Jeudi 12 avril 2023
La séance est ouverte à seize heures.
(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)
La commission entend M. Maurice Leroy, ancien ministre, ancien député.
Nous avons le plaisir d'accueillir, en visioconférence, M. Maurice Leroy, ancien ministre de la ville et ancien député du Loir-et-Cher.
Monsieur le ministre, le 9 janvier 2019, après une carrière politique nationale dense, vous avez quitté vos fonctions de député et de vice-président de l'Assemblée nationale pour devenir, si nos informations sont exactes, directeur général adjoint du Grand Moscou chargé des grands projets internationaux. Ce changement de cap a provoqué, dans notre pays, surprise, interrogations et même critiques. Au-delà de votre cas personnel et de votre expérience, que vous aurez l'occasion de nous exposer et de nous expliquer, nous étudions les probabilités, les risques ou les réalités des ingérences étrangères dans notre démocratie ou nos relais d'opinion médiatiques, culturels ou économiques.
Nous avons souhaité vous entendre pour identifier, eu égard à votre expérience de la vie politique nationale et de ses liens avec les relations internationales, ce qui relève de l'influence – acceptable – ou de l'ingérence – inacceptable pour la sécurité de notre démocratie.
La question des personnalités politiques, des hauts fonctionnaires ou des décideurs de toute nature partis travailler à l'étranger, en particulier pour des régimes peu ou non démocratiques, des régimes autoritaires, voire des dictatures, est revenue à de nombreuses reprises dans nos travaux. Aussi avons-nous souhaité auditionner un certain nombre de personnalités concernées ou que nous percevons comme telles.
Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Maurice Leroy prête serment.)
Je suis heureux de retrouver d'anciens collègues membres de votre commission, qui compte aussi de nombreux nouveaux députés que je ne connais pas. Vous avez rappelé mon long passé de parlementaire. J'ai été, à trois reprises, vice-président de l'Assemblée nationale. Je n'ai rien oublié de ma dernière séance, le 19 décembre 2018, pas plus que de l'hommage du président Richard Ferrand et du Premier ministre Édouard Philippe. En vingt-deux ans, je ne crois pas avoir vu souvent l'Assemblée nationale unanime et debout, du Rassemblement national à la France insoumise. C'était émouvant et impressionnant. Je tiens à le dire, pour remercier une nouvelle fois l'Assemblée nationale.
On me qualifie souvent, notamment dans la presse et comme vous l'avez fait dans votre propos liminaire, de directeur général ou directeur général adjoint du Grand Moscou. Il n'en est rien. Je suis parti en janvier 2019. J'ai quitté mon mandat national et mon mandat d'élu départemental du Loir-et-Cher. J'ai tourné la page politique nationale et locale à soixante ans, ce qui n'est pas rien. Je suis venu à Moscou rejoindre une grande entreprise, où je me trouve aujourd'hui, Mosinzhproekt. Pour la commodité de nos échanges, nous pourrons l'appeler MIP. Ce sera plus facile à prononcer, d'autant que je ne parle pas russe.
Je ne dirige pas le Grand Moscou. Je fais partie de MIP. Cette entreprise de 12 000 salariés est l'équivalent de Bouygues, Vinci ou Eiffage pour citer des références françaises. J'ai en charge le développement international de cette entreprise privée, même si son capital émane de la ville de Moscou. J'ai un contrat de travail de droit privé. Je le tiens à la disposition de votre commission. Je n'ai rien à cacher.
Cette entreprise détient le leadership national, en Russie, de l'aménagement de la construction. Grâce à son expérience unique de l'aménagement du Grand Moscou, MIP dispose d'une expertise transversale de la conception et la construction d'infrastructures très complexes jusqu'à la recherche d'investisseurs dans les projets immobiliers. Elle a gagné les appels d'offres des grandes infrastructures du Grand Moscou, dont le métro. Plus de cent gares de métro ont été inaugurées en douze ans, ce qui est exceptionnel.
Non seulement cette grande entreprise privée possède le record mondial certifié Guinness du nombre de tunneliers mobilisés pour un même projet de métro – vingt-trois tunneliers en 2020 –, mais elle a réalisé des sites aussi extraordinaires que le stade Loujniki, reconnu par le président de la FIFA comme le meilleur stade au monde lors du mondial de football en 2018, ou l'ensemble ultracontemporain du parc et de la philharmonie de Zariadié, lequel a été lauréat du prix spécial du jury des MIPIM Awards, les « Oscars » du marché international des professionnels de l'immobilier qui se tient chaque année à Cannes. Cette grande entreprise est donc reconnue par le monde des promoteurs, des architectes et des urbanistes.
Le Grand Moscou, comparable au Grand Paris, est une métropole mondiale de près de 20 millions d'habitants – sa taille a doublé depuis 2010. MIP y est un grand acteur de l'immobilier ; elle est chargée de la construction de la plus haute tour résidentielle en Europe, d'une hauteur de 405 mètres, outre les cent gares intermodales au potentiel aménageable de 14 millions de mètres carrés.
Fort de mon expérience passée de ministre chargé du Grand Paris, je ne doute pas que les responsables de ce projet rêveraient de voir regroupées au sein d'une même structure les compétences de conception stratégique, d'aménagement d'infrastructures, de logement et d'immobilier. En l'occurrence, elles le sont au sein de la grande entreprise qu'est MIP et qu'il m'appartient de développer à l'international. Je m'intéresse donc à ce qui se passe en Inde, au Vietnam, en Turquie ou encore en Égypte.
Pour nous aider à mieux comprendre votre parcours, pourriez-vous nous détailler les rencontres, les décisions et les expériences qui vous ont permis de nouer des relations professionnelles ou personnelles ayant conduit MIP à vous proposer le poste que vous occupez aujourd'hui ? Comme vous venez de le dire et comme nous l'avons lu dans des déclarations que vous avez faites à la presse, partir à Moscou, dans un pays extrêmement différent et dont vous ne parlez pas la langue, était une décision importante, y compris pour des raisons familiales et personnelles.
Je suis parti pour des raisons personnelles et privées, que j'ai toujours pris soin de ne pas partager dans ma vie publique. J'ai refait ma vie sentimentale, et ma compagne est russe. Le vice-maire de Moscou à l'époque, Marat Khousnoulline, connaissant ce lien personnel et privé, m'a fait part de l'occasion d'intégrer cette grande entreprise en janvier 2019. Alors que celle-ci cherchait à se développer à l'international, mon parcours et mon expérience au Grand Paris et au ministère de la ville pouvaient l'intéresser.
S'expatrier, a fortiori dans un pays dont on ne parle pas la langue, n'est pas rien. Mais accepter ce poste me permettait de venir vivre et travailler ici, donc de ne plus être séparé de ma compagne.
En 2011, Sergueï Sobianine, maire de Moscou, s'est rendu en visite officielle à Paris et le préfet Jean-Paul Faugère, directeur du cabinet du Premier ministre, m'a demandé de le recevoir – ce que j'ai fait pendant deux jours. Nous lui avons présenté l'Atelier international du Grand Paris. Le maire de Moscou s'en est ensuite inspiré, en organisant le même concours d'architectes internationaux. Ce sont d'ailleurs deux architectes français, Jean-Michel Wilmotte et Antoine Grumbach, qui ont été lauréats du concours organisé en août 2012 à Moscou. Nous étions aussi allés à La Défense et nous avions présenté le projet du plateau de Saclay. Cette première visite officielle a été mon premier contact avec le maire de Moscou.
Toujours en 2011, Matignon m'a demandé d'inaugurer officiellement le MIPIM à Cannes, ce que j'ai fait. Puis le Quai d'Orsay m'a demandé d'y recevoir deux personnalités moscovites : Marat Khousnoulline – c'était notre première rencontre –, qui était vice-maire de la ville en charge du Grand Moscou et Sergueï Cheremin, directeur des relations internationales de la mairie de Moscou. Dans la mesure où les thématiques étaient similaires pour les deux villes et où les élus de la mairie de Moscou avaient étudié le projet voulu par le président de la République Nicolas Sarkozy, je devais leur présenter la vision historique et les objectifs du Grand Paris. Voilà comment la rencontre s'est faite.
Ensuite, je me suis régulièrement rendu au Forum urbain de Moscou, invité par la ville. Plus exactement, c'est l'ambassadeur de France, Jean de Gliniasty, qui m'a demandé de venir ouvrir le premier Forum urbain international de Moscou en tant que ministre. Je l'ai fait avec grand plaisir. Puis, chaque année, la mairie de Moscou m'a invité. C'est là que j'ai appris à connaître Marat Khousnoulline, toujours vice-maire de Moscou, et nous sommes devenus amis.
Connaissant le lien avec ma nouvelle compagne, Marat Khousnoulline m'a fait part, de mémoire à l'automne 2018, de l'occasion d'intégrer cette grande entreprise pour m'y occuper des relations internationales et de son développement international.
Au cours de cette période, durant laquelle vous avez commencé à remplir les missions que vous avait confiées le Gouvernement puis vous avez noué des contacts réguliers, comment analysez-vous l'évolution des relations entre la France et la Russie, du point de vue diplomatique, politique et économique, mais aussi des liens du personnel politique français avec le pays ? Sauf erreur, vous avez été vice-président du groupe d'amitié France-Russie durant plusieurs mandats.
Je n'ai pas toujours été vice-président du groupe d'amitié France-Russie, mais je n'ai jamais renié mon parcours politique de jeunesse, qui est connu et qui a fait couler beaucoup d'encre. Lors d'un meeting en Loir-et-Cher, le regretté sénateur Pierre Fauchon avait affirmé « Momo a traversé la mer Rouge ». J'assume avoir « traversé la mer Rouge ». Je me suis toujours intéressé à la Russie, pour des raisons politiques personnelles.
Je n'ai jamais présidé le groupe d'amitié mais je me souviens de notre collègue René André, remarquable président du groupe d'amitié et député RPR de la Manche. Je n'ai pas été immédiatement vice-président du groupe d'amitié puisqu'il faut gagner des galons pour accéder à ces postes. Je l'ai peut-être été à deux reprises en cinq mandats, de mémoire. Vous savez comment fonctionnent les groupes d'amitié. Il y a des échanges avec les parlementaires. À l'époque, nous recevions les députés de la Douma au Parlement français et nous nous rendions à la Douma. J'ai participé, comme ministre et sous l'autorité de François Fillon, alors Premier ministre, au dernier sommet gouvernemental franco-russe qui s'est tenu au Kremlin, en 2011. Ce sommet n'a ensuite plus eu lieu, puisque la question de la Crimée faisait débat. Les échanges passaient surtout par le groupe d'amitié. Alors que le groupe d'amitié était présidé par une élue socialiste de Bretagne, de mémoire, nous avions été reçus par l'équivalent du président du groupe d'amitié France-Russie, M. Léonid Sloutski.
Dans le cadre du Forum urbain, l'ambassade de France contactait le groupe d'amitié pour trouver des députés ou des intervenants. Le directeur Europe de Bouygues, par exemple, qui parlait russe, a participé à plusieurs tables rondes. Au MIPIM, à Cannes, il y a aussi eu de nombreux échanges entre le Grand Paris et le Grand Moscou. Patrick Ollier y a participé. Une charte de coopération avec Nice Métropole y a été signée par Christian Estrosi et Sergueï Cheremin, directeur des relations internationales de la mairie de Moscou. Et je ne parle pas des échanges culturels – il faudrait interroger les ambassadeurs de France successifs.
