Le développement des plateformes numériques a permis d'investir de nouveaux champs de l'économie et de créer de nombreux emplois ces dernières années et a contribué à l'émergence de nouvelles formes de travail, qui interrogent le cadre habituel du droit du travail.
Aujourd'hui, nous estimons qu'un peu plus de 100 000 personnes consacrent leur activité à temps plein en relation avec les plateformes. Ce chiffre est d'ailleurs assez cohérent avec le nombre des personnes inscrites sur les listes électorales (120 000) pour les élections organisées par l'Arpe il y a quelques mois.
Du strict point de vue de la qualification de la relation entre les travailleurs et les plateformes, il n'existe pas de disposition spécifique dans le code du travail. En fait, la qualification de la relation entre l'employeur et le salarié relève historiquement et aujourd'hui encore du juge judiciaire. Le juge fait donc application du principe général de non salariat, qui est posé par l'article L. 8221-6 du code du travail et inscrit dans la loi depuis 1994. Celui-ci indique que « sont présumés ne pas être liés avec le donneur d'ordre par un contrat de travail dans l'exécution de l'activité donnant lieu à immatriculation ou inscription : les personnes physiques immatriculées au registre du commerce et des sociétés, au registre national des entreprises en tant qu'entreprise du secteur des métiers et de l'artisanat, au registre des agents commerciaux ou auprès des unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (…) ».
Cette présomption peut être renversée par le travailleur s'il prouve le lien de subordination juridique. Le juge judiciaire examine ainsi au cas par cas les conditions concrètes et réelles de la réalisation du travail. De ce point de vue, les critères sont posés depuis une cinquantaine d'années par le juge et ont été rappelés par l'arrêt Société Générale de la Cour de cassation du 13 novembre 1996. Ils définissent le lien de subordination juridique comme l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. J'ai noté que vous avez prévu d'entendre les représentants de la chambre sociale de la Cour de cassation qui pourront revenir plus en détail sur ce sujet.
Ce triptyque direction-contrôle-sanction s'apprécie grâce à la méthode dite du « faisceau d'indices » qui s'applique à tout travailleur sollicitant la reconnaissance d'un statut de salarié. La Cour de cassation a utilisé ce même raisonnement lors des arrêts rendus à l'encontre des sociétés Uber et Take Eat Easy. Dans son arrêt du 25 janvier 2023 concernant la société Uber, la Cour a ainsi rappelé la jurisprudence classique sur le lien de subordination. Elle a précisé que le travail au sein d'un service organisé, lorsque l'employeur en détermine unilatéralement les conditions d'exécution, peut constituer un indice de subordination. Inversement, elle a considéré qu'il n'y avait pas de contrat de travail entre un travailleur et la plateforme Voxtur, dans un arrêt du 13 avril 2022, au motif que les éléments étaient insuffisants pour caractériser l'exercice au sein d'un service organisé.
Dans le cadre du statut, depuis 2016, tout en renvoyant à l'application des principes généraux du droit du travail, le législateur a pris un certain nombre de mesures pour réguler le secteur des plateformes et garantir des droits individuels et collectifs aux travailleurs. En premier lieu, en matière de protection sociale, depuis la loi du 8 août 2016, les travailleurs indépendants de ces plateformes bénéficient d'une prise en charge de la cotisation en matière d'accident du travail. Ensuite, depuis le 1er janvier dernier, date d'entrée en vigueur de la loi de financement pour la sécurité sociale pour 2023, les plateformes de mobilité peuvent aussi proposer des prestations de protection sociale complémentaire, qui bénéficient à titre collectif à l'ensemble des travailleurs de la plateforme.
Un autre droit collectif construit depuis 2016 porte sur le droit à la formation : les travailleurs indépendants bénéficient à la fois de la prise en charge de leur contribution par les plateformes à la formation professionnelle, ainsi qu'à une partie de leurs frais pour la validation des acquis de l'expérience. De la même manière, les plateformes ont l'obligation d'abonder le compte personnel de formation des travailleurs des plateformes réalisant plus d'un certain niveau de chiffre d'affaires avec elles.
