La séance est ouverte à quatorze heures.
La commission auditionne M. Thibaut Bruttin, adjoint du secrétaire général (M. Christophe Deloire) et M. Antoine Bernard, directeur du plaidoyer et de l'assistance de Reporters sans frontières (RSF).
Nous poursuivons nos auditions en recevant M. Thibaut Bruttin, adjoint au secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), et M. Antoine Bernard, directeur du plaidoyer et de l'assistance, en remplacement du secrétaire général de RSF, M. Christophe Deloire, auquel nous souhaitons un prompt rétablissement.
Nous vous avions déjà entendus le 20 décembre 2023. Une décision rendue par le Conseil d'État le 13 février 2024, à la suite d'un recours déposé par RSF, est venue depuis rebattre les cartes et préciser la manière dont l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) devait s'assurer du pluralisme et de l'indépendance de l'information sur les chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT). Nous sommes vivement intéressés par l'analyse que vous pourrez nous donner de cette décision très commentée – notamment sur les chaînes de télévision – et souhaitons avoir vos clés de lecture sur deux points en particulier.
Le Conseil d'État, tout d'abord, a jugé ne pas être en capacité de remettre en question la qualité de « chaîne d'information » de CNews au regard de l'actuelle convention. Quelles évolutions seriez-vous en mesure de proposer pour cette convention, dans la perspective plus générale d'une convention-type ? CNews n'est en effet pas la seule chaîne d'information concernée par le renouvellement de sa convention : BFM TV, LCI et TMC – en partie, car elle fait un peu d'information – le sont également.
Quel regard portez-vous, ensuite, sur la question du pluralisme, non seulement au niveau de la représentation des partis politiques, mais également au niveau de celle des opinions ? Le débat sur la fin de vie sera l'exemple typique d'un sujet important où des opinions très différentes, et qui ne sont pas nécessairement liées à des partis politiques, auront à exister sur un plateau. Quelles méthodes pourriez-vous nous suggérer pour le calcul des temps de parole ?
Je vous remercie de déclarer tout intérêt de nature publique ou privée de nature à influencer vos déclarations, et, dans un souci de transparence, j'invite les députés à déclarer, lors de leur intervention, le passé qu'ils ont pu avoir dans le secteur de l'audiovisuel.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Thibaut Bruttin et M. Antoine Bernard prêtent successivement serment.)
Nous avions souligné, lors de notre audition du 20 décembre 2023, l'opportunité de cette commission d'enquête, à un moment de l'histoire de la TNT qui invite à repenser la façon dont les conventions sont conclues et contrôlées. La décision rendue à notre demande par le Conseil d'État le 13 février 2024 vient en effet rebattre les cartes. On ne peut que se féliciter de l'intérêt renouvelé de nos concitoyens – votre commission en donne l'exemple – pour les enjeux de pluralisme et d'indépendance.
On a entendu beaucoup de choses sur cette décision du 13 février. Elle a été caricaturée, de manière parfois intéressée, ou simplement fait l'objet d'une mauvaise information : on est allé jusqu'à dénoncer un gouvernement des juges. Je tiens à vous rassurer : notre volonté n'est que de voir appliquée la loi, rien que la loi et toute la loi. Nous sommes satisfaits de la position adoptée par le Conseil constitutionnel à propos du cadre de la régulation. La loi à laquelle je me réfère est celle du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, dont l'article 1er prévoit que l'exercice de la liberté de communication peut être limité par le « caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion » et dont l'article 3-1 dispose que l'Arcom « garantit l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information et des programmes qui y concourent ».
Sur la décision du Conseil d'État, des propos très malheureux ont été tenus à l'antenne par certains présentateurs. Si, lors des auditions du groupe Canal+, des excuses n'ont pas été présentées à ce sujet, au moins y a-t-on reconnu une mauvaise compréhension ou une mauvaise interprétation de cette décision, qui a été à bien des égards dénaturée et a fait l'objet d'une campagne de désinformation qui a pu paraître scandaleuse.
Nous pouvons tirer quelques enseignements des auditions que vous avez conduites. L'étrange conception que les présentateurs et les dirigeants du groupe Canal+ se font de la sanction est d'abord clairement apparue. La gradation progressive des mises en demeure de l'Arcom peut donner le sentiment qu'il n'y a pas de sanction ; mais il est évident qu'on ne peut pas parler d'absence de sanction quand on est mis en demeure des dizaines de fois pour des comportements à l'antenne. Il faut donc repenser la façon dont ces mises en demeure sont prononcées et l'effet qu'elles peuvent avoir. Certains acteurs anticipent même les sanctions en envisageant, dès l'amont, un partage du montant des amendes à payer avec les producteurs de contenu, ce qui rend le système partiellement ineffectif.
Ensuite, si le débat sur le pluralisme, d'ailleurs partie intégrante de la décision du 13 février 2024, est nécessaire, il ne saurait s'envisager sans ses corollaires : l'indépendance et l'honnêteté de l'information. On a pu entendre des discours laissant penser que le boycott de certains groupes politiques impliquerait un défaut de pluralisme. Mais il faut aussi regarder comment la conversation est organisée, comment l'information circule, et ne pas occulter, comme on le fait trop souvent dans ce débat, les questions relatives à l'indépendance.
La question de l'économie de la TNT doit aussi être reconsidérée. Des éditeurs feignent d'ignorer le prix des fréquences alors même qu'il est bien discuté et prévu lors des cessions de chaînes. Si ces chaînes sont déficitaires, de belles plus-values ou « culbutes » ont été réalisées, et je sais que les députés auront suffisamment de jugement pour ne pas se laisser berner par certains discours. Cette question de la valorisation d'un canal public – on oublie trop souvent que c'est le fondement de la régulation audiovisuelle – peut présenter des apparences trompeuses.
Contrairement à ce qui a pu être dit lors de certaines auditions, la diversité des chaînes d'information n'offre aucune garantie contre la polarisation de l'audience. Des études comme celle que Julien Labarre a publiée en ce début d'année montrent bien que la question n'est pas celle de l'orientation politique ou de la ligne éditoriale d'une chaîne, mais de ce qu'on pourrait appeler, du côté du public, un effet de couloir : plus vous regardez une chaîne, plus vos opinions se confortent, sans que vous n'alliez regarder les autres chaînes.
On a enfin beaucoup entendu, lors de ces auditions, à quel point le groupe Canal+ était légaliste et faisait, je cite, « une application bête et disciplinée des règles ». Tout cela dissimule une opération de tricherie et de contournement d'une partie des obligations de l'éditeur. La complexité des règles ne doit pas servir de paravent à ces pratiques.
Nous nous étions engagés, en décembre, à vous faire part de dix points qu'il serait selon nous intéressant d'inclure dans les futures conventions passées avec les chaînes, pour tous les éditeurs.
Si un canal est consacré à l'information, il faudrait préciser par une indication chiffrée la part que les énoncés d'informations, ou hard news, doivent occuper dans les programmes : on le fait bien pour des questions comme celles de la part réservée à l'expression en langue française, ou à la fiction.
On pourrait exiger des animateurs qu'ils se conforment au devoir de diligence journalistique, tel qu'il ressort des études comparatives des différents dispositifs européens.
Une distinction devrait être opérée à l'antenne entre les différents intervenants, en fonction de leur statut. Un doute peut en effet exister, notamment sur les chaînes d'information, à propos d'une personne qui s'exprime : est-elle un invité, intervenant alors sans rémunération, ou bien un chroniqueur, sous contrat avec la chaîne ? Il serait opportun d'éclairer sur ce point le jugement du téléspectateur.
