effet d'étendre aux travailleurs des plateformes les droits et protections des salariés. Cette option techniquement aisée à mettre en œuvre amènerait enfin de la clarification. Ce n'est, cependant, pas l'hypothèse de travail des pouvoirs publics ayant initié cette mission ».
Pourtant, lors des travaux de la mission, la Cour de cassation a rendu une décision historique, dans son arrêt du 4 mars 2020. Vous nous avez expliqué que la ministre du Travail de l'époque a décidé de donner une mission à d'autres personnes en vue de la création de l'Arpe. Cette mission a ainsi été confiée à une task force pilotée par M. Bruno Mettling. Je ne me souviens plus si c'est au préalable qu'il a travaillé pour un cabinet de conseil rémunéré par Uber. Pouvez-vous nous faire part de votre position à ce sujet ?
Je n'ai pas d'opinion sur la question. Je ne savais pas que Bruno Mettling, si c'est le cas, avait, à un moment donné, exercé une ou plusieurs activités de conseil ou exprimé un avis auprès de la plateforme Uber. Cette plateforme avait mis en place, avant que je ne sois désigné pour l'exercice de cette mission, des groupes de travail et de réflexion comportant un certain nombre de personnes d'horizons divers, qu'il s'agisse de spécialistes du numérique, d'universitaires ou d'économistes. Ces derniers avaient commencé à réfléchir à ce sujet. Mais je n'ai aucune information concernant M. Mettling et je n'ai pas d'opinion à faire valoir à ce sujet. Je précise néanmoins que parmi les membres du groupe d'experts qui m'ont accompagné, l'une d'elles, économiste, m'a indiqué dès le début de la mission qu'elle avait été sollicitée par Uber pour participer à ces groupes de réflexion et m'a demandé si elle pouvait continuer ou non dès lors qu'elle intégrait le groupe d'experts. Je lui ai dit que c'était absolument impossible, ce qui ne lui a posé aucun problème. Elle a informé la plateforme Uber qu'elle ne pouvait plus faire partie de leur groupe de réflexion et a poursuivi son travail au sein de la mission que je présidais.
Notre commission d'enquête pourra poser la question à la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique – la HATVP – pour savoir s'il avait déclaré cette activité au moment de prendre la présidence de l'Arpe, et interroger aussi Mme le Premier ministre sur le choix de M. Mettling. En effet, il existe là une réelle interrogation sur le rôle des lobbys et leur rapport aux décideurs publics qui est aussi l'objet de notre commission d'enquête.
Ensuite, en tant qu'ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, quel est votre avis sur l'arrêt du 4 mars 2020 ? J'ai en effet le sentiment que les décideurs publics ont orienté vos travaux vers une hypothèse différant du raisonnement formulé par la Cour dans son arrêt.
Par ailleurs, j'ai l'impression que le tiers statut a été d'emblée mis en avant. En effet, si l'Arpe travaille sur la fixation du prix minimum et l'établissement de compensations ou de droits spécifiques, n'y-a-t-il pas là les prémices du tiers statut que la société Uber a cherché à défendre à chaque fois dans son travail de lobbying, notamment auprès des députés ?
La mission partait d'une hypothèse de travail, prévue par la loi, selon laquelle ces travailleurs sont des travailleurs indépendants ; mais également de la volonté des pouvoirs publics de préserver le statut de travailleur indépendant. En effet, même après l'élargissement de ma mission, les pouvoirs publics voulaient toujours, dans la mesure du possible, préserver ce statut de travailleur indépendant.
À la suite de l'arrêt Uber, je me suis dit que cela ne serait pas possible compte tenu des termes dudit arrêt, qui sont transposables à d'autres cas de figure. Cependant, le temps ayant passé, les pouvoirs publics se sont dit qu'après tout, puisque la loi d'orientation des mobilités leur en faisait l'obligation, il fallait conserver la ligne initiale de la mission. Ils souhaitaient donc mettre en place ce dialogue, dont il était attendu un rééquilibrage des relations contractuelles dans le cadre de la préservation d'un statut de travailleur indépendant pour les travailleurs de plateformes.
J'ignore ce que décidera la Cour de cassation dans les mois à venir mais dans un arrêt rendu le 13 avril 2022, elle a écarté la décision de la Cour d'appel qui avait requalifié le contrat d'un chauffeur en contrat de travail. L'arrêt de la cour d'appel de Paris s'était calé sur les critères posés dans l'arrêt Uber et, pour autant, la Cour de cassation n'a pas confirmé le raisonnement de la cour d'appel pour « défaut de base légale », comme on dit dans le jargon de la Cour de cassation. Certes, cela signifie que la décision n'est pas jugée définitivement mais elle a néanmoins cassé l'arrêt de la cour d'appel qui avait requalifié le contrat du chauffeur en contrat de travail.
Par conséquent, il n'est pas impossible que la modification par les plateformes des contrats qu'elles proposent aux travailleurs aboutisse déjà à une forme de rééquilibrage. Ce rééquilibrage pourrait être complété par le dialogue social, de telle sorte que, à échéance indéterminée, la Cour de cassation ne requalifierait peut-être plus systématiquement en contrats de travail les contrats des travailleurs des plateformes.
Je perçois donc une forme d'évolution, sachant que par ailleurs, la directive de l'Union européenne fait débat aujourd'hui, sans que l'on ne connaisse pour autant le sort définitif qui lui sera réservé.
Vous mentionnez l'existence de débats. Il est possible que le statut des travailleurs indépendants évolue au fil du temps vers un meilleur équilibre dans leurs relations avec les plateformes. À ce sujet, sur quelle période d'activité des chauffeurs porte la décision de la Cour de cassation du 4 mars 2020 ?
Je n'ai pas de certitude mais je dirais au moins deux à quatre ans plus tôt.
On peut donc envisager que les plateformes ont adapté leurs relations avec ces travailleurs dans l'intervalle.
Elles ont forcément modifié leurs contrats pour tenir compte de l'arrêt Uber.
Au moment où l'arrêt Uber a été pris par la Cour de cassation, peut-on estimer que les plateformes avaient déjà modifié leurs contrats ?
