Jeudi 16 mai 2024
La séance est ouverte à 10 heures.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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Chers collègues, nous sommes réunis pour entendre les représentants de l'Association des vétérans des essais nucléaires (Aven). Nous avons donc le plaisir de recevoir Mme Françoise Grellier, présidente de l'Aven, M. Jean-Luc Sans, président honoraire de l'association et représentant de l'Aven auprès du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), et Maître Cécile Labrunie, avocate de l'Aven et référente pour les questions d'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Votre audition nous permettra d'abord de rappeler ce qu'est l'Aven, son histoire, ses missions, son fonctionnement, le nombre de ses membres et leur qualité, puisque votre association ne réunit pas uniquement des vétérans : leurs conjoints et désormais leurs descendants peuvent y adhérer.
Nous comptons également sur vous pour tenter de nous faire vivre ce qu'ont vécu les hommes et les femmes qui ont participé aux activités du Centre d'expérimentation du Pacifique (CEP), et ont ainsi permis à la France de rejoindre le cercle des pays dotés de l'arme nucléaire. Avec vous, nous allons plonger ce matin dans l'histoire du CEP et de ses personnels, mais aussi ceux de la marine nationale. Vous nous direz notamment comment ceux-ci étaient informés des conséquences potentielles des essais nucléaires sur place et s'ils bénéficiaient ou non de dispositifs de protection pendant et après les campagnes de tirs.
Votre audition a aussi pour objectif de recueillir votre appréciation du dispositif d'indemnisation créée par la loi Morin et, en premier lieu, du fonctionnement du Civen. Un questionnaire vous a été transmis par Mme la rapporteure. Puisque toutes les questions qu'il contient ne pourront pas être évoquées ce matin de manière exhaustive, je vous invite à nous communiquer ultérieurement tous les documents et éléments que vous jugerez utile de porter à la connaissance de la commission d'enquête.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Mmes Grellier et Labrunie et M. Sans prêtent serment.
Dès le milieu des années 1990, des anciens appelés du contingent ou des anciens militaires engagés ayant participé aux essais nucléaires français au Sahara, se sont posé des questions face à des cas de maladies curieux. Beaucoup d'entre eux souffraient notamment de pathologies cancéreuses, mais aussi cardiaques, apparues peu après leur présence sur des sites d'essais. Je rappelle que la France a procédé au total à 210 essais : dix-sept essais dans le Sahara et 193 en Polynésie de 1960 à 1996.
En 1995, Roland Weill et Jacques Muller ont figuré parmi les fondateurs de la Fédération nationale des anciens du Sahara (Fnas). En 1996, Gérard Dellac, ayant déjà entamé une procédure contre l'État, à la suite d'un cancer de la peau apparu dès son retour d'Algérie, a lancé un appel à témoignage dans le journal L'Ancien d'Algérie et est ainsi rentré en contact avec la Fnas, dont Michel Verger était membre.
En juin 2001, cette association a été dissoute, mais plus de 200 anciens membres ont ensuite constitué le socle des premiers adhérents de l'Aven, avec Michel Verger, Jean-Louis Valatx et Gérard Dellac. L'objectif consistait à obtenir l'information sur les conséquences des essais sur la santé, le droit d'accès aux dossiers médicaux complets, une pension ou une indemnisation pour les malades, et défendre collectivement les intérêts des vétérans et de leurs familles.
Ils ont alors décidé de travailler avec les parlementaires pour la mise en place en France d'une législation établissant une présomption de lien avec le service et définir une liste de maladies dont souffrent les vétérans ayant été exposés lors de leur participation à ces programmes. À la même époque, ils ont choisi d'établir des liens avec les autres associations ou organisations. Nos adhérents sont les vétérans, malades ou non, des personnels civils ou militaires qui ont participé aux essais nucléaires français de 1960 à 1996 ; les conjoints et familles ; les amis. Le financement provient des cotisations et des dons. Des subventions diverses ont pu être octroyées jusqu'en 2017.
Dès 2001, l'Aven s'est rapprochée de deux autres associations : l'association 13 février 1960, fondée en Algérie à Reggane et Moruroa e tatou, créée en Polynésie, trente-cinq ans après le premier essai du 2 juillet 1966. Le docteur Valatx a alors lancé un questionnaire de santé aux vétérans. Il a reçu 1 800 réponses, et a constaté que les vétérans ayant séjourné sur les sites des essais nucléaires présentent un pourcentage de sujets malades plus élevé que la moyenne de la population française. Ces essais n'étaient donc pas aussi « propres » que les autorités voulaient bien l'affirmer. Les militaires, le personnel civil et l'ensemble de la population polynésienne n'avaient pas été informés des dangers potentiels et les conséquences étaient minimisées. Les protections étaient très limitées et parfois totalement absentes.
Le combat acharné des associations, notamment l'Aven et Moruroa e tatou, avec le soutien de parlementaires engagés, de journalistes et de témoins a permis en 2010 la promulgation de la loi dite Morin, la création du Civen et de la Commission consultative de suivi des essais nucléaires. Il s'agissait là d'un début de reconnaissance. Mais la joie est très vite retombée lorsque les premiers dossiers ont été rejetés, ainsi que les suivants. En 2014 L'Aven a demandé la création d'une commission sur l'application de la loi, à l'issue de laquelle des modifications ont été établies, instaurant notamment la commission de suivi, qui est passée sous tutelle du ministre de la santé. Le Civen est alors devenu une entité indépendante, comprenant dans ses rangs un médecin désigné par les associations. Le débat contradictoire est également devenu obligatoire.
Parallèlement, les associations ont réclamé la vérité sur la dangerosité des essais et plus de transparence. En 2013, une partie des archives a été déclassifiée. En 2017, sur l'initiative de l'Aven et du médecin désigné par les associations, une réforme du calcul du seuil de contamination a été demandée. La loi a donc été modifiée et corrigée en conséquence par la loi sur l'égalité réelle outre-mer (loi Erom) de 2017.
Cependant, seulement vingt-trois cancers sont reconnus. Les cancers du pancréas, du pharynx, de la prostate, de la thyroïde après la période de croissance, certaines leucémies, les maladies du muscle cardiaque ne figurent pas sur cette liste, qui ne peut être modifiée que par la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires.
Alors que la loi Morin prévoit de la réunir deux fois par an et malgré nos diverses interventions auprès des ministres de la santé successifs, la dernière réunion avec le ministre de la santé Olivier Véran, s'est déroulée le 23 février 2021, il y a plus de trois ans. Pourtant le 19 janvier dernier, Mme Catherine Vautrin, ministre de la santé, a promis de réunir la commission de suivi avant le 1er avril 2024. Le mois de mai touche à sa fin et cette commission ne sera sans doute pas réunie ce semestre. Or il s'agit là du seul lien dont nous disposons avec le ministre de tutelle ; il est indispensable pour faire le point et discuter des difficultés rencontrées. L'Aven redoute une tentative de suppression de la commission de suivi comme cela avait été envisagé en 2019.
Nos vétérans s'inquiètent sur la probabilité de contracter un cancer radio-induit. Ils culpabilisent d'avoir pu transmettre une maladie à leurs enfants et petits-enfants. De plus, l'étude transgénérationnelle promise par le Président Macron lors de la table ronde à l'Élysée en juillet 2021, confirmée lors de son déplacement en Polynésie, peine à voir le jour. En attendant, l'Aven propose aux enfants de compléter un questionnaire sur les pathologies dont ils sont atteints. Cette enquête très modeste peut être un point de départ pour une étude de santé.
A cela s'ajoute un oubli : la loi Morin n'a pas pris en compte l'indemnisation des victimes « par ricochet ». Cette loi ne fait pas mention des réparations envers les proches du défunt reconnu victime des essais. Il s'agit des conjoints, des enfants, des petits-enfants. Comment ne pas reconnaître les conséquences de la maladie et du décès d'un époux, d'un père, d'un grand-père ? La loi Morin a omis cette précision qui semble tout à fait légitime puisqu'elle existe dans l'indemnisation des victimes de l'amiante, pour lesquelles tous les préjudices sont examinés. Comme Maître Labrunie pourra vous le confirmer, les tribunaux administratifs de Strasbourg, Dijon, Rennes et Lyon ont rejeté ces demandes au motif qu'elles sont prescrites. Seul le législateur peut donc y remédier.
