Commission d'enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la constitution

Réunion du vendredi 24 mars 2023 à 9h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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Vendredi 24 mars 2023

La séance est ouverte à 9 heures.

(Présidence de Mme Maud Petit, vice-présidente de la commission)

La commission auditionne Mme Claire Cerdan, géographe, chercheuse habilitée à diriger des recherches au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad)

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Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d'enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la Constitution.

Nous entendons, par visioconférence depuis La Réunion, Mme Claire Cerdan, géographe, chercheuse habilitée à diriger des recherches au Cirad.

Mme Cerdan travaillant sur les modèles agroalimentaires localisés, l'autosuffisance alimentaire et le rôle des ressources territoriales dans la recomposition des territoires, nos questions devront se concentrer sur ses domaines d'expertise.

Madame, je vous souhaite la bienvenue. Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Avant de vous céder la parole, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(Mme Claire Cerdan prête serment.)

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Claire Cerdan

Merci de votre invitation. Je suis ravie de contribuer à cette commission d'enquête. Le Cirad est l'organisme de recherche agronomique de coopération agronomique pour le développement durable des régions tropicales et méditerranéennes ; il compte environ 1 650 cadres scientifiques et techniques. Il collabore avec plus de 200 institutions partenaires en Europe et ailleurs ; il est présent dans les territoires ultramarins grâce à plus de 350 cadres scientifiques et techniques.

Il a pour mission d'élaborer des connaissances avec ses partenaires et de contribuer à l'atteinte des objectifs de développement durable (ODD) au moyen de systèmes agricoles et alimentaires résilients, capables de nourrir sainement les populations, de rémunérer décemment les productrices et les producteurs tout en préservant la biodiversité des ressources naturelles.

Je travaille depuis 2018 à La Réunion, où je m'intéresse aux différentes innovations techniques ou organisationnelles à même de favoriser la transition agroécologique et alimentaire dans ce territoire. Il s'agit de mieux connaître les dynamiques marchandes, les relations entre producteurs et consommateurs et leurs évolutions, le rôle des acteurs intermédiaires dans la résilience du système alimentaire… Je m'intéresse plus particulièrement à l'accompagnement de communes dans la conception et la réalisation de leur projet alimentaire territorial (PAT). Par ailleurs, j'ai élaboré avec des collègues de Mayotte, de Guyane, de Guadeloupe et de Martinique un rapport intitulé Étude sur les freins et leviers à l'autosuffisance alimentaires – Vers de nouveaux modèles agricoles dans les départements et régions d'outre-mer, que je reprendrai largement en réponse à vos interrogations.

Je partage amplement les diagnostics de ce rapport, comme ceux déjà exposés par M. Goujon et Mme Rivière lors de leurs auditions. Les territoires ultramarins présentent des caractéristiques communes aux petites économies insulaires : difficultés à réaliser des économies d'échelle, des situations de marché très limité et oligopolistique, un marché du travail fortement déséquilibré et des ressources naturelles fragiles et limitées. L'éloignement génère des coûts de transport importants et des coûts de transaction et de communication parfois prohibitifs. Ils ont aussi en commun la dépendance vis-à-vis de l'extérieur, qui découle, pour certains d'entre eux, d'un héritage historique et d'un lien très fort avec la France hexagonale.

Ces territoires souffrent de l'exacerbation des changements globaux et des effets domino…

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Madame Cerdan, nous ne vous entendons plus. Pouvez-vous reprendre ?

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Claire Cerdan

Ces effets domino conduisent à repenser le modèle de développement économique en intégrant les données de santé humaine, de santé des sols et de santé des espaces naturels.

Je conclurai par trois messages.

D'abord, en matière d'autosuffisance alimentaire, il est indispensable de raisonner territoire par territoire. S'il existe des similitudes liées à l'insularité ou à l'éloignement, chacun d'entre eux possède une dynamique singulière et si l'analyse comparative est utile, c'est pour nourrir des réflexions propres à chaque territoire.

Ensuite, l'autosuffisance alimentaire est autant une question de production que de mode de consommation. Il faut raisonner dans le contexte de territoires d'outre-mer marqués par une forte incidence de l'alimentation sur la santé et par une surconsommation de produits transformés.

Enfin, l'autosuffisance alimentaire et la lutte contre la vie chère supposent d'agir simultanément sur de nombreux leviers. Dans notre étude, nous en avons relevé vingt-trois, mais d'autres peuvent être activés.

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Quels sont les freins à l'autosuffisance alimentaire des territoires ultramarins ?

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Claire Cerdan

Rappelons préalablement que l'autonomie alimentaire est la capacité des modèles agricoles à satisfaire au maximum et durablement les besoins alimentaires des populations par leurs propres productions et ressources. Les aliments doivent être en quantité et en qualité suffisante pour fournir les apports nutritionnels. Elle implique de considérer non seulement l'offre – disponibilité, accès, innocuité, qualité –, mais aussi la demande – la composition et les déterminants des comportements. Elle requiert des circuits de mise en relation de l'offre avec la demande par des incitations, qui peuvent être des soutiens publics. Elle intègre les questions d'environnement et de santé, intrinsèquement liées à la production. Mais l'autonomie alimentaire étant un objectif parfois difficile à atteindre, le concept de souveraineté alimentaire est une avancée dans la mesure où il tend à promouvoir une gestion équilibrée entre la production locale et les importations pour satisfaire les besoins de la population.

Voici quatre des freins identifiés dans notre rapport collectif.

Le premier, c'est l'héritage historique, qui rend difficile le soutien à une agriculture diversifiée. Une partie des territoires d'outre-mer, notamment la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et La Réunion, ont vu le développement d'une économie de plantation ; ces territoires se sont alors spécialisés dans les cultures d'exportation, qui ont été privilégiées au détriment de la demande locale. Le poids de cet héritage reste fort. On entend parler de la diversification des filières, mais si la relation d'échanges privilégiée entre l'Hexagone et les territoires d'outre-mer s'accompagne de dispositifs de protection marchande favorables aux économies périphériques, elle a aussi établi un ordre économique non concurrentiel qui a transformé ces économies en marchés captifs ; pour certains produits, on peut parler d'oligopoles.

Deuxièmement, les marges de manœuvre pour augmenter la surface agricole sont relativement limitées. La superficie de la Martinique, de la Guyane, de La Réunion, de Mayotte et de la Guadeloupe est au total de 9 millions d'hectares, dont seulement 180 000 hectares de superficie agricole utilisée, en raison de la topographie. Si ces territoires parfois montagneux ou boisés représentent des réserves naturelles très importantes par la richesse de leur biodiversité, ils subissent aussi des pressions fortes en matière d'habitat et doivent trouver des compromis. À l'exception de la Guyane, dont le territoire est plus vaste, la production agricole dispose d'une faible surface agricole utile par habitant : 7 ares pour Mayotte, 14 pour La Réunion et la Guadeloupe et 24 pour la Guyane, contre 35 ares pour la France hexagonale. Or il existe un lien étroit entre régimes alimentaires et surface agricole. Une étude réalisée par Philippe Pointereau a montré que pour satisfaire son régime alimentaire actuel, un consommateur de l'Hexagone a besoin de 45 ares, surface qui pourrait revenir à 35 ares en réduisant sa consommation de viande.

Troisièmement, on assiste à une transition nutritionnelle et alimentaire, dans certains territoires, relativement avancée. Une expertise collective sur l'état nutritionnel des populations des territoires ultramarins réalisée par des chercheurs de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) révèle l'importance des calories importées – de 2 000 à 2 600 kilocalories par habitant et par jour. Très riches en lipides et en glucides, souvent ultra-transformés, ces aliments importés favorisent l'apparition de diabètes et d'autres maladies. Alors que le régime traditionnel créole est équilibré et apporte les nutriments nécessaires, ces travaux mettent en garde sur la diminution de la consommation des plats traditionnels au profit de plats ultra-transformés et de mauvaise qualité ; ils pointent aussi du doigt l'évolution de ces plats traditionnels, qui s'enrichissent en lipides et en glucides.

Le dernier frein que je relèverai aujourd'hui, c'est la difficulté à trouver des compromis d'usage entre production alimentaire, production d'énergie, par exemple d'électricité photovoltaïque – car il importe de réduire la dépendance énergétique –, urbanisation et mitage. Ces débats sont en jeu et peuvent freiner une plus grande autosuffisance alimentaire.

L'autosuffisance alimentaire suppose de relever des défis : intensifier la production, faire évoluer les régimes alimentaires, réduire les pertes et les gaspillages encore trop importants, valoriser les friches et étendre la surface agricole. Cela suppose à la fois des choix politiques et une dynamique collective qui associe la population et les décideurs publics.

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Vous avez parlé de la singularité de chacun des dix territoires, répartis entre départements et régions d'outre-mer (DROM) et collectivités d'outre-mer (COM). Pourriez-vous nous préciser l'importance des écarts de revenus entre l'Hexagone et ces territoires ?

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Claire Cerdan

Le sujet a été abordé dans le rapport de fond et présenté lors des deux premières auditions de votre commission d'enquête ; je serai donc assez rapide. Il y a un gros écart entre le PIB moyen par habitant national, qui est de 34 000 euros, et celui des territoires d'outre-mer, qui s'établit à 22 000 euros, celui de Mayotte étant très inférieur. Ces écarts de revenus reflètent un fort taux de pauvreté. Si 14 % des Français vivent en dessous du seuil de pauvreté, ce taux est bien plus élevé dans les territoires d'outre-mer.

Dans certains territoires, comme la Martinique et, à moyen terme, La Réunion, la population vieillit et, à cause de carrières hachées, de non-emploi et de bas salaires, le niveau moyen des pensions de retraite est bien inférieur à celui de métropole. En outre, l'Observatoire des inégalités souligne le taux élevé de familles monoparentales, qui s'établit à 40 %. Un enfant sur deux vit dans une famille monoparentale, et rencontre donc des difficultés économiques et d'accès à l'emploi.

À l'origine de ces phénomènes, on trouve un marché du travail contraint et un taux de chômage élevé, donc une production faible et peu de revenus sur le territoire. Certains emplois qualifiés sont en outre sous-rémunérés en comparaison de l'Hexagone : des pays voisins de La Réunion offrent des prestations de service qui rendent l'emploi et le salariat réunionnais non compétitifs.

Le niveau de qualification est insuffisant pour une grande partie de la population, qui connaît des conditions de vie sont difficiles, voire déplorables, ce qui limite l'initiative entrepreneuriale comme la recherche de formation et d'emploi.

On constate un accaparement des richesses par une seule partie de la population, donc une situation oligopolistique, une absence de concurrence, ce qui exerce un effet important sur les prix et donc directement sur le pouvoir d'achat des populations de la France d'outre-mer.

La départementalisation a fait évoluer la structure de l'activité. Le secteur non marchand s'est développé ; la création d'équipements publics ou de services administratifs a permis la création de nombreux emplois, mais aussi entraîné une perte d'activité productive du secteur agricole et entravé le développement de l'agro-industrie.

La dépendance alimentaire résulte également de la volonté de préserver la surface agricole pour les cultures de rente. Comme nous l'avons souligné dans notre rapport, les transferts publics croissants, qu'ils soient sociaux ou productifs, font obstacle à la diversification de ces économies. La dynamique institutionnelle hésite entre la volonté d'application uniforme du droit national parce qu'on est tous de France, voire d'Europe, et la reconnaissance des spécificités. Ces hésitations limitent la compétitivité des entreprises et le développement d'une autosuffisance alimentaire.

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Vous dites qu'une restriction foncière due aux cultures historiques, aux usages ou à la nécessité de préserver le cadre naturel fait obstacle à l'autosuffisance alimentaire. Le lien entre pénurie foncière et autosuffisance alimentaire est-il dû aux tensions sur les marchés ou y a-t-il d'autres causes ?

Vous évoquez la difficulté pour les familles monoparentales de disposer de revenus suffisants. Il y a quelques années avait été décidée la création d'un fonds qui permet d'avancer les pensions impayées, moyennant l'engagement d'actions à l'encontre des pères défaillants. Nous devrions vérifier où nous en sommes – cette question s'adresse moins à vous qu'à mes collègues.