Le rapport de la mission d'information de la commission des affaires culturelles sur l'évaluation de la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite « loi Bloche », apporte des solutions à deux déficiences souvent constatées. Tout d'abord, les chartes déontologiques faisant souvent l'objet d'un contournement, il serait opportun que la convention passée avec la chaîne établisse que ces chartes doivent faire l'objet d'une élaboration collective et obéir aux standards déontologiques de la profession. Les députés ont également formulé dans ce rapport des propositions très intéressantes pour éviter que ne siègent dans les comités d'éthique de certains groupes des personnalités dont la qualification est douteuse, au regard de questions aussi complexes et sérieuses que celles de l'indépendance, de l'honnêteté ou du pluralisme de l'information.
Quel que soit le dispositif choisi pour garantir l'indépendance de la rédaction – tel le droit d'agrément – et l'associer à la gouvernance des titres ou à la conduite de l'action journalistique, il pourrait entrer dans le champ de l'appréciation de l'Arcom lors de l'évaluation des candidatures des chaînes.
Dans le domaine de la transparence des pratiques journalistiques, RSF défend, comme vous le savez peut-être, la norme du label JTI – Journalism Trust Initiative.
L'Arcom gagnerait également à prendre en compte la question de la soutenabilité économique des projets dans l'appréciation des propositions qui lui sont soumises lors de l'appel à candidatures.
On pourrait concevoir, dans les conventions passées avec les chaînes, une clause à l'image de celle qui, dans le domaine de la presse, conditionne les aides à l'existence d'une rédaction avec des journalistes.
Le dernier point, et non des moindres, consiste à revenir sur la caducité quinquennale des sanctions et des mises en demeure, pour qu'elles puissent être prises en compte lors de l'examen d'une candidature à un renouvellement de fréquence. S'il serait irréaliste d'exiger d'un acteur une absence de condamnation, ce dernier devrait au moins apporter la preuve de sa diligence à faire corriger les manquements constatés par le régulateur.
Ces propositions très concrètes pourraient renforcer le pouvoir de contrôle de l'Arcom. Certaines d'entre elles peuvent se faire à droit constant, d'autres nécessiteront une évolution législative. Presque vingt ans après son lancement, l'évolution de la TNT doit nous inviter à repenser la façon dont les obligations qui s'y rapportent sont discutées, imposées et contrôlées.
Je vous remercie d'avoir présenté ces propositions touchant au cadre des conventions en général, qu'on le juge bon ou perfectible, respecté ou non. On peut en effet deviner, depuis quelques semaines, dans une partie de la population – et je n'affirme pas que c'était là le sens de la décision du Conseil d'État ni celui du recours que RSF a déposé devant lui – le sentiment qu'on s'en prend à CNews en particulier. J'ai pu en faire l'expérience sur des marchés où l'on m'a dit : « Moi je n'aime pas du tout CNews, mais ce que vous êtes en train de leur faire, c'est très dangereux, c'est très grave. » Ce « vous » désignait les hommes politiques, à Paris, la majorité, le Gouvernement, les députés, l'élite en quelque sorte. Et ce que nous serions en train de faire, c'est d'essayer d'imposer des contraintes à ceux qui ne pensent pas comme nous.
C'est pourtant le contraire de ce que voulons ; il est donc très important d'élargir notre propos, au-delà du cas d'une seule chaîne ou d'un seul groupe, pour poser la question du cadre général.
Au sujet du pluralisme, les personnalités qui apparaissent à l'antenne sont classées selon leur positionnement politique – divers droite, divers gauche, divers centre – ou bien en fonction du parti qui est le leur, et se voient appliquer la règle dite des « trois tiers » : un tiers pour l'exécutif, un tiers pour la majorité, un tiers pour l'opposition – ce découpage pouvant évoluer selon les personnalités et les débats. Des règles spécifiques s'appliquent bien sûr lors des élections : ce sera le cas pour les élections européennes à partir du 15 avril. Tout cela est bien connu.
On a vu apparaître, après la décision du Conseil d'État, une crainte du grand catalogage. Il est vrai qu'il existe un besoin de clarification – qui n'est pas propre à CNews, on peut penser également à BFM TV – sur la qualité d'un intervenant apparaissant sur un plateau : payé ou non, expert, journaliste, invité, chroniqueur, éditorialiste, etc. Mais on sent également qu'il est délicat de chercher à classer les personnes. Il s'agirait plutôt de donner des notes ou des couleurs d'ambiance sur les différents débats, en prenant en compte leur inscription dans la durée. Comment prendre suffisamment de recul pour s'assurer que toutes les opinions aient été bien représentées ? Le débat sur la fin de vie est le cas d'école d'un débat dans lequel les différentes opinions, toutes très importantes et respectables, ne recoupent pas les divisions entre partis politiques.
Je me réjouis de ce que les Français soient si soucieux de la liberté d'expression, essentielle à la démocratie : la manière dont nous allons orienter ce débat sera donc déterminante pour l'avenir. Comment donc, selon vous, rendre compte de la diversité des opinions dans un débat sans tomber dans un catalogage dont même les journalistes ne veulent pas, d'autant que, entre le début et la fin de la journée, chacun peut évoluer sur une question ? Un catalogage mènerait de plus à une succession de recours devant l'Arcom : nous casserions nous-même le système.
Je vous remercie des propositions que vous faites pour améliorer les conventions – et cela concerne toutes les chaînes susceptibles de demander prochainement le renouvellement de leur agrément. Ce qui, pour un député comme moi, est très délicat – ça l'est moins pour vous dans la mesure où il s'agit de vos confrères et de vos consœurs, moins encore pour l'Arcom qui est l'autorité de régulation –, c'est de s'engager dans le débat du bon et du mauvais journalisme. Comment faudrait-il estimer la quantité et la qualité des reportages pour déterminer si une chaîne est une bonne chaîne d'information ? Ou bien la quantité et la qualité des hard news ? Ces questions essentielles me semblent devoir être débattues d'abord au sein de la profession, puis intégrées dans les obligations de l'Arcom ; mais elles se situent à la limite de ma compétence de député, car je ne voudrais pas laisser croire à une tentation de censurer ou de classer les journalismes, voire, pire encore, les journalistes.
Par sa décision, le Conseil d'État donne une nouvelle clé de lecture de la loi de 1986. Il a confirmé que, au titre de la convention actuelle, CNews n'est pas une chaîne d'opinion mais bien une chaîne d'information, même si cela pourrait changer avec la future convention. Quelles méthodes pourriez-vous donc proposer pour le calcul des opinions, dans le cadre, par exemple, d'un débat comme celui de la fin de vie ? Comment vos propositions pourraient-elles être reprises par la profession dans son ensemble, pour qu'il ne revienne pas aux députés de distinguer le bon du mauvais journalisme ? Pourrait-il y avoir une charte de déontologie commune à l'ensemble des médias ? Si l'Arcom ne serait sans doute pas en mesure d'imposer une telle charte par le moyen des conventions, pourrait-on espérer que la profession s'accorde sur une base, à partir de laquelle chaque chaîne pourra élaborer sa propre charte ?
La ligne rouge, pour moi, même si elle n'est pas facile à tenir, est celle de la liberté éditoriale, telle qu'elle est protégée par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881.
Cette table ronde est aussi l'occasion de saluer le travail de l'ensemble de nos journalistes, notamment ceux qui sont à l'étranger : je pense en particulier à ces images assez choquantes d'une équipe de BFM TV subissant en Russie, un même jour, une série de contrôles – et selon des pratiques bien rigoureuses au regard des normes de nos États assurément plus démocratiques. La liberté de la presse est loin d'être protégée partout comme elle l'est en France ; nous devons donc beaucoup à ces gens qui mettent leur vie en danger pour nous informer.
Nous leur rendons également hommage, avec une pensée particulière pour Stanis Bujakera Tshiamala, journaliste de Jeune Afrique qui devrait être libéré dans les heures qui viennent, après six mois de détention pour un article dont il n'est même pas l'auteur. Certains payent le prix lourd pour nous informer.