Il était donc assez courant et régulier qu'il y ait des échanges entre groupes d'amitié et entre parlementaires. C'est bien normal. Il y a aussi eu des initiatives à Moscou, la plus marquante étant le Forum urbain, qui recevait des délégations étrangères venues du monde entier.
Il faut aussi mentionner le SPIEF, Saint Petersburg International Economic Forum, forum économique dans lequel le MEDEF et les entreprises françaises étaient représentés, à haut niveau. Cela concerne moins les parlementaires, et davantage les entrepreneurs, les grandes entreprises françaises et européennes. L'AEB, Association of European Businesses, qui est en quelque sorte la chambre de commerce européenne, est toujours présente au SPIEF.
Parmi les membres du groupe d'amitié, avez-vous remarqué que certains avaient des échanges plus réguliers et un intérêt plus prononcé ? Avez-vous observé un enracinement des échanges, par goût personnel, par doctrine idéologique ou par conviction ? Avez-vous parfois eu des soupçons ou remarqué des comportements pouvant relever d'une influence forte ou d'une ingérence, au travers de contrats économiques ou d'une forme de gratification – voyages, cadeaux, fréquentations gracieuses ?
Nous avons aussi voulu vous auditionner au titre de votre longue expérience, monsieur le ministre, pas uniquement pour le Grand Moscou. En tant que ministre de la République ou vice-président de l'Assemblée, avez-vous considéré que certains échanges étaient suspects ou non conformes aux valeurs qui devraient les guider ? Quelle analyse faites-vous des relations entre le personnel politique français influent, les autorités russes et les grandes entreprises russes ?
Je n'ai jamais rencontré ce problème, aussi loin que je fouille dans mon expérience. Les groupes d'amitié sont souvent le reflet des personnalités qui les président. Selon son président, un groupe d'amitié peut avoir un « encéphalogramme plat », sans aucune activité. Je ne veux pas dénoncer mes anciens petits camarades, mais même le groupe d'amitié France-Russie n'a pas toujours été très dynamique – pour rester élégant. J'ai parlé de René André, car il m'a paru faire un travail formidable de coopération et d'échange.
Comme ministre, je n'ai résolument pas eu à connaître le type de situation que vous évoquez. Ce n'était pas dans mon portefeuille ministériel.
Parmi mes collègues, le plus actif était Thierry Mariani – je sais que vous l'avez auditionné. Il était très présent et effectuait un important, intéressant et passionnant travail d'échange avec la Russie. Tout dépend des présidents de groupe. C'est vrai du groupe d'amitié France-Russie comme de tous les autres. Lorsque les activités sont bien faites, elles s'effectuent en lien avec notre représentation diplomatique – notre ambassade et les ambassadeurs. Ceux-ci jouent tout leur rôle, qui est majeur.
En tout cas, je n'ai pas eu à connaître ce que vous évoquez.
Certaines personnalités amies – au sens neutre du terme– estimaient que la relation franco-russe était importante. Comment celle-ci a-t-elle évolué dans le temps, au gré des premières tensions dans le Donbass, de l'annexion illégale de la Crimée et de l'agression militaire de la Russie en Ukraine qui dure depuis plus d'un an ? Avez-vous tenté de jouer un rôle, d'une quelconque manière, pour épauler la diplomatie française dans ces différentes étapes ? Comment avez-vous vécu ces événements ?
Avez-vous considéré, comme l'a fait M. François Fillon, que vous auriez dû démissionner et rentrer en France ? Pouvez-vous nous expliquer votre décision de conserver votre poste et de rester à Moscou ?
Je vous remercie de cette question. Elle a tellement traîné dans certains réseaux sociaux que cela permettra de clarifier la situation.
La comparaison avec l'ancien Premier ministre François Fillon n'est pas pertinente. Je ne siège pas au conseil d'administration ni au comité exécutif d'une entreprise nationale. Je n'exerce pas de fonctions exécutives. Je suis salarié d'une entreprise privée qui travaille pour le Grand Moscou. Je ne perçois pas de jetons de présence. Comparaison n'est pas raison, disait Talleyrand.
De surcroît, cette entreprise n'est pas sous sanctions. Le cas échéant, cela m'aurait posé un problème de conscience. Cette entreprise n'est pas sous sanctions, et Dieu sait que l'Europe et les États-Unis ont placé beaucoup de monde sous sanctions. On ne le dit jamais dans les réseaux sociaux, mais cette entreprise n'est pas sous sanctions et je tiens à le réaffirmer.
Même durant la pandémie de covid-19, des échanges entre la France et la Russie ont eu lieu. Il y a trois ans, j'ai été à l'initiative d'une charte de coopération et d'échange de bonnes pratiques signée au Forum urbain entre Patrick Ollier, président de la métropole du Grand Paris, et le maire de Moscou pour le Grand Moscou. Nous avions besoin de ces échanges. Ils sont importants.
Selon moi – j'imagine que nous le souhaitons unanimement –, il y aura un « après » cette terrible guerre que j'ai condamnée publiquement, ce qui est plus difficile à faire depuis Moscou et dans ma fonction que depuis un café parisien ou un réseau social parisien dans lequel on ne connaît pas toujours le véritable nom de ceux qui s'expriment. J'ai condamné cette agression, clairement et publiquement. Je siégeais dans l'opposition, mais quand le Président de la République dit quelque chose qui me paraît juste, pourquoi ne pas le soutenir ? Emmanuel Macron a raison de dire qu'il faut maintenir le dialogue. Il rappelle régulièrement que nous ne sommes pas en guerre contre la Russie.
Il faut des femmes et des hommes capables d'être des bâtisseurs et d'établir des ponts. Pour moi, la Russie est en Europe. Je ne vais pas rappeler les propos du général de Gaulle mais parfois cela ne fait pas de mal de mentionner nos grands dirigeants. Nous devons conserver nos liens, au moins culturels et d'amitié. Vous n'imaginez pas à quel point les cadres et les salariés avec qui je discute dans mon entreprise sont amoureux de la France, des Français, de notre littérature qu'ils connaissent remarquablement.
Quand je fais mes courses et qu'on m'entend parler français au téléphone, de nombreux Russes viennent me voir pour me féliciter d'être resté. Tout le monde n'est pas parti. L'ambassade de France estime que 5 000 familles françaises vivent encore en Russie. Ce sont des femmes et des hommes qui travaillent, comme moi, dans des entreprises françaises, lesquelles sont le premier employeur étranger dans le pays, devant les Allemands. On pourrait dire la même chose des Allemands, des Espagnols ou des Italiens. Heureusement que tout le monde ne part pas ! Il s'agit de défendre les intérêts économiques français. C'est ce qui m'a fait rester, outrer ma vie privée sur laquelle je n'épiloguerai pas.
J'ai retrouvé la trace de votre condamnation de l'agression militaire de l'Ukraine par la Russie. À la suite de cette condamnation publique, avez-vous subi des rétorsions ou des pressions de la part du régime russe ? Vu de notre pays, il semble particulièrement difficile, voire impossible de s'opposer aux décisions prises par le régime de Vladimir Poutine et par les entreprises qui lui sont liées.
Je n'ai jamais subi ni mesures de rétorsion ni même observations.
Votre long compagnonnage de route d'abord avec l'Union soviétique puis avec la Russie ne peut pas laisser indifférent dans ce contexte. Nous essayons de comprendre comment la Russie orchestre son influence, son interférence, voire son ingérence depuis que Vladimir Poutine est au pouvoir, avec toute une série de moyens. On parle beaucoup de guerre hybride, menée à l'échelle de la planète, par des grandes puissances et des grands blocs. Outre les stratégies d'influence et de manipulation, le recrutement d'anciens responsables politiques, parlementaires et ministres occupe une place non négligeable dans ces moyens divers qui sont mis au service de la grande confrontation, selon l'expression de Raphaël Glucksmann, entre des puissances et des nations qui n'appartiennent pas aux mêmes alliances.
Est-il vrai que vous avez récemment acquis la nationalité russe ? Nous avons trouvé cette information dans le Wikipédia russe.
Ce n'est pas récent. Je l'ai découvert, car ce n'est évidemment pas moi qui l'ai demandé. Un ami français, fonctionnaire du Trésor, m'a envoyé un texto le 22 avril 2021 pour me féliciter. Alors que je lui demandais pourquoi, il m'a répondu qu'il avait lu dans les Izvestia que l'on venait de m'accorder, ainsi qu'à un violoniste et chef d'orchestre allemand d'origine roumaine, le passeport russe. Je ne le savais pas.
La Russie est donc un pays dont on peut obtenir le passeport sans l'avoir formellement demandé ?
C'est aussi le cas de ce violoniste. En février, une autre personnalité européenne a obtenu la nationalité russe par décret. J'ai été surpris moi-même, mais c'est fréquent.
Dont acte. Je suis surprise. Ce n'est pas anodin. Il ne s'agit pas de la nationalité d'un autre pays de l'Union européenne. En 2021, en Russie et sous le régime de Vladimir Poutine, plusieurs faits de guerre s'étaient déjà produits. Il est étonnant de se voir remettre un passeport, donc la nationalité russe, « à l'insu de son plein gré », sans l'avoir sollicité. N'était-il pas envisageable de la refuser ? Fallait-il considérer cet événement comme anecdotique ou anodin ?
Nous nous connaissons bien, madame la rapporteure, et vous savez que je n'ai pas l'habitude de parler la langue de Blois, même si Blois est chère à mon cœur. Je rappelle que nous parlons d'avril 2021. L'Ukraine n'était pas envahie.
J'ai été surpris. J'ai dû aller chercher mon passeport dans une administration, sans cérémonie officielle de remise. Cela n'a pas été utilisé.
Je trouvais délicat de refuser ce qui apparaissait, de la part de nos amis russes à l'époque, comme un remerciement pour le travail que j'avais effectué pour le Grand Moscou. Rétrospectivement, on peut s'interroger, mais nous étions en avril 2021.
Je note vos mots : « comme un remerciement ».
Je parlerai franchement, à mon tour. N'avez-vous pas le sentiment que vos anciennes fonctions et responsabilités, votre carnet d'adresses et votre situation personnelle sont utilisés et instrumentalisés, à telle enseigne que l'on vous remercie en vous remettant un passeport russe ? N'est-ce pas un procédé classique de la part de régimes qui ont besoin de s'attacher des fidélités et des concours que d'utiliser certaines bonnes volontés ?
Non. La situation est bien plus simple que cela. Je ne suis pas utilisé. Je n'ai rien à voir, de près ou de loin, avec le gouvernement fédéral russe ou avec les décisions nationales. Je travaille dans un groupe comparable aux groupes Bouygues, Vinci ou Eiffage en France. J'ai arrêté de faire de la politique nationale ou locale en janvier 2019. Il va de soi qu'ici, je m'astreins à ne jamais prendre de positions publiques, conformément aux consignes que l'ambassadeur Pierre Lévy a données à toute la communauté française qui travaille en Russie.
J'ai une excellente relation avec lui, comme avec nos autorités consulaires. Je participe aux cérémonies commémoratives ou patriotiques à l'ambassade de France, auxquelles l'ambassadeur m'invite. Pour le reste, je ne prends évidemment jamais position publiquement. Je ne suis en rien utilisé par le gouvernement fédéral russe, à aucun moment. J'imagine que nos services, que je n'ai pas besoin de qualifier de très spéciaux devant cette commission d'enquête, ont dû faire leur travail me concernant. Si je m'étais peu ou prou écarté, je suppose – et j'espère – que j'aurais été rappelé à l'ordre par les autorités françaises. Cela n'a jamais été le cas. Je parle sous le contrôle de l'ambassadeur Pierre Lévy ou de Sylvie Bermann qui était en poste avant lui, lesquels pourraient en porter témoignage.
