Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Réunion du mardi 4 juillet 2023 à 17h50

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à dix-sept heures cinquante.

(Mme Isabelle Rauch, Présidente)

La commission organise une table ronde sur l'information et l'éducation à l'ère du numérique réunissant MM. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières, Arthur Grimonpont, ingénieur et essayiste, et Mme Nathalie Sonnac, professeure à l'université Paris Panthéon-Assas, présidente du conseil d'orientation et de perfectionnement du centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (Clemi).

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J'ai le plaisir d'accueillir aujourd'hui M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières, M. Arthur Grimonpont, ingénieur et essayiste, et Mme Nathalie Sonnac, professeure à l'université Paris-Panthéon Assas, et présidente du conseil d'orientation et de perfectionnement du Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (Clemi). Cette table ronde sur l'information et l'éducation à l'ère du numérique s'inscrit dans un cycle d'auditions réalisées l'automne dernier. Notre commission est mobilisée de longue date sur ces sujets. Sous la présente législature, elle a été à l'origine de l'adoption de la loi visant à encourager l'usage du contrôle parental, de la loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information et de celle créant un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse. Autant de sujets qui résultent de l'explosion de l'usage des réseaux sociaux et de l'exploitation des contenus journalistiques ou présentés comme tels par les plateformes en ligne. Sous cette législature, notre première mission flash a porté sur l'éducation critique aux médias et la semaine dernière, nous adoptions à l'unanimité la proposition de loi sur la majorité numérique. Pour les médias d'information, il est essentiel d'adapter les outils numériques pour rendre leur contenu accessible au plus grand nombre. Dans le monde de l'éducation et plus particulièrement à l'école, les outils numériques sont omniprésents comme ils le sont dans les vies personnelle et professionnelle de chacun d'entre nous, mais le recours aux intelligences artificielles, des algorithmes aux agents conversationnels tels que ChatGPT, vient à nouveau bouleverser notre appréhension du numérique et modifier les métiers de journaliste et d'enseignant.

J'aimerais vous poser quelques questions avant de vous laisser la parole. Quel regard portez-vous sur ces outils ? Comment conserver notre esprit critique et adopter un usage raisonné de ces technologies ? Pensez-vous que le législateur doit intervenir ?

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Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières (RSF)

Je répondrai à votre question par une analogie : un râteau peut servir à ratisser des cailloux tout comme à assommer quelqu'un. Au-delà de l'outil, se pose toujours la question de son usage. Les outils développés grâce à la technologie peuvent revêtir de très grandes vertus démocratiques mais nous devons veiller à ce qu'ils ne soient pas utilisés contre la démocratie.

Les nouveaux outils numériques changent radicalement le champ de l'information. En effet, l'espace numérique est devenu l'espace public. Au fil de l'histoire des démocraties, un certain nombre d'obligations de moyens avaient été développées en complément de la régulation de contenu. Ces obligations de moyens portent sur les acteurs – comme les médias – mais pas sur ceux qui structurent l'espace – comme les plateformes numériques. Je reviendrai ultérieurement sur le Digital Services Act (DSA) et sur la législation européenne plus généralement, qui introduisent les premières obligations, mais actuellement, les plateformes numériques et les producteurs d'intelligence artificielle ont remplacé les parlements.

Le code, c'est la loi, et le code informatique, c'est la loi également. Il y a quelques années, votre assemblée a revu la loi dite Bichet sur la distribution de la presse écrite et a introduit de nouvelles obligations (comme la neutralité politique et idéologique du réseau de distribution de la presse qui interdit aux distributeurs et aux marchands de journaux d'effectuer des choix politiques). L'équivalent pour le numérique correspond à la politique introduite par Mark Zuckerberg, Elon Musk et consorts. Les plateformes numériques rendent aussi leur propre justice en appliquant les règles de droit qu'elles ont-elles-mêmes édictées. Elles ont remplacé les organes de régulation et les administrations puisqu'elles peuvent décider d'attribuer des fonds de manière discrétionnaire.

Face à cette réorganisation de l'espace public, il convient que les institutions démocratiques reprennent le contrôle. Cette reprise ne peut pas passer par la régulation des contenus. La régulation est légitime, et des restrictions raisonnables peuvent être introduites à la liberté d'expression dans le droit international. Il convient de rendre le droit à nouveau applicable dans nos démocraties, notamment vis-à-vis d'intervenants étrangers, mais surtout de nous interroger sur les obligations de moyens que nous devons imposer aux différents acteurs.

