Intervention de Olivier Sudrie

Réunion du vendredi 24 mars 2023 à 9h00
Commission d'enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la constitution

Olivier Sudrie :

Mesdames et messieurs, je vous remercie de votre invitation.

Je suis ancien élève de l'École normale supérieure, docteur d'État en sciences économiques et maître de conférences à l'université de Paris-Saclay. J'ai commencé ma carrière dans les services du Premier ministre avant de rejoindre l'université. Je suis également économiste au sein d'un cabinet spécialisé dans les outre-mer.

Je suis macro-économiste. Dans un champ très limité de l'économie, je m'intéresse essentiellement à la conception et à l'évaluation des politiques publiques. En la matière, il y a fort à faire dans les outre-mer. J'aborderai successivement trois points.

Je ne m'étendrai pas sur les écarts de prix entre l'Hexagone et les collectivités d'outre-mer, évoqués à l'instant par Bertrand Savoye et dont votre commission d'enquête est amplement informée.

S'agissant des facteurs d'explication, du point de vue macroéconomique, de la vie chère, le caractère ultrapériphérique des économies d'outre-mer en fait partie. L'éloignement majore les coûts de transport et grève le prix des produits de frais d'approche de façon plus ou moins importante. Tous ces frais ne sont pas acquittés par les consommateurs de l'Hexagone.

Par ailleurs, l'étroitesse des marchés favorise des défauts de concurrence, qui sont clairement évoqués dans le rapport de M. le député Hajjar. Outre-mer, la concurrence est très faible. Elle est oligopolistique : le nombre des acteurs est trop limité pour le marché fasse les prix. Les entreprises sont price-maker, elles déterminent les prix. Les agents économiques déterminant les prix sont donc les entreprises, parce qu'elles sont peu nombreuses, ce qui est une situation anormale par rapport à un marché standard.

Comment les entreprises en situation de concurrence oligopolistique font-elles les prix ? D'après leurs coûts, comme n'importe quelle entreprise au monde, mais aussi en fonction de la disposition à payer des clients, ce qui induit une forte imperfection de concurrence, comme l'enseigne la théorie économique depuis la publication par Walras des Éléments d'économie politique pure il y a plus d'un siècle. La vie chère a donc pour cause la conjugaison d'une situation de concurrence oligopolistique et le niveau de disposition à payer des clients.

Cette dernière, selon une interprétation de mon cru largement critiquable et que vous critiquerez dans quelques instants, dépend notamment, outre-mer, des sur-rémunérations, qui ont boosté les revenus des fonctionnaires d'État, puis, par effet de contagion, ceux des fonctions publiques territoriale et hospitalière et, en raison aussi de la rareté de la main-d'œuvre qualifiée dans certains secteurs d'activité, ceux du secteur privé.

La disposition à payer élevée de certains clients induit une captation de ce que l'on pourrait appeler, avec beaucoup de guillemets, une rente administrative. Historiquement, on observe en outre-mer une captation de la rente par les prix élevés, puis par la hausse des prix. En d'autres termes, la concurrence oligopolistique associée à une forte disposition à payer des clients peut expliquer des taux de marge élevés. J'ai transmis à la commission d'enquête un petit graphique illustrant cette situation, qui varie selon les secteurs. Elle est particulièrement nette dans le commerce automobile. Outre les taux de marge, les niveaux de marge sont aussi plus élevés en outre-mer, car ils reposent sur une base elle-même plus élevée, en raison notamment des frais d'approche et des coûts de transport.

La vie chère renforce les inégalités sociales, notamment les inégalités de revenus. Certains ont une disposition à payer relativement importante, d'autres non. J'ai l'habitude de dire qu'il y a, dans les économies ultramarines, les in et les out. Les in sont les salariés de la fonction publique ou du secteur privé ayant un revenu régulier et un niveau de vie moyen relativement élevé ; les out sont les exclus du système, souvent éloignés du marché du travail classique et subissant la vie chère faute de revenus en adéquation avec le niveau des prix. Le problème de la vie chère et celui des inégalités sociales sont donc les deux faces d'une même monnaie. S'attaquer à l'un suppose de s'attaquer à l'autre.