Parce qu'on a été ministre, on ne devrait plus rien faire ? J'exerce une activité salariée, comme un cadre supérieur d'une entreprise qui ne prend jamais de position publique, ni en Russie ni en France d'ailleurs.
L'entreprise MIP qui vous emploie n'est pas concernée par les sanctions européennes à l'encontre de la fédération de Russie. En revanche, l'un des personnages dont vous avez parlé à plusieurs reprises, avec lequel vous dites entretenir des liens d'amitié et qui est celui le premier à vous avoir parlé de la possibilité de développer une nouvelle vie professionnelle et personnelle à Moscou, M. Marat Khousnoulline, est concerné par les sanctions en tant que membre du gouvernement. Il est vice-Premier ministre chargé de la construction dans le gouvernement fédéral russe. Le lien d'amitié que vous revendiquez ne fait pas nécessairement de vous une personne suspecte. Mais, quand on a exercé les fonctions qui ont été les vôtres, on devrait s'interroger sur le bien-fondé et la pertinence du maintien d'un tel lien. La Russie n'est pas un pays comme un autre et ce de longue date.
Quant à l'entreprise MIP, ce n'est pas une entreprise privée comme une autre. Son capital n'était pas entièrement privé, si tant est que cette notion existe toujours dans la Russie actuelle où les cercles de pouvoir sont de plus en plus concentrés autour du Kremlin. Forte de sa puissance économique, MIP travaille à développer Moscou, son image et son rayonnement international, ce qui sert aussi la fédération de Russie. Le fait de travailler dans cette entreprise, qui n'est pas tout à fait comparable à une entreprise de BTP française, ne crée-t-il pas un lien de proximité avec la sphère oligarchique autour du maître du Kremlin ?
Bien que le capital d'origine de cette entreprise, qui existait déjà sous l'Union soviétique, provienne de la ville de Moscou, il s'agit bel et bien d'une entreprise de droit privé. Mon contrat de travail est de droit privé – j'ai consulté un avocat avant de le signer. Si j'avais un conflit avec cette entreprise, la situation relèverait de la sphère privée et de l'équivalent de nos prud'hommes.
J'ai pris le soin de vérifier qu'aucun élu de la ville de Moscou ne siège ou n'est représenté au conseil d'administration et au comité exécutif de MIP, dont, je le répète, je ne suis pas membre. Je suis salarié chargé de mission auprès d'un des directeurs généraux chargé de la prospective. Dans l'organigramme, je suis rattaché à un directeur général adjoint chargé du développement international.
La société du Grand Paris, on le sait peu, est une société de droit privé alors qu'elle perçoit une taxe affectée décidée à l'époque par mon prédécesseur et ami Christian Blanc, secrétaire d'État chargé du développement de la région capitale – taxe qui avait bien ennuyé Bercy, mais qu'il avait eu raison d'instaurer. C'est vous, chers collègues, qui votez dans la loi de finances cette taxe annuelle sur les bureaux en Île-de-France, laquelle constitue la recette principale de la société du Grand Paris. Pourtant, la société du Grand Paris, qui réunit dans son conseil d'administration les présidents des conseils départementaux et le maire de Paris en personne, est une société de droit privé. Et, à la différence de la société du Grand Paris et même si son capital originel est public, MIP est une entreprise réellement privée. C'est la raison pour laquelle je fais l'analogie avec Bouygues, Eiffage ou Vinci. Aucun élu ne siège dans son conseil d'administration. MIP est autonome et indépendante. Elle détermine son développement avec ses administrateurs.
Dont acte.
Vous avez évoqué nos services qui s'intéressent, parmi leurs très nombreuses missions, aux ingérences étrangères. Compte tenu des responsabilités qui furent les vôtres en France, y compris au gouvernement de la République, n'avez-vous pas tenté d'avoir un contact, ou éventuellement un simple avis auprès d'un membre de nos services, avant d'accepter d'intégrer comme salarié une entreprise russe dont les activités, comme la participation à des salons, continuent certainement à servir une certaine idée de la Fédération de Russie ? N'avez-vous pas pensé qu'il fallait s'interroger ou interroger qui de droit ?
Je me suis évidemment renseigné quand on m'a fait cette proposition. Les informations que j'ai recueillies sont exactement celles que je viens d'exposer. MIP est une grande entreprise du bâtiment et de travaux publics.
S'agissant des salons, il y a plus d'un an, avant l'invasion de l'Ukraine, vous n'auriez pas posé ce type de question. On ne peut pas reprocher à une grande entreprise comme MIP de participer à des salons dédiés à la construction pour conquérir des marchés ; les entreprises françaises le font aussi. Les salons internationaux sont un moyen de se faire connaître
On surestime MIP, qui n'est pas du tout dans une stratégie de soft power. Elle compte 12 000 salariés qui construisent, bâtissent, et n'ont rien à voir avec la politique fédérale. Le PDG est un ingénieur comme il en existe de nombreux dans le comité exécutif. Ce sont des bâtisseurs et des constructeurs. Ils s'occupent de la construction du métro et rénovent des constructions. Quand j'échange avec mon ami Jean-Louis Borloo, je lui dis qu'ici, ils ont un « Borloo XXL » pour la rénovation des logements sociaux. Ils ne s'occupent pas de politique internationale.
Les renseignements que j'ai obtenus me permettaient d'intégrer cette entreprise sans aucune difficulté. Cela n'a jamais fait l'objet d'observations de la part de nos services de l'ambassade, que je rencontre fréquemment. Cela ne pose aucune difficulté.
Il peut y avoir des interrogations quant au bien-fondé de choix professionnels de ce type quand on a été ministre ou quand on a exercé de hautes fonctions dans l'État français. Je parle d'une époque qui précédait l'invasion guerrière de l'Ukraine par la Fédération de Russie.
Vous avez parlé de l'importance de garder les liens et de bâtir des ponts avec la Russie pour l'avenir. Vous avez même évoqué la défense des intérêts économiques français, dont vous seriez partie prenante en exerçant vos fonctions au sein de MIP. Ai-je bien entendu ?
Oui. Nous devrions nous en réjouir, en tant que Français – je m'adresse à la représentation nationale.
Nos entreprises françaises doivent-elles quitter la Chine, dont chacun connaît le régime ? Pourquoi le Président de la République rencontre-t-il le président Xi ? La défense des intérêts français est une question fondamentale. Si Auchan ou Leroy Merlin, qui sont des fleurons français, quittaient la Russie, savez-vous qui prendrait leur place ? Sans doute Alibaba et d'autres entreprises chinoises. Ferons-nous une nouvelle commission d'enquête pour comprendre comment nous avons perdu ces parts de marché ?
Notre collègue Anne Genetet, députée de la circonscription qu'elle connaît bien, rencontre régulièrement nos dirigeants d'entreprise. Ce n'est pas rien d'être le premier employeur étranger ici. Le jour où Auchan ou Leroy Merlin fermera, cela aura fatalement un impact sur l'emploi en France.
J'assume de dire que je défends les intérêts français.
Connaissez-vous Charles d'Anjou ? Quelle est la nature des relations que vous entretenez avec lui ?
Je l'ai connu il y a un temps, puis j'ai perdu sa trace. Je l'ai connu à Moscou et croisé dans des cérémonies à l'ambassade de France ou dans la communauté d'affaires française quand il était responsable de la sécurité de Leroy Merlin. Je sais qu'il est ensuite reparti en France et vers d'autres horizons. Je n'ai plus de liens avec lui.
Nos modestes moyens d'investigation nous ont permis de vous identifier à Moscou le 8 février 2019, sur une photographie, en sa compagnie ainsi que celle de M. Gérald Autier. Parliez-vous de cette époque ou de temps plus anciens ou plus récents ?
Gérald Autier est un financier. Nous avons dîné ensemble à Moscou, tout à fait normalement, à cette période-là. Ce doit être depuis ce moment que je n'ai plus vraiment eu de nouvelles de Charles d'Anjou. À l'époque, il était responsable de la sécurité du groupe Leroy Merlin, ou adjoint au responsable – je ne sais plus quel était son titre exact.
Dans le contexte de guerre en Ukraine, comment justifiez-vous de travailler pour un projet dont l'objectif est de promouvoir la ville de Moscou et, ce faisant, de servir les intérêts de l'économie russe ? Le Premier ministre François Fillon, d'abord réticent à quitter son poste, a fini par démissionner devant l'avalanche de critiques.
Votre nationalité française et votre parcours politique respectable ne sont-ils pas un faire-valoir pour le pouvoir russe désireux de se rendre présentable sur la scène internationale ?
Comme je l'ai expliqué, je ne suis en rien un faire-valoir. Les autorités françaises pourront en porter témoignage. On ne m'utilise pas. Je ne suis pas mis en avant – je comprendrais vos interrogations si je l'étais. Je ne siège pas au conseil d'administration d'une société nationale. Cela n'a rien à voir. J'ai déjà répondu à ces questions. Je ne suis pas Gerhard Schröder qui siégeait une fois par mois au conseil d'administration d'une entreprise russe. Je vis et je travaille à Moscou depuis janvier 2019. Je ne suis le faire-valoir de personne.
Vous dites que vous n'êtes pas un faire-valoir. Pouvez-vous préciser ce que l'on pourrait entendre par là, pour éclairer la représentation nationale et nos concitoyens ? N'êtes-vous pas invité à des cérémonies du régime russe, de la mairie de Moscou ou du Grand Moscou ? À ces occasions, n'êtes-vous pas présenté en tant qu'ancien ministre ? N'êtes-vous pas utilisé d'une quelconque manière, sans être nécessairement manipulé ?
N'êtes-vous pas valorisé dans les médias russes, non pas pour la propagande russe à l'extérieur mais pour la communication ou la propagande dans le pays, afin de montrer qu'une personnalité qualifiée étrangère travaille pour une entreprise russe jouant un rôle important dans la prospérité russe ?
Les seules cérémonies publiques ou privées auxquelles j'assiste sont celles du 8 mai, du 14 juillet et du 11 novembre, c'est-à-dire les cérémonies traditionnelles patriotiques et commémoratives qui se tiennent à l'ambassade de France. C'est facilement vérifiable par les services de l'ambassade de France.
Je ne suis jamais invité à des cérémonies russes. Je n'ai aucune raison de l'être, puisque je ne suis pas employé par la mairie de Moscou. De surcroît, je ne parle pas russe. J'ai ma vie de cadre supérieur. Certes, je suis ancien ministre. Mais je ne suis pas utilisé et l'on ne me voit jamais dans les médias russes.
Le 12 février 2022, vous avez partagé un tweet de l'ambassade de Russie à Paris qui accusait les médias occidentaux, quelques jours avant l'invasion russe, de désinformation quant aux intentions de la Russie en Ukraine : « Maurice Leroy retweeted – Russie en France – Exemple de publication de la vaste campagne de désinformation des médias occidentaux propageant la thèse d'une prétendue invasion de l'Ukraine par la Russie en préparation. »
Pouvez-vous revenir sur ce tweet et les raisons qui vous ont poussé à le diffuser ? Êtes-vous toujours en accord avec ce retweet, ou regrettez-vous les agissements de ceux qui ont contribué à relayer la propagande du Kremlin ?