La législation européenne commence à s'organiser mais elle pose simplement un cadre général et elle répond assez peu à ces questions. Par ailleurs, le Digital Services Act demande aux plateformes numériques d'auto-évaluer leurs risques systémiques, ce qui reviendrait à demander à Monsanto d'évaluer les risques du glyphosate qu'il fabrique pour la santé publique. Il convient que les institutions démocratiques jouent ce rôle d'évaluation.

Il faudrait inventer un corpus en matière de pluralisme des algorithmes, de régime de responsabilité des comptes de réseaux sociaux, de règles de modération et de promotion de la fiabilité de l'information. Au fil de l'histoire, lorsque le champ des médias était celui de la communication publique, des règles ont été instituées pour favoriser le pluralisme, l'indépendance éditoriale et la rigueur de l'information. Des formes d'autorégulation ont été introduites, avec par exemple le développement de l'éthique journalistique, la professionnalisation des journalistes, la régulation des médias, etc. Ces changements sont souvent intervenus après des conflits importants car un espace de communication transformé en jungle pourrait menacer l'intégrité de la démocratie et la concorde civile.

Nous devons nous attacher à reconstruire des régimes de responsabilité adaptés aux différents acteurs. Ce travail est complexe en raison du fait que nous ne pouvons pas simplement nous inspirer des lois du passé, et car nous devons nous efforcer de définir des règles communes et d'éviter des postures de polarisation. Nous devons donc édicter des règles perçues comme légitimes toutes sensibilités politiques confondues. Les questions de rigueur de l'information et d'honnêteté ne sont pas restrictives pour une quelconque ligne éditoriale. Notre crainte serait que chacun se sente emporté par une logique de rapport de force dans l'espace public avant de construire un espace public démocratique où il sera possible de délibérer sur la base de règles stables.

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Arthur Grimonpont, ingénieur et essayiste

Merci beaucoup pour cette invitation. Pour rebondir sur les propos de la présidente au sujet de ChatGPT et des agents conversationnels, je pense qu'un outil n'est pas neutre, a fortiori lorsque cent millions de personnes l'ont expérimenté en moins d'un mois. La National Rifle Association aux États-Unis a adopté le slogan : « Guns don't kill people, people kill people ! » (« Ce ne sont pas les armes qui tuent les hommes, mais les hommes eux-mêmes. »), et je pense en l'occurrence que les algorithmes servent les intérêts de leur concepteur et qu'ils ne sont donc pas neutres, surtout lorsqu'ils manipulent le langage humain, qui est la première technologie de notre société et sur laquelle la politique s'appuie notamment.

L'écrivain de science-fiction britannique H.G. Wells a écrit en 1920 : « L'histoire de l'humanité ressemble de plus en plus à une course entre l'éducation et la catastrophe ». Un siècle plus tard, l'humanité a accumulé une somme prodigieuse de connaissances scientifiques, l'alphabétisation et l'éducation ont progressé partout sur Terre et l'information se propage infiniment plus vite qu'en 1920. Toutes ces conditions auraient dû nous permettre d'atteindre des sommets dans notre capacité à nous éduquer, à nous informer et à résoudre toute sorte de défis collectifs, mais au lieu de cela, nous avons l'impression que la catastrophe menace de l'emporter sur l'éducation à chaque instant. Six des neuf limites planétaires ont déjà été franchies, la démocratie régresse au profit de régimes autoritaires et l'espérance de vie a même commencé à décliner dans plusieurs pays développés. Comment expliquer ce paradoxe ? Ma conviction est que nous avons affaire à une crise invisible au sein de l'espace de l'information qui nous empêche de résoudre toutes les autres crises. Par « espace de l'information », j'entends, au sens le plus large, tout ce qui nous permet de comprendre le monde qui nous entoure. Dans la mesure où nous ne sommes pas omniscients, notre vision de la réalité du monde est filtrée par le prisme de notre environnement immédiat. Nous sommes donc obligés de nous reposer sur des médias pour nous apporter de l'information.

