Intervention de Annaïck Laurent

Réunion du jeudi 9 mars 2023 à 14h40
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Annaïck Laurent, directrice générale adjointe du Travail, au ministère du Travail, du Plein emploi et de l'Insertion :

Je souhaite évoquer le rôle de la direction générale du Travail (DGT) et plus particulièrement celui de l'inspection du travail dans le contrôle des plateformes. Deux conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT) traitent de l'inspection du travail : la convention 81 et la convention 129. Elles prévoient que l'inspection du travail doit être placée sous la surveillance et le contrôle d'une autorité centrale. En France, il s'agit de la direction générale du Travail.

Ce rattachement à une autorité centrale doit ainsi garantir la coordination et l'application d'une politique uniforme sur l'ensemble du territoire. Elle a également pour objectif de favoriser l'utilisation rationnelle des ressources disponibles pour permettre au système d'inspection du travail de conduire ses missions. En l'occurrence, ces missions sont les suivantes :

– assurer l'application des dispositions du droit du travail ;

– fournir des informations aux employeurs et aux travailleurs sur le droit du travail ;

– porter à l'attention des autorités les déficiences ou les abus dont ils ont connaissance dans le cadre de leur travail sur le terrain.

Concrètement, la direction générale du Travail contribue à la définition des principes d'organisation du réseau territorial des inspecteurs du travail. Elle détermine également les orientations de la politique du travail, coordonne l'action de l'inspection et évalue les actions conduites sur le terrain. Elle assure l'appui et le soutien des services déconcentrés dans l'exercice de leurs missions et veille au respect des droits, des garanties et des obligations des inspecteurs du travail, notamment en matière de déontologie.

En particulier, elle doit veiller au respect du cadre d'intervention de l'inspection du travail. Les deux principes d'action définis par les conventions de l'OIT sont l'indépendance et la libre décision. S'agissant de l'indépendance, les conventions indiquent que l'inspection du travail doit être composée de fonctionnaires publics dont le statut et les conditions de service leur assurent la stabilité de l'emploi et les rendent indépendants de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue.

Ensuite, selon le principe de libre décision, il appartient à l'agent de contrôle de choisir, compte tenu des constats réalisés, les suites qu'il entend donner à son contrôle : donner un conseil, effectuer une observation, mettre en demeure l'employeur, établir un procès-verbal, etc.

Le développement des plateformes a conduit l'inspection du travail à s'interroger très tôt sur l'application du droit du travail pour les travailleurs de plateformes. Elle a ainsi commencé à réaliser des contrôles sur la problématique la plus visible, c'est-à-dire les plateformes de livraison de repas ou de pizzas dont les conditions de travail étaient particulièrement difficiles pour les livreurs (risque routier, matériel en mauvais état, conditions de rémunération, sous-location de comptes, etc ). D'autres enquêtes ont ensuite été menées sur d'autres types de plateformes.

Ces contrôles ont conduit les inspecteurs à s'interroger sur le statut de ces travailleurs, notamment sur l'existence d'un lien de subordination entre ceux-ci et la plateforme. Des actions ont ainsi été menées à partir de 2015-2016. Compte tenu du développement de ces plateformes, ce travail a fait l'objet de priorités d'action de la part de la DGT. Cette dernière construit ainsi des plans nationaux d'action pluriannuels, dont les axes prioritaires tiennent compte de l'analyse et des remarques de l'inspection, mais également de l'actualité et des remontées des agents de contrôle, lesquelles interviennent tous les quinze jours.

Le plan national d'action 2020-2022 a explicitement fixé un objectif de lutte contre le travail illégal et notamment les faux statuts. Cet objectif est par ailleurs repris dans le plan national 2023-2025 et a en outre été intégré dans le plan national de lutte contre le travail illégal (PNLTI), lequel est un plan interministériel.

Dans le cadre de la lutte contre les faux statuts, les inspecteurs du travail, mais plus largement les agents de contrôle, doivent conduire des investigations pour savoir si des personnes sous couvert d'un statut de travailleur indépendant et affichant une relation contractuelle de sous-traitance, sont en réalité liées par un contrat de travail. Ils doivent donc établir la réalité de circonstances qui caractérisent l'existence des éléments constitutifs du lien de subordination et du contrat de travail (donner des ordres, contrôler, sanctionner). Ils doivent également démontrer l'intention frauduleuse de l'infraction.

Une fois qu'ils ont achevé leurs constats, ils doivent saisir le Procureur de la République pour pouvoir engager des poursuites pénales. Ces contrôles exigent de mobiliser des moyens importants ; ainsi nous avons réalisé plusieurs actions sur l'ensemble des plateformes. Je pense notamment à la société Deliveroo, qui a fait l'objet d'un jugement récent. Dans ce cadre, des contrôles ont débuté en septembre 2016 pour s'achever à la fin de l'année 2017. Plus de 2 000 livreurs ont ainsi été entendus, mobilisant dix inspecteurs du travail pendant six mois à temps plein.

Ces procédures sont ensuite transmises au Procureur de la République. Elles n'emportent pas systématiquement sa conviction car nous avons eu des procès-verbaux classés sans suite ou des affaires ayant finalement conduit à des relaxes par le juge pénal.

Actuellement, un certain nombre d'affaires sont en cours d'examen et un délai de plusieurs mois, voire de plusieurs années, peut s'écouler avant que les audiences aient lieu. Nous ne pouvons donc pas vous donner de plus amples détails sur les procédures en cours. Il faut préciser que la condamnation de la plateforme Deliveroo n'a pas nécessairement d'effets directs sur la requalification du contrat des travailleurs. En revanche, les travailleurs peuvent se porter partie civile pour obtenir une indemnisation en tant que victimes. La requalification doit être effectuée au civil devant le conseil des prud'hommes.

En résumé, il convient donc de distinguer l'action pénale de l'action civile. L'action pénale de l'inspection du travail réprime une infraction de travail dissimulé par l'utilisation de faux statuts. Elle nécessite de réunir les éléments de fait montrant l'existence d'un contrat de travail mais aussi de démontrer l'intention frauduleuse. Ces actions sont particulièrement chronophages : dans le cas de Deliveroo, les contrôles ont été effectués en 2016 et 2017 mais la condamnation de première instance est intervenue en mai 2022.

Simultanément, les travailleurs concernés ont la possibilité d'agir au civil pour obtenir la requalification de leur relation de travail en contrat de travail et d'en tirer des conséquences en matière de salaires, etc. Des travailleurs d'Uber ont ainsi obtenu une telle requalification en janvier 2023. Ici, la démarche est plus rapide que pour l'action pénale.

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