À travers ses participations aux cérémonies patriotiques dans les régions et au ravivage de la flamme à l'Arc de Triomphe, l'Aven soutient le devoir de mémoire abordé à plusieurs reprises par les ministres délégués aux anciens combattants. En souvenir de cette période, nous souhaitons l'instauration d'une « Journée nationale des vétérans des essais nucléaires », le 2 juillet, date du premier essai de Polynésie, et date à laquelle nous ravivons chaque année la flamme sous l'Arc de Triomphe. Nous ne réclamons pas une énième journée patriotique, mais simplement une journée du souvenir.
Enfin, il est temps d'ajouter cette période de notre histoire dans les manuels scolaires de manière détaillée, afin d'informer nos enfants et petits-enfants. Avant-hier, j'ai rencontré un petit-fils de vétéran du Sahara ; il ne connaît que très peu l'histoire de son grand-père et ne connaît pas notre association. Une meilleure information est indispensable pour le devoir de mémoire, afin que cette période ne devienne pas une histoire oubliée, que nos vétérans connaissent enfin la vérité. Qui a fabriqué la force de frappe ? Une réponse s'impose pour tous nos vétérans.
Le temps passe, les vétérans sont malades, ils vieillissent. Les familles sont lasses d'attendre une juste reconnaissance envers leur père ou leur époux. Tous perdent l'espoir de voir enfin une reconnaissance à la hauteur de leur préjudice et de leur peine. Que dois-je répondre à ce vétéran, atteint d'un cancer du pharynx ? Aura-t-il une reconnaissance de la part de l'État ? Que dois-je dire à cette dame âgée de 77 ans, qui m'appelle régulièrement pour le dossier de son époux, décédé d'un cancer du pancréas ? Elle attend toujours que son dossier soit présenté. Que dire à ces veufs et veuves qui ont accompagné dignement leur conjoint dans la maladie et qui ont dû faire face à toutes les difficultés qui en découlent, parfois pendant des années ?
Vétérans ou proches attendent depuis trop longtemps une reconnaissance méritée et sont fiers d'avoir participé à ces essais. Nos vétérans ont toujours réclamé justice et vérité. Nous rajoutons à ces termes celui de la transmission pour les générations suivantes. Enfin, je tiens à rappeler que l'Aven est apolitique, ni pour ni contre le nucléaire, et ni pour ni contre l'armée.
Pour conclure, je souhaite brièvement vous présenter notre association, fondée dans le cadre loi de 1901. Son conseil d'administration comporte au maximum de quatorze à vingt membres. Bien qu'elle soit représentée dans l'ensemble du territoire français, elle n'est pas organisée en fédération ; en revanche, elle s'appuie sur des responsables régionaux, idéalement dans chaque région, membres du conseil d'administration, ainsi que sur des responsables départementaux dans un grand nombre de départements. Des responsables membres du conseil d'administration ont été désignés afin d'animer les régions et de faire le lien entre les collectifs.
De plus, une douzaine de responsables juridiques sont chargés de recevoir les dossiers et de vérifier les pièces avant de les adresser au cabinet d'avocats qui, à son tour, les présentera au Civen. Tout au long de la procédure, les vétérans qui ont choisi d'adhérer à l'Aven sont aidés, soutenus jusqu'au bout par les bénévoles au niveau local, régional et enfin par le cabinet d'avocats, jusqu'à l'indemnisation. Enfin, l'Aven a adhéré au Comité de la Flamme en 2010, est devenue membre de l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre en 2012 et de l'Union nationale des combattants en 2015.
L'Aven est en relation depuis 2012 avec les associations anglaises, mais également américaines, en particulier la National Association of American Veterans (NAAV). Étant à la recherche de dossiers médicaux et d'études médicales à travers le monde, je suis également en relation avec les îles Marshall, les Fidji et des services de presse aux États-Unis.
Merci à tous les trois pour votre présence ce matin devant notre commission, ainsi que pour votre présentation liminaire. Pouvez-vous nous donner une estimation du nombre de vétérans concernés par les essais en Algérie et en Polynésie et de personnes ayant travaillé au sein du Centre d'expérimentation du Pacifique ?
Nous avons évalué la population à environ 90 000 personnes sur les sites, dont 70 000 militaires venus de la métropole, 6 200 personnels du CEP et près de 20 000 autres personnes. Actuellement, notre association compte près de 4 000 adhérents actifs. Au total, plus de 7 000 personnes ont adhéré à notre association depuis sa création, la numérotation des adhérents me permettant même de vous donner le chiffre exact : 7 070. Aujourd'hui, le nombre exact d'adhérents actif est de 3 970. Ce chiffre peut paraître faible au regard du nombre de vétérans, mais l'ensemble de la population concernée ne connaît pas forcément l'existence de notre association.
Que recherchent vos adhérents lorsqu'ils rejoignent l'Aven ? S'agit-il d'une aide pour leur indemnisation ?
De nombreux adhérents nous rejoignent quand ils tombent malades et entendent parler du Civen. D'autres sont arrivés après avoir vu un film, une information dans les journaux, pour retrouver des amis ou des personnes qui ont vécu la même chose qu'eux. Nous accueillons également de nombreuses familles, qu'il s'agisse des conjoints ou des descendants car de nombreuses personnes recherchent des informations sur la vie de leur père ou de leur grand-père. Mais pour nos adhérents, la principale raison de l'adhésion à l'Aven est la recherche d'un soutien pour soumettre un dossier d'indemnisation au Civen.
La meilleure manière de se faire connaître consiste à être diffusé par les médias. Nous sommes en relation avec des journalistes ou des réalisateurs. J'envisage d'ailleurs que nous communiquions davantage par des films, qui sont plus parlants que des réunions.
En France hexagonale, des régions sont-elles plus concernées par la présence de vétérans et de leurs familles ?
Assurément. Il y a une surreprésentation en Bretagne et sur la Côte d'Azur, qui accueillaient pour l'une les bases de Brest et de Lorient et pour l'autre la base de Toulon. De ce point de vue, je fais figure d'exception !
Avez-vous eu vent de campagnes d'information dans ces régions, par exemple dans les cabinets de médecins ?
Non, y compris à l'heure actuelle. Le premier article qui a été publié concernant les déchets nucléaires était une double page dans le Quotidien du médecin, en 2002. C'est d'ailleurs mon médecin de l'époque qui m'en avait informé en me disant que l'on parlait de moi dans cette publication. La revue Prescrire a également publié plusieurs articles sur les essais nucléaires – j'ai d'ailleurs eu l'honneur d'être sollicité à ces occasions. Mais peu de gens sont informés et savent que de tels essais atmosphériques ont eu lieu, y compris parmi les médecins. Lorsque je parle des essais nucléaires à mon médecin généraliste ou mon cardiologue, mes interlocuteurs pensent souvent qu'ils ont été effectués en laboratoire !
Monsieur Sans, vous avez été sur place dans le Pacifique dès 1971, lorsque vous travailliez sur un navire de guerre. Pouvez-vous concrètement évoquer cette époque ? Quels étaient vos moyens de protection individuelle lors des essais nucléaires. J'ai la chance de vous connaître et d'avoir déjà pu entendre votre histoire mais je pense qu'il serait intéressant que notre commission puisse entendre votre témoignage. Que se passait-il concrètement lors des essais nucléaires ? Que vous était-il demandé de faire ou de ne pas faire ?
Il était demandé à ceux qui étaient les plus proches de l'explosion de se retourner au moment de l'explostion, ou de porter de grosses lunettes de soudeurs pour supporter le flash. Une autre consigne précisait que 90 secondes après le tir, personne ne risquait plus rien. J'ai encore les documents en ma possession. Dans les deux à trois heures qui suivaient, tous les bâtiments rentraient dans le lagon de Moruroa. Dans les rapports Alliot-Marie en 2006 ou du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) en 2007, dans les documents secret-défense que nous avons fait lever en 2013, il est indiqué que le lagon demeurait radioactif, c'est-à-dire qu'il conservait des suspensions radioactives, au moins pendant 21 jours après le tir. Or, pour rassurer le personnel, tout le monde était autorisé à se baigner à partir des quatrième ou cinquième jours.