Je regrette de l'avoir retweeté. Vous ne pouvez d'ailleurs pas citer d'autres tweets de cette teneur ensuite. Quant au fait que c'était quelques jours avant l'invasion russe, je pourrais citer une liste impressionnante de personnes qui, comme moi, pensaient que cette invasion était impossible et n'aurait jamais lieu, y compris au plus haut sommet de l'État français.
Je regrette d'avoir effectué ce retweet à l'époque. Je n'aurais pas dû, que les choses soient claires, mais il arrive que l'on fasse des bêtises.
J'entends vos regrets, mais je puis vous affirmer que quelques jours avant, nous étions nombreux à avoir des certitudes sur l'imminente invasion russe puisque les troupes se massaient par milliers à la frontière.
Qu'est-ce qui vous a poussé à retweeter ce message ? Vous avez indiqué qu'il s'agissait d'une bêtise, mais confirmez-vous que personne ne vous a demandé d'intervenir ? Vous ne vous êtes pas senti, d'une manière ou d'une autre, obligé de communiquer ? Il importe que les faits établis par cette commission soient clairs.
J'ai fait cette bourde et cette bêtise tout seul, sans l'avis de personne. Ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas de ceux, même dans mon propre parti, qui ont le doigt sur la couture du pantalon. Il m'est arrivé de relayer d'autres tweets. Hélas, on agit parfois un peu mécaniquement. Je reconnais que c'était une faute de ma part, à tout le moins, une erreur, que j'ai commise seul. Personne ne me tient jamais la main pour accomplir telle ou telle action. Ce n'est pas du tout mon style.
À l'époque, j'avais voté contre le quinquennat malgré les injonctions du président Valéry Giscard d'Estaing, de François Bayrou et d'autres. Vous pourrez revoir le scrutin public : nous ne sommes pas nombreux sur les bancs de l'Assemblée nationale à l'avoir fait.
Je ne me laisse pas dicter ma conduite, pas plus en France qu'ailleurs.
Cher collègue, je suis ravie de vous retrouver après vous avoir rencontré à Moscou depuis que vous y avez pris vos fonctions. Je connais bien la présence française en Russie. La situation est plus complexe que beaucoup ne peuvent l'imaginer, et chaque entreprise trouve sa manière de la gérer alors que la France condamne l'agression de la Russie contre l'Ukraine. Je n'ai pas de doute quant au fait que la plupart de nos entreprises, en tout cas leurs sièges sociaux en France, la condamnent aussi.
Vous avez répété que vous ne parlez pas russe. Vous avez décrit MIP comme une entreprise de bâtisseurs et d'ingénieurs et je ne crois pas que vous le soyez vous-même. Vous y êtes chargé du développement. Qu'est-ce qui a incité les Russes à choisir un Français qui ne parle pas russe et qui n'a pas d'expérience de bâtisseur ? Même si vous avez une expérience de ministre de la ville, c'est une expérience politique et non technique. MIP aurait pu vous demander conseil, vous faire travailler comme consultant pour un projet temporaire – cela se pratique souvent –, puis embaucher un Russe, qui parlait russe et pouvait interagir avec les différentes parties pour développer l'entreprise et ses relations internationales ? Il ne doit pas être simple de communiquer avec vos collègues et avec votre environnement. Comprenez que le choix de MIP puisse interroger notre commission.
Je partage vos propos, qui reflètent exactement ce que j'ai exprimé ou voulu exprimer quand je parlais des intérêts français à Moscou.
Vous posez une bonne question sur les motivations de MIP pour me recruter. L'entreprise a changé de direction générale. Les nouveaux directeurs généraux parlent anglais – ce qui n'est pas le cas de tous les Russes. Ainsi, même si je ne parle pas russe, nous échangeons en anglais. C'est le cas avec le directeur général adjoint auquel je suis rattaché et qui est chargé de la prospective. La langue n'est pas un problème. Il suffit d'avoir un interprète lors des réunions très techniques. Pour le reste, dans la mesure où j'ai en charge le développement international, il n'y a pas de barrière de la langue du fait de ma pratique de l'anglais.
L'entreprise a parfaitement conscience qu'elle doit travailler en interne pour adopter les canons internationaux et pallier son manque d'expérience. C'est mon expérience du Grand Paris, de la politique de la ville et de la présidence d'un département – qui construit des collèges et joue un rôle de bâtisseur comme toutes les collectivités départementales – qui l'a intéressée, ainsi que le fait que je puisse l'aider à bâtir un projet de développement à l'international.
Le Grand Moscou, Anne Genetet le sait, avance très vite. Plus de cent gares intermodales et une boucle de soixante et onze kilomètres de métro ont été inaugurées. C'est la première ligne de cette taille, devant la Chine. Mais la recette tirée des travaux du métro prendra fin d'ici 2030. MIP cherche donc à se projeter à l'international, forte de ses savoir-faire. Elle a considéré – c'est ce que m'ont dit ses dirigeants quand ils m'ont recruté – que c'était un atout de recruter un Français ayant occupé des fonctions importantes et ayant l'expérience du projet du Grand Paris, très connu à l'international – les autres capitales et métropoles l'étudient. Je suis récemment allé à Manille, qui est la sixième métropole mondiale. J'ai pu montrer le savoir-faire de MIP au maire et aux autorités de la ville.
J'entends vos réponses, mais vous avez indiqué que vous défendiez les intérêts français. Je suis la première à dire à considérer que les Français résidant à l'étranger font rayonner et vibrer le mot « France » par le seul fait d'être français. Vous êtes certainement l'un des 2,5 millions de Français vivant à l'étranger, dont je fais partie, qui contribuent à faire exister la France.
Or quand vous partez à Manille, vous le faites pour défendre l'entreprise MIP. Vous y allez pour illustrer la façon dont cette entreprise a pu développer aussi rapidement le Grand Moscou. Il ne s'agit plus d'intérêts français, d'économie française ou d'entreprises françaises. Sommes-nous d'accord pour considérer que dans ce cas, vous travaillez pour l'économie russe ?
Pas uniquement. L'objectif des projets à l'international est d'adosser MIP à des groupes français comme Vinci ou Eiffage, même s'il n'y a encore rien de concret. Quant à Manille, c'est un prospect à ce stade.
Le groupe Vinci vient d'achever la construction de l'autoroute qui relie Moscou à Saint-Pétersbourg. MIP est intéressée par des coopérations internationales, en constituant des joint ventures entre des groupes français. Certes, la période ne le permet pas. Mais nous souhaitons tous qu'il y ait un « après », d'abord parce que cela signifierait le retour de la paix. Le moment venu, il faudra retrouver les coopérations qui existaient auparavant.
J'ai par exemple organisé une coopération avec Suez pour l'élimination des déchets que MIP traitait à Moscou. Quand je dis que je défends les intérêts français, je le prouve. Même si les sanctions conduisent à leur mise entre parenthèses, rien n'indique que les coopérations ne pourront pas reprendre plus tard, dans ce que j'appelle « l'après ».
Connaissez-vous l'ancien député Jean-Pierre Thomas, devenu président d'une grande entreprise russe qui produit de l'aluminium, Rusal ?
Je le connais très bien. C'est le président Nicolas Sarkozy qui me l'a présenté. J'ai rencontré Jean-Pierre Thomas au salon économique de Saint-Pétersbourg lorsque j'avais organisé, avec le président Sarkozy, une rencontre avec les communautés d'affaires française et russe – en 2019 ou 2020, de mémoire.
Cette vérification me permet de vous poser de manière différente ma question initiale concernant l'évolution des relations entre le personnel politique français et le monde russe des affaires. Dans votre témoignage, vous avez évoqué la demande de François Fillon d'accueillir des personnalités russes en France, puis la demande du Quai d'Orsay à Cannes. Lors des différentes auditions que notre commission a menées, nous avons eu le sentiment qu'étaient décrites des relations économiques fortes lors des mandats de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, dans des domaines particuliers comme l'énergie ou le BTP et avec des sociétés russes liées, de près ou de loin, au régime.
Vous avez comparé votre entreprise russe aux grandes entreprises françaises de BTP. Ce n'est pas leur faire offense de dire qu'elles ont des liens de fait, souvent assez forts, avec les gouvernements. Bouygues est ainsi venu au secours d'Alstom en 2005 en montant à son capital à la demande de Nicolas Sarkozy. Il n'y avait rien de secret, la manœuvre ayant été soumise à l'approbation de la Commission européenne. Le BTP est rarement indépendant du monde de la politique, compte tenu de l'ampleur des marchés publics et des décisions prises.
Je ne juge pas le passé au prisme du présent, mais nous avons vu l'évolution du régime russe. N'y a-t-il pas eu une certaine naïveté, sans qu'il y ait nécessairement de corruption ou de volonté des acteurs français de mal faire ou de trahir leur pays, dans l'intensification de liens économiques avec des entreprises russes liées de près ou de loin au pouvoir, au risque de nous placer dans une situation de dépendance et de compromettre notre liberté dans les décisions et les sanctions que nous pouvons prononcer contre le régime russe ? La France n'est pas la seule concernée. Vous avez cité l'exemple de M. Schröder.
Vous avez tout dit ! Vous avez raison de considérer qu'il existait des liens très forts. Mon expérience permet d'en témoigner.
Je me souviens d'une remarquable intervention de Mme Carrère d'Encausse devant la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale – il est intéressant de l'entendre tant elle a une parfaite connaissance du pays. Les liens d'amitié et de coopération avec la Russie sont multiséculaires. Ce qui se passe est terrible et dramatique pour la relation franco-russe.
Comme vous le dites vous-même, je ne vois pas de malice. Les liens économiques étroits ont à voir avec les liens d'amitié multiséculaires entre la France et la Russie. Dans une interview récente, Henry Kissinger raconte qu'il a toujours tenté de faire en sorte qu'on ne mette pas la Russie dans les mains de l'empire chinois. Ce propos est pleinement pertinent.
Je ne vois pas où serait l'ingérence. Vous avez évoqué les liens économiques sous les présidences de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, mais ils ont perduré sous celles de François Hollande et d'Emmanuel Macron. Anne Genetet l'a très bien dit : il y va de la défense des intérêts économiques français.
Des groupes qui sont associés au régime russe commettent des actes d'hostilité contre notre pays tels que des attaques informatiques, des demandes de rançon ou des pillages. L'Assemblée nationale a été victime d'une attaque informatique, certes bénigne, la veille du vote de la proposition de résolution visant à reconnaître l'Holodomor comme génocide. Des hôpitaux français sont régulièrement attaqués, ce qui met en cause la sécurité sanitaire des patients ou entraîne des pertes de chance en matière de soins.
Mon rôle n'est pas de sonder les cœurs et les reins. Avoir des liens économiques avec des régimes contestables comme la Chine ou l'Arabie saoudite – la liste est malheureusement longue – est une chose. C'en est une autre d'aller travailler dans ces pays, de s'y maintenir et d'y vivre. En Russie, les contraintes démocratiques doivent être éloignées des libertés publiques dont vous avez eu l'habitude de jouir en France. Ne vous êtes-vous pas interrogé sur l'équilibre entre le maintien des relations économiques avec la Russie et le fait que votre présence dans ce pays pourrait s'apparenter à une forme de caution, même si ce n'est pas votre volonté ?
J'ai démontré et expliqué que ce n'est absolument pas le cas.
Pour le reste, ce n'est pas moi mais le Président de la République qui affirme régulièrement que nous ne sommes pas en guerre contre la Russie.