On distingue deux catégories de médias : les médias traditionnels (radio, presse et télévision) et les médias sociaux (les réseaux sociaux). Le principal biais induit par les médias traditionnels relève de la sensibilité politique de leur propriétaire. Un petit nombre de familles fortunées dans le monde possède la majorité des médias quand ces derniers ne sont pas aux mains d'États totalitaires. Ces propriétaires sont donc susceptibles d'influencer la ligne éditoriale, et par voie de conséquence, l'opinion publique, l'issue du débat public voire l'issue des élections. Cependant, les médias traditionnels ont perdu le statut de canal privilégié d'accès à l'information au profit des médias sociaux, dont le tamis se superpose au goulet d'étranglement des médias traditionnels. Vous utilisez certainement plusieurs de ces réseaux sociaux : Youtube, Facebook, Instagram, Snapchat, Twitter, Tiktok, etc. Leurs fonctionnalités et leurs apparences sont diversifiées mais ils reposent sur le même modèle économique : leur objectif est de capter l'attention de plusieurs centaines de millions d'utilisateurs et de la convertir en revenus publicitaires. Les entreprises les plus puissantes de la planète, dont les capitalisations boursières sont les plus élevées, sont en compétition pour extraire une ressource immatérielle limitée : notre temps d'attention.

L'économie de l'attention n'est pas un concept nouveau, pas plus qu'un modèle économique basé sur les revenus publicitaires, mais ces plateformes ont développé une capacité inédite à capter notre temps d'attention. Elles étaient totalement inexistantes à mon adolescence il y a une quinzaine d'années et elles sont devenues le premier usage du Web, aussi bien en termes de temps passé que de nombre d'utilisateurs. On estime que cinq milliards d'êtres humains interagissent quotidiennement avec les réseaux sociaux à raison de deux heures et trente minutes par jour. Rien que sur Youtube, l'humanité consomme chaque jour l'équivalent de cent vingt mille ans de vidéos. Ce qui devient particulièrement perturbant, c'est que les trois-quarts de ces vidéos ont été suggérées par un algorithme. Ce programme sélectionne, dans l'océan d'information disponible, les contenus qui sont les plus susceptibles de retenir l'attention de l'utilisateur à un instant donné. Les mêmes types d'algorithmes sont capables de construire un fil d'actualité personnalisé sur Twitter ou Instagram ou de vous proposer directement une vidéo sur Tiktok.

Pourquoi ne serions-nous pas reconnaissants envers ces algorithmes qui nous aident à trier l'information disponible ? Le principal problème est que ces algorithmes ne sont pas du tout conçus pour servir notre intention profonde mais pour capter notre attention. Si par exemple vous passez près du lieu d'un accident sur la route, votre attention sera irrésistiblement attirée. Un algorithme analysant votre comportement en déduirait que vous adorez regarder des accidents de la route et il vous en suggérerait de nouveaux à regarder au fil des kilomètres. L'économie de l'attention a des conséquences désastreuses, aussi bien à l'échelle individuelle que collective.

On estime que dans les pays de l'OCDE, un enfant passe trois fois plus de temps durant sa scolarité devant un écran qu'à l'école. On sait par ailleurs que les jeunes enfants surexposés aux écrans – c'est-à-dire la plupart des enfants – développent des troubles de l'attention, des retards de développement du langage, des retards de développement cognitif qui les poursuivent parfois toute leur vie, etc. Chez les adolescents, les médias sociaux exacerbent à l'extrême l'instinct de comparaison sociale, si bien que dans la plupart des régions du monde, on assiste à une augmentation du sentiment de solitude et d'anxiété, voire des phénomènes dépressifs et des comportements suicidaires – et notamment chez les jeunes filles. Tous ces effets sont liés à l'addiction générée par les plateformes et il ne faut pas y voir un effet collatéral mais le résultat de leur objectif premier : du temps que nous y consacrons dépendent leurs revenus publicitaires. Reed Hastings, alors PDG de Netflix, avait déclaré : « Notre premier concurrent est le sommeil, et nous sommes en train de gagner ! » Un besoin physiologique primaire est ainsi vu comme un obstacle au modèle économique de ces entreprises.

Les principales conséquences des médias sociaux se mesurent à l'échelle collective. Je cite le philosophe Michel Serres : « Chaque fois qu'une révolution de l'information intervient, les civilisations basculent et se mettent en place de manière nouvelle. » Nous vivons actuellement une révolution de l'information, probablement de la même ampleur que celles qui l'ont précédée (l'invention de l'écriture, celle de l'imprimerie et la création d'Internet). Une poignée d'algorithmes qui obéissent à des intérêts privés choisit ce à quoi l'humanité est censée accorder son attention à raison de plusieurs heures quotidiennes. Ces algorithmes accordent une préférence systématique au sensationnalisme, aux mensonges et à la haine étant donné que ces contenus retiennent davantage l'attention. Ce ne sont pas des ingénieurs machiavéliques qui souhaitent entretenir la haine au sein de l'humanité mais des algorithmes qui nous recommandent ces contenus parce qu'ils retiennent mieux notre attention. Si vous ajoutez une insulte à un tweet, votre message aura 20 % de chances supplémentaires d'être retweeté. Le déferlement de violences auquel nous avons assisté ces derniers jours n'y est pas étranger, puisque les organisateurs des émeutes rivalisaient dans leurs appels à la haine en faisant la démonstration en direct des dégâts qu'ils étaient en train de commettre. Dans l'espace public traditionnel, un appel à la haine serait sanctionné, mais sur les réseaux sociaux, il peut être récompensé par des centaines de milliers de partages et de « likes ».