Je me souviens d'un tir, au cours duquel mon bâtiment était suffisamment éloigné : nous patrouillions en mer, car il y avait également des bateaux néo-zélandais, chinois, américains, russes, coréens qui venaient nous espionner. J'étais quartier-maître mécanicien au service de sécurité. Nous avons reçu une alerte concernant des retombées radioactives. Concrètement, une pluie radioactive se dirigeait vers vous. Nous avions la chance d'être sur un bâtiment équipé pour affronter les retombées radioactives ou chimiques, ce qui n'était pas le cas de 80 % de l'ensemble des bâtiments. La ventilation a alors été stoppée, l'étanchéité activée et un arrosage du pont a été déclenché pour laver le pont.
Mais l'on se rend compte qu'un nanomètre montait en pression, indiquant que des buses étaient bouchées. Mon chef me dit alors : « Sans, il faut que t'ailles voir ! ». Et comme il pleuvait et qu'en plus l'arrosage était activé, je me suis alors mis en maillot de bain, ai pris un masque de plongée et une clé à molette, et je suis allé déboucher les buses, en soufflant notamment dedans car il y avait un peu de sel. Lorsque j'ai quitté le pont, j'ai vu passer les équipes de décontamination avec leurs compteurs Geiger. Je ne peux pas vous dire si j'ai été contaminé ce jour-là, je n'en sais rien. J'ai entendu que 110 000 dossiers médicaux étaient conservés quelque part par le ministère des Armées. Je ne peux pas vous dire où se trouve mon dossier, mais en revanche, je peux vous certifier que personne ne m'a demandé d'effectuer une analyse de sang ou d'urine pour contrôler si je souffrais d'une quelconque contamination. Mon expérience n'est qu'une parmi d'autres.
D'autres vétérans manœuvriers sur Le Médoc témoignent qu'ils ont accompagné des agents du CEA en « tenues chaudes » de protection quand eux étaient en short, et les conduisaient sur les lieux de décontamination. Des incohérences de ce genre étaient monnaie courante.
Merci beaucoup pour votre témoignage. En vous écoutant, la première question qui nous vient à l'esprit est de savoir si l'État savait qu'un tel risque existait. La responsabilité de l'État n'est pas la même selon la réponse. L'enquête de Disclose a retrouvé un document signé de la main d'un médecin, en 1967, indiquant que « cette affection a été causée par le quart effectué devant les bouilleurs contaminés et le démontage de certaines pièces de ces bouilleurs au cours de la traversée ». Puisqu'un médecin le savait, nous pouvons imaginer qu'il en était de même pour l'État, mais qu'il n'a pas pris les mesures adéquates pour protéger les personnels. De quels éléments disposez-vous, au sein de l'Aven, pour pouvoir répondre à cette question ?
Ensuite, les archives ont en partie été déclassifiées en 2013. Or, face au volume de ces archives, la question qui se pose est de savoir si le ministère de la défense, qui gère la plupart d'entre elles, a affecté suffisamment de personnels pour permettre l'accès effectif à ces archives.
Enfin, en tant que militaire, avez-vous fait l'objet d'un suivi médical plus important lorsque vous étiez affecté aux essais nucléaires que lors des autres périodes de service que vous avez accomplies ? L'Etat, les armées ou le service de santé des armées (SSA) ont-il assuré un suivi médical particulier ?
Oui, l'État savait, indéniablement. J'ai dans mes dossiers le rapport d'un colonel adressé au ministère de défense en 1959, qui décrit les essais nucléaires, notamment américains. Certes, en 1959, toutes les données exactes n'étaient pas nécessairement disponibles. Il ne faut pas oublier que les Américains ont également dissimulé un certain nombre d'informations, comme le passage des troupes sous les retombées radioactives. Mais quoi qu'il en soit, l'État ne pouvait l'ignorait.
Les Mémoires du général Ailleret, qui a commandé les premiers essais nucléaires au Sahara décrivent en toutes lettres les dégâts qu'ils avaient occasionnés. Il ne faut pas non plus oublier que c'est uniquement par voie de justice que nous avons obtenu l'accès aux archives en 2013, grâce au travail que nous avons mené avec nos avocats. Ces archives nous ont toutes été envoyées en vrac, par carton. Nous les avons ensuite numérisées sous la forme de trois CD-rom : le premier était destiné à l'association Moruroa e tatou, le deuxième à l'Aven et le troisième est resté au Centre de recherche de la paix et des conflits (CDRPC) à Lyon. C'est à partir de ces archives que Tomas Statius et Sébastien Philippe ont pu ainsi écrire leur livre Toxique. Pour être sûr de son fait, Tomas Statius est d'ailleurs venu passer quarante-huit heures chez moi, pour comparer ses archives avec les miennes.
S'agissant de votre autre question, nous ne suivions pas de visites médicales particulières à l'occasion des tirs ; les seules visites se déroulaient au moment de l'embarquement et du débarquement. En ce qui me concerne, j'ai navigué pendant dix ans et effectué plusieurs campagnes. J'avais dix-sept ans quand je me suis engagé et que je suis parti en Polynésie ; c'était le rêve à cet âge-là, et je dois reconnaître que pour moi, j'allais voir les vahinés.
Pour les autres campagnes, j'ai pu être alerté par la marine de ce certains risques, par exemple dans les Mascareignes dans les années 1975, qui se sont concrétisées notamment par l'évacuation de Diego Suarez et l'indépendance des Comores. J'ai également été averti des risques lorsque je m'étais porté volontaire pour aller au Liban ou lorsque j'ai réalisé pendant trois ans des missions d'assistance et de sauvetage à la mer, quand j'embarquais sur le remorqueur de haute mer.
En revanche, aucun risque ne nous a été mentionné quand nous sommes allés en Polynésie.
Absolument pas. J'ai simplement suivi la visite de débarquement habituelle. Certains ont passé la visite dite « au caisson », mais ils faisaient partie des équipes de décontamination, des équipes de radioprotection ou du personnel civil.
Je me permets d'apporter une précision, concernant la notion de dossier de suivi médical. Il faut distinguer le dossier de suivi médical d'un appelé ou d'un militaire avec des examens classiques et le dossier de surveillance médicale radiobiologique, qui est spécifique au risque d'exposition externe ou interne aux rayonnements ionisants. Ce dernier comporte des examens dosimétriques, qui permet le contrôle de l'exposition externe aux rayonnements ionisants, mais aussi des éléments sur l'exposition interne, c'est-à-dire la contamination par ingestion et inhalation de gaz ou poussières radioactives. Ces examens d'anthropogammamétrie, dits au caisson, résultent notamment d'analyses d'urine et des selles qui doivent être réalisées très rapidement après l'exposition.
S'agissant des affaires dont j'ai à connaître, ces dossiers sont totalement inexistants sur la période du Sahara, et anecdotiques pour la période de la Polynésie. Au mieux, il existe une dosimétrie, mais le dosimètre ne permet pas d'évaluer la contamination interne. Les examens de surveillance de contamination interne pouvaient exister en début et parfois en fin de campagne, mais il n'y avait rien entre les deux. Enfin, les analyses des selles et des urines, qui sont les plus probantes car elles permettent de révéler la présence de tel ou tel radionucléide, sont quant à elles inexistantes ; à l'exception, parfois, de celles qui ont pu être effectuées pour des civils salariés.
À partir des essais souterrains, les contrôles ont été plus effectifs, quasi systématiques, mais parfois différés de plusieurs mois par rapport au départ du site. C'est d'ailleurs ce qui nous permet de démontrer au Civen qu'il est difficile de s'appuyer sur ce type de résultat.
Comment vivez-vous le processus d'indemnisation ? La loi Morin de 2010 a créé le Civen, qui était initialement rattaché au ministère, avant de devenir une autorité indépendante. Mais vous savez comme moi comment le Civen est décrit : un organe d'indemnisation qui n'indemnise personne… 98 % des dossiers reçus par le Civen ont été rejetés, même si une amélioration est intervenue après la loi Erom de 2017, qui supprime la référence à un risque négligeable. Mais qu'en est-il aujourd'hui ? Combien de dossiers aboutissent-ils réellement ? Quelle est la durée moyenne de traitement d'un dossier ? Comment accompagnez-vous les personnes qui vous sollicitent ?