La part de l'économie informelle est estimée à 25 %, contre 7 % dans l'Hexagone. Celle-ci permet-elle d'améliorer le niveau de vie ou bien entretient-elle la pénurie et le désordre, ce qui favorise au contraire la cherté de la vie ?

Enfin, j'ai été surpris de vous entendre dire que les cadres qualifiés étaient sous-payés. La sur-rémunération des fonctionnaires d'État a-t-elle une incidence sur le niveau général des prix ?

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Claire Cerdan

Vous évoquez la sur-rémunération des fonctionnaires et de certaines catégories de personnes arrivant de métropole. Mais quelqu'un qui cherche du travail à La Réunion peut rencontrer des difficultés à en trouver en raison de la concurrence de petits territoires pratiquant le télétravail pour des salaires bien inférieurs. Des entrepreneurs, dans le cas de services non marchands, peuvent préférer mobiliser ces voisins plutôt que de recruter du personnel plus coûteux, avec des charges beaucoup plus lourdes et des protections bien plus importantes. C'est un levier aussi. Il ne faut pas imaginer qu'il n'y a ici que de la sur-rémunération.

Concernant l'économie informelle, dans le secteur agricole, on a tendance à confondre le secteur organisé autour des filières, des interprofessions de l'élevage, de la canne à sucre ou des fruits et légumes, qui sont des coopératives très visibles au niveau européen, puisqu'elles bénéficient du programme d'actions spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (Posei), avec des entités qu'on appelle souvent informelles, mais qui représentent plutôt le secteur des indépendants. Quelque 30 % des producteurs de fruits et légumes évoluent dans les filières organisées et 70 % sont indépendants. Ce sont des gens qui ont leurs circuits de commercialisation et qui produisent des factures ; c'est une économie monétaire, elle n'est pas informelle. À cela s'ajoutent toutes les pratiques et activités qui relèvent de l'informel. Il faut souligner qu'il existe une grande diversité de pratiques et d'activités ; il convient de distinguer ce qui relève du travail et des activités monétarisées, ce qui relève des activités non monétarisées et ce qui relève de l'échange marchand ou non marchand. À côté du travail informel « au black », il existe toute une activité d'échange de services, relevant du coup de main, du chantier solidaire ou de l'autoconsommation. L'autoconsommation, c'est un peu de l'économie informelle… On trouve aussi des travaux monétisés réalisés dans un cadre familial et non déclarés. Il importe de saisir la complexité et la diversité de l'économie informelle.

Vous dites que l'économie informelle représenterait 25 % de cette activité, mais on peine à la mesurer. De nombreux agriculteurs non identifiés comme tels commercialisent leur production sur le bord des routes, sur des marchés ou à leur domicile. Les normes du statut d'agriculteur sont inadéquates : beaucoup de ceux qui produisent et vendent, et pourraient être assimilés à des producteurs, ne figurent pas dans les bases de données parce qu'ils sont en dessous des seuils.

Dans les territoires ultramarins, une exploitation n'est prise en compte par le réseau d'information comptable agricole (Rica) qu'à partir du chiffre d'affaires de 15 000 euros : le Rica ne tient pas compte des toutes petites exploitations considérées comme peu productives et difficiles à comptabiliser. Or il y a beaucoup de petites exploitations. Je citerai l'exemple du projet alimentaire territorial (PAT) de Mafate, « Planté pou manzé », soutenu par le parc national de La Réunion et auquel je collabore. Dans le cirque de Mafate, la majorité de la population développe de petites activités agricoles en complément de l'exploitation de gîtes ou de minima sociaux. On a comptabilisé 250 hectares réunissant l'ensemble de ces activités d'élevage et de cultures mais seulement sept personnes sont inscrites au régime agricole. Parmi la quarantaine de producteurs, au moins trente-deux, intéressés par la démarche, voulaient se professionnaliser, mais ne réalisaient pas le minimum requis pour être inscrits en tant que producteurs officiels. Les statuts agricoles mériteraient d'être retravaillés. Des discussions ont eu lieu dans le cadre spécifique de Mafate dont le résultat pourrait être appliqué dans d'autres territoires où une toute petite agriculture souhaite valoriser sa production.

Il existe plusieurs méthodes pour identifier l'économie informelle. L'une d'entre elles, qui me semble particulièrement intéressante, se fonde sur l'étude des moyens d'existence, du point de vue de la sécurité alimentaire. On ne se limite donc pas aux revenus. Une étude élaborée par l'Institut agronomique néo-calédonien (IAC), en collaboration avec le Cirad et l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) a donné des résultats intéressants en Nouvelle-Calédonie. Bénéficiant du recul d'enquêtes précédentes, ce travail de recensement de l'ensemble des activités, formelles et informelles, montre une diminution de la part informelle et des pratiques agricoles traditionnelles. Il faut donc combiner les approches comptable et quantitative avec des approches qualitatives pour estimer au mieux les revenus.

Cela rejoint la question de la précarité alimentaire, que l'on a également du mal à repérer.

L'économie informelle apporte des compléments de revenus et des compléments alimentaires, qui sont essentiels. Des enquêtes montrent que les personnes qui n'ont pas de jardin sont les plus en difficulté. Comment garantir un droit à produire pour s'autonourrir, procurer un complément de revenus, pour rendre service et maintenir du lien social ? L'économie informelle nous invite à regarder les systèmes alimentaires des territoires ultramarins comme beaucoup plus riches, complexes et diversifiés qu'il n'y paraît. Les modalités marchandes, non marchandes et informelles jouent un rôle important dans la capacité de résilience des systèmes.

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Comme le temps restant est court, je vous demanderai de compléter vos propos lors de cette audition par des réponses écrites.

Pour améliorer l'autosuffisance alimentaire et la production locale, quels sont les éléments à développer ?

Pouvez-vous estimer le poids de l'économie informelle dans l'économie de nos territoires ? Avez-vous des propositions concrètes pour transformer une partie de l'économie informelle en économie formelle ? Comment aller vers la formalisation, donc la traçabilité ?

Vous avez évoqué les oligopoles et les monopoles constitués pour des raisons historiques. Comment éviter leur consolidation et réduire concrètement les inégalités ? Quels leviers pourrions-nous activer pour redonner plus d'égalité et d'initiative économique locale à la production agricole ?

Avez-vous des exemples de projets alimentaires de territoire applicables dans nos territoires insulaires, compte tenu des contraintes d'éloignement, d'insularité mais aussi d'exiguïté des marchés ?

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À La Réunion, en dépit de belles réalisations dans les filières animales, une enquête réalisée il y a trois ans a montré que la part de la production locale dans le panier de la ménagère ne représentait que 15 %. Je ne suis pas sûr que cela ait changé ; il reste bien du chemin à parcourir. Comment produire davantage de manière vertueuse ? Si la production locale est exempte d'engrais de synthèse et de pesticides, elle trouvera des débouchés en termes de consommation.

On nous dit souvent que la production de biens est coûteuse en raison de l'impossibilité de réaliser des économies d'échelle. Le raisonnement s'applique-t-il aussi au secteur agricole ? Ne risque-t-on pas au contraire de dire que les prix sont élevés parce que le marché est réduit à 1 million d'habitants ?

Pour qu'il y ait production locale, il faut des agriculteurs bien payés. À La Réunion, dans les coopératives, les agriculteurs sont-ils bien rémunérés ?

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Claire Cerdan

Dans certains territoires d'outre-mer, on voit coexister différents modèles de développement agricole. Il y a un modèle spécialisé dans les filières animales ou végétales, qui fait du volume et est orienté vers la grande distribution. Un autre modèle, regroupant des producteurs, par exemple de fruits et légumes, qui vendent au marché de gros à des revendeurs, ceux que l'on appelle les « bazardiers » à La Réunion mais aussi des primeurs ; il est essentiel pour fournir à la population des produits à moindre coût. Un troisième modèle procède d'initiatives de consommateurs et de producteurs qui développent des circuits courts afin de s'affranchir des intermédiaires, de la grande distribution ou des coopératives.

Pour atteindre l'autosuffisance alimentaire, il s'agit moins de remplacer un modèle que d'organiser la coexistence des trois.

Afin de lutter contre les oligopoles, au-delà de dispositifs comme les observatoires des marges qui méritent d'être soutenus, il importe de faire émerger un contre-pouvoir et un dialogue entre les différents acteurs. Les projets alimentaires territoriaux, initiatives en marge du monde agricole promues par des communes ou des intercommunalités, au nombre de quatorze dans les territoires d'outre-mer, présentent l'intérêt d'accélérer les transferts vers le secteur agricole en le faisant évoluer. Ils visent à créer de la valeur et des emplois par l'incorporation de services locaux, notamment aux modalités de commercialisation, avec une attention particulière pour la précarité alimentaire et la fourniture d'aliments aux populations les plus vulnérables, et à la valorisation des produits existants par des ateliers de transformation. Le plan « France Relance » a permis à beaucoup de communes candidates à des PAT d'installer des outils de production réduisant les pertes ou valorisant les produits du territoire. Dans ce cadre, le projet alimentaire territorial permet une approche globale des sujets agricoles et alimentaires, en mobilisant des outils à la main des communes et des intercommunalités, telles que la restauration scolaire et la commande publique, et de stimuler l'intégration et la production locale. C'est une façon d'inciter les producteurs à produire et d'éloigner les consommateurs des produits ultra-transformés. De projet, le PAT se mue en politique cohérente d'éducation alimentaire, de valorisation des produits locaux, de nouvelles relations entre producteurs et consommateurs.

L'analyse du rôle des PAT à l'occasion du séminaire de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (Odeadom) a montré qu'ils s'inscrivent dans une dynamique de renforcement de l'autosuffisance alimentaire. Nombre de communes et d'intercommunalités vont mettre en valeur leurs friches communales, les mettre à disposition, recruter de jeunes agriculteurs, investir dans des infrastructures écologiques. La mairie de La Possession finance la plantation de haies protectrices afin de favoriser une agriculture moins gourmande en intrants. D'autres vont valoriser la pluriactivité, soutenir la labellisation. Tous les projets alimentaires territoriaux accompagnent l'approvisionnement de la restauration collective : il s'agit de mettre plus de produits locaux dans les assiettes, des enfants notamment, mais aussi, par des initiatives de sensibilisation, de redonner le goût et de sensibiliser les populations à l'alimentation. Dans nombre de cas, on essaie de dialoguer non seulement avec les filières agricoles, avec des producteurs indépendants et les acteurs des marchés de gros mais aussi avec des primeurs ou des bazardiers. On crée des jardins collectifs partagés pour réactiver le jardin créole nourricier, dont l'identité est forte dans certains territoires, pour renforcer l'éducation alimentaire. On insiste aussi sur la réduction du gaspillage. Ces éléments permettent de renforcer l'autosuffisance alimentaire et l'intérêt des plus jeunes pour l'agriculture.

On pense souvent qu'il est difficile de pratiquer l'agroécologie en pays tropical ; il est vrai que cela suppose des connaissances et des expérimentations, ainsi qu'un système de production diversifié afin de réguler le système. Je ne suis pas agronome de formation, mais des collègues du Cirad y travaillent. Il existe beaucoup d'initiatives régionales. Il est intéressant de regarder ce qu'il se passe dans des pays aux conditions climatiques comparables. Au Brésil, l'agroécologie se développe dans des territoires soumis aux mêmes conditions tropicales difficiles. Cela suppose un accompagnement, une meilleure connaissance des bioagresseurs, l'installation de protections pour éviter les pertes, car si l'on supprime simplement les intrants sans modifier le système, le rendement baisse considérablement et il devient difficile de produire.

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Je ne suis pas sûre que vous ayez répondu à la question de notre collègue Philippe Naillet sur l'amélioration de la rémunération des agriculteurs.

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Avez-vous mesuré l'effet sur les économies ultramarines des 80 millions d'euros que le plan « France Relance » a consacré aux projets alimentaires territoriaux ?