Je ne suis caution de personne dans le régime. On me prête plus d'importance que je n'en ai, je le dis sincèrement. Je fais mon travail, en télétravail comme c'était le cas durant la pandémie de covid-19 ou dans l'entreprise qui m'emploie. Je n'ai rien à voir avec ce qui se passe au plan national.
Je vous remercie pour votre sincérité et votre franchise. Comme vous l'avez dit, vous n'avez pas la langue de bois.
La commission entend ensuite MM. Charles d'Anjou, président du média Omerta et M. Régis Le Sommier, directeur de la rédaction.
Mes chers collègues, nous recevons M. Charles d'Anjou, président du média Omerta, en visioconférence, et M. Régis Le Sommier, rédacteur en chef.
Messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à notre convocation. Comme vous le savez, notre commission travaille depuis plusieurs mois déjà sur les ingérences de plusieurs puissances étrangères dans la vie politique, économique et auprès des relais d'opinion de notre pays. Elle s'est naturellement concentrée sur certaines zones géographiques hostiles ou soupçonnées d'entretenir des formes d'ingérence, en particulier l'espace anciennement soviétique.
À ce titre, elle s'est intéressée aux ingérences étrangères potentielles ou avérées dans la presse et dans les réseaux sociaux. Le média Omerta que vous dirigez est de création récente. Il est diffusé principalement en ligne, mais il existe également un magazine papier.
Du fait de son titre et de sa ligne éditoriale jugée par certains très proche des positions du régime russe, il suscite des interrogations sur lesquelles nous souhaiterions recueillir vos explications et votre témoignage.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(MM. Charles d'Anjou et Régis Le Sommier prêtent serment.)
Je suis directeur de la rédaction du média Omerta, lancé en novembre 2022. Depuis six mois, nous avons produit divers contenus, dont une majorité de documentaires puisqu'il s'agit du principal objectif de notre média. Vous avez également mentionné la création d'un magazine trimestriel au format papier.
Il est sans doute utile que je revienne sur l'historique de ma carrière. J'ai cinquante-quatre ans. Je suis journaliste grand reporter depuis une vingtaine d'années. J'ai travaillé pour Paris Match pendant vingt-sept ans, durant lesquels j'ai couvert de nombreux conflits, comme l'Irak, l'Afghanistan, la Syrie ou encore le Sahel. J'ai également été correspondant de la rédaction de Paris Match aux États-Unis pendant six ans. Deux de mes enfants y vivent toujours, et c'est aux États-Unis que j'ai décidé de m'orienter vers le reportage de guerre puisque j'ai fait mes premières armes dans ce domaine lors de ma couverture du conflit en Irak dans les années 2000.
Ma collaboration avec Paris Match s'est interrompue en juin 2020, lorsque j'en ai été licencié pour des raisons que je ne souhaite pas détailler mais qui sont sans rapport avec mes compétences professionnelles. Par la suite, j'ai réalisé deux documentaires sur l'Afghanistan lors de la chute de Kaboul et du retour des talibans pour Canal+ et j'ai travaillé pour la rédaction de RT France durant six mois, jusqu'à sa fermeture. Après trois mois de chômage, j'ai rejoint la rédaction du média Omerta que nous avions décidé de créer. Lors de ma carrière à Paris Match, j'avais déjà eu l'idée de décliner mes reportages sur des supports digitaux : c'est ce que me permet Omerta, dont la ligne éditoriale, qui donne la priorité au terrain, reflète mes convictions journalistiques. Depuis que je travaille pour Omerta, j'ai réalisé des reportages sur le front en Ukraine, sur le Kosovo et sur l'Afghanistan – ce dernier sera prochainement disponible en ligne.
J'ai quarante et un ans. J'ai deux enfants, et je suis entrepreneur. Mon premier séjour en Russie date de mon stage de fin d'études de master 2 en géopolitique à la Sorbonne. C'est un pays que je connais bien, dans lequel j'ai vécu plusieurs années jusqu'en 2014, date à laquelle je suis rentré en France pour trois ans. J'ai été politiquement engagé au sein de l'UMP et le suis désormais auprès des Républicains. J'étais candidat aux législatives en 2017.
En 2018, j'ai décidé de partir à Moscou pour reprendre une vie professionnelle active et de redévelopper mes affaires, que j'ai toujours menées à l'international, notamment dans les pays de l'Est – en particulier en Russie, en Ukraine, au Kazakhstan et en Roumanie –, mais aussi en Afrique, notamment en Libye. Mes activités relèvent du domaine de la sûreté et de la sécurité. Je travaille essentiellement pour des groupes français, allemands et italiens présents en Russie, en Ukraine ou au Kazakhstan. Je n'ai jamais eu de clients russes, qu'ils soient publics ou privés.
En janvier 2022, j'ai échangé à Paris avec la reporter de guerre Liseron Boudoul, avec qui je suis ami. Elle cherchait des idées de sujets de reportage en Russie. Nous pensions notamment à couvrir la question des champs d'extraction du Grand Nord russe, à Yamal, jusqu'à la terminaison du pipeline Nord Stream 2 en Allemagne, ou encore le conflit gelé du Donbass. Avec l'accord de sa rédaction, elle a entrepris de réaliser une série de reportages d'une dizaine de jours. Je l'ai aidée à organiser son voyage en remplissant sur le site internet des républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk les demandes d'accréditation nécessaires pour se rendre dans le Donbass. Lorsque nous avons reçu la confirmation de l'accréditation, je l'ai accompagnée dans ses déplacements en tant que chauffeur et traducteur. Nous sommes entrés dans le Donbass le 5 février. Accompagnés d'un cameraman, nous avons réalisé dix jours de reportage, jusqu'au 24 février, date à laquelle nous avons été réveillés par un coup de téléphone de la rédaction de Liseron Boudoul nous alertant du déclenchement de la guerre.
Étant donné qu'il était très difficile pour la rédaction d'organiser une relève dans un laps de temps réduit, j'ai accepté de rester avec la reporter et le cameraman pour les accompagner dans leur travail. Nous avons passé près de trois mois dans le Donbass pour suivre les opérations de l'armée russe, jusqu'à la bataille de Marioupol. Nous avons réalisé une trentaine de reportages, essentiellement pour le « 20 heures » de TF1. J'ai joué le rôle de chauffeur et d'interprète lorsque cela était nécessaire. Le montage des reportages était effectué par la journaliste et le cameraman. Aucun des reportages n'a été coupé à Paris ni n'a fait l'objet de critiques. Ils visaient à donner la parole aux seuls faits.
Je suis ensuite rentré à Moscou pour reprendre ma vie professionnelle et familiale. Dans le Donbass, nous avions filmé chaque jour entre quatre et cinq heures de rushes, pour des reportages qui duraient seulement trois à quatre minutes : j'avais donc le sentiment que beaucoup de ce que nous avions filmé pourrait être utilisé dans le cadre de formats longs à destination d'un public français que je savais intéressé par ces théâtres d'opérations.
J'ai commencé à travailler sur le projet au mois de juillet. J'ai contacté Régis Le Sommier, que j'avais rencontré en 2018. En effet, outre les questions de financements, il importait que le média soit incarné par un journaliste professionnel capable d'organiser une rédaction et doté d'une expérience du terrain. Son profil était particulièrement rare.
J'ai monté les sociétés au mois d'août – soit très rapidement. Nous avons commencé à travailler dès le 1er septembre et le média a été lancé le 16 novembre avec la mise en ligne de trois documentaires.
Omerta n'est pas un projet caritatif. Comme toutes les entreprises que j'ai montées, ce projet doit être pérenne sur le plan financier au bout d'un an. Nous ne recevons aucune subvention : tous les fonds injectés sont des fonds propres. Le modèle économique de ce média n'est pas celui d'une chaîne YouTube : il est financé par un abonnement payant – qui s'élève à 4,99 euros par mois – et ses contenus exclusifs sont réservés aux abonnés.
J'ai donc deux missions. Je dois d'abord réaliser les objectifs financiers en atteignant 20 000 abonnés payants en fin d'année pour que le média puisse se développer. Nous en comptons actuellement 10 000. Les ventes du magazine trimestriel au format papier ont très bien fonctionné, puisqu'elles atteignent 15 000 exemplaires. Par ailleurs, j'ai pour rôle d'accompagner les journalistes qui se rendent sur le terrain pour servir de chauffeur et d'interprète, comme je l'ai fait auprès de Régis Le Sommier sur la ligne de front au Donbass en janvier.
L'omerta désigne la loi du silence dans les sociétés gangrenées par la mafia. Votre média est francophone : je ne comprends pas en quoi ce terme s'applique à notre société.
Ce choix part d'un constat. Notre souhait est précisément de briser l'omerta en apportant un éclairage sur des zones difficiles d'accès ou des thématiques qui nous semblent insuffisamment traitées dans le paysage médiatique. Ainsi, nous venons de passer quinze jours en Afghanistan. C'est un pays dans lequel il est particulièrement difficile d'évoluer : il est nécessaire d'y avoir des contacts – ce qui était mon cas.
De même, nous avons publié un documentaire sur la transidentité réalisé par notre reporter Amélie Menu, qui travaille actuellement sur l'addiction aux films pornographiques. Il s'agit de sujets peu traités, alors même qu'ils agitent la société. Nous voulons tendre le micro à des acteurs de ces domaines pour apporter une meilleure compréhension de ces phénomènes.
Lors de notre rencontre avec les talibans, nous les avons entretenus du sort de l'un de nos confrères actuellement détenu par le régime. Nous jugeons que l'Afghanistan est un sujet délaissé – même s'il est naturel que la guerre en Ukraine ait largement occupé l'espace médiatique. L'Éthiopie ou la Syrie, de même, sont devenues de véritables trous noirs médiatiques : il est important pour nous de continuer à nous rendre dans ces zones pour y suivre ce qui s'y passe, sans nous soumettre à l'actualité telle qu'elle nous est dictée.
Nous souhaitons en effet traiter des sujets qui ne sont pas traités – ou qui ne peuvent pas l'être – par d'autres médias. Certaines thématiques sont nationales : c'est le cas du wokisme, de la pornographie ou de l'immigration ; d'autres sont internationales. Nous nous apprêtons par exemple à sortir des reportages sur l'Afghanistan et le Liban.
Le montage de ce média dans des délais très rapides a fait l'objet de nombreux commentaires dans la presse. Il est difficile de pénétrer dans le marché médiatique, et la concurrence y est rude. Il faut généralement du temps pour s'installer. Vous comptabilisez d'ores et déjà 10 000 abonnements. Pourriez-vous revenir sur le montage financier et juridique de votre entreprise médiatique ?
J'ai créé une holding qui détient une filiale, Omerta. Le budget sur un an s'élève à 1 million d'euros, dont 500 000 ont déjà été versés. La totalité, à l'euro près, provient de fonds personnels. Contrairement à ce que certains journalistes ont sous-entendu, nos fonds ne comptent pas un seul centime d'argent étranger.