Il ne faut pas que le débat ne porte que sur CNews, en effet. Si nous avons demandé à l'Arcom de se saisir des comportements que l'on peut observer sur cette chaîne, c'est qu'ils sont représentatifs, à notre sens, d'une forme de dérive du système et que le silence du régulateur avait paru valider certaines stratégies.
La liberté éditoriale prime et nous comprenons l'attachement des Français à la liberté d'expression ; mais on ne peut aller jusqu'à présenter la décision du Conseil d'État comme y étant attentatoire.
Cette décision porte sur trois points. D'abord l'honnêteté de l'information : sur ce sujet, le juge n'a pas donné raison à RSF puisqu'il a constaté que les séquences que nous avions identifiées avaient été sanctionnées depuis par l'Arcom.
Ensuite, l'indépendance : un chantier nouveau s'ouvre là pour l'Arcom. Elle se contentait jusqu'à présent d'un contrôle de l'indépendance fondé sur des séquences spécifiques ; mais regarder le fonctionnement d'une rédaction, c'est tout à fait autre chose. La censure, et je ne dis pas qu'elle existe à CNews, ce n'est pas seulement quand on coupe le micro d'un invité, c'est aussi les choix qui sont faits en amont – c'est d'ailleurs ce que nous constatons un peu partout dans le monde. Elle ne saurait donc se mesurer par la seule observation des séquences.
La question du pluralisme, enfin, a donné lieu, de la part de nos détracteurs, à une habile présentation tendant à faire croire que, en défendant le pluralisme et le respect des différents courants d'opinion, nous chercherions à limiter la liberté d'expression. Mais c'est précisément le contraire : défendre le pluralisme interne, c'est défendre la possibilité pour chacun de s'exprimer, y compris sur des sujets de société compliqués, afin que soit représentée à l'antenne une diversité d'opinions. Quand des groupes de presse entiers attaquent d'une même voix, ils peuvent travestir le sens des mots. Et RSF, sur cette question du pluralisme, l'a emporté devant la justice, en apportant la preuve que d'autres systèmes peuvent exister. Ce n'est pas notre rôle d'ONG que d'en prescrire un, de même que ce n'est pas celui du député, aux termes mêmes de la loi de 1986.
Mais cette loi laisse une grande latitude à l'Arcom, dont elle fait le régulateur du secteur, avec une capacité de délibération sur des points spécifiques pour en épouser les mouvements et les transformations. Roch-Olivier Maistre et le collège de l'Arcom vont ainsi délibérer sur ces questions de l'indépendance et du pluralisme. Dans nos écritures au Conseil d'État, nous avions montré que le système actuel se contente d'appliquer, relativement à la question du pluralisme, le premier alinéa de l'article 13 de la loi de 1986, selon lequel l'Arcom doit assurer « le respect de l'expression pluraliste des courants de pensée et d'opinion », ce qui est très large. L'alinéa suivant mentionne, lui, le décompte du temps de parole des personnalités politiques. Le Conseil d'État a confirmé sur ce point notre interprétation : il ne faut pas comprendre ce deuxième alinéa de façon exclusive, comme exigeant du régulateur qu'il se contente de ce décompte. Ce système, généralement considéré comme une usine à gaz par la profession, s'est trouvé d'étranges nouveaux défenseurs.
Nos propositions portent sur deux champs. Nous proposons tout d'abord l'extension du système actuel. Il ne s'agit nullement d'un fichage, mais, au contraire, d'une prise en compte des positions publiquement affichées pour étendre le champ de la comptabilisation des personnalités politiques. Julia Cagé, dans une tribune dont vous avez peut-être connaissance, propose un tel système. Il n'est pas question de chercher à savoir où va le vote d'une personne publique qui s'exprime à l'antenne, ni de sonder le secret de son cœur, mais de déterminer, par un faisceau d'indices précis, si cette personne a pris des positions politiques claires et récentes, et de pouvoir ainsi étendre à ses interventions le champ de la comptabilisation.
Nous proposons également de ne pas seulement regarder qui parle, mais aussi de quoi on parle et comment on en parle. Cela a longtemps existé aux États-Unis, sous le nom de fairness doctrine ou doctrine de l'équité : il s'agissait de déterminer, dans un débat sur des sujets de société complexes, si on y trouvait l'expression d'une diversité de points de vue et si, à défaut de représenter équitablement l'intégralité du débat public sur le sujet, il parvenait à faire preuve de nuance. C'est quelque chose qui s'observe dans d'autres pays, en Europe : nous pourrons vous remettre, si vous le souhaitez, une note que nous avons préparée sur les enjeux du pluralisme au niveau international. Vous avez peut-être vu que l'équivalent britannique de l'Arcom, l'Ofcom – Office of communications –, a rendu hier une décision dans laquelle il exprime une idée qui peut paraître assez simple mais qu'il n'avait jamais exprimée dans des termes aussi clairs, à savoir que lorsque des personnalités politiques sont animatrices de télévision, elles ne font pas montre de la diligence attendue de la part d'un journaliste. Voir ce qui se fait à l'étranger peut éclairer nos débats nationaux.
Regardons ce que contient précisément la décision du Conseil d'État et les mots qu'a prononcés le rapporteur public : il dit que « seuls des déséquilibres durables et manifestes, révélant une intention délibérée de l'éditeur de favoriser un courant de pensée ou d'opinion […] devraient pouvoir être sanctionnés ». On est très loin du fichage. Il s'agit plutôt de sanctionner le fait que, sur le temps long, une chaîne favorise un courant de pensée, au détriment d'autres. C'est d'ailleurs ce que Roch-Olivier Maistre a laissé entendre dans une interview à La Tribune, quand il a dit qu'il s'agira pour l'Arcom d'une « appréciation globale sur l'ensemble des programmes diffusés ».
Nous n'avons pas de système particulier à proposer : ce n'est pas notre rôle. Une solution pourrait consister à adopter une approche globale, holistique, du pluralisme et de l'indépendance, qui ne se concentre plus sur des séquences particulières mais sur l'ensemble des programmes pendant une période donnée – qui reste à définir. Il conviendrait peut-être aussi de combiner plusieurs approches du pluralisme – regarder qui parle et comment – et de croiser le contrôle du pluralisme et de l'indépendance – c'est ce que semble dire le rapporteur public, quand il parle de l' « intention délibérée de l'éditeur ». On est très loin de l'usine à gaz ; la logique est plutôt de sanctionner des dérives qui font que l'expression plurielle, sur des sujets de société complexes, n'est plus possible.
Quels sont vos relations, vos contacts et vos échanges avec l'Arcom sur ce sujet ? Fait-elle appel à des experts pour nourrir sa réflexion et l'aider à rédiger les futures conventions, toutes chaînes confondues ?
Vous avez parlé des choix que les chaînes et les groupes de presse font en amont : j'imagine que cela englobe le choix des sujets, mais aussi du temps qui leur sera consacré et de l'angle adopté. Comment distinguer ces choix faits en amont de la ligne éditoriale du média en question ?
Quand j'ai parlé de choix en amont, c'était à propos de l'indépendance de l'information. Il ne s'agit en aucun cas de remettre en cause la ligne ou la liberté éditoriale de l'éditeur, mais de s'assurer qu'il est indépendant, notamment vis-à-vis des intérêts économiques de l'actionnaire. Cela implique de ne pas juger de l'indépendance d'une chaîne uniquement en fonction de ce qui se passe à l'antenne, mais de s'assurer que l'éditeur ne cherche pas à favoriser les intérêts économiques de son groupe. En France, beaucoup de groupes audiovisuels ont aussi des intérêts économiques dans d'autres secteurs : il s'agirait de faire porter le contrôle de l'Arcom sur ce point-là, et non sur la ligne éditoriale.