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Claire Cerdan

Nous avons commencé à y travailler. Les bénéficiaires du plan de relance sont en train de développer leurs projets. Les PAT apportent peu d'éléments financiers pour mettre en œuvre les initiatives soutenues par les communes – c'est une critique que l'on peut formuler. Un PAT peut financer un animateur pour faire du lien entre les différents secteurs alimentaires et agricoles, ainsi qu'un diagnostic partagé, mais il revient à la commune de trouver des financements. Or, dans les territoires d'outre-mer, les communes et les intercommunalités sont souvent en grande difficulté financière, comme l'a montré le rapport de Jean-René Cazeneuve et Georges Patient. Il est difficile de leur proposer de mettre en œuvre une politique agricole alimentaire sans qu'elles en aient les moyens, en sorte que le plan de relance a offert à quelques communes la possibilité de postuler et de financer leur action. En revanche, cela a été fait si rapidement que nous avons eu peu de temps pour mettre en place les projets. Après quelques années, un PAT qui a bénéficié du plan de relance est-il plus performant qu'un autre qui n'en a pas bénéficié ? Nous l'étudierons, mais nous ne disposons pas encore de suffisamment d'éléments. Le premier PAT dans les territoires d'outre-mer a été lancé à Mafate, en 2019. Il a été précédé de quelques-uns, informels, dénommés projets alimentaires territoriaux, mais non labellisés par le ministère.

La rémunération de l'agriculteur fait l'objet de débats au sein des organisations professionnelles. Les grosses coopératives, les entreprises qui font du volume, ont d'importants coûts de structure et cela affecte le revenu du producteur. Un producteur qui vend directement peut être mieux rémunéré. Des producteurs ont envie d'adhérer à une coopérative pour bénéficier de facilités de financement et d'un encadrement technique ; d'autres préfèrent produire moins, moins se spécialiser et opérer sur des marchés de vente directe. Il n'y a pas de solution générale, cela dépend du profil du producteur mais ces discussions sont en cours au sein des organisations professionnelles

Je souligne l'effort important consenti par les organisations interprofessionnelles de la filière animale. L'abattoir est un outil obligatoire, ce qui rend difficile d'être hors coopérative. Les responsables des organisations interprofessionnelles ont fortement poussé les producteurs à améliorer la qualité. Le programme Développement de l'élevage et des filières interprofessionnelles (Defi) a été présenté au salon de l'agriculture par Mme Ribola. Ils se sont mobilisés pour intégrer le logo « régions ultrapériphériques » (RUP) qui permet d'accéder à la restauration collective, dans le cadre de la loi EGalim. De nombreuses initiatives illustrent la volonté d'augmenter la part du revenu du producteur, sachant que les coûts de structure restent élevés.

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Merci. Vous pourrez, si vous l'estimez nécessaire, nous apporter des compléments de réponse par écrit.

La commission auditionne M. Jean-François Hoarau, professeur en sciences économiques et de M. François Hermet, maître de conférences, au Centre d'économie et de management de l'océan Indien (Cemoi) de l'université de La Réunion

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Nous recevons M. Jean-François Hoarau, professeur en sciences économiques, et M. François Hermet, maître de conférences en sciences économiques au Cemoi de l'université de La Réunion. M. Hoarau et M. Hermet travaillent sur le développement économique, les inégalités et la pauvreté dans les économies insulaires comme La Réunion et Mayotte.

Messieurs, je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Auparavant, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-François Hoarau et M. François Hermet prêtent successivement serment.)

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François Hermet, maître de conférences en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

Enseignant-chercheur à l'université de La Réunion, mes travaux portent principalement sur les problématiques des territoires insulaires car nous sommes en déficit de diagnostics économiques dans nos régions. Compte tenu de son positionnement stratégique, l'université de La Réunion doit devenir un acteur inévitable en ce domaine. La France étant le seul État membre de l'Union européenne présent dans la zone de l'océan Indien, les importants enjeux économiques de cet espace ne doivent pas échapper à la recherche universitaire.

Ces dernières années, mes travaux ont porté sur des problématiques telles que l'octroi de mer, la pauvreté et, de manière générale, le développement économique et social des régions ultramarines, en particulier Mayotte car ce nouveau département représente un territoire atypique dans l'ensemble des régions françaises et européennes, départements d'outre-mer (DOM) compris.

Ma recherche se fait sous une forme académique, par la participation régulière à des colloques nationaux ou internationaux, la publication d'articles dans des revues ou des ouvrages collectifs ou encore l'organisation de colloques.

Enfin, à l'heure où les connaissances de la population en matière de mécanismes économiques fondamentaux semblent de plus en plus faire défaut, il est de mon devoir de chercheur de mettre, de façon pédagogique, les résultats de la recherche à la portée des non-experts. La vulgarisation étant intimement liée à la démarche scientifique, je m'efforce d'éclairer le grand public sur des thématiques liées à ma recherche au moyen d'articles de presse ou de tribunes, comme celles que j'ai publiées dans Le Monde en avril 2021 ou en septembre 2022, relatives à Mayotte.

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Jean-François Hoarau, professeur en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

Je tiens à vous remercier d'associer enfin les Ultramarins à une réflexion sur les outre-mer !

Au-delà des sujets de la pauvreté et des inégalités, nous travaillons plus généralement sur le développement soutenable des petites économies insulaires, dont celles des outre-mer français. Nous abordons tous les aspects : vulnérabilité, résilience, commerce international et coopération régionale, stratégies de développement, tourisme, ainsi que les questions institutionnelles liées au développement économique.

En matière de vie chère, les écarts de revenus expliquent, davantage que les écarts de prix, les difficultés de pouvoir d'achat. Il convient de réfléchir en termes d'équilibre général. On s'en tient trop souvent aux effets directs en oubliant les effets induits, ce qui conduit à « brûler des sorcières » comme l'octroi de mer ou la sur-rémunération, alors qu'en approfondissant l'analyse, on perçoit le danger de remettre en question ces dispositifs.

Il ne faut pas oublier le rôle des inégalités et l'analyser sous l'angle de la double causalité. Si chacun reconnaît que la vie chère entraîne des inégalités, les inégalités constituent aussi un facteur de vie chère. Enfin, on ne peut plus traiter des sujets ultramarins sans intégrer la dimension du changement climatique dans la formation des prix et des revenus.

Pour comprendre le présent, on ne peut faire l'économie d'une analyse historique. Il ne s'agit pas de désigner des coupables, morts depuis longtemps, ni de faire preuve d'une repentance symbolique, qui n'offre guère de solution, mais d'étudier les mécanismes des institutions coloniales, qui continuent à produire des effets et expliquent les problèmes de vie chère, d'inégalités et de pauvreté.

La thématique de la coopération régionale est essentielle, non seulement pour discuter des revenus et des prix mais aussi pour aborder la diplomatie territoriale et l'autonomie politique. En dépit de son caractère épineux, il n'est plus possible d'échapper à ce type de questionnement.

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Lors de son audition, Mme Françoise Rivière a mentionné une forme de cherté qui serait la conséquence des lois et des normes applicables. Cette vulnérabilité peut-elle être dépassée par un changement des normes appliquées par l'État ?

Michaël Goujon a, quant à lui, affirmé lors de son audition que l'octroi de mer était un frein au développement du commerce local, alors qu'il a été créé pour aider les productions locales et vivrières. Cependant, la Lettre du Cemoi n° 18 de 2019 soutenait que l'octroi de mer constituait une « réponse efficace pour contrer les handicaps structurels lourds subis par La Réunion ». Est-il possible de maintenir les conséquences positives de l'octroi de mer sans empiéter sur la nécessité de développer une économie locale ?

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François Hermet, maître de conférences en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

Mon collègue n'a pas tout à fait dit ça, il parlait de l'octroi de mer interne. L'octroi de mer est un dispositif complexe : il peut être interne, externe ou régional, et s'applique à tout type de bien, qu'il soit produit localement ou importé. Néanmoins, il existe un différentiel de taxation, les biens produits localement étant peu ou pas taxés. Si l'on taxe davantage les biens produits localement, leurs prix augmentent mécaniquement, entraînant un effet de substitution : les consommateurs s'orientent vers les biens importés. Dès lors, si l'on augmente l'octroi de mer interne, il en résulte un impact négatif sur le commerce, donc sur le développement. Michaël Goujon ne remettait pas en cause l'octroi de mer ; il visait l'octroi de mer régional.

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Jean-François Hoarau, professeur en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

Je vous ai transmis un article que j'ai écrit sur le développement industriel réunionnais considéré sous un angle historique. Si, du jour au lendemain, on supprimait l'octroi de mer, tout le secteur industriel réunionnais serait touché : 24 400 emplois directs disparaîtraient et plus de 30 000 emplois soutenus seraient fragilisés. Si cette taxe indirecte renchérit mécaniquement les prix, elle permet de maintenir des emplois et des revenus. C'est à cela que je faisais référence quand j'invitais à ne pas brûler les sorcières.

Il est facile de remettre en question l'octroi de mer mais il ne faut pas oublier tous ses effets induits. S'il a pour conséquence directe de relever un peu les prix – assez peu, d'ailleurs –, sa disparition serait catastrophique pour la création d'emplois et les revenus, ce qui affecterait le pouvoir d'achat d'une grande partie de la population. Ce dispositif permet le développement local en rétablissant un minimum de compétitivité pour les industries locales.

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François Hermet, maître de conférences en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

Avant de procéder à un changement, il convient de bien appréhender les différents enchaînements macroéconomiques : c'est vrai pour l'octroi de mer comme pour tout mécanisme économique. Or, on a malheureusement pour habitude de s'arrêter au début du raisonnement en considérant que l'octroi de mer est responsable de la cherté de la vie – point de vue avec lequel je ne suis d'ailleurs pas tout à fait d'accord.

Par ailleurs, ma collègue Françoise Rivière a rappelé qu'en tant que Français et Européens, nous sommes tenus de respecter certaines normes en matière de commerce et de production. Les pays qui nous entourent, notamment dans l'océan Indien, n'étant pas soumis aux mêmes obligations, cela crée une forme de concurrence déloyale. C'est vrai également pour les pays européens qui font face à des économies émergentes n'ayant pas les mêmes exigences en matière sanitaire et environnementale. S'il n'est pas question de se soustraire à des normes qui contribuent au bien-être des populations, il conviendrait toutefois de mieux prendre en considération les spécificités ultramarines car certaines règles applicables à l'Europe ne sont pas adaptées à la production en outre-mer, notamment en milieu tropical. Certes, les normes offrent une garantie de qualité des produits mais elles ont un coût : c'est le jeu économique.

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Je vous inviterai à nous faire parvenir par écrit tout document qui pourrait alimenter utilement notre réflexion.

La vie chère n'est qu'une conséquence du coût de la vie. Pouvez-vous nous en dire plus sur ses causes ? Quelles stratégies de développement pourraient résoudre de manière structurelle et conjoncturelle les problématiques du coût de la vie ?

Par ailleurs, avant de parler du coût de la vie, il faut parler des revenus. Outre les créations d'emploi, comment augmenter le pouvoir d'achat des populations en outre-mer ?

Pourriez-vous nous en dire plus sur les effets indirects des mécanismes à mettre en place ? Dans le contexte de changement climatique, comment améliorer les politiques publiques ? Quels choix politiques peuvent constituer des leviers de développement ?

Enfin, nous devons tenir compte de l'histoire pour mieux répondre aux enjeux et aux défis à relever. Après l'Appel de Fort-de-France, signé par sept présidents de collectivités et territoires ultramarins, quelles sont les pistes d'évolution ? Comment faire pour augmenter la production locale et les revenus ? L'adaptation des normes me paraît constituer une première réponse. La coopération régionale, dans le cadre de la diplomatie territoriale, peut-elle également favoriser les importations en provenance de notre voisinage ?

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François Hermet, maître de conférences en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

La vie chère trouve des causes structurelles. Nos économies restent orientées vers les échanges avec la France continentale, ce qui induit mécaniquement des coûts logistiques. Depuis l'année dernière, le prix du transport par conteneur a été multiplié par trois. En outre, se posent sur place la question des marges et celle de la fiscalité. Il convient donc d'essayer de déterminer la part de responsabilité de chacun de ces maillons.

La fiscalité inclut l'octroi de mer et la TVA mais les bases de taxation sont différentes et les informations ne sont pas toutes disponibles. Si nous connaissons le montant de la TVA, qui s'applique au prix hors taxe, ainsi que le prix final du produit, comprenant la marge du commerçant ou de l'intermédiaire, il est impossible d'obtenir le montant de l'octroi de mer car celui-ci est calculé sur le prix CAF (coût, assurance, fret), dont nous ne disposons pas. Nous serons d'ailleurs toujours dans l'incapacité de le connaître car si nous connaissions le montant acquitté au titre de l'octroi de mer, nous en déduirions le prix CAF et donc la marge de l'importateur ou du revendeur.