Le processus d'indemnisation a été long à obtenir et ensuite périlleux dans son application. Pour rappel, l'association a été créée en 2001, et le cabinet a commencé à l'appuyer à compter de 2002. Jusqu'en 2010, les vétérans (appelés et militaires) étaient les seuls à pouvoir tenter d'obtenir une indemnisation, à travers la demande d'une pension militaire. Tout le contentieux a été porté massivement à l'époque devant les tribunaux de pension militaire, qui n'existent plus désormais. Du fait de la pression contentieuse et de l'action de l'association, dix-huit propositions de loi ont été successivement déposées, jusqu'à ce que le ministre de la défense de l'époque dépose un projet de loi d'indemnisation, dont l'ambition consistait à permettre l'accession à une juste et efficace indemnisation. L'association et ses membres étaient alors soulagés d'avoir été entendus. L'efficacité n'a toutefois pas été totalement au rendez-vous et dès 2010, nous avions observé que ce système n'était pas complet, car il contenait des obstacles majeurs et ne prévoyait pas d'indemniser les proches du défunt victime d'une maladie radio-induite.
Entre 2010 et 2017, les rejets des demandes étaient quasi-systématiques : vous avez mentionné le taux de 98 % de rejet mais en pratique, parmi les dossiers suivis par l'association et mon cabinet, seules onze décisions favorables ont été émises à l'époque par le ministère des armées, après avis du comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
En parallèle, environ 200 procédures contentieuses ont été initiées à l'encontre de décisions de rejet, prises au motif de l'existence d'une probabilité de risque négligeable. Je rappelle pourtant que le système d'indemnisation a été fondé sur un principe de présomption de causalité. Or en matière de cancer, l'état de la science ne permet pas d'établir avec certitude le lien d'un cancer avec une cause, quelle que soit cette cause, quel que soit l'agent ou le matériau cancérogène.
On ne peut donc raisonner que par présomption, et c'est d'ailleurs pour cette raison que le système d'indemnisation a émis les conditions permettant justement de bénéficier de la présomption de causalité : être atteint d'une maladie dite radio-induite telle que visée dans une liste publiée par décret ; avoir été présent dans un lieu et à une période concernée par les essais nucléaires – ces périodes et lieux étant également définis par la loi et son décret d'application.
En 2017, la loi Erom supprime purement et simplement la notion de probabilité de risque négligeable, ce qui va permettre une augmentation significative des indemnisations, principalement du fait des tribunaux administratifs, qui ont à l'époque enjoint quasiment systématiquement le Civen à indemniser, à travers plus de 200 jugements. Interrogé, le Conseil d'État a indiqué que le Civen pouvait toutefois renverser la présomption de causalité, si et seulement s'il établit la preuve que la maladie est exclusivement liée à une autre cause.
Je pense que l'État a craint l'étendue des conséquences de cette présomption de causalité, dans les faits irréfragable, bien que je comprenne bien entendu que le législateur soit comptable de la bonne utilisation de l'argent public. Des situations imaginaires ont toutefois pu être mises en avant, comme lorsque certains ont soulevé le spectre qu'une indemnisation trop élargie permettrait à un couple parti en voyage de noces à Papeete dans les années 1990 et qui, atteint dix ans plus tard d'un cancer faisant partie de la liste, remplirait en théorie les conditions établies par la loi. En tant qu'avocate, je n'ai jamais été confrontée à ce genre de profils. Dans les faits, les demandes sont effectuées par des personnes qui ont vécu sur les sites pendant plusieurs mois ou années ; ou qui résidaient sur place. Nous ne nous trouvons jamais face à ce genre de caricature et c'est pour parer à un abus peu probable que le législateur a décidé de rajouter une possibilité pour le Civen de renverser la présomption de causalité s'il établit que la victime a été exposée à une dose inférieure à un millisievert, qui correspond à la dose retenue dans le code de la santé publique pour la population.
En résumé, les dossiers des vétérans des essais nucléaires sont moins rejetés qu'auparavant. Aujourd'hui, environ 70 % des décisions sont favorables. Les décisions de rejet qui sont opposées au motif d'une exposition inférieure à un millisievert sont systématiquement contestées devant les tribunaux administratifs, qui répondent plutôt favorablement. Selon l'état du droit, ce n'est pas à la victime d'établir son niveau d'exposition pendant les campagnes de tir. Elle n'est pas en mesure de l'établir, pas plus que le Civen à qui il appartient de prouver que ce seuil n'est pas atteint. Or nous n'avons pas de surveillance médicale individuelle suffisante. À mon sens, le Civen refuse trop souvent, à tort, d'indemniser, alors qu'il ne dispose pas d'éléments suffisamment probants.
À ce jour, dans le cadre de l'association, entre 2010 et aujourd'hui, environ 600 personnes (dont onze entre 2010 et 2017) ont fait l'objet d'une décision favorable du Civen, ou pu bénéficier d'une indemnisation après condamnation du Civen par le juge administratif. Depuis 2018, les tribunaux administratifs ont condamné à cent reprises le Civen à procéder à ces indemnisations. Sur ces 600 dossiers, 300 concernent des personnes décédées et sont donc portés par la conjointe ou le conjoint.
Les dossiers dont l'Aven s'occupe concernent-ils uniquement des personnes ayant vécu ou travaillé sur les sites des essais nucléaires ou portent-ils sur l'ensemble de la Polynésie, hors sites ? Nous avons auditionné l'association 193, qui s'occupe exclusivement des populations civiles, le plus souvent hors sites.
Il existe deux catégories de dossiers : les dossiers de personnes qui étaient effectivement sur les sites à Hao, Moruroa et Fangataufa et les dossiers des personnes qui étaient en Polynésie. Je constate que les trois quarts des dossiers refusés concernent des gens qui étaient en Polynésie, parce que le Civen sous-estime les retombées. Les mesures qui ont été réalisées à l'époque sont en effet un peu tronquées. Les archives du service mixte de sécurité radiologique (SMSR) démontrent d'ailleurs que certaines données n'ont pas pu être collectées car certains appareils étaient en panne ou défectueux. Mais si l'on relève des retombées à Taravao et d'autres à Puna'auia, on peut sans doute penser qu'il y a eu des retombées entre ces deux localités. Or, en l'état actuel, vont être pris en compte les niveaux relevés dans ces deux villes, mais certainement pas entre les deux.
J'aimerais aussi rappeler que nous rencontrer des difficultés à démontrer les niveaux d'exposition pour les essais souterrains.
Par ailleurs, il faut également mentionner le cas des femmes et familles qui se sont installées pendant plusieurs années à Tahiti pour rejoindre un époux qui travaillait sur les sites des essais. Ces familles étaient présentes sur place lors des tirs atmosphériques et il est très difficile d'obtenir la reconnaissance des conséquences sur ces populations.
Les militaires appelés qui ont séjourné à Tahiti éprouvent également des difficultés à établir qu'ils étaient amenés à se rendre sur les zones des essais, en raison d'un très mauvais suivi administratif de leurs déplacements pendant leur affectation. Les motifs de rejet sont donc assez différents d'un cas à l'autre parmi les 30 % que j'évoquais tout à l'heure.
Pour que je comprenne bien, vous nous confirmez qu'il est difficile de prouver que des militaires appelés ont dû se rendre sur les sites des essais ?
En effet, et je parle bien là des militaires et non des familles. Ceux qui étaient affectés à Papeete ou Faa'a et qui se déplaçaient à Hao, par exemple, n'ont pas en leur possession les documents prouvant qu'ils s'y sont effectivement rendus. Les livrets militaires ne précisent pas ce qu'ils ont fait ou où ils sont allés durant leurs années d'affectation.
Les dossiers de surveillance médicale radiobiologique, quand ils existent, sont-ils facilement accessibles ? Ensuite, à la lumière des expériences d'Hiroshima et de Nagasaki, il ne me semble pas faire de doute que l'État devait bien se douter qu'il existait des risques. La liste des vingt-trois pathologies désormais reconnues est-elle suffisante et pragmatique ? Ne faudrait-il pas la revoir avec des médecins et les personnes concernées ?
Une liste de maladies potentiellement radio-induites a été établie en 1986 par le comité scientifique des Nations unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear). Les États-Unis se sont appuyés sur cette liste pour indemniser leurs vétérans. Je précise d'ailleurs qu'aux Etats-Unis seuls les militaires ayant été sur les sites sont susceptibles d'être indemnisés. Cette liste a été ensuite complétée en 2002, puis en 2006, et la prochaine actualisation interviendra en 2025. La douzaine de maladies dont l'Aven réclame l'ajout figure dans la liste de l'ONU depuis 1986.