Nous avons eu par le passé, et encore en 2023, l'occasion d'être auditionnés par l'Arcom. Nous avons mis l'accent sur certains points qui nous semblent devoir être inclus dans le périmètre des conventions de chaînes. Depuis la décision du Conseil d'État, nous avons eu un échange téléphonique avec l'Arcom : nous avons indiqué que nous étions disponibles pour travailler ensemble à l'application de cette décision de justice, dans le respect des responsabilités de chacun. À ce jour, nous n'avons pas eu de nouveau contact sur ce point spécifique.
D'une manière générale, et nous avions déjà mis l'accent là-dessus lors de notre précédente audition, il nous paraît vraiment important que l'Arcom respire dans un écosystème plus large, incluant notamment les milieux académiques, qui formulent des propositions particulièrement pertinentes sur les sujets qui nous occupent. RSF ne fait pas partie du monde académique mais nous pensons que nous avons aussi un mot à dire sur ces questions, et nous l'avons prouvé avec la décision de justice que nous sommes allés chercher. Nous sommes à la disposition de l'Arcom : nous l'avons toujours été et nous le resterons.
J'aimerais faire deux observations en réaction aux propos du président. D'abord, je crois qu'il ne faut pas s'effaroucher à l'idée que le législateur se penche sur la notion de journalisme. Du reste, il s'en est déjà chargé, puisque la liberté d'expression est limitée par la loi. Le législateur s'est déjà prononcé sur les notions de calomnie et d'atteinte à la vie privée, voire d'information d'intérêt public. Il a déjà, d'une certaine façon, circonscrit le périmètre de ce que serait un bon journalisme.
Par ailleurs, vous vous interrogez sur l'opportunité qu'il y aurait à définir une charte qui serait la charte de toutes les chartes. Il existe déjà un Conseil de déontologie journalistique et de médiation, qui mériterait peut-être d'être renforcé : nous pourrions le suggérer dans notre rapport.
J'aimerais vous entendre au sujet de la proposition qui a été faite d'introduire un droit d'agrément des rédactions sur la proposition de nomination du directeur de la rédaction. En y réfléchissant bien, il me semble qu'elle présente tout de même un défaut, qui est de figer un état de fait. Prenons le cas, au hasard, d'une rédaction qui aurait été décimée par son actionnaire et remplacée à 90 % par des personnes réputées compatibles avec les orientations de celui-ci : dans ce cas-là, l'agrément n'aurait pas vraiment de sens, car il arriverait trop tard. Qu'en dites-vous ?
S'agissant du rôle du régulateur, nous serions assez favorables à une corégulation. On voit bien que des lois trop spécifiques, surtout dans un paysage audiovisuel changeant, peuvent vite prendre de l'âge. Je pense notamment à la très digne loi de 1986 : même si nous demandons l'application de toute la loi, rien que la loi, force est de reconnaître que certains points, notamment les seuils de concentration, sont devenus totalement inopérants, puisqu'ils ne correspondent plus à l'équilibre technologique actuel. Nous pensons qu'il faut laisser une place très importante à l'autorégulation et qu'il serait malvenu d'avoir un législateur trop présent dans ce domaine.
Nous avons été auditionnés la semaine dernière par Mme Sophie Taillé-Polian et par une partie des députés qui travaillent avec elle sur sa proposition de loi. La notion de droit d'agrément, telle que l'entend ce texte, n'est qu'une possibilité parmi d'autres d'associer les rédactions à leur destin. Dans de nombreux pays, le droit d'agrément concerne moins le directeur de la rédaction que l'actionnaire. Il arrive aussi que l'agrément porte sur un projet, ce qui peut être plus sain qu'un débat passionné sur des personnes. Nous sommes donc favorables à l'extension du champ de cette proposition de loi et pensons qu'il faut laisser aux acteurs la liberté de choisir le dispositif qui garantira leur indépendance – en espérant qu'ils arrivent à un consensus. En tout cas, l'intention de cette proposition de loi nous semble louable.
J'aimerais revenir sur votre démarche devant le Conseil d'État et sur ses résultats. Le Conseil vous a donné raison sur certains points et tort sur d'autres.
Vous avez attaqué la loi de 1986 et posé la question de sa conformité à la Constitution. Pourriez-vous nous présenter le raisonnement que vous avez tenu et les raisons pour lesquelles le Conseil d'État n'a pas souhaité transmettre au Conseil constitutionnel votre question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ?
Je l'ai dit, nous considérons que la loi de 1986 présente des défauts et qu'elle a vieilli. Notre idée, un peu dans l'esprit de ce qu'a fait L'Affaire du siècle sur les questions environnementales, était de poser la question de la conformité de cette loi avec les objectifs conventionnels. Le juge n'a pas estimé bon de transmettre notre QPC et nous le regrettons. Mais ce qui est intéressant, c'est que, par contrecoup, cela a renforcé la pression – bienveillante – sur l'Arcom, la renvoyant à sa responsabilité. Puisque, du point de vue du Conseil d'État, la loi ne pose pas de problème particulier, c'est désormais au régulateur d'agir. Au fond, cela nous a presque servis dans cette querelle juridique.
Vous avez rappelé que nous n'avons pas obtenu l'adhésion du Conseil d'État sur tous les points que nous avons soulevés. Il y a trois points sur lesquels nous avons eu raison, pour partie ou en totalité : l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme. Nous avons essayé de montrer, mais n'avons pas obtenu gain de cause sur ce point, que CNews ne répondait plus à sa fonction initiale, qui était d'offrir un service d'information. Nous avons défendu l'idée, développée dans nombre de travaux académiques, qu'il y a une distinction entre l'information, qui serait un énoncé factuel, et l'opinion. Or, contrairement à ce que certains ont pu dire, le Conseil d'État ne dit pas que CNews n'est pas une chaîne d'opinion, mais que le droit ne fait pas de distinction entre l'opinion et l'information, ce qui est très différent. Le Conseil d'État reconnaît simplement ses limites dans l'appréciation de la loi de 1986, et il faut reconnaître que la matière dont nous discutons est complexe.
Le Conseil d'État a aussi estimé que « si l'association invoque […] une méconnaissance générale par la chaîne de l'exigence d'honnêteté de l'information, elle ne produit pas d'éléments suffisants à l'appui de ces allégations ». C'est un point fondamental et, à titre personnel, je suis un peu étonné que la chaîne ne se vante pas davantage d'un tel résultat. Quel est votre sentiment sur cette décision et comment pourriez-vous, le cas échéant, étayer davantage votre démonstration ? Votre démarche, en réalité, est déjà assez ancienne.
Les segments que nous avons portés à l'attention du régulateur et du juge datent de 2021 – d'où la confusion qui a pu naître sur le sens de notre démarche. Depuis, avec les tentatives malheureuses de notre secrétaire général d'aller sur l'antenne de CNews et les incidents qui se sont produits récemment – je pense notamment à l'affaire récente relative à la présentation de l'IVG –, il me semble que la démonstration est faite. Du reste, la décision du Conseil d'État dit aussi que l'Arcom a mis en demeure CNews sur deux des séquences que nous avions pointées. Nous considérons donc que la chose est entendue.
Vous pourriez donc à nouveau saisir le Conseil d'État, en mobilisant de nouveaux arguments – ce n'est pas une suggestion, mais une observation.
La décision du Conseil d'État souligne que la question de l'indépendance de l'information ne s'apprécie pas uniquement par l'examen d'une séquence. Quel est, alors, le bon moyen d'évaluer cette indépendance ? Vous avez évoqué l'idée d'apprécier une ambiance, mais il me semble lire entre les lignes de la décision du Conseil d'État qu'il faudrait peut-être aussi examiner le fonctionnement de la chaîne. Pensez-vous, connaissant la loi, que l'Arcom est doté de prérogatives suffisantes pour exercer un contrôle de cette nature ?
Absolument. L'Arcom a une capacité d'action très importante. Il faut vraiment que le régulateur fasse une erreur manifeste d'appréciation pour qu'il y ait une sanction de la part du juge. Les erreurs mineures et factuelles peuvent passer face à la justice. L'Arcom est un régulateur puissant, qui peut beaucoup.