Concernant les marges, La Réunion présente l'avantage de ne pas appliquer d'octroi de mer externe et régional sur environ 20 % des biens importés, spécificité non valable dans les autres DOM. En étudiant les produits taxés à 0 %, nous avons la possibilité de repérer la part des marges et celle du transport – cette dernière information, stratégique car elle porte sur le prix payé au départ de la métropole, n'est en effet pas connue. Cela permet de décomposer plus facilement le mécanisme de formation des prix et d'identifier les leviers à activer contre la cherté de la vie.

Le coût de la vie est un problème de pouvoir d'achat, lequel est lié avant tout à l'absence de revenus. Or le marché du travail dans les outre-mer est bien moins actif qu'en métropole. Le développement de l'économie passe par l'insertion dans le marché du travail, qui est la première source de revenus, et se mesure à l'aune de la capacité à maintenir durablement les personnes dans l'emploi. La stratégie consiste donc à améliorer les compétences et à renforcer la formation afin d'augmenter le capital humain. La condition initiale du développement reste une population active, formée, compétente, capable de relever les défis qui sont devant nous.

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Jean-François Hoarau, professeur en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

Les causes de la vie chère sont structurelles. La vulnérabilité globale repose sur trois éléments : le choc, l'exposition au choc et la capacité de réagir au choc. La vulnérabilité structurelle, à laquelle je fais souvent référence, porte uniquement sur les deux premiers éléments. L'exposition au choc pose problème en outre-mer du fait de l'existence de handicaps qui biaisent la compétitivité prix et coût de nos entreprises par rapport à celle des entreprises de l'Hexagone. Tout choc subi se répercute avec une ampleur d'autant plus grave que la capacité de réaction fait défaut. Tout n'est pas perdu, nous avons la possibilité de réagir mais il ne faut pas oublier que les causes sont structurelles.

Monsieur le rapporteur, vous avez parfaitement exposé les différentes causes dans votre résolution. Elles sont structurelles : localisation géographique handicapante, poids de l'histoire, inégalités d'accès à la formation, à l'éducation et à l'emploi, environnement économique contraignant lié à la petite taille, absence d'économies d'échelle, faiblesse de la demande avec des positions de monopole et d'oligopoles, possibilité de marges abusives… Il faut mettre en place des politiques non pas conjoncturelles mais structurelles, avec une vision à moyen et long terme, même si, à court terme, nous pouvons jouer sur la fiscalité, notamment sur la TVA, ou sur les coûts de transport en soutenant le fret, qui n'est pas suffisamment dimensionné.

La meilleure façon d'augmenter le pouvoir d'achat étant de créer des revenus supplémentaires, il convient d'améliorer l'accès à l'emploi, qui dépasse le cadre de l'accès à l'éducation. Quelques travaux scientifiques récents et sérieux révèlent un phénomène de discrimination à l'embauche concernant les candidats ultramarins, sur le marché hexagonal comme sur nos marchés domestiques. Dans certains secteurs, les personnes d'origine ultramarine auraient 20 à 25 % de chances en moins d'être retenues. Malheureusement, c'est encore une réalité.

Par ailleurs, la question des transports est importante. Dans nos territoires, les moyens de transport sont très mal conçus. Pour les populations pauvres vivant éloignées des bassins d'emploi et n'ayant pas accès à la voiture ou à l'énergie, il est difficile d'engager une démarche active d'emploi.

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Que préconisez-vous pour améliorer l'accès aux transports ?

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Jean-François Hoarau, professeur en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

C'est bien plus compliqué à faire qu'à dire. À La Réunion, il faut créer un système de transport collectif efficace. Le tout automobile n'est pas la solution, d'une part parce que c'est une catastrophe écologique et, d'autre part, parce que les énormes embouteillages ont un coût du point de vue de la productivité. Certains chefs d'entreprise de La Réunion commencent pour cette raison à discriminer les candidats à l'emploi en fonction de leur lieu d'habitation. De plus, il y a des ménages pauvres qui n'ont pas accès à l'automobile parce qu'ils n'en ont pas les moyens. Il convient donc de mettre en place un système de transport collectif propre et solidaire, accessible au plus grand nombre, tel qu'un tram-train. Cela fait des années que l'on en parle mais rien ne se produit. Je sais que c'est difficile à réaliser mais c'est pourtant la seule solution pour apporter un peu de visibilité en matière de connexion entre le lieu d'habitation et le bassin d'emploi.

L'amélioration de la production locale et la progression de la coopération régionale sont liées. Si l'on considère que les principaux freins structurels sont la distance et le défaut d'économies d'échelle, une des perspectives d'avenir est l'ouverture au commerce international, principalement dans notre zone régionale. Nous avons des cartes à jouer. La Réunion a des compétences en matière agricole et agroalimentaire, avec certaines normes qui seraient plutôt un avantage en termes de sécurité. Nous pourrions très bien investir les petits marchés touristiques de luxe, obligés d'importer massivement la nourriture pour la population et pour les touristes, en développant une production de qualité. Nous avons aussi des avantages à faire valoir en matière de bâti tropical sur les marchés régionaux.

On en revient ainsi à la diplomatie territoriale. Pour décider des orientations du développement régional en traitant d'égal à égal avec nos partenaires, il faut disposer d'une marge d'autonomie. Si nos camarades antillais se sont déjà engagés dans cette voie depuis la loi du 27 juillet 2011, élargie il me semble par la loi du 5 décembre 2016, La Réunion et Mayotte n'ont pas fait grand-chose ; il faudra desserrer ce frein. Nous avons des marges de progression, en terme d'import substitution et dans plusieurs domaines comme l'énergie et l'économie circulaire dans lesquels il y a énormément de potentiel.

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François Hermet, maître de conférences en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

On a tendance à considérer les DOM comme un tout, alors qu'il existe de nombreuses disparités entre ces départements. Il existe des points communs entre La Réunion et les Antilles mais aussi des différences majeures, et il convient de faire du sur-mesure. Ainsi, à Mayotte, il n'y a pas de réseau de bus, ce qui montre le caractère atypique de ce territoire.

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Vous avez raison de l'avoir précisé. Pour être allée à Mayotte, j'ai le souvenir d'enfants qui se rendaient à l'école en taxi, à défaut de bus scolaire.

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François Hermet, maître de conférences en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

Il existe des bus scolaires mais pas de bus publics.

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Je partage l'idée que le commerce régional est un vecteur de développement. S'agissant du niveau de vie, le fait d'être capable de générer une activité économique endogène est fondamental.

La détermination du poids de l'octroi de mer dans l'économie est compliquée, même si vous dites qu'il n'est pas très important. Pourriez-vous préciser ce point ?

L'une des antiennes dans le débat sur la cherté de la vie porte sur la sur-rémunération des fonctionnaires d'État, qui contribuerait à l'augmentation des prix dans les villes : qu'en pensez-vous ?

S'agissant de la formation ou des débouchés, l'État doit-il tout faire ? Vous évoquez un problème de diplomatie régionale, mais ce sont souvent les autres États souverains qui se montrent réticents.

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François Hermet, maître de conférences en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

Il y a un outil que l'on connaît bien : le bouclier qualité-prix, dit BQP et devenu aujourd'hui BQP+. Les prix de 153 produits ont été négociés afin de composer un panier ne dépassant pas un certain montant. Il est difficile de connaître les prix CAF mais on peut en avoir une idée pour certains produits. Je vous invite à faire une estimation sur le BQP : vous vous rendrez compte que vous payez plus de TVA que d'octroi de mer.

Si l'octroi de mer est responsable de la cherté de la vie, que dire de la TVA ? Pour les voitures électriques, à La Réunion, l'octroi de mer est de 0 % mais la TVA est de 8,5 %. Or, malgré une différence de 11,5 points, une voiture électrique à La Réunion est plus chère qu'une voiture électrique assujettie à un taux de TVA de 20 % en métropole. C'est peut-être dû au transport mais la plupart des voitures électriques sont fabriquées en Chine. Les réseaux d'acheminement sont sans doute plus faciles de la Chine vers l'Europe que vers La Réunion, mais les coûts de transport peuvent-ils expliquer à eux seuls la différence de prix ? Comme on ne connaît pas le montant de l'octroi de mer, il devient le coupable idéal. On a l'habitude de faire peser sur lui la responsabilité de la cherté de la vie à La Réunion : c'est le cas pour certains biens fortement taxés mais pas pour les biens de consommation alimentaire. Ces derniers constituent le premier poste de dépenses dans nos économies, soit 15 % dans les DOM et 25 % à Mayotte.

Il n'existe pas d'étude sur l'effet de la rémunération des fonctionnaires mais, à Monaco, où le pouvoir d'achat des Monégasques est beaucoup plus élevé que celui des Réunionnais, les produits vendus en supermarché sont moins chers qu'à La Réunion. Si un pouvoir d'achat plus élevé entraînait mécaniquement un prix plus élevé, on l'aurait constaté ailleurs. Ce n'est pas le pouvoir d'achat des consommateurs qui fait baisser les prix mais la concurrence.

Quant à l'État, il ne fait pas grand-chose concernant le BQP. Son rôle se borne à proposer un dialogue entre les différents acteurs pour les inciter à négocier. En revanche, il n'apporte pas d'aide directe dans le BQP.

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Jean-François Hoarau, professeur en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

Théoriquement, la sur-rémunération peut être un facteur de prix plus élevés parce qu'elle est mécaniquement un facteur d'inégalité de répartition de la richesse. À La Réunion, les emplois publics représentent plus d'un tiers des emplois et concernent de nombreuses familles. La sur-rémunération a eu des effets indirects sur le secteur privé, obligé de s'ajuster pour conserver un certain nombre de ses cadres. Depuis les années 2000, elle a dopé les services à la personne et entraîné un fort mécanisme keynésien, qui stimule la demande, l'offre locale et la distribution de revenus.

Une étude a été réalisée par Sébastien Mathouraparsad sur l'incidence économique à la Guadeloupe de la suppression de la sur-rémunération. Il montre qu'elle pousse un peu les prix à la baisse mais surtout qu'elle crée du chômage, réduit la croissance et entraîne une surcompensation des revenus. Il ne faut jamais oublier les deux parties. Au final, l'économie est perdante, puisque le niveau de vie de la population est censé reculer sous l'effet revenu défavorable.

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Comment faire en sorte que l'État accompagne la coopération régionale ? En matière de réseaux de transport, l'État doit-il reprendre la main ou laisser les collectivités s'organiser entre elles ?

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Jean-François Hoarau, professeur en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

Concernant la coopération régionale, l'État doit laisser beaucoup plus de place aux territoires. C'est déjà le cas dans le Pacifique, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie étant presque pleinement responsables des relations régionales. Nous en prenons le chemin dans le bassin caribéen. Dans des organisations comme le Marché commun de l'Afrique orientale et australe – Common Market for Eastern and Southern Africa (Comesa) ou la Communauté de développement d'Afrique australe – Southern African Development Community (SADC), le blocage peut venir des États indépendants mais rien n'empêche la France de se faire accompagner par des représentants des différentes collectivités régionales ou départementales, surtout au niveau de la Commission de l'océan Indien (COI), pour ce qui nous concerne. Aucun frein juridique ou institutionnel n'empêche La Réunion et Mayotte d'en devenir membres à part entière et de discuter d'égal à égal. Le cadre institutionnel est quasiment présent mais il faut un élan supplémentaire.

L'implication de l'État dans les transports en commun relève de la responsabilité des collectivités régionales. Sans entrer dans le débat sur les rivalités politiques, en matière d'aménagement des transports, les dix dernières années ont été perdues : on aurait pu avancer beaucoup plus vite. Les marges de manœuvre financière posant peut-être problème, l'État a un rôle à jouer dans l'accompagnement. Toutefois, il faut aussi une certaine visibilité locale dans la stratégie et une stabilité dans la réalisation des projets.

