Nous leur rendons également hommage, avec une pensée particulière pour Stanis Bujakera Tshiamala, journaliste de Jeune Afrique qui devrait être libéré dans les heures qui viennent, après six mois de détention pour un article dont il n'est même pas l'auteur. Certains payent le prix lourd pour nous informer.
Il ne faut pas que le débat ne porte que sur CNews, en effet. Si nous avons demandé à l'Arcom de se saisir des comportements que l'on peut observer sur cette chaîne, c'est qu'ils sont représentatifs, à notre sens, d'une forme de dérive du système et que le silence du régulateur avait paru valider certaines stratégies.
La liberté éditoriale prime et nous comprenons l'attachement des Français à la liberté d'expression ; mais on ne peut aller jusqu'à présenter la décision du Conseil d'État comme y étant attentatoire.
Cette décision porte sur trois points. D'abord l'honnêteté de l'information : sur ce sujet, le juge n'a pas donné raison à RSF puisqu'il a constaté que les séquences que nous avions identifiées avaient été sanctionnées depuis par l'Arcom.
Ensuite, l'indépendance : un chantier nouveau s'ouvre là pour l'Arcom. Elle se contentait jusqu'à présent d'un contrôle de l'indépendance fondé sur des séquences spécifiques ; mais regarder le fonctionnement d'une rédaction, c'est tout à fait autre chose. La censure, et je ne dis pas qu'elle existe à CNews, ce n'est pas seulement quand on coupe le micro d'un invité, c'est aussi les choix qui sont faits en amont – c'est d'ailleurs ce que nous constatons un peu partout dans le monde. Elle ne saurait donc se mesurer par la seule observation des séquences.
La question du pluralisme, enfin, a donné lieu, de la part de nos détracteurs, à une habile présentation tendant à faire croire que, en défendant le pluralisme et le respect des différents courants d'opinion, nous chercherions à limiter la liberté d'expression. Mais c'est précisément le contraire : défendre le pluralisme interne, c'est défendre la possibilité pour chacun de s'exprimer, y compris sur des sujets de société compliqués, afin que soit représentée à l'antenne une diversité d'opinions. Quand des groupes de presse entiers attaquent d'une même voix, ils peuvent travestir le sens des mots. Et RSF, sur cette question du pluralisme, l'a emporté devant la justice, en apportant la preuve que d'autres systèmes peuvent exister. Ce n'est pas notre rôle d'ONG que d'en prescrire un, de même que ce n'est pas celui du député, aux termes mêmes de la loi de 1986.
Mais cette loi laisse une grande latitude à l'Arcom, dont elle fait le régulateur du secteur, avec une capacité de délibération sur des points spécifiques pour en épouser les mouvements et les transformations. Roch-Olivier Maistre et le collège de l'Arcom vont ainsi délibérer sur ces questions de l'indépendance et du pluralisme. Dans nos écritures au Conseil d'État, nous avions montré que le système actuel se contente d'appliquer, relativement à la question du pluralisme, le premier alinéa de l'article 13 de la loi de 1986, selon lequel l'Arcom doit assurer « le respect de l'expression pluraliste des courants de pensée et d'opinion », ce qui est très large. L'alinéa suivant mentionne, lui, le décompte du temps de parole des personnalités politiques. Le Conseil d'État a confirmé sur ce point notre interprétation : il ne faut pas comprendre ce deuxième alinéa de façon exclusive, comme exigeant du régulateur qu'il se contente de ce décompte. Ce système, généralement considéré comme une usine à gaz par la profession, s'est trouvé d'étranges nouveaux défenseurs.
Nos propositions portent sur deux champs. Nous proposons tout d'abord l'extension du système actuel. Il ne s'agit nullement d'un fichage, mais, au contraire, d'une prise en compte des positions publiquement affichées pour étendre le champ de la comptabilisation des personnalités politiques. Julia Cagé, dans une tribune dont vous avez peut-être connaissance, propose un tel système. Il n'est pas question de chercher à savoir où va le vote d'une personne publique qui s'exprime à l'antenne, ni de sonder le secret de son cœur, mais de déterminer, par un faisceau d'indices précis, si cette personne a pris des positions politiques claires et récentes, et de pouvoir ainsi étendre à ses interventions le champ de la comptabilisation.
Nous proposons également de ne pas seulement regarder qui parle, mais aussi de quoi on parle et comment on en parle. Cela a longtemps existé aux États-Unis, sous le nom de fairness doctrine ou doctrine de l'équité : il s'agissait de déterminer, dans un débat sur des sujets de société complexes, si on y trouvait l'expression d'une diversité de points de vue et si, à défaut de représenter équitablement l'intégralité du débat public sur le sujet, il parvenait à faire preuve de nuance. C'est quelque chose qui s'observe dans d'autres pays, en Europe : nous pourrons vous remettre, si vous le souhaitez, une note que nous avons préparée sur les enjeux du pluralisme au niveau international. Vous avez peut-être vu que l'équivalent britannique de l'Arcom, l'Ofcom – Office of communications –, a rendu hier une décision dans laquelle il exprime une idée qui peut paraître assez simple mais qu'il n'avait jamais exprimée dans des termes aussi clairs, à savoir que lorsque des personnalités politiques sont animatrices de télévision, elles ne font pas montre de la diligence attendue de la part d'un journaliste. Voir ce qui se fait à l'étranger peut éclairer nos débats nationaux.
Regardons ce que contient précisément la décision du Conseil d'État et les mots qu'a prononcés le rapporteur public : il dit que « seuls des déséquilibres durables et manifestes, révélant une intention délibérée de l'éditeur de favoriser un courant de pensée ou d'opinion […] devraient pouvoir être sanctionnés ». On est très loin du fichage. Il s'agit plutôt de sanctionner le fait que, sur le temps long, une chaîne favorise un courant de pensée, au détriment d'autres. C'est d'ailleurs ce que Roch-Olivier Maistre a laissé entendre dans une interview à La Tribune, quand il a dit qu'il s'agira pour l'Arcom d'une « appréciation globale sur l'ensemble des programmes diffusés ».
Nous n'avons pas de système particulier à proposer : ce n'est pas notre rôle. Une solution pourrait consister à adopter une approche globale, holistique, du pluralisme et de l'indépendance, qui ne se concentre plus sur des séquences particulières mais sur l'ensemble des programmes pendant une période donnée – qui reste à définir. Il conviendrait peut-être aussi de combiner plusieurs approches du pluralisme – regarder qui parle et comment – et de croiser le contrôle du pluralisme et de l'indépendance – c'est ce que semble dire le rapporteur public, quand il parle de l' « intention délibérée de l'éditeur ». On est très loin de l'usine à gaz ; la logique est plutôt de sanctionner des dérives qui font que l'expression plurielle, sur des sujets de société complexes, n'est plus possible.