Quelles sont les réponses possibles et leurs limites ?

Compte tenu du rôle central des sur-rémunérations dans la disposition à payer des clients, il faut ouvrir le débat à ce sujet. Didier Migaud, lorsqu'il était Premier président de la Cour des comptes, l'a ouvert trois fois ; trois fois, malheureusement, ce débat a été refermé. Il y a pourtant deux avantages à l'écrêtement de certaines rémunérations : la réduction de la disposition à payer des agents dont la sur-rémunération est la plus forte ; la réduction du coût du service public, qui, comme l'a largement rappelé Didier Migaud en son temps, offrirait aux collectivités territoriales un certain degré de liberté budgétaire. Un service public au coût moins élevé, c'est peut-être un service accru à la population et davantage d'investissements dont nous avons cruellement besoin dans certaines géographies. Nul n'ignore les résistances sociales, et parfois politiques, auxquelles se heurte ce sujet, maintes fois évoqué et toujours relégué.

Le deuxième axe d'action pour réduire la vie chère et les inégalités, ce sont les prix, qui sont fonction des coûts et de la disposition à payer des clients. Si nous voulons faire baisser les prix, il faut baisser les coûts. Comment baisser les coûts ? En réalisant des gains de productivité, et en s'assurant qu'ils sont rétrocédés aux clients sous forme de baisses de prix. Je n'invente rien : ce modèle économique est celui des grands pays de l'OCDE depuis une trentaine d'années. S'il ne circule pas outre-mer, c'est en raison d'une résistance évidente : il n'y a aucun intérêt, pour les entreprises, à réaliser des gains de productivité. Rien ne les y force.

Le troisième axe d'action consiste à faire remonter le niveau de revenu des out pour le mettre en adéquation avec le niveau des prix, par exemple grâce à une majoration de la prime d'activité, qui est déterminée à l'identique dans l'Hexagone et outre-mer, en dépit des différences très sensibles en matière de niveau des prix. Il faut déterminer de quelle façon une hausse bien ciblée de la prime d'activité permettrait de rendre du pouvoir d'achat aux salariés, notamment les plus modestes. La limite d'une telle politique est que rien, je suis le premier à en convenir, n'empêche les entreprises de capter cette hausse sous forme de hausse des prix.

Le quatrième axe d'action porte sur la concurrence. La concurrence est oligopolistique, en raison de l'étroitesse des marchés et du petit nombre d'acteurs. Le commerce électronique, le grand supermarché mondial sont peut-être des pistes à explorer. L'ouverture à la concurrence mondiale par le biais du commerce électronique pèsera sur les prix, par exemple ceux des pièces détachées d'automobiles, qui sont un vrai sujet outre-mer.

La limite de cette solution est que rien ne force les plateformes à s'implanter outre-mer, où les coûts logistiques sont élevés et les marchés étroits. Nous tirerions sans doute un profit élevé d'une large ouverture au commerce électronique, mais il n'est pas certain que les commerçants pratiquant ce type de commerce trouvent intérêt à s'installer dans les collectivités d'outre-mer.

Le dernier axe consiste à réfléchir à la fiscalité outre-mer de façon globale. Ce sujet est un serpent de mer, comme le débat sur les coûts et avantages de la défiscalisation, qui est ouvert depuis l'adoption de la loi dite Pons, il y a plus de trente ans. D'après l'étude que nous avons menée en Martinique, en nous appuyant sur les travaux de la Fondation pour les études et recherches sur le développement international (Ferdi), il résulte de la conjugaison de l'octroi de mer et de la TVA pesant sur les produits alimentaires que le consommateur des DOM acquitte plus de fiscalité indirecte que le consommateur de l'Hexagone, ce qui est un paradoxe.

D'autres mesures plus limitées peuvent être prises, surtout en Martinique.

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