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Monsieur Hoarau, vous avez écrit, en 2019, dans un Courrier du Cemoi, que nous avions de lourds handicaps structurels. Une des pistes évoquées était de revoir nos sources d'approvisionnement et de renforcer la coopération régionale. La deuxième piste était l'importation régionale et l'élaboration d'une stratégie de production avec notre environnement régional. Or cela n'avance pas : décelez-vous des oppositions ? Qui seraient les perdants si l'on arrêtait d'importer de France et d'Europe au profit du bassin régional ?

Depuis des décennies, la société de consommation profite à nombre d'opérateurs, tout en étant un moteur de croissance. Vous avez eu raison de parler d'économie circulaire. Ne doit-on pas éduquer pour réduire notre consommation sans aller vers une économie d'usage ? Comment diminuer la consommation qu'on vend à une population fragilisée socialement ?

Concernant l'octroi de mer, je rappelle que le prix de la bouteille d'huile a doublé à La Réunion, alors qu'elle n'est pas assujettie à cette taxe.

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Sur quels leviers agir ? Les personnes les plus touchées sont celles qui ont peu de revenus. Le panier de la ménagère se compose essentiellement du loyer, des transports, avec le coût du carburant, et des dépenses alimentaires. Concernant le logement, il faut réduire les coûts de construction, c'est-à-dire changer les modèles architecturaux dans le respect de nos modes de vie.

Pour la Guyane, la question des transports soulève celle de la coopération puisque le carburant est deux fois moins cher au Surinam ; or nous n'y avons pas accès à cause des normes.

L'alimentation nous ramène à l'autosuffisance alimentaire et à la capacité de développer une économie endogène et les circuits courts.

J'espère enfin que le rapport aboutira à des conclusions différenciées, le cas de la Guyane pouvant être considéré comme une singularité. Ainsi, on ne peut pas traiter la forêt guyanaise de la même façon que les autres.

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François Hermet, maître de conférences en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

Nous sommes d'accord sur le diagnostic ; il faut maintenant se pencher sur le traitement. Concernant les capacités de développement et de coopération régionale, la terre française la plus proche de La Réunion est Mayotte. On doit pouvoir développer les échanges avec Mayotte, qui sont encore insuffisants. Notre présidente de région, Mme Bello, dit vouloir développer une compagnie régionale, ce qui va dans le sens de la volonté de la région.

Sur un plan technique, on devrait envisager la création d'un marché unique entre La Réunion et Mayotte, sur le modèle de ce qui existe aux Antilles, c'est-à-dire une franchise d'octroi de mer entre les territoires concernés. Il conviendrait de ne pas commettre les mêmes erreurs que par le passé.

Un marché unique entre Mayotte et La Réunion donnerait aux Mahorais l'accès au marché réunionnais, plus riche que le leur. Cela permettrait de développer l'industrie et les capacités de production de Mayotte au-delà de son marché intérieur, limité par la pauvreté de la population. Cela permettrait également au marché réunionnais de s'ouvrir davantage au marché mahorais, certes relativement limité en termes de pouvoir d'achat, mais qui donnerait lieu à l'établissement de premiers liens de coopération. Il conviendrait de faire une étude de faisabilité et d'impact d'une telle organisation sur nos territoires.

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Jean-François Hoarau, professeur en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

La question de l'approvisionnement régional s'inscrit dans le cadre d'une stratégie de résilience alimentaire régionale, qui représente une belle opportunité.

Concernant les blocages, le fait qu'institutionnellement, nous ne puissions participer d'égal à égal aux projets de développement de la Commission de l'océan Indien (COI) ne facilite pas les choses. En outre, nous n'avons pas affaire à des partenaires exemplaires. À Madagascar et aux Comores, il y a beaucoup de corruption, ce qui ne facilite pas les discussions. De plus, je ne sais pas dans quelle mesure les normes peuvent être harmonisées. Il existe aussi des blocages historiques de la part de lobbies qui n'ont pas intérêt à voir la production locale se développer. Le secteur de l'import distribution ne souhaite sans doute pas remettre en question un système organisé depuis les temps coloniaux, selon le schéma DOM-Hexagone, pour ne pas dire colonies-métropole.

Thomas Piketty a clairement démontré que les pauvres n'étaient pas responsables du changement climatique. De par leur mode de consommation, parce qu'ils vivent dans la précarité et la pauvreté, les Français les plus pauvres polluent moins que les Chinois les plus riches. La vraie problématique pour les populations précaires est de mieux consommer. Faute de choix, ils se tournent vers des biens alimentaires importés de mauvaise qualité, très riches en graisses, en sel et en sucres, ce qui provoque une explosion des maladies chroniques comme le diabète et l'hypertension.

Il faut rendre une consommation saine accessible aux populations précaires. L'économie circulaire peut être une solution pour lutter contre le gaspillage alimentaire et le réorienter vers les populations les plus pauvres. Je dirige actuellement une thèse qui montre que, à La Réunion, récupérer tous les invendus de supermarchés et tout ce qui pourrit dans les champs sans être consommé permettrait de composer, à très bas prix, des repas équilibrés, sains et conformes aux coutumes locales. Ils seraient mis à disposition des populations précaires par le biais d'associations, même s'il est nécessaire de développer l'aide alimentaire dans nos territoires, moins développée que dans l'Hexagone. Nous devons nous organiser davantage car les initiatives sur le terrain restent insuffisantes.

Je suis entièrement d'accord sur la différenciation et la singularité.

Concernant les loyers, la Fédération des entreprises d'outre-mer (Fedom) a publié un rapport, en juin 2019, sur les coûts de construction des logements sociaux à La Réunion. Les facteurs de vulnérabilité structurelle sont importants – surcoûts des matières premières, foncier très coûteux –, tandis que certaines communes ne jouent pas le jeu – le poids du logement social ne reposant que sur quelques communes, le foncier se restreint et devient plus cher. Il conviendrait sans doute également que l'État renforce ses subventions. À La Réunion, les loyers sociaux sont plus chers que dans l'Hexagone, à priori en partie pour des raisons structurelles.

Je préfère parler de résilience alimentaire plutôt que d'autosuffisance car il est difficile de faire de l'autosuffisance alimentaire à l'échelle d'un seul territoire. En revanche, au niveau du bassin régional, on est capable de jouer la carte de la souveraineté alimentaire régionale plutôt que territoriale.

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François Hermet, maître de conférences en sciences économiques au Centre d'économie et de management de l'océan Indien de l'université de La Réunion

Les achats alimentaires sont le poste de dépense qui pèse le plus dans le budget des ménages, et celui pour lequel le différentiel de prix entre La Réunion et la métropole ne bouge pas depuis plusieurs dizaines d'années.

J'ai entendu un responsable politique dire que l'inflation sur les produits alimentaires était comparable en métropole et dans les DOM. Il s'agit d'une illusion : il y a environ 40 % de différentiel de prix entre les DOM et la France continentale. Ainsi, un panier qui coûte 100 euros en métropole en coûte 140 en outre-mer. Dès lors, l'effort consécutif à une inflation de 10 % sera de 10 euros en France continentale contre 14 euros pour les ménages ultramarins. On a l'impression qu'un même taux d'inflation affecte les territoires de façon identique, alors que ce n'est pas du tout le cas puisque la base de calcul n'est pas la même. Il ne faut pas déduire d'un taux d'inflation identique que l'incidence sur le pouvoir d'achat est le même : la répercussion est beaucoup plus forte sur le consommateur réunionnais ou domien que sur un consommateur vivant sur le continent.

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Je vous remercie pour ces échanges très instructifs. Je vous propose de compléter ces échanges en terminant de répondre par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis pour préparer cette audition.

La commission auditionne M. Olivier Sudrie, économiste principal au cabinet Didacticiels & Modélisation Économiques (DME), maître de conférences à l'université de Paris-Saclay, chercheur au Centre d'études sur la mondialisation, les conflits, les territoires et les vulnérabilités et de M. Bertrand Savoye, chargé de programmes de recherche au sein du département Diagnostics économiques et politiques publiques de la direction Innovation, stratégie et recherche de l'Agence française de développement

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Mes chers collègues, nous auditionnons deux économistes : M. Olivier Sudrie, économiste principal au cabinet DME, maître de conférences à l'université de Paris-Saclay, chercheur au Centre d'études sur la mondialisation, les conflits, les territoires et les vulnérabilités (Cemotev) ; M. Bertrand Savoye, chargé de programmes de recherche au sein du département Diagnostics économiques et politiques publiques de la direction Innovation, stratégie et recherche de l'Agence française de développement (AFD).

M. Sudrie est spécialiste des économies ultramarines et de leur stratégie de croissance. M. Savoye est chargé des programmes de recherche visant à valoriser l'information économique et sociale, ainsi que l'activité du secteur privé, notamment celle des PME, dans les outre-mer. Nos questions devront porter sur leur domaine d'expertise.

Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de prendre le temps d'échanger ce matin avec nous. À l'issue de vos propos liminaires, nous procéderons à un échange de vues, sous forme de questions-réponses. Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt, public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Bertrand Savoye et Olivier Sudrie prêtent successivement serment.)

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Bertrand Savoye

Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation et précise d'emblée que mes propos n'engageront pas l'AFD, qui m'emploie.

Je suis docteur en sciences économiques et agrégé de sciences sociales. Après avoir travaillé sept ans à l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), dont quatre au siège en tant que responsable des études de l'Institut d'émission des départements d'outre-mer (Ideom), j'ai poursuivi ma carrière à l'AFD, alternant postes opérationnels et d'études. À l'heure actuelle, je suis chargé du suivi des pays du Sud. Je n'ai pas eu l'occasion de travailler sur les outre-mer depuis quelque temps. J'ai publié il y a quelques années une étude comparative des entreprises métropolitaines et ultramarines.

Dans cette perspective comparatiste, il faut distinguer trois sujets, qui sont étroitement liés : l'inflation, les écarts de coût de la vie et les écarts de revenus. Avant de les aborder, je précise que je présenterai des taux et des écarts moyens, qui recouvrent d'importantes disparités, expliquant souvent l'existence d'une forte divergence entre le ressenti des populations, notamment celles dont les revenus sont les plus modestes, et ce que révèlent les taux moyens. Ces populations sont souvent plus exposées que ne le laissent penser ces taux.

L'inflation, en 2022, a été relativement maîtrisée dans les outre-mer. Partout, le taux d'évolution de l'indice des prix à la consommation est inférieur à celui de l'Hexagone, qui est lui-même inférieur à celui de nos voisins européens, à 6 % contre 8,2 %. S'agissant du poste alimentation, qui est particulièrement important dans les ménages défavorisés, il a augmenté fortement, mais moins qu'en métropole, à l'exception de Mayotte. Certains postes ont connu des flambées de prix très impressionnantes, comme le transport aérien à La Réunion.

S'agissant des écarts de prix avec l'Hexagone, l'Insee a publié en 2015 une enquête de comparaison spatiale des niveaux de prix à la consommation entre territoires français. Des enquêtes similaires ont été menées à la même époque en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. L'Insee a engagé une nouvelle enquête l'an dernier ; j'espère que ses résultats seront disponibles à temps pour nourrir les travaux de votre commission d'enquête. D'après cette enquête, l'écart des niveaux de prix par rapport à la métropole est de sept points à La Réunion et à Mayotte, de douze points aux Antilles et en Guyane, de trente-trois points dans le Pacifique.

Ces écarts peuvent faire l'objet d'interprétations diamétralement opposées. Certains diront qu'il s'agit d'une double peine, considérant qu'il est tout à fait injuste que des populations dont le revenu moyen est faible soient affectées par des niveaux de prix plus élevés. Toutefois, du point de vue économique – Jean-François Hoarau, que vous venez d'auditionner, a écrit un article à ce sujet –, des écarts de niveaux de prix de 7 % et de 12 % sont compréhensibles compte tenu des contraintes d'offre auxquelles sont exposées les entreprises ultramarines.

D'après l'étude comparative des entreprises métropolitaines et ultramarines que j'ai menée avec un collègue de l'Insee, le taux médian des consommations intermédiaires sur le chiffre d'affaires était supérieur de huit points dans les entreprises d'outre-mer. Les contraintes inhérentes à l'ultrapériphéricité – éloignement, insularité, étroitesse des marchés, rotation des stocks plus lente, coûts de transport plus élevés – induisent clairement un surcoût, dont il est compréhensible qu'il soit répercuté sur le niveau des prix. Quant à savoir s'il épuise la question des différences de niveaux de prix, je ne suis pas en mesure de le dire.