Nous avons constaté que l'Arcom n'avait pas été particulièrement stratège, et surtout qu'elle avait opéré des contrôles qui, s'agissant notamment de l'honnêteté et de l'indépendance, pouvaient manquer totalement de matérialité. Nous avions pris trois exemples, et d'abord celui de la grille des programmes. Cette grille est annexée aux conventions de chaîne et constitue donc un document conventionnel. Or il se trouve que l'on peut modifier substantiellement le contenu d'un programme tout en gardant le même nom et la même tranche horaire. En étudiant cette question, nous avons constaté que des programmes avaient changé, alors même que la grille n'avait pas changé. Là-dessus, le régulateur n'a rien dit.
Par ailleurs, deux dispositifs de la loi Bloche étaient censés porter leurs fruits : les fameux comités relatifs à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes (Chipip) et les chartes. Or CNews a une charte particulièrement retorse, qui opère une sorte de contournement de l'éthique journalistique. Par exemple, si un journaliste ne veut pas faire un sujet parce qu'il estime qu'il est contraire à l'éthique, un de ses confrères peut le faire : le système, vous le voyez, est un peu dévoyé. Nous tenons à la disposition de l'Assemblée une note que nous avions faite sur ce point. L'Arcom s'est contentée de vérifier que ces chartes et ces comités existaient ; elle aurait pu aller plus loin en contrôlant leur effectivité et leur conformité.
Ma question portait sur l'analyse que l'Arcom pourrait faire du fonctionnement d'une rédaction ou d'une chaîne. Que dire, par exemple, lorsqu'un directeur a aussi la casquette de directeur de l'information ? Dans l'état actuel du droit, l'Arcom pourrait-elle se prononcer sur un sujet comme celui-là ? Et, si la réponse est oui, pourquoi ne le fait-elle pas ?
À notre sens, l'Arcom pourrait délibérer et faire des contrôles sur ce point. Pourquoi ne le fait-elle pas ? Comme je crois l'avoir déjà dit lors de notre précédente audition, l'Arcom a peut-être concentré ses contrôles sur d'autres questions, laissant celles de l'indépendance, de l'honnêteté et du pluralisme de l'information un peu à l'écart. La décision du Conseil d'État du 13 février 2024 invite l'Arcom à donner davantage de consistance à ses contrôles, en faisant usage de tous ses pouvoirs, pour éviter que les principes de la loi de 1986 soient contournés.
La notion de ligne, ou de liberté éditoriale, revient souvent et j'essaie, au fil des auditions, de la circonscrire, car elle a parfois servi de prétexte pour justifier certaines turpitudes. Pourriez-vous nous dire ce qu'est pour vous une ligne éditoriale et en quoi elle se distingue d'un positionnement politique ?
La tradition du journalisme français n'exclut pas une forme d'engagement politique de la part des groupes de presse ou des médias et je ne crois pas qu'il faille aller contre cela. Mais ce qui nous paraît dangereux, c'est ceux qui avancent masqués. D'ailleurs, pour bénéficier du label Journalism Trust Initiative, que je mentionnais tout à l'heure, une rédaction doit rendre sa charte éditoriale publique.
La liberté éditoriale est fondamentale ; elle doit être sacralisée par le régulateur et chacun doit se garder d'y porter atteinte. Mais il peut être bon aussi que les rédactions clarifient leur ligne éditoriale, à travers une charte éditoriale spécifique, claire et transparente. Vous parliez, monsieur le président, de ce qui se dit sur les marchés. La liberté d'expression est essentielle, mais n'oublions pas que les Français exigent aussi de l'indépendance et de la transparence de la part des journalistes – lesquels côtoient parfois les hommes politiques en bas des sondages. Or il est possible de mener des actions concrètes en ce sens. Il faut que les rédactions, quelle que soit leur ligne éditoriale, aillent au bout de cet effort de transparence.
Je suis intéressé par cette idée de charte éditoriale. Cela signifie qu'une chaîne, en particulier d'information, pourrait, voire devrait, expliciter un projet d'entreprise qui ne la situerait pas dans le champ politique, mais qui donnerait une cohérence à ses choix et permettrait de les expliquer dans la durée. Est-ce bien cela ?
Absolument. Aux États-Unis, il y a une vraie tradition d'indépendance éditoriale. On attend des directeurs de rédaction qu'ils définissent, en lien avec leur chef d'équipe et leur rédaction, un projet éditorial clair. J'ai fait allusion tout à l'heure à d'autres dispositifs qui peuvent exister en France, comparables au droit d'agrément ou s'y apparentant. Le groupe WhyNot Media, qui est le pôle médias de CMA CGM, a par exemple un agrément sur le projet éditorial, ce qui est très intéressant, car cela donne un cap très clair à toute l'organisation. Ce projet a-t-il vocation à être rendu public ? Probablement. Tout cela nous semble s'inscrire dans une logique qui est saine ; je crois que cette transparence est attendue.
J'essaie de prolonger l'expérience de pensée et de me projeter. On pourrait donc imaginer qu'une chaîne d'information propose une charte, ou un projet éditorial, autour du fait divers. Elle pourrait y expliquer que le fait divers relève pour elle de l'information et qu'il apporte un éclairage sur l'état de la société ; cette chaîne pourrait proposer une couverture approfondie du fait divers, avec un suivi des audiences de justice, des tables rondes, des débats sur la police, etc.
On pourrait aussi imaginer un projet éditorial axé sur le direct et la recherche de l'immédiateté – ce qu'a déjà plus ou moins formulé l'une des chaînes d'information existantes aujourd'hui. On pourrait aussi imaginer un projet éditorial qui serait davantage axé sur la mise en perspective et le débat, comme le revendique CNews. De tels positionnements, qui relèvent pleinement de ce que l'on appelle la ligne éditoriale, ne risquent-ils pas d'avoir un effet polarisant, voire un effet « pervers » sur le débat public ?
Ils peuvent aussi avoir un effet vertueux. La transparence ne peut être qu'un bon guide et il ne faut pas oublier ce qu'est la situation actuelle. L'article 1er de toutes les conventions des chaînes dit, en substance, que le canal est affecté à l'information : cela tient en une ligne. Nous rêverions que les médias s'engagent dans une démarche de transparence, en allant vers l'établissement d'une charte éditoriale. Entre cette ambition et la réalité, il y a beaucoup de marge et les recommandations que votre commission voudra faire ne pourront qu'être lues avec intérêt.
L'initiative du groupe CMA CGM est très intéressante. Bien que la loi ne les y oblige pas, ses dirigeants ont imaginé un système qui a été très bien accepté en interne et compris par l'actionnaire. L'idée d'instaurer une sorte de discours sur l'état, non pas de l'Union, mais du journal, ou de déclaration de politique générale qui interviendrait dans les mois suivant la nomination du rédacteur en chef et qui ferait l'objet d'un vote, est une perspective intéressante. On se demande toujours s'il faut ou non introduire une contrainte ; quand l'initiative vient des médias eux-mêmes, c'est très intéressant.
Nous auditionnerons les responsables de CMA CGM pour les entendre au sujet du rachat en cours de BFM TV et RMC. Dans la mesure où BFM TV est l'une des chaînes dont l'autorisation doit être renouvelée, il est important pour nous de les rencontrer, même s'il est évident qu'ils ne pourront sans doute pas aborder devant nous certains points touchant à ce rachat, du fait du secret des affaires, mais aussi au projet qu'ils comptent présenter à l'Arcom.
Je rappelle, monsieur le président, que j'ai été journaliste.