Au moment où l'arrêt Uber est rendu le 4 mars 2020, je ne sais pas dans quelle mesure les principales plateformes avaient modifié les termes de leurs contrats pour prévenir une éventuelle requalification.
Vous avez évoqué la volonté des pouvoirs publics d'aller vers un renforcement des droits des indépendants dans leurs relations avec les plateformes ou d'envisager éventuellement un tiers statut plutôt qu'une requalification en salariat. Vous mentionniez notamment l'inquiétude d'une augmentation du chômage qui pourrait être liée à cette requalification. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce qui vous semble être la motivation des pouvoirs publics à ce sujet ? On sait par exemple que dans des pays comme l'Espagne, la requalification en salariat a conduit à des départs de plateformes, à l'instar de Deliveroo.
Il est regrettable de ne pas disposer, à ma connaissance, d'étude pour savoir si la requalification en salariat entraîne une diminution importante des emplois. Toutefois, les plateformes soutenaient très largement cet argument qui avait rencontré un écho manifeste auprès des pouvoirs publics. Elles faisaient valoir que ce type d'activité constitue un gisement d'emplois particulièrement opportun pour des populations qui en sont généralement dépourvues et pour lesquelles l'idée d'une certaine autonomie d'exercice liée au statut de travailleur indépendant peut être séduisante d'autant que le statut de salarié représente un coût élevé pour les plateformes concernées.
Dans le cadre de votre mission, comment avez-vous pu prendre en considération l'avis des premiers intéressés, c'est-à-dire les chauffeurs, travailleurs ou livreurs ? Avez-vous parlé avec certains de leurs représentants ? Avez-vous pu évaluer la volonté de ces travailleurs d'être indépendants ou de devenir salariés ?
Dans ce genre de missions, il nous est demandé de recueillir un maximum d'avis auprès des personnes intéressées. Je rappelle néanmoins qu'il s'agissait de l'année 2020, période qui a connu deux confinements. De fait, les auditions n'étaient pas faciles à mettre en œuvre même en visioconférence.
Une autre difficulté, que je ressens toujours avec le recul, est liée au monde des livreurs et des chauffeurs. Nous avons en effet du mal à savoir quelle est leur véritable volonté, au-delà de la rémunération minimale. Les collectifs se sont constitués mais il est parfois difficile de percevoir des volontés communes. Néanmoins, à l'issue des recueils d'avis, on peut considérer que les livreurs étaient en majorité plus tentés par le salariat quand les chauffeurs, en majorité, paraissaient privilégier une autonomie d'exercice, c‘est-à-dire un statut d'indépendant. Cependant, nous n'observions pas chez eux une volonté ferme de s'orienter vers ce dialogue social, qui était considéré avec méfiance, au motif qu'ils allaient de toute manière « se faire bouffer ».
Lors du confinement, les réalités sociales étaient très différentes. Les livreurs ont été très sollicités pour des rémunérations dérisoires, quand les chauffeurs VTC ont vu leur activité se réduire à néant, du jour au lendemain, sans protection ni aide de l'État.
Ensuite, la loi définit un statut de travailleur indépendant mais les décisions de justice ont bien démontré qu'il n'existait pas, en pratique, pour les employés des plateformes. La réalité est telle que les liens de subordination entraînent une requalification en salariat. Il peut s'agir en conséquence de travail dissimulé.
Les travailleurs de plateformes ont pu être interpellés au départ par un discours séduisant sur le statut d'indépendant, envisagé comme un entrepreneur libre. Mais peu à peu, ils se sont aperçus de la réalité de leur activité et de leur relation avec les plateformes, plus encore pendant le confinement. Il y a donc un grand décalage entre cette prise de conscience et les orientations souhaitées par les décideurs publics, notamment via l'Arpe, sans pour autant que leurs points de vue aient été demandés aux travailleurs. D'après vous, l'Arpe peut-elle aborder la question du salariat ?
Lorsque nous avons auditionné Monsieur Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV, il nous a indiqué que l'Arpe a voulu introduire le tarif minimum des courses de VTC sans concertation : sous la pression d'Uber, elle l'a quasiment imposé aux chauffeurs qui y étaient majoritairement opposés. Quel est votre point de vue ? À votre avis, quelle peut être l'évolution de l'Arpe si le projet de directive européenne sur la présomption de salariat est conforté par le trilogue ?
Je ne peux pas m'engager dans le débat que vous avez évoqué. À partir du moment où j'ai accepté la proposition des pouvoirs publics, je me devais de rester dans l'esprit de la mission qui m'avait été confiée. Pour le reste, la volonté des chauffeurs et des livreurs est très incertaine ; on ne sait pas véritablement ce qu'ils souhaitent. Telles sont en tout cas les tendances qui nous sont apparues lorsque nous avons procédé aux auditions des collectifs.
Le projet de directive de l'Union européenne entendait poser une présomption de salariat à partir de deux critères sur cinq. Mais la réflexion dure désormais depuis trois ans au sein de l'Union européenne et je me demande si cette orientation sera finalement retenue.
Dans sa version annotée par le Parlement européen, il n'y a plus de critères mais une présomption de salariat. Ensuite, je souhaiterais connaître votre point de vue de magistrat sur le point suivant. La décision de la Cour de cassation est importante et de nombreuses démarches ont été engagées aux prud'hommes. Je voudrais savoir pourquoi tant de décisions sont renvoyées en départage.
Je ne sais pas si les litiges vont souvent en départition. J'imagine que la voie de la départition est choisie parce que les conseillers prud'hommes savent d'emblée qu'ils vont être en opposition sur la notion de requalification.
Pour ma part, j'avais pensé que la Cour s'efforcerait, dans les affaires de requalification, même si les contrats n'étaient pas rigoureusement identiques, d'adopter des solutions analogues pour des raisons de lisibilité et de sécurité juridique. Il semble bien qu'elle ait décidé que chaque dossier est en réalité unique. Dans ce cas, à l'étude de chaque dossier, elle se demande s'il y a lieu ou non de procéder à une requalification. Il faudra donc attendre d'autres décisions de la Cour de cassation pour voir si une ligne générale se dessine.