Comme le rappelle le rapport de M. le député Hajjar, il faut aller au-delà de ce constat global et entrer dans le détail des postes de dépenses, notamment celui de l'alimentation, pour lequel les écarts de niveau de vie sont bien plus élevés, et touchent davantage les ménages aux revenus les plus modestes.

S'agissant des écarts de revenu moyen par habitant avec l'Hexagone, je m'en tiendrai à deux observations, sachant que nous serons interrogés ensuite sur les facteurs d'explication.

En cinquante ans, la moitié du chemin a été parcourue. En 1970, les écarts de revenu disponible par habitant entre les quatre départements d'outre-mer (DOM) historiques et la métropole étaient de 59 %. En 2019, il est de 28 %. À Mayotte, les écarts sont plus choquants : le revenu disponible brut n'y représente qu'un tiers du revenu disponible brut par habitant dans l'Hexagone, et le PIB par habitant qu'un quart.

Rapportés aux objectifs fixés par le contrat de convergence et de transformation, ces chiffres sont très loin du compte. En revanche, si l'on prend pour référence la situation de Mayotte avant son indépendance, lorsque l'île était l'une des moins développées des Comores, on constate que son PIB par habitant est entre huit et dix fois supérieur à celui des Comores, ce qui suscite une forte attractivité migratoire. On peut donc voir le verre à moitié plein ou à moitié vide.

Par ailleurs, il faut, pour appréhender ces écarts de revenus, tenir compte de tous les paramètres concourant à la formation des revenus, de la création de la valeur aux flux de redistribution, lesquels ont un impact très fort en France. D'après le rapport de l'Insee France, portrait social publié en 2021, l'écart de revenu primaire entre les 10 % de ménages aux revenus les plus élevés et les 10 % de ménages aux revenus les plus modestes est d'un à onze avant transferts sociaux, d'un à sept après, et d'un à trois si on intègre la consommation de services publics, dans une perspective reposant sur le revenu élargi, utilisé par l'Insee à l'échelle nationale en métropole mais pas outre-mer.

De façon générale, le bon point de comparaison, s'agissant des Dom, me semble être fourni par les autres régions ultrapériphériques (RUP) de l'Union européenne que sont les Canaries, les Açores et Madère, plutôt que par les petits États indépendants insulaires qui les environnent. Les économies des Dom sont avant tout des économies régionales, dotées de fortes spécificités découlant de leur ultrapériphéricité. Les considérer comme des petites économies insulaires indépendantes est une fiction. De fait, elles ne sont pas exposées aux mêmes contraintes que des économies nationales.

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Olivier Sudrie

Mesdames et messieurs, je vous remercie de votre invitation.

Je suis ancien élève de l'École normale supérieure, docteur d'État en sciences économiques et maître de conférences à l'université de Paris-Saclay. J'ai commencé ma carrière dans les services du Premier ministre avant de rejoindre l'université. Je suis également économiste au sein d'un cabinet spécialisé dans les outre-mer.

Je suis macro-économiste. Dans un champ très limité de l'économie, je m'intéresse essentiellement à la conception et à l'évaluation des politiques publiques. En la matière, il y a fort à faire dans les outre-mer. J'aborderai successivement trois points.

Je ne m'étendrai pas sur les écarts de prix entre l'Hexagone et les collectivités d'outre-mer, évoqués à l'instant par Bertrand Savoye et dont votre commission d'enquête est amplement informée.

S'agissant des facteurs d'explication, du point de vue macroéconomique, de la vie chère, le caractère ultrapériphérique des économies d'outre-mer en fait partie. L'éloignement majore les coûts de transport et grève le prix des produits de frais d'approche de façon plus ou moins importante. Tous ces frais ne sont pas acquittés par les consommateurs de l'Hexagone.

Par ailleurs, l'étroitesse des marchés favorise des défauts de concurrence, qui sont clairement évoqués dans le rapport de M. le député Hajjar. Outre-mer, la concurrence est très faible. Elle est oligopolistique : le nombre des acteurs est trop limité pour le marché fasse les prix. Les entreprises sont price-maker, elles déterminent les prix. Les agents économiques déterminant les prix sont donc les entreprises, parce qu'elles sont peu nombreuses, ce qui est une situation anormale par rapport à un marché standard.

Comment les entreprises en situation de concurrence oligopolistique font-elles les prix ? D'après leurs coûts, comme n'importe quelle entreprise au monde, mais aussi en fonction de la disposition à payer des clients, ce qui induit une forte imperfection de concurrence, comme l'enseigne la théorie économique depuis la publication par Walras des Éléments d'économie politique pure il y a plus d'un siècle. La vie chère a donc pour cause la conjugaison d'une situation de concurrence oligopolistique et le niveau de disposition à payer des clients.

Cette dernière, selon une interprétation de mon cru largement critiquable et que vous critiquerez dans quelques instants, dépend notamment, outre-mer, des sur-rémunérations, qui ont boosté les revenus des fonctionnaires d'État, puis, par effet de contagion, ceux des fonctions publiques territoriale et hospitalière et, en raison aussi de la rareté de la main-d'œuvre qualifiée dans certains secteurs d'activité, ceux du secteur privé.

La disposition à payer élevée de certains clients induit une captation de ce que l'on pourrait appeler, avec beaucoup de guillemets, une rente administrative. Historiquement, on observe en outre-mer une captation de la rente par les prix élevés, puis par la hausse des prix. En d'autres termes, la concurrence oligopolistique associée à une forte disposition à payer des clients peut expliquer des taux de marge élevés. J'ai transmis à la commission d'enquête un petit graphique illustrant cette situation, qui varie selon les secteurs. Elle est particulièrement nette dans le commerce automobile. Outre les taux de marge, les niveaux de marge sont aussi plus élevés en outre-mer, car ils reposent sur une base elle-même plus élevée, en raison notamment des frais d'approche et des coûts de transport.

La vie chère renforce les inégalités sociales, notamment les inégalités de revenus. Certains ont une disposition à payer relativement importante, d'autres non. J'ai l'habitude de dire qu'il y a, dans les économies ultramarines, les in et les out. Les in sont les salariés de la fonction publique ou du secteur privé ayant un revenu régulier et un niveau de vie moyen relativement élevé ; les out sont les exclus du système, souvent éloignés du marché du travail classique et subissant la vie chère faute de revenus en adéquation avec le niveau des prix. Le problème de la vie chère et celui des inégalités sociales sont donc les deux faces d'une même monnaie. S'attaquer à l'un suppose de s'attaquer à l'autre.

Quelles sont les réponses possibles et leurs limites ?

Compte tenu du rôle central des sur-rémunérations dans la disposition à payer des clients, il faut ouvrir le débat à ce sujet. Didier Migaud, lorsqu'il était Premier président de la Cour des comptes, l'a ouvert trois fois ; trois fois, malheureusement, ce débat a été refermé. Il y a pourtant deux avantages à l'écrêtement de certaines rémunérations : la réduction de la disposition à payer des agents dont la sur-rémunération est la plus forte ; la réduction du coût du service public, qui, comme l'a largement rappelé Didier Migaud en son temps, offrirait aux collectivités territoriales un certain degré de liberté budgétaire. Un service public au coût moins élevé, c'est peut-être un service accru à la population et davantage d'investissements dont nous avons cruellement besoin dans certaines géographies. Nul n'ignore les résistances sociales, et parfois politiques, auxquelles se heurte ce sujet, maintes fois évoqué et toujours relégué.

Le deuxième axe d'action pour réduire la vie chère et les inégalités, ce sont les prix, qui sont fonction des coûts et de la disposition à payer des clients. Si nous voulons faire baisser les prix, il faut baisser les coûts. Comment baisser les coûts ? En réalisant des gains de productivité, et en s'assurant qu'ils sont rétrocédés aux clients sous forme de baisses de prix. Je n'invente rien : ce modèle économique est celui des grands pays de l'OCDE depuis une trentaine d'années. S'il ne circule pas outre-mer, c'est en raison d'une résistance évidente : il n'y a aucun intérêt, pour les entreprises, à réaliser des gains de productivité. Rien ne les y force.

Le troisième axe d'action consiste à faire remonter le niveau de revenu des out pour le mettre en adéquation avec le niveau des prix, par exemple grâce à une majoration de la prime d'activité, qui est déterminée à l'identique dans l'Hexagone et outre-mer, en dépit des différences très sensibles en matière de niveau des prix. Il faut déterminer de quelle façon une hausse bien ciblée de la prime d'activité permettrait de rendre du pouvoir d'achat aux salariés, notamment les plus modestes. La limite d'une telle politique est que rien, je suis le premier à en convenir, n'empêche les entreprises de capter cette hausse sous forme de hausse des prix.

Le quatrième axe d'action porte sur la concurrence. La concurrence est oligopolistique, en raison de l'étroitesse des marchés et du petit nombre d'acteurs. Le commerce électronique, le grand supermarché mondial sont peut-être des pistes à explorer. L'ouverture à la concurrence mondiale par le biais du commerce électronique pèsera sur les prix, par exemple ceux des pièces détachées d'automobiles, qui sont un vrai sujet outre-mer.

La limite de cette solution est que rien ne force les plateformes à s'implanter outre-mer, où les coûts logistiques sont élevés et les marchés étroits. Nous tirerions sans doute un profit élevé d'une large ouverture au commerce électronique, mais il n'est pas certain que les commerçants pratiquant ce type de commerce trouvent intérêt à s'installer dans les collectivités d'outre-mer.

Le dernier axe consiste à réfléchir à la fiscalité outre-mer de façon globale. Ce sujet est un serpent de mer, comme le débat sur les coûts et avantages de la défiscalisation, qui est ouvert depuis l'adoption de la loi dite Pons, il y a plus de trente ans. D'après l'étude que nous avons menée en Martinique, en nous appuyant sur les travaux de la Fondation pour les études et recherches sur le développement international (Ferdi), il résulte de la conjugaison de l'octroi de mer et de la TVA pesant sur les produits alimentaires que le consommateur des DOM acquitte plus de fiscalité indirecte que le consommateur de l'Hexagone, ce qui est un paradoxe.

D'autres mesures plus limitées peuvent être prises, surtout en Martinique.

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Messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. J'aurais aimé que nous cadrions davantage votre audition. Vous avez beaucoup parlé de causes conjoncturelles, notamment l'inflation ; je souhaite que l'on s'attaque aux causes structurelles, identifiées à l'échelle microéconomique grâce à d'importants travaux de comparaison.

Monsieur Sudrie, les deux experts que nous avons auditionnés avant vous ont développé des schémas de pensée contraires aux vôtres. Deux exemples l'illustrent.

Vous classez les sur-rémunérations parmi les causes du renchérissement du coût de la vie. Tout à l'heure, j'ai entendu dire au contraire que leur suppression aurait pour effet d'augmenter le chômage et la précarité, et de diminuer le pouvoir d'achat. Vous voyez dans le commerce électronique une solution. Or la mondialisation provoque, par le biais de l'Europe et de la France, qui sont les seuls canaux d'importation significative de ces territoires insulaires, des dégâts.

S'agissant de l'inflation, l'analyse consistant à dire que l'inflation est de 4 % en Martinique lorsqu'elle est de 6 % en France métropolitaine est biaisée. Dans les outre-mer, l'inflation est supérieure de 40 %, de manière structurelle. Si on y ajoute l'inflation conjoncturelle, on obtient le chiffre de 44 %. D'ailleurs, les sur-rémunérations ont été introduites dans les années 1950 pour compenser les difficultés résultant du coût de la vie dans ces territoires, quitte à créer une inégalité entre les secteurs public et privé. Il n'y a pas meilleure analyse, à mon avis, que les faits historiques.

Quant au commerce électronique, c'est pour moi la fin de la production locale. Nous voulons sortir des importations, et finalement nous importons tout, fût-ce par le biais du commerce électronique. La solution aux problèmes structurels est d'augmenter la productivité locale dans tous les domaines où il est possible de l'augmenter, pour moins dépendre des phénomènes extérieurs, notamment des influences négatives. J'aimerais que vous précisiez vos analyses sur ce point.