D'après une étude menée par le MIT en 2019, on estime par ailleurs que sur Twitter, les messages de désinformation ont tendance à se propager six fois plus vite que des informations véridiques. Sur les médias sociaux, le paysage de l'information est donc complètement déformé au profit du sensationnel, de la haine et du faux. À tel point qu'en 2020, les Américains n'étaient même plus d'accord sur le nom du vainqueur des élections présidentielles ! Je cite Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n'est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit en rien, et d'un tel peuple vous pouvez faire ce que vous voulez ! » Nous arrivons à ce type de situation aujourd'hui.

Un phénomène potentiellement encore plus grave est le détournement de notre attention. Au lieu d'accorder notre attention aux sujets qui comptent, cette dernière est systématiquement happée par un océan d'insignifiance. En 1945, après les bombardements nucléaires d'Hiroshima et Nagasaki, un groupe de scientifiques s'est réuni au sein du Bulletin of the Atomic Scientists en s'attribuant le rôle d'informer l'opinion publique sur les menaces planétaires d'origine humaine. Cette commission a été soutenue par plus de quarante lauréats du prix Nobel. Elle a intégré progressivement de nouvelles menaces à son champ d'étude, comme le changement climatique. En 2022, elle a pris en compte une nouvelle menace, d'ordre immatériel : « un paysage de l'information empêchant toute prise de décision rationnelle ». Leur propos sous-jacent est que le paysage de l'information actuel ne nous offre pratiquement aucune chance d'apporter des réponses intelligentes aux grands défis de notre époque. Une analyse menée en 2019 a par exemple montré que sur les deux cents vidéos les plus vues sur Youtube sur le thème du changement climatique, la moitié des vues étaient associées à des vidéos propageant une théorie complotiste ou climatosceptique. Un autre angle d'analyse consiste à considérer le nombre d'abonnés du compte Twitter du GIEC, qui représente moins de 3 % du nombre d'abonnés du compte français du PSG par exemple… Le paysage de l'information n'est donc pas du tout représentatif de notre intérêt public de long terme.

Face à cet état de fait, on pourrait avoir la tentation d'adopter une hygiène numérique exemplaire en se désinscrivant des réseaux sociaux. Cette démarche est intéressante mais cela ne protège en rien des conséquences collectives de l'existence de ces plateformes. Les phénomènes de désinformation et de radicalisation se poursuivent et nous pouvons éventuellement tous continuer à foncer comme un troupeau droit dans le mur du changement climatique. La réponse doit donc être collective et législative, comme nous sommes en train de le faire à l'échelle européenne. Les plateformes numériques se présentent volontiers comme des places de village planétaires mais la réalité est beaucoup plus prosaïque : elles obéissent à des intérêts privés et comme Christophe Deloire vient de le souligner très justement, elles sont régies par des lois arbitrairement édictées par des dirigeants autoritaires.

Pour en revenir à l'allégorie de la course entre l'éducation et la catastrophe, pour que la première l'emporte sur la seconde, la civilisation de l'information a besoin de lois et d'institutions fondées sur l'intérêt collectif et la coopération pour échapper aux lois du marché et de la prédation.

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Nathalie Sonnac, présidente du conseil d'orientation et de perfectionnement du Clemi

À propos de ChatGPT et de ce type d'outils, il me semble particulièrement important d'apprendre à les utiliser en les dominant et non pas en les laissant nous dominer.

Le Web 2.0 et la naissance des réseaux nous offrent des possibilités nouvelles de nous exprimer et de partager. Ce mode d'expression directe représente une révolution pour notre liberté d'expression et de communication. On attaque beaucoup les réseaux sociaux mais cette dimension devait être rappelée. De nombreux mouvements de liberté sont issus de ces réseaux.