Je pourrais déposer des demandes pour des personnes atteintes de maladies qui ne figurent pas dans la liste pour permettre de les recenser. Mais cela prendrait d'une part beaucoup de temps et ferait en outre peser un fort risque de déception pour les personnes qui verraient leurs dossiers être rejetés. Je défends toutefois des personnes qui sont atteintes du cancer du pancréas, du cancer du pharynx ou du cancer de la prostate. Compte tenu de leur coût, les études épidémiologiques ne sont généralement pas effectuées organe par organe et par type d'exposition. En conséquence, certaines études manquent sur des organes particuliers.
En tout état de cause, il existe deux pathologies sur lesquelles je formule des demandes, parce qu'elles figurent dans la liste : le cancer de la thyroïde et la leucémie. S'agissant du cancer de la thyroïde, la limitation liée à l'exposition en période de croissance n'a pas vraiment de sens d'un point de vue scientifique et médical ; elle n'est pas comprise par les médecins experts qui pourraient être saisis. Surtout, la période de croissance retenue par le Civen est avant 18 ans, alors que les personnes concernées avaient alors entre 19 et 21 ans s'agissant des appelés. Même s'il est établi que la thyroïde est particulièrement sensible à la période de croissance, elle peut également l'être au-delà de la période de croissance ; c'est pourquoi, j'insiste, cette limitation n'est pas comprise.
L'autre limite concerne les leucémies. La liste des maladies radio-induites mentionne les leucémies, sauf les leucémies lymphoïdes. Lorsque le Civen émet une décision favorable au titre d'une leucémie myéloïde, il arrive dans certains cas que le malade cumule à la fois une leucémie myéloïde, mais aussi une leucémie lymphoïde. Le Civen peut alors être amené à rendre une décision favorable sur la première pathologie, mais pas sur la seconde. Bien souvent, le médecin expert ne comprend pas pourquoi une différence a été établie entre ces deux types de leucémie, à juste titre : le tableau 6 des maladies professionnelles relatives aux affections provoquées par les rayonnements ionisants, mis en place en 1931, mentionne la notion de leucémies au pluriel, sans exclusion d'un type de leucémie.
En résumé, ces deux pathologies mériteraient une levée de ces limitations, au-delà de deux des autres pathologies qui ont été évoquées.
Je vous remercie pour les précieux témoignages et données impressionnantes que vous nous apportez. Je vous avoue ne pas comprendre certains éléments s'agissant du caractère irréfragable ou non de la causalité. Puisque les données sont parfois lacunaires sur la situation médicale des personnes exposées à l'époque et que le cadre général de la notion d'indemnisation repose sur une causalité présumée qui, on l'a vu, ne peut pas être démontrée au cas par cas, sur quels éléments le Civen s'appuie-t-il pour rejeter des dossiers ? Puisque les dossiers médicaux ne disent rien de l'exposition à la radioactivité, ou sont inexistants, comment peut-il démontrer une exposition inférieure à un millisievert au cas par cas ? Ensuite, quelle est le fondement de cette référence au seuil d'un millisievert ? La modification de cette référence constitue-t-elle un enjeu ?
Enfin, j'aimerais vous interroger sur un point qu'ont abordé avant-hier les représentants de l'association 193, s'agissant des enjeux transgénérationnels et de l'impact génétique de la radioactivité. Nos interlocuteurs ont évoqué le cas de femmes polynésiennes, qui ont accouché de bébés souffrant de malformations après avoir été exposées à des tirs. Une fois qu'une modification génétique est établie, elle peut se transmettre, voire réapparaître chez des générations ultérieures. Avez-vous eu à connaître de dossiers portant sur les effets d'une telle transmission transgénérationnelle de modifications génétiques induites par la radioactivité ? Notre commission d'enquête et, le cas échéant, le législateur, doivent-ils selon vous se pencher plus particulièrement sur ce sujet ?
Le Civen applique la loi. Lorsque je présente un dossier, je m'efforce de démontrer que le bénéfice du doute doit profiter au demandeur. À titre d'exemple, je pense à un mécanicien aéronautique qui travaillait sur le porte-avions Clémenceau. Il nous était dit que puisque ce porte-avions disposait d'une dosimétrie d'ambiance – l'amiral était à bord – inférieure au millisievert et que la piste d'aviation n'avait jamais été touchée par les retombées – les avions qui passaient dans les nuages radioactifs étant décontaminés à Hao, avant de revenir sur le porte-avions –, le mécanicien aéronautique ne risquait rien. Mais j'ai démontré au Civen que pour réellement décontaminer les aéronefs, il aurait fallu les désosser complètement. En effet, il pouvait exister des points de contamination sur les palonniers et sur les moteurs. En définitive, la personne a été indemnisée.
Il importe donc que les dossiers soient défendus par des vétérans ou des personnes qui connaissent bien les usages militaires ou les rouages des différents métiers de la marine et de l'armée de terre. En effet, comme beaucoup d'entre vous au sein de cette commission, les scientifiques et magistrats du Civen – je ne leur jette pas la pierre – sont quelque peu ignorants de ce qui se passait réellement.
Nous sommes naturellement préoccupés par les possibles effets transgénérationnels et nous souhaiterions qu'une véritable étude soit menée à ce sujet. Dès la première étude conduite par le docteur Valatx en 2002, nous avons commencé à détecter un taux de fausses couches anormal par rapport à l'ensemble de la population française. Il avait également détecté un taux de mortalité infantile de 2 % supérieur à l'ensemble de la moyenne des Français.
Il faut cependant relever que les études réalisées sont fréquemment contradictoires. J'ai ainsi reçu une étude menée par l'université Brunel à Londres publiée en janvier 2024 et qui conclut qu'aucun problème n'est à signaler. Dans ces conditions, il me semble donc nécessaire de continuer nos investigations. Christian Sueur avait lancé une alerte avec une simple enquête, qui a été très décriée, mais je pense qu'il est nécessaire de conduire une réelle enquête sur les enfants nés en Polynésie à cette époque, en comparant les données avec celles des enfants de vétérans métropolitains.
Les conclusions de l'enquête japonaise ont également été négatives.
Une autre enquête a été conduite, mais sur des femmes qui étaient enceintes lors des retombées de Tchernobyl. Par conséquent, il n'est pas possible de s'appuyer sur de telles enquêtes.
Au sein de votre association, disposez-vous de témoignages de vétérans dont les petits-enfants sont atteints de maladies ? Je vous pose la question tout en connaissant la réponse.
Tout à fait. Mes successeurs à l'Aven ont lancé une enquête à ce sujet, mais il est difficile de récupérer des données. D'une part car un père de famille a du mal à envisager pouvoir être à l'origine de la maladie de ses enfants. D'autre part car les plus jeunes s'en moquent parfois un peu et ne cherchent pas à savoir l'origine de leur maladie. J'aimerais donc pouvoir disposer de résultats d'enquête portant au moins sur une cohorte d'un millier de personnes, de façon à pouvoir faire un comparatif avec les données de l'Insee, à l'image des travaux entrepris par le docteur Valatx au début des années 2000.
Lorsque nous avons rencontré les représentants de l'association 193, ces derniers ont notamment évoqué la difficulté de communiquer auprès des populations. S'agissant des vétérans, ont-ils été informés par les armées, l'état-major de la marine ou autre, du fait qu'ils avaient pu être contaminés ? Une information circule-t-elle ou a-t-elle circulé ?
Aucune information officielle n'a circulé. À l'Aven, devant l'afflux des témoignages sur les malformations et maladies des enfants de vétérans, nous avons adressé des questionnaires à ces enfants. Pour le moment, nous avons récolté environ 350 réponses et nous avons dressé un récapitulatif. J'admets avoir été interpellée de voir l'existence de toutes ces maladies. Nous ne pouvons pas savoir si les essais nucléaires en sont la cause, mais force est de s'interroger. Je confirme donc qu'une étude sur les effets transgénérationnels serait la bienvenue. Nous sommes tout à fait prêts à y contribuer et à partager les témoignages et les données que nous avons recueillis.