Depuis la parution de votre rapport, des articles de chercheurs ont montré qu'en Île-de-France, un quart des livreurs sont en réalité des travailleurs sans-papiers qui louent des comptes de livreurs français, lesquels refusent de travailler pour moins de quatre euros de l'heure. Comment envisagez-vous cette situation ? Savez-vous s'il existe des études, par exemple menées par l'INSEE, sur les rémunérations effectives dans ce secteur ? Enfin, savez-vous s'il existe des études en Espagne sur les conséquences en termes d'emplois du choix des pouvoirs publics ?
Je risque de vous décevoir ; je n'ai pas d'éléments d'information sur la plupart des sujets que vous avez évoqués. En revanche, l'un des membres de notre mission, Madame Dablanc, spécialiste du travail au sein des plateformes, a effectué de nombreuses études, lesquelles montrent qu'un nombre important de livreurs sont en réalité des sous-traitants de ceux qui disposent de la carte d'immatriculation. Il y en a énormément, et notamment des personnes sans papier, dans le secteur des livraisons de repas en particulier. Je ne sais pas non plus si la décision espagnole visant à conférer le statut de salarié aux employés des plateformes a eu des conséquences sur le nombre d'emplois concernés. Je sais que la société Deliveroo a immédiatement quitté le territoire mais c'est tout.
Nous n'avons malheureusement pas le temps d'aborder toutes les questions que nous souhaiterions vous poser. Nous aimerions notamment connaître votre point de vue de magistrat et de juriste lorsque vous avez découvert les Uber files. Nous vous transmettrons peut-être des questions par écrit.
Nous entendrons la semaine prochaine les plateformes de livraison. À cette occasion, il sera opportun de poser les questions qui viennent d'être formulées par notre collègue Mme Dufour. Je pense notamment à celles qui sont relatives à l'utilisation massive de travailleurs sans-papiers et à la sous-location des titres d'autoentrepreneurs. Cette réflexion doit s'inscrire dans le cadre de notre commission d'enquête mais également dans celui du projet de loi sur l'asile et l'immigration, pour voir s'il est possible de renforcer la réponse pénale sur ces sujets.
Monsieur Frouin, je vous remercie pour le temps que vous nous avez consacré.
La commission entend M. Pierre Ramain, directeur général du Travail et Mme Annaïck Laurent, directrice générale adjointe du Travail, au ministère du Travail, du Plein emploi et de l'Insertion.
Je vous remercie d'avoir pris le temps de venir échanger avec notre commission d'enquête.
À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files. S'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine, datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour s'implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personne (T3P), qui était jusqu'alors réservé aux taxis.
Dans ce contexte, notre commission d'enquête poursuit deux objectifs : d'une part, identifier l'ensemble des opérations de lobbying menées par Uber pour s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre les décideurs publics et les représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales, environnementales du développement du modèle d'Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.
Votre audition s'inscrit davantage dans cette seconde optique. Nous souhaitons ainsi recueillir votre analyse, en tant que directeur de l'administration chargée du travail en France, sur les conséquences économiques et sociales de ces nouvelles formes d'emploi, sur les évolutions de la jurisprudence concernant le statut de salarié ou d'indépendant des employés des plateformes ainsi que sur le débat relatif au projet de directive introduisant une présomption de salariat dans le secteur des plateformes. Votre administration s'est-elle été saisie de ces sujets ? A-t-elle été consultée dans le cadre de la mission de M. Jean-Yves Frouin ? A-t-elle formulé des propositions ? Est-elle chargée de la mise en œuvre des recommandations de la mission Frouin ou de la task force Mettling ?
En outre, je crois savoir que le ministère du travail assure la cotutelle de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (Arpe) avec le ministère des Transports. Pouvez-vous nous indiquer votre rôle vis-à-vis de cette autorité, mais également votre appréciation de son premier bilan et des chantiers à venir ?
Enfin, en tant que directeur du travail, vous avez également la responsabilité de l'inspection du travail. Pouvez-vous nous rappeler ses missions et ses champs de compétences, en particulier vis-à-vis des travailleurs des plateformes d'emploi ? Cela nous permettra de compléter les informations déjà transmises par le collectif des journalistes et par les différents interlocuteurs que nous avons eu l'honneur d'interroger.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Pierre Ramain et Mme Annaïck Laurent prêtent serment).
Le développement des plateformes numériques a permis d'investir de nouveaux champs de l'économie et de créer de nombreux emplois ces dernières années et a contribué à l'émergence de nouvelles formes de travail, qui interrogent le cadre habituel du droit du travail.
Aujourd'hui, nous estimons qu'un peu plus de 100 000 personnes consacrent leur activité à temps plein en relation avec les plateformes. Ce chiffre est d'ailleurs assez cohérent avec le nombre des personnes inscrites sur les listes électorales (120 000) pour les élections organisées par l'Arpe il y a quelques mois.
Du strict point de vue de la qualification de la relation entre les travailleurs et les plateformes, il n'existe pas de disposition spécifique dans le code du travail. En fait, la qualification de la relation entre l'employeur et le salarié relève historiquement et aujourd'hui encore du juge judiciaire. Le juge fait donc application du principe général de non salariat, qui est posé par l'article L. 8221-6 du code du travail et inscrit dans la loi depuis 1994. Celui-ci indique que « sont présumés ne pas être liés avec le donneur d'ordre par un contrat de travail dans l'exécution de l'activité donnant lieu à immatriculation ou inscription : les personnes physiques immatriculées au registre du commerce et des sociétés, au registre national des entreprises en tant qu'entreprise du secteur des métiers et de l'artisanat, au registre des agents commerciaux ou auprès des unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (…) ».
Cette présomption peut être renversée par le travailleur s'il prouve le lien de subordination juridique. Le juge judiciaire examine ainsi au cas par cas les conditions concrètes et réelles de la réalisation du travail. De ce point de vue, les critères sont posés depuis une cinquantaine d'années par le juge et ont été rappelés par l'arrêt Société Générale de la Cour de cassation du 13 novembre 1996. Ils définissent le lien de subordination juridique comme l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. J'ai noté que vous avez prévu d'entendre les représentants de la chambre sociale de la Cour de cassation qui pourront revenir plus en détail sur ce sujet.