J'en viens à l' Étude sur la formation des prix que vous avez réalisée pour le compte de la chambre de commerce et d'industrie (CCI) de la Martinique. J'aimerais savoir comment vous avez déterminé la part des marges dans la formation des prix. Si j'ai bien compris, la seule information dont vous disposez, c'est le prix des marchandises à leur arrivée au port. Vraisemblablement, une marge, peut-être de l'ordre de 25 %, est réalisée au départ de la France par le producteur ou le fournisseur, car nous sommes considérés comme territoire d'exportation. Le seul fait d'arriver dans un territoire insulaire induit un coût.

Il faut y ajouter les intermédiaires, dont le nombre est considérable – il y en a trois dans l'Hexagone, mais quatorze en Martinique. Chacun d'entre eux fait sa marge. D'après l'Autorité de la concurrence, l'accumulation des marges, si petites soient-elles, pose problème. C'est d'autant plus vrai en situation d'oligopole ou de monopole : chaque petite entreprise a le même papa et la même maman, de sorte que, même si le circuit d'approvisionnement est segmenté, les mêmes propriétaires, sous des noms différents, sont responsables des éléments de la chaîne d'entreprises qui font venir le produit et le livrent aux distributeurs.

Concrètement, que pouvez-vous dire du nombre élevé d'intermédiaires et de l'accumulation des marges ? Comment calculez-vous celles-ci ? J'aimerais aussi savoir quelle est la part, dans les achats de produits de consommation courante, des produits alimentaires. S'agissant des données sur lesquelles repose votre étude, disposez-vous de chiffres plus récents que ceux publiés par l'Insee en 2015 ?

Parmi les solutions que vous proposez, j'ai entendu parler de commerce électronique, mais pas de la coopération régionale des territoires insulaires, qui me semble essentielle, compte tenu du fait que les territoires voisins sont à proximité immédiate, ce qui amoindrit considérablement les coûts logistiques et de transport.

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Bertrand Savoye

Sur l'inflation, je crois savoir que vous auditionnerez des experts de l'Insee, qui seront en mesure de vous répondre de manière rigoureuse. Nos analyses sont basées sur l'indice des prix à la consommation de la dernière enquête sur le budget des familles, qui date de 2017 et présente la répartition de la consommation par postes. Dans l'Hexagone, les produits alimentaires représentent 16 % du budget des ménages. Le chiffre est identique aux Antilles et en Guyane. Il est de 24 % à Mayotte.

S'agissant de votre raisonnement sur l'inflation, que vous avez présenté à l'instant et que vous développez également dans votre rapport, je ne peux pas vous suivre. On ne peut pas ajouter un taux d'inflation à un écart de coût de la vie. On peut ajouter un différentiel d'inflation à un différentiel de coût de la vie, ce qui permet d'évaluer, dans l'attente d'une enquête récente et de façon assez grossière, l'évolution du coût de la vie. Le différentiel d'inflation étant plutôt favorable aux outre-mer, ce calcul pourrait laisser penser que l'écart de coût de la vie a diminué. Je ne pense pas que l'on puisse dire que l'inflation en Martinique est de 44 %, sans préjudice de ce que vous en dira l'Insee.

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C'est l'Insee lui-même qui affirme que l'inflation sur le poste alimentaire, en Martinique, est supérieure de 40 % à ce qu'elle est en France hexagonale, avant prise en compte des 4 %, soit un total de 44 %. Ce que je vous dis là est factuel. Je laisse à l'expert que vous êtes l'interprétation de ce chiffre.

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Bertrand Savoye

Le différentiel global d'inflation est d'environ 40 %, mais il faut tenir compte de l'inflation spécifique au poste alimentaire, qui est de 13 % dans l'Hexagone et d'environ 10 % outre-mer.

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Plus généralement, l'Insee utilise la France comme cadre de référence. Or la Martinique et la Guadeloupe sont des régions, et la France un pays. Il y a là un vrai problème.

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Olivier Sudrie

Sur les sur-rémunérations, d'autres experts vous ont tenu des propos différents des miens. Il n'y a rien d'anormal à cela : si la théorie économique était unifiée, nous le saurions. Chacun a sa vision des choses. J'ai la mienne, mes collègues la leur.

Dans un schéma de type keynésien à prix fixes – n'hésitez pas à m'interrompre si je jargonne –, en faisant abstraction des prix, qui sont pourtant au cœur de notre sujet, il est indéniable que diminuer la rémunération de quelqu'un, c'est diminuer son pouvoir d'achat, donc provoquer une paupérisation. Sur ce point, je suis mes collègues. Tous les schémas macroéconomiques qui vous sont présentés sont justes.

Quittons le schéma keynésien pour nous intéresser aux prix, que nous avons pour objectif de faire baisser. Aucun entrepreneur dont les prix sont au plafond de la disposition à payer de ses clients n'est assez stupide pour ne pas les baisser s'il constate que quelque chose s'est passé et qu'ils renâclent à remplir leurs caddies de supermarché ou à acheter des voitures comme avant. Si je n'ajuste pas mes prix à la baisse, je meurs : c'est la loi du marché. Dans un schéma d'équilibre général autorisant une flexibilité des prix, une réduction de la disposition à payer des clients fait baisser les prix. Ce que je dis là n'est ni de la science-fiction ni du Sudrie, mais ce que nous constatons à l'heure actuelle : producteurs et distributeurs baissent les prix parce que les clients commencent à renâcler.

Pour prendre un exemple de la vie quotidienne, un grand quotidien du soir a récemment publié un article faisant observer qu'on ne fréquente plus le restaurant le midi, faute de moyens, et que l'on se rabat sur des sandwichs achetés au supermarché. La baisse du volume d'affaires liée à la perte de pouvoir d'achat induit un ajustement des prix à la baisse. Si tel n'est pas le cas, je suis mes confrères. Pour ma part, je fais le pari que les entrepreneurs sont agiles et intelligents.

Sur la mondialisation, les avis des économistes diffèrent aussi très largement. Certains y voient le mal en puissance, d'autres une solution. Ce qui ne fait pas débat, c'est que l'insertion de la France dans la division internationale et européenne du travail est un défi que tous les gouvernements ont relevé.

La mondialisation est-elle la fin de la production locale ? Je vous prie de m'excuser par avance d'être vulgaire : la mondialisation – l'ouverture au marché en général – est le meilleur coup de pied aux fesses pour qu'un producteur réalise des gains de productivité. Cela s'est vérifié pour la France au cours de la construction européenne. Notre histoire commune, c'est l'ouverture au marché et l'aiguillon de la concurrence. Si l'on est protégé, par des barrières douanières comme le sont les collectivités d'outre-mer (COM) ou par l'octroi de mer, qui ne protège pas toujours très bien, pourquoi faire des efforts ?

La productivité, c'est retrousser ses manches. J'ai à l'esprit une affiche de la CGT datant de 1947 sur laquelle est représenté un travailleur disant « Retroussons nos manches, ça ira encore mieux ! ». Elle est d'une modernité criante : il faut retrousser ses manches pour augmenter la productivité, réduire les coûts et être plus efficace, et c'est ainsi que la production locale s'en sortira. Nous en connaissons tous de très beaux exemples : les efforts ayant permis des gains de productivité dans la filière rhum en Martinique sont un véritable succès. Aurions-nous eu tout cela sans concurrence acharnée ? Les visions de la mondialisation diffèrent ; pour ma part, j'y vois un excellent aiguillon, un excellent vecteur de croissance.

S'agissant des bases informationnelles de notre étude, qui sont sans doute les mêmes que celles de la remarquable étude publiée par l'Autorité de la concurrence en 2019, nous ne pouvons pas, techniquement, retracer la formation des prix de la métropole au port. Seuls les producteurs ont cette information et ils ne nous la donneront jamais. Nous travaillons sur la base des prix franco à bord (FAB). Nous commençons à mesurer le prix du produit une fois qu'il se trouve sur le pont du navire, par exemple au départ du Havre. Nous ignorons ce qui précède. Les investigations que j'ai menées il y a de nombreuses années dans les collectivités du Pacifique suggèrent que ce qui précède, du producteur au bateau, est source de marges.

Sur le nombre d'intermédiaires, nous n'avons pas pu le déterminer, mais nous partageons, dans notre étude, votre conclusion, qui est aussi celle de l'Autorité de la concurrence. Nous avons tenté de décomposer le prix d'un panier de produits de consommation courante, sans pouvoir identifier un coupable désigné, ce qui nous aurait facilité la vie. Il n'y a pas un point où les prix débordent de façon abusive, mais une accumulation de marges plus ou moins petites, dont résulte un effet boule de neige. Nous avons mesuré les marges réalisées sur les frais d'approche, qui incluent notamment le transport, la logistique et le coût du débarquement. La marge du distributeur s'applique sur ce coût, lui-même augmenté par les marges qui précèdent.

Sur la connaissance des marges, nous nous sommes heurtés, qu'il s'agisse de l'étude menée il y a quelques mois à Saint-Pierre-et-Miquelon ou de celle menée à la demande de la CCI de Martinique, à un problème récurrent : nous n'avons aucun pouvoir d'investigation. Nous sommes à la merci des producteurs d'informations que sont les distributeurs, qui nous opposent systématiquement le secret des affaires. Nous savons que, par définition, une étude reposant sur des questionnaires adressés aux divers maillons de la chaîne n'obtiendra aucune réponse utile.

Nous nous sommes donc basés sur les marges publiées par l'Ideom, notamment les marges productives et les marges d'intermédiation. Ce sont elles sur lesquels se fonde le graphique que j'ai transmis hier à la commission d'enquête. Nous avons aussi utilisé les statistiques de l'Insee, qui publie des comptes régionaux pour toutes les géographies ultramarines, de façon un peu moins détaillée pour Mayotte. Nous avons fait, soit dit entre de nombreux guillemets, des petits comptes de la nation. On y trouve notamment le coefficient de prix FAB, ainsi que le coût de l'assurance et du fret. On y trouve aussi, pour certaines branches, les taux de marge productive, c'est-à-dire l'excédent brut d'exploitation (EBE) par rapport à la valeur ajoutée. Les travaux de l'Ideom complètent cette information de manière très précise.

Nous n'avons pas cherché à approcher les marges par des questionnaires, car nous savions pertinemment que les opérateurs ne nous diraient rien à ce sujet. Rares sont ceux dont les comptes sont publiés au greffe du tribunal qui donnent l'autorisation d'y accéder. Nous n'avons pas les pouvoirs d'investigation qui sont les vôtres, ni ceux de l'Autorité de la concurrence. Notre travail est beaucoup plus modeste et dépend de la bonne volonté des acteurs.

Le panier de consommation courante que nous avons étudié est composé à hauteur de 40 % de produits alimentaires et d'environ 43 % de produits manufacturés de la vie quotidienne, essentiellement les produits d'hygiène et d'entretien que l'on trouve dans les rayons des supermarchés et des supérettes. Ce panier composite comporte des produits importés, à hauteur de 70 %, et des produits issus de l'économie locale, car il ne faut pas, en matière de vie chère, se focaliser sur les importations. Ces chiffres sont ceux que l'on obtient de l'Insee en étudiant le détail par produit de la consommation.

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Ces produits importés le sont-ils, faute d'être accessibles localement ?

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Olivier Sudrie

La production locale est parfaitement substituable. Hormis certains produits au poids relativement anecdotique, tels que les confitures, la totalité de la production locale est en situation d'être substituée à des importations. Le contraire n'est pas toujours vrai : de nombreuses productions locales ne peuvent pas concurrencer les importations, faute d'économies d'échelle.

S'agissant du lien entre production locale et importations, j'ai souvent entendu dire qu'il relevait de l'antagonisme. Dans un schéma macroéconomique analytique, il n'en est rien, car l'importateur a intérêt à ce que le producteur local soit le plus mauvais possible en matière de performance économique. Plus ses coûts de production et sa marge sont élevés, plus ses prix sont élevés, et plus l'importateur y gagne du point de vue de la rente différentielle, car la production locale est d'autant plus substituable, comme je l'ai démontré à plusieurs reprises, notamment devant l'Assemblée nationale. L'importateur n'a pas intérêt à se battre. Il suit. Cela participe aussi à la vie chère.