Nous disposons d'une secrétaire, mais les questionnaires sont réalisés par des bénévoles, qui se chargent aussi de répertorier les témoignages. Nous demandons toutefois que ces questionnaires soient remplis et renvoyés par les enfants.
Nous ne disposons pas toujours de retours suffisamment nombreux pour agir de manière pragmatique.
Ensuite, je me dois de répondre à Mme la députée Garrido concernant le seuil d'un millisievert. Quand le Civen a été établi, et sa présidence confiée à Mme Aubin, toutes les demandes ou presque étaient rejetées. Lorsque nous avons réussi à obtenir le lancement d'une mission sur l'application de la loi, il a été possible d'intégrer un médecin dans l'équipe du Civen. À l'époque, le Civen avait mis en place un seuil égal à 1 % au-dessus de la radioactivité ambiante pour considérer que la personne avait pu être contaminée.
Le professeur Behar, une sommité scientifique en compagnie duquel je défendais les dossiers auprès du Civen, m'avait indiqué que selon ses calculs s'alignant sur la sécurité civile, il ne fallait pas se fonder sur 1 %, mais un pour mille, ce qui devrait permettre à 70 % ou 80 % des dossiers d'être acceptés, au lieu de 1 %. En commission de suivi, nous avons négocié avec la ministre Marisol Touraine, qui nous a finalement accordé un niveau de trois pour mille. C'est à partir de là qu'ont été engagé les réflexions ayant abouti aux modifications introduites par la loi Erom.
Se posait toutefois la question du juste seuil, à un moment où comme l'a évoqué Maître Labrunie tout à l'heure, nous entendions un certains nombres d'histoire abracadabrantes, allant du risque de voir Johnny Hallyday, qui souffrait d'un cancer et s'était produit en concert au début des années 1970, solliciter une indemnisation, aux touristes ou aux pêcheurs coréens, dont certains avaient été exposés à des radiations en raison des essais nucléaires américains sur l'atoll de Bikini.
Le Civen nous a alors suivis sur ce niveau d'un pour mille, s'alignant sur le niveau retenu pour la sécurité civile, à 1 millisievert. En revanche, je ne dispose pas de connaissances scientifiques suffisantes pour vous indiquer si ce seuil est pertinent.
Je souhaite interroger Maître Cécile Labrunie, pour évoquer le fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (Fiva). S'agissant de l'amiante, les vétérans de la marine nationale peuvent bénéficier d'un suivi post professionnel, certes plus ou moins effectif. Cependant, ce suivi existe bel et bien. Aujourd'hui, afin de lutter contre le non-recours, le Fiva informe les personnes potentiellement exposées à l'amiante qu'elles peuvent bénéficier d'une indemnisation ; soit un mode de fonctionnement opposé à celui de Civen. Vous qui connaissez bien les deux structures et procédures, pouvez-vous nous dresser un comparatif ? Demain, le modèle du Fiva et de l'indemnisation des victimes de l'amiante pourrait-il s'appliquer à celui des essais nucléaires ?
L'absence d'indemnisation des veuves, des enfants et des petits-enfants me touche particulièrement, dans la mesure où le parallélisme de forme s'applique parfaitement. La différence majeure réside dans le nombre de victimes respectives. Le scandale de l'amiante est « le » scandale sanitaire du XXe siècle. Il a nécessité une réponse, malheureusement tardive, mais efficace de la part de l'État français, à travers la mise en place d'un système d'indemnisation fondé sur la solidarité nationale. La loi qui a mis en place le Fiva aurait dû davantage inspirer le ministre de la défense qui s'était saisi du sujet, tout comme le législateur.
Je rappelle en effet que lorsque le Fiva a été mis en place, il a été décidé d'indemniser intégralement les préjudices de la victime directe et des victimes dites indirectes, que l'on appelle aussi, dans notre jargon, « victimes par ricochet ». Ces dernières, intégralement indemnisées de leurs préjudices, sont envisagées de manière non restrictive, c'est-à-dire toute personne pouvant établir un lien affectif avec la victime décédée, qu'il s'agisse du conjoint, du concubin, des enfants, des petits-enfants, des frères, sœurs et ascendants-parents.
Le parallélisme de forme est simple sur ces questions. J'évoque souvent un exemple, celui d'une personne qui décède d'un cancer du poumon, c'est-à-dire un cancer multifactoriel, à la suite de l'inhalation de poussières d'amiante et d'une exposition aux rayonnements ionisants. Son épouse, ses enfants et petits-enfants vont pouvoir formuler une demande auprès du Fiva. Si le Fiva estime que la demande est recevable, il proposera une indemnisation au titre des préjudices subis de son vivant par le malade, et une indemnisation des préjudices subis par l'épouse, les enfants, les petits-enfants. Parmi ces préjudices, il admettra donc le préjudice moral et le préjudice d'accompagnement. Le cas échéant, il calculera le préjudice économique pour le conjoint, voire les enfants à charge.
Quand une personne décède d'un cancer bronco pulmonaire parce qu'il a été exposé aux rayonnements ionisants dans le cadre des campagnes d'essais nucléaires, la conjointe ou le conjoint dépose une demande d'indemnisation. Si le Civen estime que la demande est recevable, il ordonnera une mission d'expertise, mais selon la nomenclature Dintilhac, cette expertise sera limitée au préjudice subi de son vivant par le défunt. Le préjudice subi par l'épouse qui a accompagné son conjoint en fin de vie, qui se retrouve seule face aux affres du deuil et des tourments, non seulement familiaux – notamment en cas d'enfants mineurs – mais également économiques, n'est pas examiné.
À partir du moment où l'on reconnaît qu'une personne a contracté une maladie en raison de son exposition aux rayonnements ionisants, il n'y a pas de raison que nous ne reconnaissions pas également l'impact sur la structure familiale. Ces sujets arrivent bien tardivement par rapport à l'adoption du texte en 2010, mais il faut avoir conscience du fait qu'à cette époque, il existait déjà une réponse, certes incomplète. Le combat principal portait sur l'obtention d'une reconnaissance et d'une indemnisation pour ces malades, pour ces personnes décédées, car l'on voyait bien qu'on avait déjà la plus grande difficulté à l'obtenir.
Avant une indemnisation, un rendez-vous d'expertise est toujours organisé. Ces rendez-vous permettent aussi de témoigner pour les personnes que j'ai accompagnées. Je pense à ces femmes qui, après le décès de leur époux, n'ont plus été en mesure d'assumer les charges du foyer et qui ont dû vendre leur maison ; celles qui ont tenu pendant toute la durée de la maladie, qui ont dû cesser de travailler et qui se sont effondrées au décès ; celles qui ont tenté de mettre fin à leurs jours ; celles qui se retrouvent sans emploi à 45 ans, dont le fils aîné doit renoncer à ses études parce qu'il faut aider les autres enfants, mineurs ; le fils qui refuse de s'alimenter, au moment du décès de son père, car il est convaincu de souffrir de la même maladie. Il faut entendre ces paroles ; il n'y a pas de raison de ne pas reconnaître et indemniser ces préjudices.
J'estime donc qu'il y a effectivement urgence. Le ministre des armées a été interrogé sur ce point par différents députés et sénateurs. Il a répondu, à mon sens relativement froidement, sur le fait que le système d'indemnisation ne permettait pas à ce jour d'indemniser les victimes dites par ricochet, mais que rien ne les empêchait d'engager une procédure en responsabilité de l'État sur le fondement des règles de droit commun. Mais encore faudra-t-il qu'ils établissent le lien direct et certain entre la maladie qui a entraîné le décès et l'exposition aux rayonnements ionisants. Outre le fait de démontrer la responsabilité de l'Etat.
Dès lors, le ministère des armées renvoie celles et ceux qui se sont déjà battus pendant parfois dix ou quinze ans, pour obtenir la reconnaissance du statut de victime pour les défunts, aux mêmes affres qu'au préalable, avant 2010. La preuve du lien direct et certain entre la maladie et l'exposition est extrêmement compliquée à rapporter. Les proches ne comprennent pas que leur époux ou pères décédés d'une maladie aient été indemnisés du préjudice ; mais qu'il leur faille rapporter la preuve du lien direct et certain entre la maladie et l'exposition.