L'ONG Reporter sans frontières défend, pour les médias et pour elle-même, l'indépendance et le pluralisme de l'information. Avez-vous des contacts, et plus encore des liens financiers, avec les entités liées aux Open Society Foundations (OSF) ? Cette fondation ne fait pas mystère de son engagement contre le groupe Bolloré. Créée par le milliardaire américain George Soros, elle est décrite par la chaîne publique France Info comme un réseau de soutien à la gauche américaine, à la promotion des minorités, à l'égalité des sexes et à l'incitation au vote des électeurs noirs et latinos. Or elle vous aurait octroyé des dons importants : 200 000 euros en 2017 ; 175 000 euros en 2019 ; et 300 000 euros en 2021.
Confirmez-vous bénéficier de soutiens financiers de la part des Open Society Foundations ? Si tel est le cas, pouvez-vous nous dire pour quels montants ? Comment gérez-vous d'éventuels conflits d'intérêts avec votre objectif louable de totale indépendance ?
Je vous confirme qu' Open Society Foundations fait partie des donateurs de Reporters sans frontières. À ma connaissance, mais je pourrai vous le confirmer, ce montant est de l'ordre de 200 000 euros sur un budget de 15 millions, ce qui représente une part très faible.
Je ne sais pas si Open Society Foundations est en croisade contre le groupe Bolloré, mais j'ai remarqué que l'inverse est vrai. Je peux vous assurer que nos contacts avec Open Society Foundations sont à la fois historiques et distants et qu'aucun donateur, quel qu'il soit, n'influence la ligne de Reporters sans frontières.
Avez-vous, à l'instar de la parade ou de l'armure que sont pour nous députés la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et le déontologue de l'Assemblée nationale, une protection permettant de garantir l'indépendance et le pluralisme de l'information ?
Absolument. Des conventions régissent les relations avec les donateurs et une charte visant à préciser le cadre en la matière a été adoptée par notre conseil d'administration, qui est particulièrement vigilant. Des contrôles externes réalisés par des auditeurs attestent, par ailleurs, l'indépendance totale de notre organisation.
S'agissant du fond, les questions du pluralisme, de l'indépendance et de la concentration se posent pour tous les médias, et il faut probablement moderniser notre système afin qu'il fonctionne à 360 degrés : le contrôle sectoriel des médias ne touche actuellement que les acteurs traditionnels – le numérique n'est pas concerné. Il faudrait toiletter le dispositif tout en sanctuarisant la liberté éditoriale. Par conséquent, je vous rejoins : une réflexion est nécessaire.
Sur la forme, j'ai été un peu choqué par la virulence, voire la violence des propos tenus dans les médias par M. Deloire, qui a ciblé, à travers Vincent Bolloré, le premier groupe audiovisuel français et européen, lequel compte 80 000 salariés. Je me suis même demandé s'il n'y avait pas là une part de haine personnelle. Cautionnez-vous ces propos ? M. Deloire a décrit Vincent Bolloré comme un ogre qui ferait trépasser les journalistes.
Oui, je suis solidaire des propos de notre secrétaire général. J'aurais aimé qu'il soit là pour en répondre directement devant vous. Il ne vous aura pas échappé que parfois, dans la conversation publique, il est nécessaire de parler haut pour être entendu et que des métaphores peuvent comporter une part d'excès. Néanmoins, je laisse à M. Orsenna la responsabilité de la comparaison avec un ogre : je crois que nous ne l'avons pas faite.
Nous considérons, pour notre part, que là où M. Bolloré passe, le journalisme a tendance à trépasser. Ses méthodes, même si cela ne correspond pas exactement au champ de votre commission d'enquête, sont particulièrement brutales : j'espère que vous rendrez public le nombre de journalistes qui ont été amenés à quitter ses groupes en signant des conventions dont les clauses de silence n'ont pas de limites temporelles. On a vu aussi dans la plupart des médias dont il a pris le contrôle, parfois anticipé – c'est en tout cas la thèse que nous défendons et nous espérons que la Commission européenne ira au terme de l'enquête en cours pour prise de contrôle avant agrément des autorités régulatrices ou gun jumping –, que se produisait une baisse de la part du journalisme, au profit de débats qui s'en éloignent, dans sa version pure et dure. S'agissant de la question des intérêts, il y a eu à certains moments des interventions fortes de l'actionnaire concernant le contenu des chaînes – je pense notamment à des événements dans le groupe Canal+ qui ont été évoqués lors de vos auditions et au sujet desquels M. Bolloré a tenté d'apporter des explications.
J'ai été journaliste pendant près de quarante ans dans le service public, à Radio France, dans le groupe Bertelsmann et à TF1. J'ai même travaillé pendant deux ans, entre 1996 et 1998, avec Christophe Deloire à LCI, où il était, de mémoire, pigiste.
Je n'ai pas très bien compris votre démonstration. À propos du refus de certains partis politiques d'accepter des invitations de chaînes, comme CNews, vous avez mis en avant le fait qu'on pouvait se trouver face à un présentateur ou un interviewer franchement hostile. Mais quand il s'agit d'un débat dans lequel six ou huit politiques se trouvent autour d'une table, ce n'est pas un argument qui tient : le présentateur s'efface. Par ailleurs, quand des chaînes ou des émissions – je pense, par exemple, à « Quotidien », sur TMC –, refusent d'inviter des représentants de notre mouvement politique, le Rassemblement national, et s'en vantent, comment fait-on pour faire vivre faire le pluralisme ? Ne sombre-t-on pas dans une sorte de démocratie illibérale ?
Nous nous félicitons de l'importance que prend le débat sur le pluralisme en France, et nous espérons que cela fera bouger les positions de certains acteurs. Nous trouvons qu'il est regrettable, effectivement, que des boycotts existent, dans un sens ou dans l'autre, que des programmateurs refusent d'inviter certaines personnes ou que des élus refusent d'aller sur certaines chaînes. La relation entre les politiques et les journalistes est complexe, je n'en ferai pas l'historique ; sachez néanmoins que nous sommes attachés à ce que chacun, ou la majorité, soit reçu sur les antennes. C'est cela le pluralisme, mais pas seulement : c'est aussi la façon dont on parle de questions complexes. Nous condamnons les pratiques consistant à ne pas inviter certains et nous pensons qu'il est vraiment important que tout le monde se parle dans notre société.
L'extension du droit d'agrément du directeur de la rédaction est-elle utile ou au contraire dangereuse ? La question concerne notamment la presse d'information politique et générale (IPG), si j'ai bien compris la démarche de certains partis politiques ; mais imaginons que vous soyez à la tête d'un journal de gauche : allez-vous embaucher quelqu'un qui a une sensibilité de droite ? Et si vous êtes à la tête d'un journal de droite, aurez-vous envie d'aller chercher quelqu'un qui a une sensibilité de gauche ? Dans ce cas, on connaît déjà le vote de la rédaction.
Si je parle de danger à propos d'une extension à l'ensemble des médias, y compris l'audiovisuel et la presse écrite, c'est parce qu'on sait très bien – c'est un milieu dans lequel j'ai évolué quarante ans et je ne me cache pas derrière mon petit doigt – que les journalistes ont une certaine sensibilité, qui est plutôt de gauche. On aboutirait, à la fin, à un résultat monocolore.
Ma compréhension de la proposition de loi est qu'elle porte sur les deux volets, c'est-à-dire la loi de 1881 et la presse IPG ainsi que la loi de 1986 et l'allocation des fréquences. Pour revenir à ce que M. Gaultier disait, nous pensons qu'il faut à l'avenir lisser au maximum les distinctions sectorielles entre presse écrite et audiovisuel, car on voit bien qu'elles ne sont plus très opérantes à l'heure du numérique.
S'agissant du droit d'agrément, je redis notre position : nous considérons qu'il est effectivement important d'avoir des garanties d'indépendance éditoriale – telle est, en effet, l'intention –, mais qu'on aurait tort de se focaliser sur un système. Pour nous, l'agrément d'un directeur de rédaction emporte quelques conséquences qui peuvent être fâcheuses, notamment en matière de mobilité et d'évolution des rédactions. Nous défendons le recours à un faisceau plus étendu pour caractériser l'indépendance, qu'un régulateur tel que l'Arcom peut apprécier d'une façon large. La Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP), même si on en parle fort peu, joue également un rôle fondamental en matière d'examen des conditions d'exercice du journalisme en France.