La pérennité du média à un an dépend de la réussite de plusieurs objectifs. D'abord, nous devons comptabiliser un certain nombre d'abonnements payants, qui donnent accès à l'application et au contenu exclusif en version longue de nos reportages. En outre, nous devons réaliser nos objectifs financiers pour le magazine papier. Les 15 000 exemplaires vendus nous ont rapporté 225 000 euros. Il s'agit donc d'un support commercial intéressant, qui renforce l'entreprise sur le plan financier. Enfin, nous avons besoin de l'agrément du ministère de la culture, car il donne droit aux cartes de presse mais aussi à une TVA réduite. Sur un an, l'agrément représente environ 200 000 euros. Son obtention est fondamentale à la pérennité du média. Or, la publication de plusieurs articles critiquant Omerta – dont ceux du Monde, de Libération et de Télérama sont diffamatoires, et contre lesquels j'ai déposé plainte – a conduit à l'ajournement par le ministère de la culture de l'obtention de cet agrément alors même que nous remplissions toutes les conditions pour l'obtenir. Il est expressément indiqué que cet ajournement a été décidé sur la base de l'article du Monde du mois de janvier.
Confirmez-vous que le budget de 1 million d'euros provient de vos fonds personnels ? Il s'agit d'une somme importante : comment avez-vous pu l'assembler aussi rapidement ? Provient-elle de vos activités professionnelles ? Est-ce un héritage ? Nous avons auditionné M. Maurice Leroy, qui nous a indiqué vous avoir rencontré alors que vous étiez responsable de la sécurité à Leroy Merlin à Moscou.
Elle est le fruit de quinze années de travail. J'ai été salarié de Leroy Merlin en Russie durant six mois – il s'agit de la seule activité salariée que j'aie occupée durant toute ma carrière. Par la suite, j'ai seulement exercé des activités d'entrepreneur. Depuis 2014, la Russie est sous sanctions ; depuis le début de la guerre, les banques russes le sont également. Il est donc absolument impossible d'envoyer un seul euro depuis la Russie vers un compte en France.
J'ai des activités et des sociétés en Russie et dans d'autres pays. Je suis fiscalisé à l'étranger. Ma situation est parfaitement légale. Il est évident qu'une société comme Omerta n'aurait pas pu exister si l'origine des fonds n'avait pas été totalement claire.
Les sanctions ont en effet rendu les mouvements bancaires compliqués, voire impossibles, entre la Russie et notre pays. Comment avez-vous donc pu financer des activités en France à partir de fonds générés par vos activités en Russie ?
Il est possible d'être fiscalisé à l'étranger et de détenir des comptes en France. L'argent qui a financé Omerta ne provient pas de comptes situés en Russie. Cet argent se trouvait sur des comptes en France ou dans l'Union européenne. Il n'y a pas de liens entre mes activités en Russie et les fonds qui ont financé Omerta.
Ce sont donc des fonds que vous avez accumulés par vos activités professionnelles avant votre arrivée en Russie en 2006…
Oui, ou après cette date, mais qui n'ont rien à voir avec mes activités professionnelles en Russie.
Nous souhaitions également vous interroger sur vos liens avec le média Livre noir, qui a émergé de manière très rapide peu avant l'élection présidentielle de 2022 et dont l'activité a diminué depuis cette échéance. Vous auriez partagé un local et des employés avec ce média. Quels sont vos liens avec Livre noir, qui a joué un rôle non négligeable dans l'élection présidentielle en choisissant notamment de couvrir un nombre de candidats réduits ?
Ce qui a été dit par la presse est partiellement vrai : Livre noir a connu un développement fulgurant, en recevant des personnalités de tous bords – y compris des députés macronistes comme Mme Bergé.
Je n'ai pas d'implication dans ce média ; je n'en suis pas actionnaire. Contrairement à ce qu'ont prétendu certains journalistes, je n'ai jamais fait de proposition de rachat de Livre noir. Mon seul lien avec ce média est la relation que j'entretiens avec son président. Après avoir passé quinze jours en Ukraine à Jitomir et à Odessa avec ses équipes, il a souhaité réaliser un reportage du côté de la frontière russe. Je l'ai rencontré pour la première fois au mois de mars à Donetsk. Nous sommes devenus amis. La situation interne de Livre noir est en effet compliquée. Par amitié, j'ai voulu l'aider.
Nous n'avons pas partagé de local : quand j'ai créé la société au mois d'août, j'avais besoin d'une adresse en France pour le greffe. Erik Tegnér a gentiment accepté de me donner son adresse personnelle, qui a ensuite été modifiée lors de la création de la société, puisque nous avons désormais des bureaux qui accueillent notre activité et qui sont le siège des deux sociétés à Boulogne.
La première édition de la version papier d' Omerta était consacrée à la guerre en Ukraine. Pourquoi avez-vous fait ce choix – d'autant que le sujet est déjà largement couvert par la presse ?
Le magazine Omerta propose un reportage, dont le sujet est assez rare : il est consacré à la ligne Svatove-Kreminna sur le front nord de Bakhmout. Peu de reportages ont été réalisés côté russe, à l'exception de ceux de Liseron Boudoul et de quelques correspondants de France 2 et du Figaro. Cette zone est en effet bien plus difficile d'accès que l'espace ukrainien. J'ai réalisé ce reportage, en prenant une certaine distance par rapport au terrain tout en adoptant un regard humain – pour tenter de comprendre ce qui motive les combattants, avec lesquels nous avons passé une dizaine de jours en première ligne.
L'idée du magazine est venue pour une raison simple. Le titre en est : « Ukraine : la vérité qui dérange ». L'objectif n'était en rien de rassembler des propos prorusses. Dans le cadre de notre grand entretien hebdomadaire, nous avions reçu un grand nombre de personnalités telles que Pierre Conesa, Maurice Gourdault-Montagne , Henri Guaino ou Arno Klarsfeld : aussi, nous disposions d'une matière intéressante que nous souhaitions utiliser pour présenter un point de vue alternatif à la guerre en Ukraine. Ainsi, nous avons pu rassembler différentes voix, comme celles de Jacques Baud, de Bernard Squarcini ou de Michel Onfray. Je pense d'ailleurs que le succès du magazine est lié à cela, plus qu'au sujet même qui n'était sans doute pas très original : les Français voulaient lire quelque chose de différent que ce qui leur était proposé par d'autres médias.
Le magazine offre un point de vue complémentaire sur l'analyse de la situation en Ukraine. La qualité des intervenants qui ont contribué aux grands entretiens puis au magazine donne au lecteur une vision très globale d'une question d'actualité brûlante. J'étais sidéré par le traitement malhonnête de certaines données relatives à la guerre en Ukraine. J'ai publié un livre sur la bataille de Marioupol aux éditions de l'Observatoire avec Liseron Boudoul. Invité sur LCI, j'ai constaté que le niveau de l'argumentation des pro-Ukrainiens comme des pro-Russes était parfois d'une naïveté confondante. Nos reportages et notre magazine donnent la parole à des experts reconnus, et non à des émotions, des partis-pris ou de la propagande. Le succès du magazine est révélateur des attentes des Français à cet égard.
Vous n'êtes pas sans connaître l'accueil qui a été réservé à Omerta, avant même son lancement lors d'une soirée qui a eu un certain retentissement ; si vous le jugez malhonnête et malintentionné, il doit néanmoins être pris en considération dans le cadre de notre commission d'enquête. Nous ne sommes pas chargés de travailler sur la liberté de la presse en France, mais bien sur les sujets d'ingérence étrangère.
Omerta est apparu rapidement dans le paysage médiatique français, peu de temps après la fermeture de Sputnik et RT France. Votre ligne éditoriale, qui se veut alternative à celle des médias mainstream, présente d'ailleurs des similitudes avec celle de RT France.
Vous évoquez un budget de 1 million d'euros. Toutefois, votre site mentionne que 500 000 euros de fonds propres issus de votre fortune personnelle ont été injectés dans ce média. La différence entre ces deux chiffres provient-elle d'une répartition entre les fonds de la société de production Nordman Medias et d' Omerta ?
Pourriez-vous revenir sur la budgétisation des frais de fonctionnement du média pour l'année ? Combien comptez-vous de salariés ? Quels sont les différents postes budgétaires ?
Le budget pour un an s'élève à 1 million d'euros. Au bout de six mois, 500 000 euros ont été dépensés. Il s'agissait d'une communication sur un point d'étape.
L'équipe d' Omerta compte vingt personnes, dont une moitié de salariés et une moitié d'alternants ou de CDI. Les charges mensuelles s'élèvent à environ 50 000 euros, auxquels s'ajoutent la location des bureaux et les frais liés aux reportages en France ou à l'étranger.
À l'origine, le modèle économique du média n'intégrait pas le magazine. L'idée nous est venue à la suite des grands entretiens que nous avons réalisés. À l'approche de l'anniversaire du déclenchement de la guerre en Ukraine, nous souhaitions consacrer un magazine au sujet, comme l'a fait L'Express avec Bernard-Henri Lévy. Cette réussite commerciale a conforté le média sur le plan financier.
Vos documentaires sur l'invasion de l'Ukraine vous ont valu d'être invité par la chaîne de télévision Zvezda qui est proche, voire, intégrée au ministère de la défense russe. Vous y avez été complimenté sur le documentaire « Front russe ».
Vous avez cependant l'intention de vous pencher sur d'autres sujets, comme, pour reprendre vos termes, « les délires wokes » ou « le scandale du laxisme migratoire ». Vous revendiquez votre statut de « média national, français, patriote, mais non soumis à l'État actuel ».
Dans un État de droit, nul ne saurait trouver à y redire. Cependant, sans pratiquer d'omerta, je tenais à ce que votre positionnement soit assumé. N'étant pas abonnée à votre média, je n'ai pas pu regarder vos documentaires dans leur intégralité ; cependant, ce que nous en avons vu nous a paru révélateur d'une teneur fortement prorusse, y compris dans le cadre du conflit actuel mené par la Russie contre l'Ukraine.
Vous avez évoqué un retentissement dans la presse française au moment du lancement de notre média. En dehors du Monde, de Mediapart, de Libération et de Télérama – qui appartiennent à la même sphère idéologique –, je n'ai pas constaté d'émoi ou de levée de boucliers dans la presse française concernant Omerta.
Vous expliquez que les Russes se sont penchés sur notre documentaire « Front russe ». Je peux vous en décrire le contenu. Je pense être le seul journaliste présent dans la ville de Kherson, à l'époque, à qui les Russes ont présenté les nouveaux manuels scolaires à destination de la jeunesse ukrainienne des oblasts conquis par l'armée russe. J'y ai noté que la question de l'Holodomor était relativisée, voire intégrée à l'histoire russe. Dans le documentaire, on constate l'embarras de l'institutrice lorsque je lui demande des explications et qu'elle me montre la manière dont était présentée la grande famine perpétrée par Staline dans les anciens manuels.
Vous dites que ce documentaire a été jugé pro-russe : ce sont des approximations. J'ai tenté d'y intégrer du contradictoire. J'y pose des questions essentielles aux soldats russes. Or, cette description sommaire d' Omerta comme média pro-russe fait l'économie totale de nos autres activités. Lorsque notre documentaire sur l'Afghanistan paraîtra, personne ne nous accusera d'être complices des talibans ! Nombre de mes confrères qui travaillent pour des médias mainstream considèrent comme moi qu'il est important de couvrir l'autre côté lorsqu'on peut le faire : il faut comprendre la situation du côté russe, en appliquant les règles strictes du reportage, ce qui a toujours été mon leitmotiv au cours de ma carrière – quitte à ne pas être réinvité, voire à y aller contre ma conscience. En septembre 2020, j'ai couvert la guerre du Haut-Karabagh non pas du côté arménien, mais du côté azerbaïdjanais. Or mon cœur battait davantage du côté arménien ; mais puisque nombre de reportages de Paris Match avaient déjà présenté ce point de vue, il me paraissait légitime de voir ce qui se passait de l'autre côté.