Enfin, nous avons déposé ces requêtes il y a deux ou trois ans. Les premières juridictions ont statué et n'ont pas regardé le fond, estimant que la prescription s'appliquait, dans la mesure où, en droit administratif, le délai est de quatre ans pour engager un recours en responsabilité. Le ministère des armées considérait que le délai portait à partir de la date du décès. Pour le tribunal administratif, il s'agit de la date à laquelle le conjoint, souvent la veuve, a fait une demande auprès du Civen, demande qui s'était vue opposer un rejet.
Dès lors, une femme qui se battait déjà pour obtenir la reconnaissance des droits de son époux aurait dû également penser à ses propres droits et engager la responsabilité de l'État et établir le lien direct et certain entre la maladie de son époux et son décès. Il s'agit de problématiques complexes qui ne devraient pas l'être. Je parle de personnes qui avancent en âge, et certains conjoints que j'ai accompagnés sont décédés sans avoir connu l'issue favorable de leur contentieux. J'en appelle ainsi à une réaction assez radicale et rapide pour permettre de solder une situation qui n'aurait même pas dû survenir.
Le nombre de victimes indemnisées pour l'amiante est bien supérieur au nombre de dossiers instruits par le Civen. Or qui peut le plus peut le moins…
Dans le cas de l'amiante, les petits-enfants nés avant la mort de la personne concernée peuvent saisir le Fiva. Dans le cas des essais nucléaires, combien de personnes seraient-elles concernées ?
Ensuite, y aurait-il un inconvénient à inverser l'automaticité de la présomption du lien avec le service ? Il reviendrait alors à l'État de démontrer qu'il n'y a pas de lien.
Sur le deuxième point, la charge de la preuve incombe déjà au Civen et à l'État, même s'il existe une sorte d'effet rebond.
Quand nous avons négocié la loi, en compagnie de Moruroa e tatou avec le chef de cabinet du ministre Morin, nous sommes justement partis sur cette présomption de causalité. Lorsque nous fournissons au Civen les témoignages des personnes établissant pourquoi elles auraient pu être contaminées, il ne s'agit ni plus ni moins de les aider à prendre leurs décisions et de prouver qu'ils ne peuvent pas inverser la charge de la preuve.
S'agissant du suivi médical, nous avons obtenu de la part de Mme Touraine – ce qui a été confirmé par Mme Buzyn et affirmé par M. Véran – que les vétérans des essais nucléaires avaient droit au suivi médical de la sécurité sociale pour le personnel exposé aux produits cancérigènes et autres. La seule difficulté que nous rencontrons tient au fait que les caisses primaires d'assurance maladie (CPAM) y sont extrêmement réticentes. Nous avons établi à destination des médecins généralistes une lettre type, signée par le professeur Solary. Cette lettre indique que la personne demandeuse a été présente lors des essais nucléaires et que sa situation lui donne droit à un suivi médical selon les termes du code de la sécurité sociale.
Mais selon les départements, ce suivi médical sera accordé ou non, de manière non uniformisée : ce qui sera possible dans le Morbihan ou le Lot-et-Garonne ne le sera pas dans le Finistère ou la Dordogne. Il conviendrait donc de mieux articuler ces éléments, au niveau du ministère de la santé. Le directeur de la santé m'avait indiqué à l'époque qu'il rédigerait une note à ce propos, mais j'ignore si cela a été suivi d'effets.
Ensuite, le Civen sous-estime totalement les retombées sur la Polynésie et la pollution du lagon. Il s'agit ici d'un handicap majeur pour les dossiers concernant le personnel militaire ayant participé aux essais souterrains. Les essais aériens ont été réalisés à divers points du lagon et le souffle a produit un effet de balayage : toutes les matières lourdes qui sont retombées dans le lagon ont été balayées et redirigées vers le centre du lagon : durant trois semaines à un mois, les tâches radioactives évoluaient dans le lagon, mais en direction de son centre. En revanche, les essais souterrains ont provoqué une forme de tremblement de terre, qui a soulevé ces déchets et les a répandus sur l'ensemble des plages. C'est ainsi que de nombreux légionnaires ont été contaminés uniquement en ramassant les laisses de mer. Ces éléments sont mis de côté par le Civen, alors même que les eaux ont été polluées et le demeurent encore.
La problématique concernant le nombre de personnes susceptibles d'être indemnisées a également été soulevée en 2009 et 2010, puisqu'il était question à l'époque de de 90 000 à 110 000 appelés, militaires et personnels civils. Après quatorze ans d'exercice de la loi, force est de constater que les demandes sont loin d'être de cette ampleur. En février 2024, j'ai ainsi établi que notre cabinet traitait la 2 702ème demande. À ce jour, nous avons obtenu un peu moins de 600 décisions d'indemnisation ou de jugements favorables de la part du Civen, dont une partie n'est pas encore définitive. Ces 600 décisions concernent 300 familles de victimes décédées. Si l'on estime une moyenne de deux enfants par famille et quatre petits-enfants, la dépense n'est pas à ce point phénoménale qu'elle devrait priver de cette reconnaissance – de leur vivant – les conjoints qui vivent encore le deuil.
Maître, pouvez-vous nous apporter une précision : les dossiers que vous avez mentionnés sont ceux en provenance de l'Aven ou s'agit-il de l'ensemble des dossiers déposés au Civen ?
Il s'agit des 2 700 à 2 800 dossiers enregistrés au Civen à ce jour. Mais le président du Civen saura bien mieux vous répondre que moi à ce sujet.
Dans la mesure où nous serons chargés d'effectuer des préconisations, je souhaite balayer le plus grand nombre de possibilités. Selon vous, dans la nomenclature Dintilhac, existe-t-il des postes de préjudice pour les personnes exposées – et le cas échéant les ayants droit – qui vous semblent ressortir de cette situation très spécifique ? Cette nomenclature couvre-t-elle bien l'intégralité du préjudice, dans la logique de réparation intégrale, conformément au code civil ?
La nomenclature Dintilhac est parfaitement appliquée par le Civen. Il présente même la spécificité d'avoir mis en place un préjudice temporaire lié aux troubles dans les conditions d'existence, qui majore les souffrances endurées. Après la période de consolidation (rémission, guérison) pour les personnes concernées, il existe donc un préjudice particulier distinct du préjudice permanent exceptionnel. Je conserve toujours quelques critiques vis-à-vis du barème d'indemnisation, mais il s'inspire des indemnisations de l'ordre juridictionnel administratif qui est, malheureusement, bien moins bienveillant que le droit commun, comme nous le savons tous, notamment au regard des indemnisations prononcées par le Fiva. En revanche, le fait que le dispositif intègre des médecins présente l'avantage de donner la parole aux victimes, voire à leurs proches, qui peuvent expliquer quelle a été la situation pendant la période critique, ce qui peut conduire à envisager des préjudices très importants, notamment ceux relatifs à la notion d'accompagnement.
En revanche, quand les experts interrogent les proches sur le déroulement de la maladie et ses conséquences pour eux, en tant qu'accompagnants, je me dois malheureusement de leur expliquer à chaque fois que la loi ne prévoit pas leur indemnisation. Sans sous-estimer les souffrances vécues par le malade, il y a aussi un « après ».
Ma question s'adresse également à Maître Labrunie : je souhaite revenir sur la question des ayants droit. À Tahiti, j'ai rencontré une femme qui a perdu il y a quelques mois son mari, qui était plongeur dans le lagon de Moruroa. Souffrant de cinq cancers, dont deux figuraient sur la liste, il était en cours d'indemnisation. En tant qu'ayant droit, peut-elle demander la poursuite de l'indemnisation ? Quelles démarches doit-elle effectuer ? Elle m'a dit qu'elle était sur le point d'abandonner, dans la mesure où il était beaucoup trop douloureux pour elle d'établir à nouveau un dossier.
Enfin, existe-t-il au niveau international d'autres systèmes d'indemnisation, d'autres méthodologies, dont nous pourrions nous inspirer des bonnes pratiques pour les intégrer dans le Civen ?
Je comprends la charge émotionnelle pour les personnes qui survivent au conjoint décédé qui avait effectué une demande de son vivant. À cette charge émotionnelle, peut se rajouter une difficulté administrative, ce qui souligne à nouveau l'intérêt d'être accompagné par des associations. À ce titre, une association comme l'Aven me semble indispensable pour soutenir, fédérer et accompagner.
