J'ai été saisi sur la base d'une disposition de la loi d'orientation des mobilités, à savoir son article 48, qui habilitait le gouvernement à prendre par ordonnance, dans un délai de douze mois, toute mesure relevant du domaine de la loi, afin de déterminer « les modalités de représentation des travailleurs indépendants définis à l'article L. 7341-1 du code du travail recourant pour leur activité aux plateformes mentionnées à l'article L. 7342-1 du même code et les conditions d'exercice de cette représentation ».
La mission dont j'assurais la présidence avait pour objet de préparer les termes de cette ordonnance. Il s'agissait pour les pouvoirs publics de mettre en place une possibilité de dialogue social entre d'un côté, des entités indépendantes, c'est-à-dire des entreprises ; et de l'autre, des travailleurs indépendants. La question se posait de savoir s'il était possible de transposer simplement ce qui existe en matière de dialogue social dans les entreprises ou s'il y avait besoin de procéder à des adaptations en raison du statut particulier de ces travailleurs indépendants. En conséquence, les pouvoirs publics avaient pour intention de préparer le terrain de l'ordonnance. C'était la mission qui m'était confiée en janvier 2020 avec six autres personnes : des économistes, des spécialistes du numérique et un professeur des Facultés de droit.
Il se trouve que la situation a évolué par rapport à l'intention initiale des pouvoirs publics ; l'objet de la mission qui m'avait été confiée s'en est trouvé changé. En particulier, le 4 mars 2020, est intervenu l'arrêt Uber de la Cour de cassation, auquel la Cour a entendu donner un retentissement important. Cet arrêt avait pour objet de requalifier en contrat de travail le contrat de droit commun d'un chauffeur Uber.
La motivation de la Cour était extrêmement forte et il pouvait sembler en résulter que presque tous les travailleurs des plateformes de mobilité, s'ils venaient à saisir le juge, pourraient voir requalifier leur contrat en contrat de travail. À l'époque, nous étions en plein premier confinement mais le premier réflexe des pouvoirs publics a été de s'interroger pour savoir s'il était possible de maintenir un statut de travailleur indépendant pour les travailleurs des plateformes compte tenu de l'arrêt de la Cour de cassation. Les services du Premier ministre avaient même envisagé de créer une seconde mission ayant pour objet de réfléchir à la création d'un tiers statut, entre le statut de travailleur indépendant, dont relèvent les travailleurs des plateformes, et celui de salarié, comme il en existe dans un certain nombre de pays européens, tels le Royaume-Uni, l'Espagne ou l'Allemagne.
Pendant deux à trois mois, nous avons assisté à une période de flottement et nous avons mis en sommeil l'exécution de notre mission, jusqu'à ce que les services du Premier ministre décident de modifier, le 5 juin suivant, les termes de la mission qui nous avait été confiée. La mission a ainsi conservé l'organisation du dialogue social et la préparation de l'ordonnance mais s'est ajoutée une réflexion sur le statut des travailleurs de plateformes. Celle-ci intégrait notamment la question de savoir s'il était opportun de créer un tiers statut et, si tel n'était pas le cas, de rechercher les voies et moyens de sécuriser le statut des travailleurs des plateformes dans la perspective du maintien de leur statut de travailleur indépendant. Enfin, un des derniers objectifs visait à réfléchir pour l'avenir à la possibilité de mettre en place un statut unique de l'actif afin que les droits futurs des travailleurs indépendants soient progressivement alignés sur les droits des salariés.
Telle était la nouvelle mission, dont je me suis acquitté autant que j'ai pu. À la suite de la modification de la mission, trois autres membres ont été adjoints à son comité d'experts : un économiste, un juriste et un spécialiste du numérique. Nous avons pris un peu de retard mais nous avons finalement rendu le rapport le 2 décembre.
En substance, la mission a estimé qu'il n'était pas opportun de créer un tiers statut. Elle a proposé la possibilité de sécuriser les relations contractuelles tout en faisant valoir que la possibilité suggérée n'aboutirait pas forcément à empêcher le juge de requalifier si la question lui était posée. Nous nous sommes posé la question de savoir s'il n'était pas opportun de reconnaître le statut de salariés à l'ensemble des travailleurs des plateformes. Nous avons considéré que cela pouvait présenter des avantages mais nous n'avons pas donné suite dans la mesure où il ne s'agissait pas de l'esprit de la mission qui nous avait été confiée par les pouvoirs publics.
In fine, nous avons recherché une solution de moyen terme, de cote mal taillée, dans laquelle les travailleurs des plateformes seraient les salariés d'un tiers employeur, c'est-à-dire soit une coopérative d'activité et d'emploi, soit entreprise de portage salarial. Par la suite, le rapport n'a pas été suivi du tout puisque l'actuelle Premier ministre, à l'époque ministre du Travail, a décidé de désigner une task force pour préparer les termes de l'ordonnance d'avril 2021, laquelle a été suivie d'une nouvelle ordonnance, puis d'un scrutin pour désigner les représentants des travailleurs des plateformes.