Ce triptyque direction-contrôle-sanction s'apprécie grâce à la méthode dite du « faisceau d'indices » qui s'applique à tout travailleur sollicitant la reconnaissance d'un statut de salarié. La Cour de cassation a utilisé ce même raisonnement lors des arrêts rendus à l'encontre des sociétés Uber et Take Eat Easy. Dans son arrêt du 25 janvier 2023 concernant la société Uber, la Cour a ainsi rappelé la jurisprudence classique sur le lien de subordination. Elle a précisé que le travail au sein d'un service organisé, lorsque l'employeur en détermine unilatéralement les conditions d'exécution, peut constituer un indice de subordination. Inversement, elle a considéré qu'il n'y avait pas de contrat de travail entre un travailleur et la plateforme Voxtur, dans un arrêt du 13 avril 2022, au motif que les éléments étaient insuffisants pour caractériser l'exercice au sein d'un service organisé.
Dans le cadre du statut, depuis 2016, tout en renvoyant à l'application des principes généraux du droit du travail, le législateur a pris un certain nombre de mesures pour réguler le secteur des plateformes et garantir des droits individuels et collectifs aux travailleurs. En premier lieu, en matière de protection sociale, depuis la loi du 8 août 2016, les travailleurs indépendants de ces plateformes bénéficient d'une prise en charge de la cotisation en matière d'accident du travail. Ensuite, depuis le 1er janvier dernier, date d'entrée en vigueur de la loi de financement pour la sécurité sociale pour 2023, les plateformes de mobilité peuvent aussi proposer des prestations de protection sociale complémentaire, qui bénéficient à titre collectif à l'ensemble des travailleurs de la plateforme.
Un autre droit collectif construit depuis 2016 porte sur le droit à la formation : les travailleurs indépendants bénéficient à la fois de la prise en charge de leur contribution par les plateformes à la formation professionnelle, ainsi qu'à une partie de leurs frais pour la validation des acquis de l'expérience. De la même manière, les plateformes ont l'obligation d'abonder le compte personnel de formation des travailleurs des plateformes réalisant plus d'un certain niveau de chiffre d'affaires avec elles.
Enfin, les travailleurs des plateformes peuvent exercer leur droit de grève. Les mouvements de refus concertés de fournir leurs services organisés par les travailleurs en vue de défendre leurs revendications professionnelles ne peuvent engager leur responsabilité contractuelle, ni constituer un motif de rupture de leurs relations avec la plateforme ou justifier des pénalités. Ces travailleurs peuvent également se constituer en organisation syndicale et collective : ils bénéficient donc du droit de constituer une organisation syndicale, d'y adhérer et de faire valoir par son intermédiaire leurs intérêts collectifs.
Par ailleurs, le législateur a facilité la structuration d'un dialogue social entre les représentants des travailleurs et les représentants des plateformes. La mise en place d'un dialogue social structuré est apparue comme le moyen privilégié pour rééquilibrer les relations dans le secteur des plateformes de la mobilité. C'est par le dialogue social que pourront se trouver les équilibres les plus adaptés pour concilier performance sociale et performance économique.
L'ordonnance du 21 avril 2021, ratifiée par la loi du 7 février 2022, a ainsi instauré le principe d'un dialogue social entre les plateformes et les travailleurs qui y recourent, dans deux secteurs d'activités : la conduite d'une voiture de transport avec chauffeur (VTC) et les activités de livraison de marchandises au moyen d'un véhicule à deux ou trois roues, motorisé ou non.
À cette fin, elle a également organisé la représentation des travailleurs des plateformes sur le principe d'une élection nationale à travers l'organisation d'une élection nationale, sous l'égide d'un nouvel établissement public, l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi, l'Arpe.
Le cadre juridique a été complété par l'ordonnance du 6 avril 2022, qui détermine les modalités de représentation des organisations de plateformes. Il s'agit par exemple, au-delà des critères traditionnels de représentativité, de la fixation d'une audience minimale ainsi que de la création d'une commission de négociation au niveau de chaque secteur d'activité. L'ordonnance instaure également des obligations de négociation afin de favoriser la conclusion d'accords sur des thèmes stratégiques.
La première élection des organisations représentant les travailleurs des plateformes a été organisée du 9 au 16 mai 2022 par l'Arpe. Seize organisations ont déposé une candidature et les sept organisations candidates dans le secteur de VTC ont été élues. Concernant les livreurs, quatre organisations ont obtenu les suffrages nécessaires.
Si les taux de participation peuvent paraître faibles (1,83 % du côté des livreurs et 3,9 % du côté des VTC), cette impression est à relativiser : il s'agit d'une première élection du genre, pour un public d'indépendants qui n'a pas l'habitude du dialogue social. Pour rappel, à titre de comparaison, le taux de participation pour les dernières élections au sein des TPE était de 5,5 %. Il faut donc progresser en la matière mais la comparaison est intéressante.
Les négociations dans le secteur des VTC ont rapidement progressé avec la conclusion en janvier 2023 de deux accords, dont un fixant un revenu minimum par course à 7,65 euros. Cet accord pourra faire l'objet d'un réexamen annuel. Le second accord est un accord de méthode, portant sur la méthode et les moyens de la négociation et les modalités d'information des travailleurs sur les dispositions conventionnelles applicables.
S'agissant de l'Arpe, il convient de relever que la création d'un établissement public spécifique constitue une originalité dans le paysage. Elle est issue de la volonté partagée par les différentes parties de disposer d'un tiers de confiance à même de faciliter l'instauration d'un véritable dialogue social entre les acteurs. Cette création présente également l'intérêt de s'accompagner d'un financement à la charge des plateformes, en partant du principe qu'elles doivent être impliquées financièrement dans la régulation du dialogue social.
Ainsi, le budget de l'Arpe sert à financer à la fois les sept emplois de cette autorité mais également les indemnités versées au titre de la perte de revenus pour les travailleurs qui participent et s'investissent dans les négociations. L'Arpe finance aussi l'expertise, pour permettre aux représentants des travailleurs de disposer d'outils d'analyse utiles dans leurs négociations avec les représentants des plateformes.