Il y a un vrai problème aujourd'hui : on risque notre vie en allant couvrir ces conflits, qui sont à l'origine de sérieux traumatismes ; et quand on en revient, on entend des critiques telles que celles que vous évoquez, formulées par des gens qui ne bougent pas de leur siège !
J'ai écouté un certain nombre des auditions que vous avez conduites. J'ai entendu que M. Nicolas Tenzer m'accusait d'être « un agent russe ». J'ai regardé de qui il s'agissait. Sur Wikipédia, on apprend : « En 2022, il rejoint le CEPA ( Center for European Policy Analysis ), un institut de recherche à but non lucratif et non partisan créé en 2005 à Washington, dédié à l'étude de l'Europe centrale et orientale, une institution d'influence américaine qui se voue à “travailler à une alliance transatlantique forte et durable, enracinée dans les valeurs et principes démocratiques”. » Et il me traite « d'agent russe » ! Lui avez-vous demandé par qui il est payé ? J'ai trouvé cela scandaleux.
Monsieur Le Sommier, cette commission d'enquête ne cherche pas à mettre en cause des individus mais à informer la représentation nationale et les citoyens. Les personnes auditionnées portent un témoignage. La commission retient un certain nombre d'informations qui permettent de procéder à d'autres auditions. Il ne vous appartient pas de mettre en cause notre travail de parlementaires.
Je souhaiterais revenir sur l'affaire de la livraison de drones, qui a également été rapportée par la presse. Vous auriez annoncé une « imminente livraison de matériel de construction de drones aux milices pro-russes dans les républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk » lors de votre réception par l'organisation du Cigar Club de Moscou en mai 2022. Face au tollé provoqué par cette annonce – qui violait les sanctions frappant ces deux républiques autoproclamées – il semble que vous ayez modifié certaines publications en ligne.
J'ai donné une conférence à l'invitation du Cigar Club de Moscou sur la bataille de Marioupol. Après cette conférence, je ne suis pas retourné dans le Donbass. Les éléments rapportés dans la presse sont donc faux : ils font d'ailleurs partie de l'objet de ma plainte à l'encontre de Télérama. Quand j'ai demandé le renouvellement de mes accréditations dans le Donbass pour accompagner Liseron Boudoul, qui est retournée couvrir la fin de la bataille de Marioupol, je suis le seul à qui elles ont été refusées. J'ai la preuve, certifiée par un huissier, que j'ai été interdit de territoire pro-russe pendant trois mois ; et au mois de septembre, lorsque nous avons réalisé notre reportage durant trois semaines, Régis Le Sommier est entré seul au Donbass car je ne pouvais pas y rentrer.
Cette histoire de drones est fausse. Le Cigar Club de Moscou est un groupe de Russes. J'ai été invité pour ma couverture de la bataille de Marioupol car ils souhaitaient en entendre le récit. Je ne suis pas membre du club. Ses activités ne me regardent pas. J'ai simplement donné une conférence. Je n'ai jamais livré de drones.
Les Russes sont souvent dans l'approximation : ils ne sont pas très bien organisés. Me concernant, les choses sont très claires : le journaliste de Télérama n'a aucune preuve de ce qu'il avance. J'ai en revanche toutes les preuves pour le faire condamner.
Le premier article contre Omerta est sorti avant même le lancement du média. Le journaliste qui l'a écrit n'a pas même pu visionner nos trois premiers reportages. Pourquoi ? Les médias qui écrivent sur nous ne sont pas nombreux, mais ils adoptent toujours le même angle : nous serions des agents russes financés par la Russie. Or ils n'en ont pas la moindre preuve. Ce qui les dérange, en réalité, n'est pas tant notre traitement du conflit en Ukraine – nos reportages, que je pourrai vous transmettre, sont factuels – que le choix de se pencher sur des questions liées à la transidentité, choix tout à fait insupportable à ces médias, parce que nous offrons une analyse appuyée par des psychiatres ou des parents d'enfants ayant changé de genre, qui critiquent la manière dont est présenté ce sujet dans le paysage médiatique. Ces médias estiment que certains sujets de société devraient leur être réservés. D'ailleurs, ce n'est jamais le contenu de nos reportages qui est attaqué, mais le fait que Régis Le Sommier ait travaillé pour RT France pendant six mois ainsi que mes activités en Russie – alors que j'en ai également en Ukraine et dans nombre d'autres pays.
Vous nous avez précisé que vous êtes domicilié à l'étranger. Dans quel pays résidez-vous et êtes-vous fiscalisé ?
Vous avez vivement réagi au fait qu' Omerta ait été qualifié de média d'opinion. Or, dans un État de droit, cela ne constitue en rien un délit. Quel problème y aurait-il à être un média pro-russe ou à vouloir défendre un point de vue différent ? Auriez-vous envie de dissimuler vos idées ? En auriez-vous honte ? Répondriez-vous à une pression extérieure ?
Il existe des médias d'opinion, mais je ne partage pas cette vision du journalisme. Les médias d'opinion sont guidés par des militants plus que par des journalistes. Si le concept de journaliste militant a été popularisé, ces deux termes me paraissent pour ma part antinomiques : un militant a généralement tendance à embellir la cause qu'il défend. Le journaliste, au contraire, doit avoir suffisamment de recul sur les sujets qu'il traite. L'exemple que je vous ai cité sur l'Holodomor va dans ce sens.
La question n'est pas de savoir si nous avons une opinion pro-russe : nous n'avons pas à avoir d'opinion particulière. Lorsque je réalise un reportage, je ne défends pas un camp.
Il existe des médias d'opinion. Ma vision du journaliste se rapproche sans doute de celle du monde anglo-saxon. Je remarque que la presse américaine évoque des éléments sur le conflit en Ukraine que l'on ne retrouve pas dans les médias français. La récente publication de documents classés top secret du Pentagone révèle ainsi une vision du conflit différente de celle qui était proposée jusqu'ici. Certains médias ont d'ailleurs fait leur mea culpa, comme le New York Times, même si cette rédaction continue à suivre une ligne pro-ukrainienne.
Notre rôle est de décrire la réalité ; si elle devient dérangeante, c'est une autre question.
Le New York Times ne s'est pas livré à un mea culpa ; il a seulement fait témoigner une seule source, alors que deux sources doivent être confrontées pour confirmer une information.
Le 17 novembre dernier, vous avez organisé une soirée de lancement de votre média dans le 15e arrondissement de Paris, à laquelle plusieurs cadres, élus ou anciens candidats du Rassemblement national auraient assisté. Pourriez-vous nous indiquer le nom des personnes présentes à cet événement ?
Cette soirée de lancement a été organisée dans des conditions particulières : nous avions réservé et payé la location du Grand Rex et du théâtre du Gymnase, avant de subir deux annulations en raison de la pression de lobbies LGBT qui souhaitaient empêcher la projection du documentaire. Nous avons trouvé la salle dans le 15e arrondissement en quarante-huit heures. C'était notre seule option pour pouvoir lancer le média. Cette soirée était en accès payant, mais libre : il suffisait de s'y inscrire pour y assister.
Nous n'avons pas filtré les journalistes qui souhaitaient s'y rendre. C'est la raison pour laquelle Le Monde, La Lettre A ou Mediapart ont pu y être présents, de même que des membres de partis politiques – du Rassemblement national ou des Républicains. Nous craignions surtout une tentative de sabotage ou d'agit-prop devant la salle de la part des groupes qui avaient provoqué l'annulation de la location des deux premières salles.
J'aurais souhaité que vous puissiez nous fournir quelques noms.
Pouvez-vous me confirmer que vous avez fondé le cercle Talleyrand, une association dont le but est de promouvoir les échanges économiques, culturels et politiques franco-russes. cette association ? Quand cette association a-t-elle été créée ? Qui sont les membres de son bureau et combien de membres compte-t-elle ? Quel est le montant de l'adhésion ? Pouvez-vous nous fournir le document de déclaration de cette association et citer quelques-unes des activités qu'elle a organisées, et leur date ?
Cette association a existé entre 2010 et 2011, date à laquelle elle a cessé toute activité.
Lors de mes études à l'université de Paris 2, j'ai bénéficié d'un programme d'échange avec les États-Unis grâce à la bourse Tocqueville. J'ai passé un mois à Washington au cœur des think tanks américains, du parti conservateur, de la mouvance néoconservatrice, mais aussi dans des universités comme John Hopkins.
En 2010, j'ai souhaité développer les échanges entre Russes et Français. C'est la raison pour laquelle j'ai créé cette association qui permettait à une délégation de jeunes actifs russes de se rendre à Paris durant quinze jours pour rencontrer des personnalités politiques, de droite mais pas uniquement – ils ont ainsi rencontré Jean-Louis Bianco café Le Bourbon, à proximité de l'Assemblée. Le but était de leur expliquer le fonctionnement de la vie politique et parlementaire française.
Cette association ne reposait pas sur des financements extérieurs. Contrairement à la bourse Tocqueville, les participants devaient financer eux-mêmes les frais de transport et de séjour.
Le bureau de l'association comprenait, il me semble, deux autres Français habitant à Paris à cette époque : M. Bertaïna et M. Ludovic Lassauce. Le voyage que nous avons organisé à destination de Moscou a rencontré moins de succès, car l'accès au milieu politique y était plus difficile – alors que la délégation russe avait par exemple pu être reçue à l'UMP par MM. Frédéric Lefebvre et Éric Cesari.
J'ai mis fin aux activités de l'association par manque de temps et en raison du changement de majorité : après l'élection de François Hollande, mes liens avec l'UMP ne me garantissaient plus les accès facilités dont j'avais pu bénéficier par le passé.
M. Mariani était-il associé à ce projet, étant donné qu'il est lui-même président du Dialogue franco-russe ? Comment vos deux projets coexistaient-ils ?
Il n'y avait aucun lien entre le cercle Talleyrand et le Dialogue franco-russe. Thierry Mariani a accepté de recevoir la délégation russe au ministère des transports pour un entretien d'une heure. Nous n'avons pas eu davantage de rapports que cela.
Par ailleurs, je tenais à rappeler qu' Omerta n'a rien à voir avec RT France ni Sputnik. Premièrement, nous ne recevons pas d'argent de l'étranger. Je n'ai pas moi-même de passeport russe. Deuxièmement, ces médias étaient subventionnés légalement par de l'argent étranger. Or, nous ne recevons pas de subventions. La pérennité de notre média dépend seulement des abonnements français : les Russes eux-mêmes ne peuvent pas s'y abonner étant donné que les cartes bancaires russes sont coupées du système Swift. Nos abonnés sont donc français et, dans de moindres proportions, belges et suisses.
Je souhaitais revenir sur votre réponse à la question de Mme Genetet sur les invités à la soirée de lancement d' Omerta. S'il était nécessaire de s'inscrire, vous disposez bien d'une liste. Par ailleurs, si des groupements d'intérêts ont fait pression pour faire annuler la soirée, il y avait un risque de sécurité. N'avez-vous pas cherché à savoir quelles personnalités – y compris hostiles à votre média – étaient susceptibles de venir pour éviter tout trouble à l'ordre public ?
Il y avait bien une liste, que je pourrai retrouver. Nous avions invité certaines personnalités comme M. Squarcini ou M. Guaino ; mais 80 % des personnes qui ont assisté à la soirée se sont simplement inscrites sur le site internet. Nous avons en effet leur nom. Nous avons procédé à un filtrage un peu sommaire au vu des menaces de groupes LGBT ou antifascistes de déstabiliser la soirée publiées sur Twitter. Nous avons donc voulu vérifier sur Google une éventuelle appartenance des invités que nous ne connaissions pas à un mouvement d'extrême gauche. Pour être honnête, cela n'a pas vraiment donné de résultats.