Enfin, les travailleurs des plateformes peuvent exercer leur droit de grève. Les mouvements de refus concertés de fournir leurs services organisés par les travailleurs en vue de défendre leurs revendications professionnelles ne peuvent engager leur responsabilité contractuelle, ni constituer un motif de rupture de leurs relations avec la plateforme ou justifier des pénalités. Ces travailleurs peuvent également se constituer en organisation syndicale et collective : ils bénéficient donc du droit de constituer une organisation syndicale, d'y adhérer et de faire valoir par son intermédiaire leurs intérêts collectifs.
Par ailleurs, le législateur a facilité la structuration d'un dialogue social entre les représentants des travailleurs et les représentants des plateformes. La mise en place d'un dialogue social structuré est apparue comme le moyen privilégié pour rééquilibrer les relations dans le secteur des plateformes de la mobilité. C'est par le dialogue social que pourront se trouver les équilibres les plus adaptés pour concilier performance sociale et performance économique.
L'ordonnance du 21 avril 2021, ratifiée par la loi du 7 février 2022, a ainsi instauré le principe d'un dialogue social entre les plateformes et les travailleurs qui y recourent, dans deux secteurs d'activités : la conduite d'une voiture de transport avec chauffeur (VTC) et les activités de livraison de marchandises au moyen d'un véhicule à deux ou trois roues, motorisé ou non.
À cette fin, elle a également organisé la représentation des travailleurs des plateformes sur le principe d'une élection nationale à travers l'organisation d'une élection nationale, sous l'égide d'un nouvel établissement public, l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi, l'Arpe.
Le cadre juridique a été complété par l'ordonnance du 6 avril 2022, qui détermine les modalités de représentation des organisations de plateformes. Il s'agit par exemple, au-delà des critères traditionnels de représentativité, de la fixation d'une audience minimale ainsi que de la création d'une commission de négociation au niveau de chaque secteur d'activité. L'ordonnance instaure également des obligations de négociation afin de favoriser la conclusion d'accords sur des thèmes stratégiques.
La première élection des organisations représentant les travailleurs des plateformes a été organisée du 9 au 16 mai 2022 par l'Arpe. Seize organisations ont déposé une candidature et les sept organisations candidates dans le secteur de VTC ont été élues. Concernant les livreurs, quatre organisations ont obtenu les suffrages nécessaires.
Si les taux de participation peuvent paraître faibles (1,83 % du côté des livreurs et 3,9 % du côté des VTC), cette impression est à relativiser : il s'agit d'une première élection du genre, pour un public d'indépendants qui n'a pas l'habitude du dialogue social. Pour rappel, à titre de comparaison, le taux de participation pour les dernières élections au sein des TPE était de 5,5 %. Il faut donc progresser en la matière mais la comparaison est intéressante.
Les négociations dans le secteur des VTC ont rapidement progressé avec la conclusion en janvier 2023 de deux accords, dont un fixant un revenu minimum par course à 7,65 euros. Cet accord pourra faire l'objet d'un réexamen annuel. Le second accord est un accord de méthode, portant sur la méthode et les moyens de la négociation et les modalités d'information des travailleurs sur les dispositions conventionnelles applicables.
S'agissant de l'Arpe, il convient de relever que la création d'un établissement public spécifique constitue une originalité dans le paysage. Elle est issue de la volonté partagée par les différentes parties de disposer d'un tiers de confiance à même de faciliter l'instauration d'un véritable dialogue social entre les acteurs. Cette création présente également l'intérêt de s'accompagner d'un financement à la charge des plateformes, en partant du principe qu'elles doivent être impliquées financièrement dans la régulation du dialogue social.
Ainsi, le budget de l'Arpe sert à financer à la fois les sept emplois de cette autorité mais également les indemnités versées au titre de la perte de revenus pour les travailleurs qui participent et s'investissent dans les négociations. L'Arpe finance aussi l'expertise, pour permettre aux représentants des travailleurs de disposer d'outils d'analyse utiles dans leurs négociations avec les représentants des plateformes.