Je souhaite évoquer le rôle de la direction générale du Travail (DGT) et plus particulièrement celui de l'inspection du travail dans le contrôle des plateformes. Deux conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT) traitent de l'inspection du travail : la convention 81 et la convention 129. Elles prévoient que l'inspection du travail doit être placée sous la surveillance et le contrôle d'une autorité centrale. En France, il s'agit de la direction générale du Travail.
Ce rattachement à une autorité centrale doit ainsi garantir la coordination et l'application d'une politique uniforme sur l'ensemble du territoire. Elle a également pour objectif de favoriser l'utilisation rationnelle des ressources disponibles pour permettre au système d'inspection du travail de conduire ses missions. En l'occurrence, ces missions sont les suivantes :
– assurer l'application des dispositions du droit du travail ;
– fournir des informations aux employeurs et aux travailleurs sur le droit du travail ;
– porter à l'attention des autorités les déficiences ou les abus dont ils ont connaissance dans le cadre de leur travail sur le terrain.
Concrètement, la direction générale du Travail contribue à la définition des principes d'organisation du réseau territorial des inspecteurs du travail. Elle détermine également les orientations de la politique du travail, coordonne l'action de l'inspection et évalue les actions conduites sur le terrain. Elle assure l'appui et le soutien des services déconcentrés dans l'exercice de leurs missions et veille au respect des droits, des garanties et des obligations des inspecteurs du travail, notamment en matière de déontologie.
En particulier, elle doit veiller au respect du cadre d'intervention de l'inspection du travail. Les deux principes d'action définis par les conventions de l'OIT sont l'indépendance et la libre décision. S'agissant de l'indépendance, les conventions indiquent que l'inspection du travail doit être composée de fonctionnaires publics dont le statut et les conditions de service leur assurent la stabilité de l'emploi et les rendent indépendants de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue.
Ensuite, selon le principe de libre décision, il appartient à l'agent de contrôle de choisir, compte tenu des constats réalisés, les suites qu'il entend donner à son contrôle : donner un conseil, effectuer une observation, mettre en demeure l'employeur, établir un procès-verbal, etc.
Le développement des plateformes a conduit l'inspection du travail à s'interroger très tôt sur l'application du droit du travail pour les travailleurs de plateformes. Elle a ainsi commencé à réaliser des contrôles sur la problématique la plus visible, c'est-à-dire les plateformes de livraison de repas ou de pizzas dont les conditions de travail étaient particulièrement difficiles pour les livreurs (risque routier, matériel en mauvais état, conditions de rémunération, sous-location de comptes, etc ). D'autres enquêtes ont ensuite été menées sur d'autres types de plateformes.
Ces contrôles ont conduit les inspecteurs à s'interroger sur le statut de ces travailleurs, notamment sur l'existence d'un lien de subordination entre ceux-ci et la plateforme. Des actions ont ainsi été menées à partir de 2015-2016. Compte tenu du développement de ces plateformes, ce travail a fait l'objet de priorités d'action de la part de la DGT. Cette dernière construit ainsi des plans nationaux d'action pluriannuels, dont les axes prioritaires tiennent compte de l'analyse et des remarques de l'inspection, mais également de l'actualité et des remontées des agents de contrôle, lesquelles interviennent tous les quinze jours.
Le plan national d'action 2020-2022 a explicitement fixé un objectif de lutte contre le travail illégal et notamment les faux statuts. Cet objectif est par ailleurs repris dans le plan national 2023-2025 et a en outre été intégré dans le plan national de lutte contre le travail illégal (PNLTI), lequel est un plan interministériel.
Dans le cadre de la lutte contre les faux statuts, les inspecteurs du travail, mais plus largement les agents de contrôle, doivent conduire des investigations pour savoir si des personnes sous couvert d'un statut de travailleur indépendant et affichant une relation contractuelle de sous-traitance, sont en réalité liées par un contrat de travail. Ils doivent donc établir la réalité de circonstances qui caractérisent l'existence des éléments constitutifs du lien de subordination et du contrat de travail (donner des ordres, contrôler, sanctionner). Ils doivent également démontrer l'intention frauduleuse de l'infraction.
Une fois qu'ils ont achevé leurs constats, ils doivent saisir le Procureur de la République pour pouvoir engager des poursuites pénales. Ces contrôles exigent de mobiliser des moyens importants ; ainsi nous avons réalisé plusieurs actions sur l'ensemble des plateformes. Je pense notamment à la société Deliveroo, qui a fait l'objet d'un jugement récent. Dans ce cadre, des contrôles ont débuté en septembre 2016 pour s'achever à la fin de l'année 2017. Plus de 2 000 livreurs ont ainsi été entendus, mobilisant dix inspecteurs du travail pendant six mois à temps plein.
Ces procédures sont ensuite transmises au Procureur de la République. Elles n'emportent pas systématiquement sa conviction car nous avons eu des procès-verbaux classés sans suite ou des affaires ayant finalement conduit à des relaxes par le juge pénal.
Actuellement, un certain nombre d'affaires sont en cours d'examen et un délai de plusieurs mois, voire de plusieurs années, peut s'écouler avant que les audiences aient lieu. Nous ne pouvons donc pas vous donner de plus amples détails sur les procédures en cours. Il faut préciser que la condamnation de la plateforme Deliveroo n'a pas nécessairement d'effets directs sur la requalification du contrat des travailleurs. En revanche, les travailleurs peuvent se porter partie civile pour obtenir une indemnisation en tant que victimes. La requalification doit être effectuée au civil devant le conseil des prud'hommes.
En résumé, il convient donc de distinguer l'action pénale de l'action civile. L'action pénale de l'inspection du travail réprime une infraction de travail dissimulé par l'utilisation de faux statuts. Elle nécessite de réunir les éléments de fait montrant l'existence d'un contrat de travail mais aussi de démontrer l'intention frauduleuse. Ces actions sont particulièrement chronophages : dans le cas de Deliveroo, les contrôles ont été effectués en 2016 et 2017 mais la condamnation de première instance est intervenue en mai 2022.