Il y a donc bien une liste. Je ne comprends pas pourquoi vous n'avez pas été capable de répondre à la question de Mme Genetet.
Avez-vous invité des personnalités du Rassemblement national ? Le cas échéant, lesquelles ? Si des personnalités de ce parti, de l'UMP ou d'un autre se sont inscrites, elles figurent sur votre liste.
Un peu plus de six cents personnes ont assisté à la soirée ; je n'en connaissais pas plus de cinquante. Je pourrai éventuellement vous apporter une réponse plus précise ultérieurement. La grande majorité était des inconnus sans responsabilités nationales dans le débat public. Il n'y a pas de secret : les articles du Monde, de La Lettre A et de Mediapart …
Monsieur d'Anjou, vous êtes auditionné sous serment. Nous vous demandons si des personnalités politiques appartenant au Rassemblement national, aux Républicains, susceptibles d'intéresser la commission dans le cadre de ses travaux, ont assisté à cette soirée de lancement.
N'ayant pas la liste sous les yeux, je ne peux pas vous répondre précisément. Des personnalités du Rassemblement national, des Républicains et des journalistes – y compris de médias qui n'ont pas couvert la soirée de lancement – ont assisté à la soirée ; mais je ne crois pas que des personnalités de premier plan y aient assisté. J'ai personnellement invité très peu de personnes.
À ma connaissance, il n'y avait pas de personnalités de premier plan du Rassemblement national dans cette soirée.
Monsieur d'Anjou, comment avez-vous pu nouer des contacts privilégiés en Russie à partir du simple échange universitaire que vous a permis de réaliser Paris 2 ? Vous avez fondé le cercle Talleyrand très rapidement et avez pu organiser des échanges intéressants en France. Par la suite, vous avez mené une carrière florissante. Comment avez-vous acquis une aussi bonne connaissance de la Russie ?
L'échange universitaire n'a rien à voir avec mes affaires en Russie ou ailleurs. À l'époque, j'étais intéressé par la politique ; ayant effectué moi-même un voyage d'un mois aux États-Unis et connaissant le monde russe, il m'est venu l'idée d'organiser des échanges. J'ai écrit à différents responsables politiques, notamment de l'UMP, pour savoir s'ils accepteraient de recevoir de jeunes actifs ou des étudiants russes en fin de parcours pour leur expliquer le fonctionnement du système politique français et leur permettre d'échanger à ce sujet. Il faut se rappeler qu'à l'époque, sous la présidence Sarkozy et le gouvernement Fillon, les relations entre la Russie et la France étaient florissantes. Sans l'écho favorable que j'ai reçu, je n'aurais pas persévéré. Avec peu de moyens – puisque les participants finançaient eux-mêmes leur voyage –, j'ai réussi à monter un agenda de rencontres et de visites sur une dizaine de jours. L'expérience de la délégation s'est bien passée ; cependant…
Ma question portait sur votre connaissance personnelle de la Russie, de sa culture et d'un certain nombre de personnalités russes, qui vous a permis de réaliser ce projet puis de faire carrière en Russie. Comment peut-on s'expatrier dans un pays aussi différent que celui de la France, tant sur le plan de la langue que du régime politique ou de la manière de faire des affaires ?
C'est sans doute une question de caractère. Je n'ai jamais été fait pour le salariat. J'ai toujours aimé entreprendre et monter des projets : certains ont fonctionné, d'autres non. J'ai toujours pris des risques, comme le montre bien Omerta.
Ma connaissance de la Russie vient du fait que j'y ai vécu plusieurs années. Même en habitant en France, j'ai toujours continué à travailler en Russie, au rythme d'un ou deux allers-retours par mois, voire davantage. Je voyageais également dans d'autres pays, comme le Kazakhstan, l'Ukraine ou la Roumanie.
Cette implication n'est pas récente. Mon travail, pour des clients essentiellement français, sur des thématiques complexes, m'a amené à développer un réseau au sein de la communauté française et des élites économiques et politiques.
Monsieur Le Sommier, depuis que vous avez changé de cadre de travail et que vous disposez d'une liberté éditoriale plus importante, parvenez-vous à établir des méthodes de travail propres à l'éthique journalistique que vous avez mentionnée ?
Vous avez plusieurs fois mentionné des approximations concernant les articles vous concernant et les attaques que vous avez subies : estimez-vous être une cible ? La question des ingérences en France vous paraît-elle traitée de manière conforme à l'éthique journalistique que vous avez vous-même établie ?
J'ai passé plus de la moitié de ma carrière à Paris Match. J'ai exercé des fonctions de grand reporter, de chef du bureau de New York pendant six ans et de rédacteur adjoint de la rédaction pendant onze ans. Ces dix dernières années, j'ai donc participé à la gestion d'une rédaction rassemblant une centaine de reporters. Le cadre, la notoriété de Paris Match et son rapport avec la France en font, plus qu'un simple journal, une véritable institution. Je n'y avais pas la même liberté que celle dont je dispose aujourd'hui. Néanmoins, Paris Match s'intéresse à tous les sujets et m'a donc offert l'occasion de réaliser des reportages – ou d'envoyer des reporters – sur des sujets très variés.
Aujourd'hui, je suis heureux de travailler avec de jeunes journalistes, dont j'admire en particulier la maîtrise des outils technologiques dans la réalisation des reportages et la mise en scène de certains de nos contenus, notamment sur les réseaux sociaux. J'ai sans doute plus de liberté, et, surtout, celle de transmettre les valeurs du journalisme qui me paraissent essentielles.
S'agissant du traitement médiatique réservé à Omerta, vous conviendrez que nous avons subi une forme d'attaque lorsque nous avons été traités de média pro-russe et d'extrême droite avant même la sortie du magazine. Je ne connais pas les journalistes de Libération qui ont écrit cet article ; j'ai découvert qu'ils avaient enquêté sur moi. J'ai accepté d'en rencontrer un. La plupart de mes citations ont été tronquées afin de rédiger un article à charge contre moi et régler des comptes qui ne sont pas de mon ressort.
J'ai constaté une accumulation d'attaques par un petit nombre de journalistes. Le retentissement que vous avez évoqué est en réalité le fait de médias dont l'audience a diminué avec le temps et qui ne représentent plus qu'un petit milieu. Ils ont cherché à provoquer notre mort sociale, au vu de la teneur des attaques et des propos diffamatoires tenus par certains.
Je m'excuse d'avoir réagi violemment à des propos me concernant : je ne mettais pas en cause la commission d'enquête. J'estime seulement que ces propos – de la part d'une personne que je ne connais pas – sont diffamatoires et qu'ils visent à m'atteindre personnellement.
Monsieur d'Anjou, comme je l'ai indiqué, vous avez été invité le 1er décembre 2022 à participer à une émission sur la chaîne de télévision du ministère de la défense russe Zvezda. Confirmez-vous cette information ? Il me semble assez inhabituel que des entrepreneurs français soient invités à s'exprimer sur une telle chaîne. Comment l'expliquez-vous ?
J'ai reçu cette invitation – ce n'est pas moi qui l'ai sollicitée – et je l'ai acceptée. Le documentaire venait de sortir. Il faudrait que vous le visionniez pour vous faire une opinion sur la question : le documentaire n'est pas pro-russe. Il montre le quotidien de la population dans les territoires occupés par les Russes, de manière factuelle, sans parti pris. Les Russes ont leur propre manière de faire de la propagande ; je suppose qu'ils ont apprécié la dimension factuelle de ce documentaire, qui montrait la réalité de la vie sur le front. D'ailleurs, on y voit Régis Le Sommier poser la question du traitement de l'Holodomor aux enseignants de Kherson.
Cette information a déjà été apportée à la commission. La question de la rapporteure ne concerne pas la qualité du reportage mais votre choix d'honorer l'invitation de la chaîne Zvezda, liée à l'armée russe.
Nous vous demandons pourquoi vous avez choisi de vous y rendre. Votre réponse, à ce stade, ne me paraît pas satisfaisante. Ce n'est pas parce qu'un documentaire vient de sortir que l'on peut accepter une invitation de l'armée russe, laquelle mène une guerre que l'État dont vous êtes ressortissant et patriote revendiqué condamne. L'armée russe est directement ou indirectement impliquée dans des attaques – en tout cas virtuelles – contre d'autres pays ; par ailleurs, elle est liée au groupe Wagner, dont les actions en Afrique n'honorent pas nos intérêts nationaux.
Par principe, je ne refuse pas les invitations lorsqu'elles ont un sens. J'étais invité pour commenter mon documentaire, dont ils ont choisi de diffuser un extrait, et non un positionnement sur la guerre en Ukraine. Je n'y ai pas été invité comme chroniqueur régulier, payé par la chaîne. Comme Christian Estrosi ou Liseron Boudoul, je figure sur une liste noire de personnalités interdites en Ukraine – et même plus que cela : mon adresse personnelle en Russie a été diffusée sur internet. C'est dommage : j'aurais bien aimé réaliser des reportages du côté ukrainien.
Vous avez donc trouvé normal, quelques mois après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, de vous rendre sur une chaîne de télévision proche de l'armée russe. Vous connaissez pourtant suffisamment bien la Russie pour savoir qu'il aurait été difficile d'imaginer tenir un discours un tant soit peu objectif ou factuel sur l'invasion de l'Ukraine sur une chaîne de télévision proche du ministère de l'armée russe.
Je reviens sur l'affaire de la livraison de drones que vous avez annoncée lorsque vous avez été invité à vous exprimer devant le Cigar Club de Moscou. Ce lieu de convivialité entretient des liens assez étroits avec le pouvoir, et notamment la Douma. Des déclarations relayées à plusieurs reprises sur le site du Cigar Club vous ont été prêtées : elles tendaient à faire croire que vous alliez lever des fonds pour opérer une livraison de drones dans les républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk. Les textes auraient récemment été modifiés par le Cigar Club, dans une forme de rétropédalage : ils ne mentionnent plus de livraison de drones. Niez-vous absolument avoir mentionné un projet de collecte de fonds pour organiser des livraisons de drones ? S'agit-il d'un « manque d'organisation » des Russes, comme vous l'avez dit vous-même ? Confirmez-vous que vous n'avez rien dit de tel, et que les modifications afférentes ne sont pas de votre fait ?
Je vous le confirme. Cela fait partie de la plainte contre le média qui a mentionné ces éléments.
S'agissant de ma participation à cette émission, elle est ponctuelle. Heureusement qu'on peut se rendre sur des chaînes avec lesquelles on n'est pas forcément d'accord ! C'est le cas en France : quand LCI et BFM reçoivent à plusieurs reprises Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma, Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, ou Dimitri Medvedev, ancien président et soutien inconditionnel à la guerre, ou encore que TF1 et France 2 réalisent des reportages en Tchétchénie dans les centres d'entraînement de l'armée de Kadyrov, la question ne se pose pas. Je ne soutiens pas cette chaîne : j'y ai seulement été invité pour parler de mon documentaire.
J'ai pu vérifier qu'il n'y avait aucun cadre du Rassemblement national ni des Républicains à la soirée de lancement de notre média.
L'audition est levée à vingt heures cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Anne Genetet, Mme Constance Le Grip, M. Jean-Philippe Tanguy
Excusée. – Mme Hélène Laporte