La difficulté majeure posée par l'espace informationnel numérique est que les règles du jeu garantissant les libertés publiques et l'ordre public – c'est-à-dire le respect de la dignité humaine, de la vie privée ou encore la protection des jeunes publics – tardent à se mettre en place. Désinformation, enfermement informationnel, polarisation des opinions, complotisme… Les médias sociaux jouent un rôle central dans l'accès à l'information. Facebook compte 2,4 milliards d'utilisateurs dans le monde. C'est la première plateforme d'accès à l'information. 71 % des 15-35 ans consultent quotidiennement l'actualité à travers les réseaux sociaux et 32 % d'entre eux n'utilisent que leur moteur de recherche.

Nous vivons dans une société où les internautes accordent de plus en plus de valeur à la recommandation issue d'experts ou d'amis plutôt qu'à des analyses de journalistes. La défiance risque de se transformer en arme de propagande politique au service des extrêmes. Rappelons que la démocratie est en danger lorsque le nombre de journalistes diminue, lorsque la liberté d'expression n'est pas garantie par un cadre réglementaire ou une autorité indépendante – j'ai été membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel, prédécesseur de l'Arcom, pendant six ans – ou lorsque la diversité des opinions et des canaux de diffusion est insuffisante. À l'heure des fake news, de la polarisation des informations et de la fragmentation de la sphère culturelle et sociale, la fabrique de l'information par des professionnels du journalisme doit être protégée. Aujourd'hui, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) se sont imposés en respectant les caractéristiques des médias traditionnels puisque ces nouveaux acteurs sont à la fois des sources de contenus, des relais d'information, et des capteurs de mannes publicitaires.

J'y vois deux dangers. Le premier est la circulation de fake news et de contenus haineux, encourageant le cyberharcèlement et les biais cognitifs. Le second est que les informations vérifiables sont totalement diluées dans cet océan de contenus. Nous avons donc affaire à un désordre informationnel.

Il y a trois mois, j'ai publié un ouvrage intitulé : Le Nouveau Monde des médias : une urgence démocratique. À travers lui, j'ai souhaité lancer une alerte auprès des pouvoirs publics. Nous devons changer les termes de plusieurs lois, et notamment celle de 1986 qui régit la garantie de la liberté de la communication pour le secteur audiovisuel – auquel les plateformes de partage de vidéos et les réseaux sociaux sont assimilés depuis un peu plus d'un an. Trois piliers me semblent indispensables à défendre.

Le premier pilier est la défense du droit à l'information (mieux protéger l'indépendance de l'information), qui passe selon moi par le soutien des médias traditionnels, dont le modèle économique est aujourd'hui menacé. En l'espace de quinze ans, le secteur de la presse a perdu 75 % de ses revenus publicitaires. Ces grands médias sont dans l'obligation de se regrouper, de réduire drastiquement leur nombre de journalistes, d'altérer la qualité des titres, au risque de nuire à leur attractivité auprès des consommateurs et par voie de conséquence, auprès des annonceurs. Si j'appelle au soutien des médias traditionnels, c'est parce que les plateformes numériques n'ont pas vocation à fabriquer des informations de qualité. Seuls les médias traditionnels (publics ou privés, libres d'accès ou payants) ont des conventions ou des missions visant à fabriquer une information de qualité. Lorsque leur modèle économique s'écroule, nous encourons le risque de ne plus avoir de médias face aux acteurs numériques, dont la puissance économique et financière est incomparable. La valorisation boursière d'Apple atteint 3 800 milliards de dollars, soit plus que le PIB de la France – et plus aussi que notre dette.

Le deuxième pilier serait la protection de l'indépendance de l'information. La loi dite Bloche du 16 novembre 2016 a permis la création de chartes et de comités indépendants dans chacune des rédactions. Ces mesures étaient essentielles au moment où elles ont été votées mais je pense qu'elles auraient besoin d'être fortement renforcées. Il faudrait réaffirmer le principe de la fabrication de l'information par des journalistes confirmés, éviter les formes d'ingérence qui pourraient permettre aux actionnaires d'altérer la qualité de l'information, restreindre les cumuls de fonctions des directeurs ou encore introduire un droit de veto au sein des sociétés de rédacteurs en cas de révocation ou de nomination d'un nouveau directeur de la rédaction.