J'espère que notre position est claire : elle consiste à ne pas privilégier un mécanisme plutôt qu'un autre, mais à avoir une appréciation large et à favoriser, du côté du régulateur et du législateur, l'autorégulation, qui nous paraît porteuse en l'espèce.
Je partage vos propos : ne contraignons pas les choses par la loi, car cela pourrait produire de très mauvais effets, sachant qu'il existe, en plus, une grande différence entre l'audiovisuel et la presse écrite, qui peut être d'opinion – elle n'est pas soumise aux règles du pluralisme. La situation est différente pour l'audiovisuel, en particulier pour les fréquences de la TNT.
Ma question porte sur le dilemme entre la liberté d'expression personnelle et la responsabilité professionnelle dans l'environnement numérique : à l'ère des réseaux sociaux, la frontière entre les sphères professionnelle et personnelle des journalistes et des chroniqueurs semble de plus en plus floue. Devraient-ils être libres d'exprimer leurs opinions politiques sur des comptes sociaux où ils sont identifiés du fait de leur profession ou de leur notoriété ? Comment s'assurer que leur expression personnelle n'affecte pas la perception de leur impartialité et de leur objectivité ainsi que l'idée qu'on peut se faire de la pluralité des médias ? Où doit se situer la frontière et quelles difficultés peut-on rencontrer sur les réseaux sociaux ? Faut-il des règles claires ou laisser la régulation entre les mains de chacun ?
C'est effectivement une question que nous nous posons. Chacun est libre d'exprimer ses opinions sur les réseaux sociaux – loin de nous l'idée de vouloir limiter cela –, mais si on fait preuve d'engagement, de partialité, il est évident que cela peut faire partie de l'appréciation portée par le téléspectateur, l'auditeur ou le lecteur qui en aurait connaissance. La transparence peut être une réponse, mais je pense surtout que la question relève des relations entre l'employeur et le journaliste. Il me semble qu'un grand nombre de rédactions travaillent ou ont travaillé sur ce point et ont élaboré des sortes de chartes qui établissent dans quelle mesure l'expression publique – les réseaux sociaux participent, en effet, d'une logique d'espace public – est autorisée. Certaines rédactions demandent, par exemple, aux journalistes qui s'expriment à titre personnel, notamment sur des questions politiques, de ne pas nécessairement mentionner dans leur profil en ligne le fait qu'ils travaillent pour telle ou telle antenne.
Quand vous regardez CNews ou n'importe quelle chaîne d'information continue, il est assez logique, car on vous donne très peu d'informations sur le bandeau qui apparaît à l'écran, de chercher qui est la personne qui parle à l'antenne. Il m'est arrivé de le faire dans le cadre du dossier qui a déclenché la récente décision du Conseil d'État et la polémique en cours : on tombe souvent sur des opinions exprimées par des journalistes hors antenne mais publiquement, sur les réseaux sociaux.
Je dois le confesser, j'ai aussi travaillé dans l'audiovisuel. J'ai eu la chance de le faire pour beaucoup de groupes, TF1 et Bertelsmann, à RTL, de diriger les programmes d'une chaîne publique, TV5 Monde, et de produire de nombreux programmes de télévision.
S'il y a une chose qui ne m'est jamais passée par la tête en tant que dirigeant de chaîne, c'est de demander aux journalistes de la rédaction pour qui ils votaient. S'agissant des programmes d'information que nous diffusions, jamais l'idée ne me serait venue de comptabiliser un journaliste ou un éditorialiste dans le temps de parole d'un parti politique. De quel droit l'aurais-je fait ? Qui étais-je pour en décider ? Comment savoir si quelqu'un qui prônait plus d'immigration était de La France insoumise (LFI) ou Europe Écologie Les Verts (EELV) ? Comment déclarer au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) l'activité et l'arrière-fond des pensées de chacun ? Tout cela est profondément inquiétant et ne devrait jamais exister.
J'ai lu sur votre site l'analyse que vous faites : vous nous expliquez que vous êtes très objectifs, mais les mots Canal+ et CNews doivent revenir une dizaine de fois, et ce sont la seule chaîne d'information et le seul groupe qui apparaissent. On se demande si le groupe Bolloré n'est pas pris en tenaille entre un versant politique ici représenté par M. le rapporteur et des organisations telles que la vôtre. Pour détourner un peu l'attention et regarder d'autres médias, j'aimerais savoir si le traitement de l'information par Radio France, par exemple, vous paraît respectueux des équilibres et éditorialement neutre ou si vous diriez, comme on peut l'estimer, qu'il s'agit d'une ligne éditoriale très à gauche ? Si on reprend l'exemple de l'émission « Quotidien », qui refuse d'inviter le Rassemblement national, diriez-vous que c'est une émission qui ne respecte pas la pluralité ? On a un peu l'impression d'avoir affaire à un procès à charge, et j'aimerais vous entendre sur ces différents points afin d'être rassuré.
En l'espèce, dans un tel contentieux administratif, on doit attaquer une décision spécifique si on veut l'emporter sur le régulateur. Nous avons choisi le cas de CNews, parce que c'est un acteur qui, à notre sens, je l'ai déjà dit, représente une partie des dérives ou des excès des chaînes d'information en continu. Nous n'avons pas abordé seulement, et je vous invite à ne pas faire une telle réduction, la question du pluralisme : nous avons aussi parlé de l'honnêteté et de l'indépendance de l'information, ce qui est bien différent.
Cela a été occulté par certains acteurs qui y avaient un intérêt, mais la question de l'honnêteté et de l'indépendance est aussi fondamentale dans notre démarche. Nous considérons qu'il y a pu y avoir – la requête date de 2021 – dans le groupe Canal+ et spécifiquement à CNews des épisodes à l'antenne qui posaient la question de l'honnêteté de l'information. Voyez la décision du Conseil d'État sur ce point. Nous trouvons, par ailleurs, que l'appréciation de l'indépendance que fait l'Arcom est trop limitée.
Si nous avons choisi ce cas spécifique, c'est parce qu'il s'agit d'une sorte d'idéal-type au sens wébérien du terme. Cet acteur a bénéficié, dans notre perspective – mais on n'est pas obligé d'être d'accord en la matière –, du silence et de l'absence de régulation pour mettre en place une stratégie de contournement des obligations de la loi de 1986. Je ne crois pas qu'il existe dans le paysage audiovisuel d'autres acteurs sur lesquels nous aurions pu faire porter un recours aussi spécifique sur tous ces biais.
S'agissant de la question du pluralisme, nous avons obtenu une victoire : il ne s'agit pas seulement de comptabiliser le temps de parole des hommes politiques dans de petits comptes d'apothicaire. Nous sommes satisfaits de la décision du Conseil d'État parce qu'elle nous semble aller dans le sens, évident, de la loi de 1986, qui parle de courants de pensée et d'opinion, ce qui est beaucoup plus large. Si une nouvelle méthode est mise en avant par l'Arcom, dans le délai de six mois qui lui a été donné, les règles s'appliqueront à tous et la transparence qui en résultera permettra de porter un regard sur les programmes d'autres antennes, ce qui sera très intéressant. L'audiovisuel public n'est peut-être pas parfait : des choses peuvent probablement être améliorées, car le pluralisme tel que l'Arcom le concevait jusque-là a fait son temps. Il sera intéressant d'utiliser les nouveaux outils dans le cadre d'approches critiques à l'égard des médias : nous serions ravis que l'audiovisuel public fasse l'objet de nouvelles études sur le fondement de la nouvelle appréciation du pluralisme par l'Arcom – on verra alors ce que cela donnera.