Simultanément, les travailleurs concernés ont la possibilité d'agir au civil pour obtenir la requalification de leur relation de travail en contrat de travail et d'en tirer des conséquences en matière de salaires, etc. Des travailleurs d'Uber ont ainsi obtenu une telle requalification en janvier 2023. Ici, la démarche est plus rapide que pour l'action pénale.
Je vous remercie pour ces exposés particulièrement intéressants. Monsieur Ramain, je souhaiterais connaître votre analyse sur les statistiques dont on dispose. Y a-t-il assez de données à l'heure actuelle ? En effet, il est essentiel de savoir si ces plateformes ont réellement créé des emplois et si tel est le cas, combien.
Ensuite, cette commission d'enquête a souvent évoqué Uber ainsi que les principales plateformes de VTC et de livreurs. Avez-vous en tête des exemples d'ubérisation dans d'autres secteurs ayant pu mener à des fermetures ou des requalifications, notamment par vos services ? Je pense notamment au secteur des soins.
La direction générale du Travail n'est pas en charge de l'exploitation d'outils statistiques. Cependant, lorsque l'on croise les données dont nous disposons (déclarations auprès de la direction générale des Finances publiques, listes électorales), on discerne environ 100 000 personnes dans le secteur des plateformes de mobilité. L'INSEE est par ailleurs en train de mettre à jour son Enquête Emploi en continu, dans laquelle il a intégré un modèle complémentaire spécifique relatif au travail des plateformes. S'agissant des analyses plus économiques, l'Arpe disposera peut-être d'éléments à partager avec vous.
Dans notre exposé liminaire, nous nous sommes concentrés sur les plateformes de mobilité (VTC, livreurs) qui présentent certaines spécificités, notamment en matière de dialogue social. Ces plateformes ont effectivement une situation particulière reconnue par le Conseil constitutionnel.
L'inspection du travail couvre l'ensemble des plateformes, notamment les plateformes d'emploi, de mise en relation et d'intermédiation. À ce titre, nous travaillons actuellement sur les plateformes de mise à disposition d'étudiants et de personnels soignants en lien avec le ministère de la santé.
Des contrôles ont ainsi été lancés pour vérifier l'existence de liens de subordination au sein de ces structures. Nous sommes néanmoins confrontés à une difficulté récurrente ; celle de la rencontre et de la discussion avec les personnes concernées, lesquelles n'ont pas toujours conscience d'être des travailleurs indépendants et ignorent par conséquent la réglementation qui leur est applicable.
Nous constatons la mise en place d'un dialogue au sein de l'Arpe, qui est à ses débuts mais qui a le mérite d'exister. Lorsque vous parlez à ces travailleurs qui ne sont pas forcément conscients de leur statut d'indépendants, quelle évaluation faites-vous pour estimer leur volonté d'être salariés ou indépendants ? S'agit-il essentiellement d'anecdotes ou plutôt d'études ou de sondages permettant d'agréger des données ?
La démarche n'est pas aisée dans la mesure où nombre d'entre eux peuvent apparaître comme « invisibles ». Il s'agit donc d'abord de trouver les publics concernés, qu'il s'agisse de chauffeurs ou de personnels médicaux. Il est donc malaisé de nouer des discussions, sauf lors des moments de rupture de contrats, lorsque les travailleurs viennent consulter l'inspection du travail. Pour le moment, notre principal point d'entrée porte sur les plateformes.
La structuration du dialogue social au sein de ce secteur très éclaté constitue un point clef pour disposer d'interlocuteurs représentatifs. En effet, le ministère du Travail est habitué à travailler avec les organisations syndicales de représentation des salariés. En l'espèce, il faut disposer d'interlocuteurs et l'Arpe sera sans doute plus à même de vous répondre, compte tenu de son rôle d'animation et de dialogue avec les plateformes et ceux qui travaillent pour celles-ci. Pour le moment, la structuration est encore embryonnaire.
Nous solliciterons l'INSEE pour disposer de ses données sur l'emploi. Cependant, je souhaiterais connaître votre appréciation. En effet, nous savons que les livreurs et les chauffeurs VTC se sont substitués à d'autres types d'emplois qui existaient auparavant dans le secteur de la livraison. Dans d'autres secteurs, comme le transport ou la logistique mais aussi la santé ou l'aide à domicile, n'avez-vous pas l'impression que des emplois ubérisés se sont substitués à des emplois qui étaient jusque-là assurés par l'intérim ?
Un argument répété depuis le début de l'ubérisation a concerné la promesse de l'emploi. Cependant, cet emploi intervient bien souvent au mépris des lois de la République et du code du travail dans le cadre d'une surexploitation inacceptable. À ce titre, votre rôle est déterminant : la direction générale du Travail impulse les grandes orientations et donne les moyens relatifs au contrôle de la bonne application du code du travail sur le territoire.
Vous nous avez exposé, notamment en prenant l'exemple de Deliveroo, ce que vous pouviez réaliser, tout en relevant les limites de votre action. Les travailleurs ubérisés sont souvent ceux qui sont affectés par la plus grande précarité ! Or l'État de droit devrait mieux protéger ces travailleurs qui ne sont pas toujours en mesure de mener des démarches auprès des prud'hommes. J'entends bien que la répression d'une infraction ne restaure pas une situation de salariat mais, normalement, il ne faudrait pas se contenter d'adresser des amendes mais plutôt empêcher les infractions de se produire.
Compte tenu des nombreuses décisions de justice, notamment vis-à-vis d'Uber et de Take Eat Easy, quels sont les moyens dont la direction générale du Travail a pu se doter pour impulser un plan d'actions efficace pour lutter contre l'abus du statut d'indépendant ?
Ensuite, pouvez-vous me donner des informations complémentaires sur les modes de fonctionnement des unités régionales d'appui et de contrôle chargées de la lutte contre le travail illégal (URACTI) et du groupe national de veille, d'appui et de contrôle (GNVAC) ? Interviennent-ils en appui des unités de contrôles (UC) locales ? Existe-t-il un pilotage régional ou national ? La direction générale du Travail conduit-elle une action de coordination ? En effet, depuis 2014, nous savons pertinemment que le fonctionnement d'Uber est marqué par une forme d'illégalité et que, face à cela, l'État ne se donne pas les moyens de réprimer ce comportement.