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Vous admettez que vous avez réalisé votre étude sur la formation des prix à La Martinique sans avoir une connaissance complète des marges, qui font pourtant partie intégrante de la formation des prix. Cette lacune ne favorise pas la définition de solutions. Vous avez évoqué l'Ideom et l'Insee. Pouvez-vous nous faire parvenir les éléments précis qui vous ont permis d'analyser, de manière réduite, le peu de connaissances que vous avez sur le sujet ? Vous avez aussi dit que vous n'avez pas travaillé sur le nombre d'intermédiaires de la chaîne. Vous n'avez donc pas travaillé sur l'accumulation des marges.

S'agissant des solutions, vous avez formulé des propositions, telles que la péréquation des frais d'approche et les gains de productivité du capital. Pourquoi avez-vous étudié uniquement l'octroi de mer et pas la fiscalité dans sa globalité ? Chaque produit est imposé au titre de l'octroi de mer, mais aussi de la TVA. Par ailleurs, pourquoi ne pas explorer la piste des importations de proximité, dans le cadre d'une diplomatie territoriale ?

Il manque, dans le schéma que vous présentez pour appuyer le maintien de vos positions, un élément qui sous-tend nos analyses : nos territoires insulaires sont captifs. La seule relation entre la France et nos territoires est une relation de captivité. Quoi qu'il arrive, celui qui vend sur place n'a pas intérêt à baisser ses prix, car nous sommes obligés de consommer, et le seul chemin de production et d'approvisionnement vient de l'Hexagone. Dès lors, la concurrence reste réduite et les monopoles se consolident. J'aimerais d'ailleurs savoir si vous considérez que la crise du covid les a consolidés dans ces territoires.

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Olivier Sudrie

Sur la connaissance des marges, soumettre des questionnaires aux producteurs et aux distributeurs était peine perdue. L'Ideom en a une très bonne connaissance, car il a accès aux fichiers de la Banque de France, qu'il compile sans que nul ne lui oppose le secret statistique. L'Insee mesure les marges par produit, ce qui permet de connaître les marges de commercialisation, donc d'intermédiation, et par branches, ce qui donne les marges productives, calculées à partir de l'EBE.

Un commerçant réalise une marge commerciale, qui est la différence entre son prix de vente et son prix d'achat. Sur cette marge brute, il impute des frais de commercialisation et prélève sa rémunération. Dans les entreprises, on appelle cela un taux de marge, mais il s'agit plutôt de l'EBE rapporté à la valeur ajoutée. La définition du taux de marge commerciale n'est donc pas exactement celle du taux de marge productive, mais la connaissance des taux de marge, grâce à l'Ideom et l'Insee, est très bonne.

S'agissant de l'accumulation des marges, nous avons essayé de la montrer par approximation. Nous avons notamment montré dans quelle mesure l'augmentation de la marge des distributeurs est liée aux frais d'approche. Je comprends votre souhait de mesurer finement les marges réalisées par tous les opérateurs de la chaîne. Quoi qu'il en soit, nous avons bien vu, comme l'Autorité de la concurrence bien avant nous, qu'elles s'accumulent. Plus la longueur de la chaîne de la formation du prix augmente, plus l'accumulation des marges augmente.

S'agissant de la fiscalité, il faut en effet l'appréhender de façon globale. Notre rapport a pour objet d'étudier l'écart de prix entre l'Hexagone et singulièrement La Martinique. Nous constatons un écart très important entre le taux normal de TVA dans l'Hexagone et le taux normal de TVA outre-mer, singulièrement en Martinique. Cet écart est bien plus faible sur les produits alimentaires que sur les produits non-alimentaires.

Bilan des opérations : les taux d'octroi de mer sont plus importants sur les produits alimentaires, ce qui est paradoxal. Les taux moyens apparents calculés par la Ferdi sont plus importants sur les produits alimentaires que sur les produits non alimentaires, sans que cet état de fait soit contrebalancé par un taux sur-réduit de TVA outre-mer par rapport à l'Hexagone. Il résulte de ce calcul fiscal un peu compliqué que les consommateurs ultramarins paient relativement plus de fiscalité indirecte – octroi de mer et TVA – que les consommateurs hexagonaux, ce qui est un paradoxe. Cette situation résulte essentiellement de taux moyen d'octroi de mer sur les produits alimentaires très élevés. C'est pourquoi nous nous sommes concentrés sur l'octroi de mer.

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Bertrand Savoye

L'information qu'il est possible d'obtenir en consultant les comptes des entreprises porte sur l'ensemble de leur activité. En tant qu'économistes, nous n'avons pas accès au coût de revient par ligne de produit. Cette information relève de la comptabilité analytique, qui est interne à l'entreprise. L'Autorité de la concurrence a sans doute la possibilité de l'obtenir, mais pas l'Insee, même sous le sceau du secret statistique. Pour notre part, nous nous contentons d'exploiter les liasses fiscales.

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Il existe, et c'est normal, une diversité d'opinions parmi les experts comme parmi les députés.

J'aimerais obtenir une réponse à la question de M. le rapporteur sur l'effet concurrentiel régional. Certes, on peut penser que l'e-commerce résout tout ; à mon avis, cela dépend des produits. Y a-t-il un effet d'e-commerce régional ?

Par ailleurs, j'ai deux questions un peu directes. Même sans estimer le nombre d'intermédiaires outre-mer, ils semblent être bien plus nombreux qu'en métropole. Or la logique concurrentielle voudrait qu'ils disparaissent, sauf s'ils ont conclu une entente. Comment expliquer cette forme d'effet domino entre les marges ?

S'agissant des difficultés des collectivités locales, on entend beaucoup dire que celles-ci paient mal et tard, ce qui aurait un effet sur les prix, en raison de la transformation du stock d'impayés en flux, en renchérissant les prestations des entreprises. Qu'en pensez-vous ?

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Olivier Sudrie

Je répondrai sur la longueur de la chaîne plutôt que sur les délais de paiement des collectivités locales, dont je ne suis pas spécialiste.

Si l'on pouvait soupçonner l'existence d'une entente, l'Autorité de la concurrence serait en droit de se saisir du problème. À ma connaissance, elle ne l'a pas fait. J'ignore s'il existe une entente entre les opérateurs sur toute la chaîne. Ce qui est sûr, c'est qu'ils vivent en bon entendement, car ils travaillent ensemble depuis de nombreuses années.

L'intégration régionale, sur laquelle j'ai eu l'occasion de me pencher lors de la réalisation de diverses études, est un serpent de mer évoqué depuis trente ans, non seulement dans les DOM, mais aussi en Afrique. À quels problèmes se heurte l'augmentation des flux d'échanges avec les pays limitrophes ? Si l'on s'approvisionne au Brésil ou dans les îles de la Caraïbe, normalement les frais logistiques et d'approche devraient baisser. À l'achat, certes, mais nous aurons du mal à leur vendre des produits. Peut-on imaginer une intégration régionale ne marchant que dans un sens ? J'ai des doutes. Si vous achetez dans les îles de la Caraïbe, il faut vendre dans les îles de la Caraïbe.

Sur l'achat, je n'ai qu'un élément de réponse, soit dit sans vouloir franchir la limite de mes compétences : la question du respect des normes européennes se pose. On est européen ou on ne l'est pas. Les normes s'appliquent ou elles ne s'appliquent pas. Pour ma part, je considère que les normes protègent les consommateurs. On peut les faire évoluer, mais elles sont indispensables.

Si elles ne s'appliquent pas sur un territoire d'un État membre de l'Union européenne, quid de l'exportation de ses produits ? Il s'agirait d'une forme de cheval de Troie. Accepterait-on qu'un produit martiniquais soit exporté en métropole, sachant que certains des inputs utilisés pour sa fabrication ne sont pas aux normes ? La limite du système apparaît clairement. Le problème s'est posé il y a plusieurs années avec les produits issus de l'île Maurice, amenant l'OCDE à définir ce qu'est un produit national. Il ne suffit pas d'apposer une étiquette sur un produit chinois pour dire qu'il a été fabriqué hors de la République populaire de Chine.

Sur le commerce régional à l'export, nous nous heurtons, si vous me permettez cette expression, à la face nord de l'Himalaya. Nous ne sommes pas compétitifs. La plupart des pays de cette région ont un niveau de vie très bas et des prix bien plus faibles que les nôtres. Outre les barrières tarifaires et non tarifaires qu'ils imposent, ce qui est leur droit, ils ont recours à un autre phénomène de protection naturelle, que j'ai récemment étudié dans l'arc antillais : le taux de change. Leurs monnaies sont sur-dévaluées, ce qui favorise leurs exportations et renchérit les prix des produits libellés dans leur monnaie basse. Y vendre nos produits n'est pas impossible, mais très difficile.

Nos économies ultramarines sont inward looking ; elles sont tournées vers la satisfaction du marché intérieur, qui est le plus facile d'accès. Exporter des jus de fruits ou des produits agroalimentaires dans les pays voisins de la Caraïbe ou au Brésil me semble très difficile.

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Bertrand Savoye

Je souscris tout à fait à ce que vient de dire Olivier Sudrie. Lorsque je travaillais à l'AFD, nous avons essayé d'accompagner des dynamiques d'intégration régionale en Afrique telles que l'Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (Cemac) et la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao). Plusieurs décennies plus tard, les résultats en matière de commerce intra-régional s'avèrent décevants. Les pays ont souvent les mêmes spécialisations et ne trouvent pas toujours un intérêt à échanger entre eux.

Outre-mer, la question des routes maritimes se pose. La distance kilométrique peut être trompeuse. Certains économistes parlent de distance virtuelle, qui tient compte de la réalité des délais et des ruptures de charges. À l'écart des grandes routes maritimes, les coûts de fret peuvent être considérables, même entre deux territoires relativement proches. Il s'agit malheureusement d'une contrainte à laquelle sont exposées la plupart des économies d'outre-mer.

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J'ai du mal à saisir certaines analyses. Les normes ne sont pas immuables. Tout évolue. Les normes d'aujourd'hui ne sont pas les normes d'il y a dix ans. Dans la mondialisation, nous faisons des équivalences de normes à l'international. Pourquoi les normes ne pourraient-elles pas être adaptées à nos territoires ? Il me semble évident que l'adaptation des normes règle les problèmes de coopération régionale. Le tout est de trouver quelle activité économique et commerciale développer dans un marché agrandi.

Vous évoquez les exportations, mais, même en France, nous n'exportons rien sinon des bananes et du rhum, et nous en importons quasiment tout. J'ai donc du mal à admettre vos arguments. Nous devrions être en mesure d'exploiter nos complémentarités avec les territoires voisins, par exemple dans les domaines de la santé, de l'éducation, des langues et de l'enrichissement en général. Il ne faut pas énumérer les freins mais trouver le moyen de les lever, pour que le Français martiniquais, guadeloupéen ou saint-martinois puisse vivre dignement et non subir encore et toujours un système historique de marges et de surmarges générant une captivité et un emprisonnement des peuples.

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Outre des produits, nous pourrions exporter des technologies ou des réflexions sur une architecture antisismique. Peut-être faut-il réfléchir à ces sujets.

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Bertrand Savoye

Des réflexions ont été engagées lors de la création des pôles de compétitivité, afin de créer des pôles d'expertise scientifique ayant un sens au niveau sous-régional, par exemple dans le domaine de l'agro-nutrition tropicale. Tout dépend du volume d'échanges qui peut en résulter. En tout état de cause, cette démarche a fait l'objet de travaux. Elle est très intéressante à suivre.

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Messieurs nous vous remercions de votre contribution à nos travaux. Je vous propose de compléter nos échanges en envoyant au secrétariat tout document que vous jugerez utile à la commission d'enquête et en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. M. le rapporteur souhaite également obtenir le rapport relatif à Saint-Pierre-et-Miquelon que vous avez évoqué.

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Bertrand Savoye

Mes réponses écrites aux questions sur la formation des écarts de revenus s'appuient sur un travail qui est en cours. Jusqu'à quand puis-je vous les faire parvenir ?

La séance s'achève à douze heures quarante.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Johnny Hajjar, M. Frédéric Maillot, Mme Joëlle Mélin, M. Philippe Naillet, Mme Maud Petit, Mme Cécile Rilhac, M. Mikaele Seo, M Guillaume Vuilletet.

Assistait également à la réunion. – M. Jean-Victor Castor.