Dans le cas où le décès intervient alors que des démarches sont en cours auprès du Civen, il suffit de l'en informer ; il n'est pas nécessaire d'effectuer une nouvelle demande. Il convient dans ce cas de joindre à cette information les éléments justificatifs du décès et des liens avec le défunt, par exemple grâce au livret de famille, une pièce d'identité, un acte de notoriété pour pouvoir reprendre les démarches. En revanche, les personnes malades doivent récupérer leurs dossiers médicaux auprès d'un établissement de santé pour les confier à leurs proches – ni l'avocat, ni une association ne peut le faire directement. En cas de décès, les ayants droit effectuent par eux-mêmes cette demande, en justifiant à nouveau de leur lien de filiation auprès des établissements de santé. Ce dossier est indispensable pour obtenir un bon examen par un expert. Je sais qu'en Polynésie, une des difficultés consiste à se présenter devant les experts avec un dossier bien constitué, qui permet d'accroître les chances d'indemnisation.
Je ne comprends pas : dans le cas que j'ai évoqué, le dossier en question est pourtant déjà entre les mains du Civen.
Il n'est pas nécessaire de fournir à nouveau le dossier, mais peut-être convient-il de le compléter. Entre le moment où son époux a effectué une demande d'indemnisation et le moment où il est décédé, une « histoire médicale » est survenue, dont le Civen aura besoin.
Dans ce type de cas, comment expliquer que la personne dispose d'une mauvaise information ?
Quand on est seul, on ne sait pas comment faire. C'est la raison pour laquelle il faut s'adresser à des personnes qui sont capables soit de répondre, soit d'accompagner. Dans le cas d'espèce, il semble que la personne n'ose pas contacter directement le Civen. Or finalement, la réponse est plus simple que ce que les personnes imaginent.
Je précise que ce problème de déficit d'information a été évoqué hier devant nous par les représentants de l'association 193.
Je souhaite apporter quelques éléments sur les systèmes d'indemnisation étrangers et je dois convenir que la France est sans doute en avance dans ce domaine. Les États-Unis indemnisent une partie de leurs vétérans, à partir de 1986, s'ils étaient dans un rayon de vingt kilomètres autour du point zéro lors des essais et si leurs maladies faisaient partie de la liste établie par l'Unscear. Ces vétérans ont dans ce cas droit à une pension militaire d'invalidité et à un suivi médical, donc à une sécurité sociale. De vingt à cinquante kilomètres, ils ont droit à une prise en charge de la maladie, c'est-à-dire une sécurité sociale. Au-delà de cinquante kilomètres, aucun droit n'est ouvert.
Le système anglais est similaire : pour obtenir une pension militaire d'invalidité, il faut pouvoir justifier d'une présence dans les vingt kilomètres autour du tir. Au niveau mémorial, les Anglais ont fourni un effort, puisque maintenant les vétérans des essais nucléaires ont droit à une médaille semblable à la médaille de la défense nationale que nous, vétérans, pouvons nous voir remettre. À l'époque, les Anglais avaient aussi employé des Australiens, des Canadiens et des Néo-Zélandais. Ceux qui ont été contaminés sont indemnisés par leurs gouvernements respectifs, sous la forme d'une prise en charge des soins. Le Royaume-Uni a envoyé une dotation à l'Australie, au Canada, à la Nouvelle-Zélande pour compenser les dépenses de ces pays, à l'instar de ce que la France pourrait faire vis-à-vis de la caisse de prévoyance sociale de Polynésie. Je ne peux parler des cas russes et chinois, dont on ne connaît pas grand-chose. A mon avis néanmoins, ils n'indemnisent personne.
Vous avez évoqué l'aspect mémoriel et la reconnaissance, en mentionnant notamment une médaille. Selon votre association, l'idée d'un monument aux morts spécifique pour les victimes des essais vous semble-t-elle utile, nécessaire ou totalement déplacée ?
Pourquoi pas ? Je précise qu'une association créée près de Lyon a déjà édifié un mémorial. En revanche, je suis bien plus choqué par l'absence d'un lieu de mémoire ou de reconnaissance. En Angleterre, le musée des armées déploie une aile entière aux essais nucléaires, qui est particulièrement bien documentée. Aux États-Unis, le musée de Dayton consacre un bâtiment entier aux essais nucléaires et propose la visite des laboratoires de l'époque. Les Américains vont même plus loin, puisque certaines autoroutes ont été baptisées du nom des essais nucléaires. Au Texas, une autoroute est ainsi appelée Trinity, du nom de code du premier essai d'une arme nucléaire réalisé par les forces armées américaines.
En France, il existe une seule photo de l'essai Gerboise bleue dans la galerie consacrée au général de Gaulle aux Invalides.
Je précise que le service historique de la défense a récemment organisé une exposition sur les essais nucléaires à Brest, mais elle ne mentionne pas les victimes.
Concernant les ayants droit, je vous indique avoir posé une question écrite au Gouvernement, pour laquelle j'ai obtenu une réponse à la fin de l'année 2023. Le Gouvernement indique bien que, je le cite : « si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit. Les ayants droit peuvent ainsi demander l'indemnisation du préjudice subi par les victimes directes des essais nucléaires, quand celles-ci sont décédées, dans les conditions particulières prévues par la loi Morin. Les proches de la victime directe ayant été exposée à des rayonnements ionisants ne peuvent cependant pas mobiliser ce dispositif en vue d'obtenir l'indemnisation de leurs préjudices propres ou « par ricochet ». Il leur est néanmoins possible de solliciter une réparation selon les règles de droit commun, comme l'a jugé la Cour administrative d'appel de Paris par un arrêt du 30 décembre 2021, à condition de démontrer l'existence d'un lien de causalité direct et certain entre la pathologie ayant entraîné le décès de la victime et son exposition aux essais nucléaires.
À présent, je vous cède la parole pour un propos conclusif. Mme la rapporteure et moi-même voudrions savoir ce que vous attendez concrètement, de cette commission d'enquête et ce qui vous semblerait représenter, une avancée majeure dans l'indemnisation des victimes. Par ailleurs, n'hésitez pas à envoyer par écrit au secrétariat de la commission les informations que vous avez évoquées aujourd'hui, mais également tous les documents que vous jugeriez utiles pour la commission d'enquête, ainsi que vos réponses au questionnaire écrit.
Je souhaite d'abord vous remercier de nous avoir invités à cette commission, ce qui nous a permis de faire un point sur les effets de ces essais nucléaires. Nous attendons naturellement de votre commission qu'elle puisse contribuer à améliorer certains aspects de la loi, notamment ceux concernant les victimes par ricochet. C'est un point qui nous tient très à cœur.
Nous voulons également disposer d'une commission de suivi, afin de faire reconnaître les autres maladies dont nous avons parlé, et surtout essayer de faire connaître le dispositif à tous les vétérans et leurs conjoints. Il est essentiel de chercher des solutions. Il est grand temps d'agir de la sorte, car le temps passe et nos vétérans vieillissent ; nous craignons qu'ils tombent dans l'oubli. En outre, ils sont très demandeurs d'une véritable reconnaissance, puisqu'ils ont contracté une maladie à la suite de ces essais. Nous y tenons tout particulièrement et nous comptons sur vous.
Pour ceux qui regarderont la vidéo, je vous montre ici ce à quoi ressemblait un dosimètre, et puisque j'ai en ma possession celui d'un camarade, c'est bien la preuve qu'ils n'étaient pas rendus.
Je vous remercie à mon tour pour la qualité des questions qui ont été posées et l'intérêt que vous portez à ce sujet qui est, en effet, à tiroirs. M. le ministre Morin a voulu mettre en place un système juste et efficace. Des progrès ont été accomplis, mais le système d'indemnisation conserve encore une grande marge de progression.
Il est tout à l'honneur de la France, à chaque fois qu'elle reconnaît les conséquences sanitaires d'un scandale, de mettre en place un système d'indemnisation fondé sur la solidarité nationale. En la matière, le meilleur des exemples est français et concerne l'instauration du fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante. Nous devons nous inspirer de systèmes mis en place précédemment pour améliorer celui créé en 2010.
La séance est levée à 12 heures 15.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Raquel Garrido, M. José Gonzales, M. Bastien Lachaud, M. Didier Le Gac, Mme Mereana Reid Arbelot.