S'agissant de votre première question sur la substitution par rapport à d'autres formes d'emploi, il est difficile de disposer d'une appréciation globale. En revanche, il peut être pertinent d'effectuer des zooms sectoriels. À ce titre, les organisations professionnelles expriment des préoccupations qui peuvent vous intéresser. Je pense notamment à Prism'emploi dans le domaine du travail temporaire.
Puisque les hôpitaux embauchent des aides-soignantes et des infirmières qui viennent de l'intérim, existe-t-il des personnels médicaux et paramédicaux ubérisés en ce moment ?
Nous menons des enquêtes à ce sujet.
Les situations sont assez disparates selon les secteurs. Je vous suggère de vous rapprocher des organisations professionnelles concernées.
L'inspection du travail agit selon trois niveaux d'intervention. Il faut d'abord mentionner les unités de contrôle (UC) départementales, dotées de deux à douze inspecteurs du travail répartis selon des secteurs géographiques. Ensuite, chaque direction régionale comporte une URACTI, composée d'un responsable et d'un certain nombre d'agents de contrôle spécialisés dans le travail illégal. Ils peuvent appuyer les agents des UC, par exemple sur une procédure complexe. Enfin, le GNVAC rassemble des agents au niveau national et coordonne des actions de contrôle sur l'ensemble du territoire. Il effectue également une veille sur les nouvelles formes d'emplois ou de pratiques qui pourraient poser problème en termes de droit du travail.
Les inspecteurs nous remontent tous les quinze jours des informations sur la base desquelles nous avons par exemple mis en place depuis 2020 un groupe de travail.
L'enquête concernant Deliveroo a-t-elle été initiée par une inspectrice ou un inspecteur du travail d'une UC ? Ensuite, notre commission n'a pas à aborder des enquêtes en cours. Cependant, le plan national d'actions sur les faux statuts cible-t-il véritablement les plateformes de l'ubérisation ? N'y a-t-il pas eu d'impulsion ministérielle sur ces problématiques avant cette période ?
Par ailleurs, avez-vous eu vent de situations d'empêchement ? Je pense notamment à des inspecteurs qui n'auraient pas pu mener bataille contre le travail illégal des plateformes, faute de moyens humains ou de temps disponible ? Ensuite, nous avons auditionné ce matin l'avocat Jérôme Giusti. Celui-ci nous a indiqué avoir reçu des témoignages d'inspecteurs du travail, de l'Urssaf et de l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) ayant subi des pressions pour arrêter des enquêtes concernant des grosses plateformes.
Le plan national de lutte contre le travail illégal, déjà préexistant, a bénéficié d'une nouvelle impulsion en 2020, notamment pour lutter contre les faux statuts. L'investigation sur Deliveroo a duré dix-huit mois, soit le temps nécessaire pour caractériser des situations sur un nombre très élevé de livreurs. Un soutien collectif s'est organisé autour de cette action. Avant 2020, je ne peux pas vous répondre précisément mais nous pourrons vous répondre a posteriori.
Une dizaine d'agents ont été mobilisés lors de l'investigation concernant Deliveroo, mêlant des agents de l'UC et des agents de l'URACTI. De fait, ce travail minutieux nécessite un investissement collectif particulièrement élevé.
S'agissant de votre deuxième question, je n'ai pas eu vent de pressions exercées à l'encontre d'inspecteurs du travail de nature à les empêcher ou les dissuader de remplir leur mission. Le volume de travail concernant l'affaire Deliveroo a pu faire peur à certains inspecteurs du travail mais je n'en ai pas entendu parler.
Je n'ai pas non plus eu connaissance d'empêchements dont auraient été victimes des inspecteurs du travail.
Comment fonctionne la coordination entre l'Urssaf, l'inspection du travail et l'OCLTI ? Je crois savoir que l'Urssaf s'est notamment impliquée dans le cadre du dossier Deliveroo. Ensuite, dans un jugement de 2022, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision de l'inspection du travail qui avait refusé de réaliser un contrôle de la société Uber pour des faits de travail dissimulé. Au début de cette année, le ministère du Travail a fait appel de cette décision. Comment envisagez-vous l'ensemble de ces événements ? Quelle est votre interprétation ?
Il existe une réelle coordination entre l'inspection du travail, l'Urssaf, l'OCLTI mais également les autres corps de contrôle. Le plan national de lutte contre le travail illégal intervient ainsi dans un cadre interministériel afin d'accroître l'efficacité des contrôles. Le groupe national de veille, d'appui et de contrôle travaille donc avec l'ensemble des corps de contrôle, notamment pour discuter des affaires complexes ou à incidence nationale, voire européenne ou internationale.
Au niveau départemental, les comités départementaux anti-fraude (CODAF) sont présidés conjointement par le Préfet et le Procureur de la République. Ils réunissent également l'ensemble des corps de contrôle pour cibler et mener en commun des actions de contrôle.
Avez-vous été surpris par certaines des révélations des Uber files ? La société Uber, sachant qu'elle est dans l'illégalité, peut essayer de masquer les faisceaux d'indices qui permettraient de requalifier les contrats en salariat. Avez-vous eu accès à ces éléments ? À la suite des Uber files, la direction générale du Travail a-t-elle engagé des moyens plus importants pour lutter contre le travail dissimulé ? Enfin, attendez-vous quelque chose des conclusions de notre enquête parlementaire ?
Nous nous efforçons tous de contribuer à la mise en cohérence de l'action de l'État pour agir de manière plus efficace sur les sujets relatifs au travail illégal.
N'avez-vous pas conduit des réunions particulières après la révélation des Uber files pour réorienter la stratégie d'enquête ?
Le sujet Uber n'a pas fait l'objet d'un traitement spécifique au sein de la direction générale du Travail. Nous nous attachons au sujet plus global de la régulation des plateformes de mobilité. Nous avons continué de déployer les actions de contrôle et d'appuyer le développement du dialogue social, afin que le cadre législatif qui a été construit puisse s'appliquer.
Je n'ai pas complètement saisi la teneur de vos propos lorsque vous avez indiqué que les procédures pénales étaient plus longues que les procédures civiles. Faisiez-vous référence à la procédure d'enquête stricto sensu ?