J'aimerais vous entendre sur les dérives que cela pourrait engendrer, c'est-à-dire la classification des journalistes en fonction de leurs idéaux politiques et même de leur appartenance supposée à un parti. Concrètement, comment ferez-vous ? Si un journaliste expose le matin sa vision de la protection de la nature, vous direz qu'il est écolo, mais s'il considère l'après-midi qu'il faut donner plus d'argent aux forces de l'ordre, que penserez-vous ? Tout cela est très théorique : ce n'est pas du tout praticable, excusez-moi de vous le dire, pour une chaîne de télévision.
Le système actuel a au moins le mérite de s'appuyer sur une quantification par partis politiques. Quelle est l'étape suivante ? Est-ce de dire à un journaliste qu'il ne passera plus à l'antenne parce que ses opinions ne correspondent plus aux quotas ? On va vers quelque chose qui ressemble de moins en moins à la liberté d'expression, même si je veux bien entendre que c'est votre cheval de bataille, et de plus en plus à du maccarthysme.
Monsieur le député, vous pouvez laisser entendre à l'envi que nous prônons le fichage des journalistes, mais, comme Thibaut Bruttin l'a dit, cela ne correspond en aucun cas à la situation. Je ne peux que vous invitez à relire la décision du Conseil d'État et les conclusions du rapporteur public, ainsi que les travaux de votre commission.
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, merci d'avoir marqué la gravité du moment que nous connaissons. Nous vivons une époque de défiance, de désinformation et d'offensives informationnelles. L'heure est donc à un travail visant à restaurer la confiance, qui passe par la transparence et l'intégrité, en particulier dans un pays où le modèle suivi consiste à octroyer des fréquences gratuites, c'est-à-dire payées par nous-mêmes. Cela implique, selon la loi adoptée par votre Assemblée, comme le veut la Constitution, un minimum de respect des obligations d'honnêteté, de pluralisme et d'indépendance.
D'ici quelques jours, probablement le 12 avril, le Conseil de l'Union européenne adoptera une nouvelle législation, identique pour ses vingt-sept États membres, sur la liberté des médias. Ce projet de règlement entrera en vigueur vingt jours après son adoption et sera opposable dans un délai allant de six mois à trois ans selon les dispositions concernées. Vous serez vraisemblablement appelés à légiférer sur certains points pour le mettre en application. Sur bien des sujets dont nous avons parlé, comme l'exigence de transparence et l'équipement nécessaire pour favoriser l'intégrité et restaurer ou construire la confiance autour d'une information honnête, pluraliste et indépendante, le nouveau règlement apportera des garanties ou incitera vivement à agir.
Le secrétaire général des Nations unies a convoqué pour septembre un énorme sommet de l'avenir. La question de l'intégrité de l'information sera au cœur de ce sommet essentiel, en tout cas pour les pays démocratiques auxquels nous nous félicitons d'appartenir. Les échanges très précis, sur le contenu de conventions, qui auront lieu à cette occasion s'inscrivent, je l'ai dit, dans un contexte grave, et vos travaux sont susceptibles de compter dans les efforts de restauration et d'amplification, que nous espérons, d'une sorte d'exemple français pour l'Union européenne et, au-delà, pour le monde. Tel est l'enjeu de votre commission. Alors s'il vous plaît, ne laissez pas entendre, ce qui est faux, que nous prônons le fichage des journalistes.
Vous faites bien de citer le règlement européen sur la liberté des médias, ou Media Freedom Act, dont la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale s'est saisie. C'était un choix : tous les Parlements des pays membres de l'Union européenne n'étaient pas obligés de le faire, mais nous avions conscience de l'importance de la question. Nous sommes d'ailleurs en avance par rapport à beaucoup de pays sur plusieurs éléments du texte – d'autres sont plutôt des points de vigilance. Quelles que soient les opinions de chacun, on peut s'honorer qu'un tel débat ait lieu : c'est la preuve que nous sommes une démocratie qui fonctionne bien.
Il est par ailleurs très important, dans le modèle français – et je le dis en présence de Jean-Jacques Gaultier –, de renforcer notre audiovisuel public, qui a un rôle extrêmement important à jouer.
Je vous remercie, monsieur Bernard. L'objet de notre commission d'enquête est effectivement de mettre en discussion, pour nous accorder de nouveau en la matière, les principes qui organisent la conversation publique. Il existait auparavant une forme de consensus qui a peut-être pu s'effacer ou se banaliser.
L'un des enjeux du rapport que je présenterai au terme des travaux de cette commission sera de s'entendre sur les moyens d'objectiver les faits afin de ne pas s'en tenir simplement à des perceptions ou à des impressions. Si mes collègues du Rassemblement national s'estiment lésés et que le sujet les intéresse, ils pourront poursuivre le travail sur le service public. Personne ne doit craindre d'être mis face à la réalité des faits.
Il est généralement question d'indépendance à l'égard des actionnaires, mais on pourrait imaginer, après tout, un modèle dans lequel le coût d'entrée ne serait pas élevé au point de rendre nécessaire le recours à des actionnaires. On pourrait vivre en tant que journaliste ou collectif de journalistes sans dépendre ou être dans la main, objectivement, d'un actionnaire. Est-ce possible dans le système actuel ? Je crois que je connais déjà la réponse… Que pourrait-on faire, selon vous, pour promouvoir des initiatives qui n'entrent pas dans le cadre de l'économie de marché telle qu'elle fonctionne aujourd'hui ? Elle subordonne, en effet, les journalistes aux groupes auxquels ils appartiennent.
Nous pourrons peut-être vous envoyer une contribution sur ce point : nous avons déjà été auditionnés la semaine dernière sur le droit d'agrément et les dispositifs permettant d'assurer l'association des journalistes à la vie de leur média. Il faut que ces dispositions, qui sont d'une grande diversité – contrôle, vote, etc. –, s'appliquent au nombre croissant de médias qui choisissent des statuts coopératifs ou associatifs, fondés, pour la plupart, sur une base démocratique interne, ce qui est intéressant à observer. Nous sommes par ailleurs très attachés, vous le savez si vous suivez nos publications, au développement d'une forme de journalisme ayant un financement caritatif. Des dispositions ont été adoptées par l'Assemblée nationale en la matière.
Il convient d'avoir une appréciation assez large du statut des médias. Des capitaux sont nécessaires pour la télévision et la presse écrite, c'est évident, mais le développement du numérique s'est traduit par une diversité de médias tout à fait impressionnante, qui en dit long sur la vitalité du journalisme en France. Malgré les discours pessimistes qu'on entend trop souvent, de nouvelles générations et de nouveaux médias, qui font un travail formidable, ont vu le jour. L'appréciation de l'indépendance des rédactions doit se faire au regard de la diversité des statuts juridiques des médias. La direction des rédactions et l'actionnariat sont des questions essentielles. Néanmoins, l'indépendance est encore trop perçue en droit français par rapport aux intérêts économiques des actionnaires, alors qu'on pourrait s'interroger sur d'autres dimensions qui peuvent entrer dans le champ d'appréciation.
Un très grand merci. C'était vraiment une audition très importante, notamment pour clarifier plusieurs points qui sont d'actualité en France, et c'est tant mieux car cela démontre toute la vivacité et l'énergie de notre démocratie.
Nous sommes bien sûr preneurs des propositions que vous pourriez formuler par écrit, même si vous les avez exposées ici. Si vous voyez d'autres documents qui pourraient nous être utiles, vous pourrez nous les transmettre, avec vos réponses au questionnaire écrit qui vous a été adressé.
La séance s'achève à quinze heures trente-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Philippe Ballard, M. Quentin Bataillon, Mme Fabienne Colboc, M. Jean-Jacques Gaultier, M. Laurent Jacobelli, M. Karl Olive, M. Aurélien Saintoul