Nous avons juste veillé à rappeler les éléments factuels : nous avons démarré l'enquête sur Deliveroo en 2016 et elle s'est achevée à la fin de l'année 2017 mais la condamnation au pénal en première instance est intervenue en 2022. Or, en comparaison, une action devant les conseils de prud'hommes est jugée plus rapidement en première instance.
M. le Président vous a demandé en début de séance si ces plateformes ont généré des emplois. De mon côté, je souhaiterais savoir plus spécifiquement si les Français ont bénéficié de tels emplois ou si, à l'inverse, ils ont été occupés par des étrangers, qu'ils soient en situation régulière ou irrégulière.
Je rappelle à nouveau que nous sommes assez peu pourvus en matière d'outils statistiques. Nous ne sommes pas en capacité de vous fournir une analyse sur ce point.
En 2021, nous avons conduit une vingtaine de contrôles sur des livreurs de repas. Ces contrôles, qui ont concerné un échantillon de plus de 300 livreurs, ont permis de révéler que 10 % d'entre eux effectuaient des sous-locations de comptes auprès de personnes qui ne disposaient pas de contrats avec les plateformes. Pour autant, il ne s'agissait pas forcément d'étrangers sans titre de séjour.
Nous pouvons intervenir dans des enquêtes sur des faux statuts, dans le cadre de la lutte contre le travail illégal, même si la personne n'est pas réputée être salariée. Nous avons agi de la sorte lors de l'affaire Deliveroo : les livreurs concernés n'avaient pas de contrats de travail avec la plateforme.
Nous sommes obligés d'aller voir ces travailleurs pour vérifier l'existence de liens avec la plateforme, notamment des liens de subordination.
Je tiens à revenir sur la décision du tribunal administratif, dont la direction générale du Travail a fait appel, en tant qu'autorité centrale de l'inspection du travail. En l'espèce, en mai 2020, un chauffeur VTC est venu demander à une inspectrice du travail l'application du code du travail sur une question de santé au travail au sein d'Uber. Celle-ci a échangé à plusieurs reprises avec ce travailleur indépendant.
Au regard des éléments qui ont été fournis et des investigations réalisées, elle a adressé un écrit à cette personne pour lui indiquer que si elle souhaitait l'application du code du travail sur la santé au travail, elle devait au préalable faire requalifier son contrat, via le conseil des prud'hommes.
Le 30 novembre 2022, le tribunal administratif a indiqué que l'inspectrice du travail avait commis une erreur de droit en se déclarant incompétente. Selon lui, il s'agissait là d'une erreur manifeste d'appréciation. En tant qu'autorité centrale, nous avons fait appel pour essayer de protéger l'inspectrice et, au-delà, l'inspection du travail. En effet, nous devons garantir les principes d'indépendance et de libre décision. Nous estimons que, compte tenu de ses missions de contrôle et de conseil, l'inspectrice a pris la mesure de la demande qui lui était faite et qu'elle a mené une bonne analyse. Nous défendons l'idée qu'elle n'a pas un devoir d'intervention en toutes circonstances et qu'en l'espèce, elle ne disposait pas des éléments suffisants pour agir autrement. Elle a, à bon droit, envoyé le chauffeur en question vers le conseil des prud'hommes pour qu'il puisse obtenir la requalification de son contrat en tant que salarié.
Je rappelle également que les faits se sont noués en mai 2020, à un moment où nous avions fixé comme priorité le contrôle du respect des règles sanitaires liées au déconfinement progressif. L'inspectrice a instruit la demande et a orienté l'usager vers une voie de droit autorisant la requalification.
Le tribunal administratif a demandé à l'inspection du travail d'effectuer un contrôle des plateformes sous quatre mois. Ensuite, l'inspectrice a-t-elle été informée de votre démarche d'appel de la décision du tribunal administratif ?
Elle a été effectivement informée. Nous sommes inquiets de ce jugement qui pourrait entraîner une perte de liberté de décision pour les inspecteurs du travail.
Quelle a été l'évolution des effectifs de l'inspection du travail depuis 2017 ? En effet, le contrôle de ces plateformes exige énormément de moyens humains et de temps et l'on peut avoir le sentiment que l'inspection du travail a mis beaucoup de temps à réagir face à un abus du statut de travailleur indépendant qui était manifestement connu bien plus tôt.
L'inspection du travail a contrôlé toutes les plateformes de mobilité. Nous n'estimons donc pas avoir failli. La demande effectuée auprès de l'inspectrice du travail consistait à pouvoir bénéficier de dispositions du code du travail. Or ce code du travail exige bien l'existence d'une relation contractuelle entre l'employeur et le travailleur, ce qui n'était pas le cas en l'occurrence. Enfin, l'inspection du travail a connu une baisse d'effectifs au même titre que tous les services de l'État.
Les ministres du Travail successifs vous ont-ils entendu sur l'insuffisance des effectifs pour pouvoir garantir le respect du code du travail face au développement de l'ubérisation ? Ces ministres vous ont-ils donné des orientations particulières pour faire respecter le code du travail par les plateformes avant 2020 ?
Enfin, la commission d'enquête parlementaire pourra-t-elle disposer du plan national d'action qui est censé agir sur les problèmes liés à l'ubérisation ?
J'ajoute que la pyramide des âges étant ce qu'elle est, l'inspection du travail est confrontée à une accélération des départs à la retraite des agents. Pour y faire face, nous avons renforcé les recrutements d'agents de contrôle : 200 nouveaux inspecteurs du travail ont été recrutés en 2022 ; ils seront 300 en 2023. Il s'agit là d'un effort sans précédent en termes de volumes. Par ailleurs, nous vous transmettrons les documents relatifs à l'évolution des effectifs sur une période plus longue.
Au-delà de la demande de Mme la rapporteure sur le plan national d'action, nous serions désireux d'obtenir tout document ou complément de réponse permettant d'éclairer les travaux de la commission d'enquête.
La séance s'achève à 18 heures 35.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Alma Dufour, M. Benjamin Haddad, Mme Béatrice Roullaud, Mme Danielle Simonnet
Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Anne Genetet, Mme Amélia Lakrafi, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault, M. Charles Sitzenstuhl.