Une deuxième composante de ce pilier viserait à construire un nouveau marché pertinent de l'information. L'indépendance de l'information dont je parlais précédemment doit pouvoir coexister avec la présence de groupes puissants de médias, qui est indispensable à l'économie de l'information. L'information coûte cher à produire et pour pouvoir jouer leur rôle en la matière, les groupes doivent diversifier leurs activités pour équilibrer leur modèle économique et redevenir rentables. Les deux composantes de ce deuxième pilier doivent être considérées simultanément à mes yeux. Les mesures anti-concentration issues de la loi de 1986 sont aujourd'hui complètement inadaptées. Des rapporteurs ont déjà travaillé sur le sujet. Je vous recommande les travaux d'Andrea Prat sur la mesure d'attention. La matière existe déjà et vous n'avez en quelque sorte plus qu'à voter.

Le troisième pilier serait la sanctuarisation du lien entre les médias et l'école. Je parle ici en ma qualité de présidente du conseil d'orientation et de perfectionnement du Clemi. Les élèves sont confrontés à un flux d'informations émanant d'une grande diversité d'acteurs. Les médias sociaux constituent, pour beaucoup de jeunes, la première source de divertissement et d'information, et c'est souvent pour eux le point d'entrée dans la culture politique et citoyenne. Il importe qu'ils soient capables de distinguer les faits des interprétations, une information véridique d'une désinformation, de se prémunir contre une désinformation, de comprendre comment les informations sont fabriquées et diffusées, et de comprendre enfin la place de l'éducation face aux médias et à l'information. Ces notions sont à renforcer dans les programmes : acquisition d'une culture médiatique (connaissance des médias et de leur fonctionnement), acquisition d'une culture informationnelle (processus de production et de diffusion de l'information), acquisition d'une culture sociale et citoyenne (droits et devoirs). Récemment, le ministre Pap Ndiaye a annoncé le renforcement de l'éducation aux médias et à l'information (EMI) dans sa stratégie du numérique pour l'éducation pour la période 2023-2027. Le 21 juin dernier, madame la Première ministre a également annoncé le renforcement de l'éducation aux médias et à l'information à la rentrée 2024 dans le cadre d'une refonte des programmes d'enseignement moral et civique. Ces décisions vont dans le sens de nombreux rapports qui appellent à un renforcement des connaissances et des compétences. Le Clemi, l'opérateur de référence sur l'éducation aux médias et à l'information, a situé cet enseignement transversal au rang des priorités de la formation citoyenne des plus jeunes à l'école, au collège et au lycée. L'EMI est devenue en quelques années un véritable enjeu de société et, je pense, l'une des réponses à cette urgence démocratique pour agir aujourd'hui.

Il est impératif d'élargir les modalités d'intervention des professionnels de l'information en milieu scolaire. Je propose un changement d'échelle que j'estime indispensable. Selon une enquête de 2022, 46 % des Français pensent que la démocratie fonctionne mal, 29 % pensent que les élections sont faussées et 79 % sont favorables à la mise en place d'un contrôle de véracité des informations publiées par les médias traditionnels. L'école ne peut pas tout et l'État doit pouvoir s'appuyer sur les groupes audiovisuels pour former les professeurs et les élèves sur ce nouvel environnement numérique dans lequel nous évoluons. Il est possible d'inscrire des priorités dans ce domaine dans les contrats d'objectifs et de moyens des groupes publics ainsi que dans les conventions des chaînes privées et celles qui concernent les plateformes numériques. Ces dernières ne doivent pas du tout être considérées comme des adversaires mais au contraire, comme des acteurs de ce processus. Cela n'aurait aucun sens que de vouloir interdire les réseaux sociaux dans la mesure où nous les utilisons tous. Il faut donc s'accommoder de leur présence, et d'ailleurs, dans le cadre de la transposition de la directive sur le service des médias audiovisuels (SMA), ces nouveaux acteurs participent au financement de la création. Il n'y a donc pas de raison qu'ils ne participent pas aussi à la création d'une information de qualité, qui correspond pour nous à une urgence démocratique. C'est même un enjeu de civilisation.

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Nous passons aux questions des représentants de groupe.

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Au nom du groupe Renaissance, je vous remercie pour vos propos particulièrement retentissants dans le contexte actuel des violences urbaines. Un tiers des personnes interpellées lors de ces émeutes sont des mineurs. Les vidéos relayées sur les réseaux sociaux voire les diffusions en direct de pillages et d'attaques jouent un rôle majeur dans ce phénomène de bande et de compétition entre les quartiers. Le Gouvernement, avec notamment les ministres Gérald Darmanin, Éric Dupont-Moretti et Jean-Noël Barrot, a pointé le sujet des appels à la haine et aux rassemblements violents sur les réseaux, et a réuni il y a quelques jours les plateformes pour les mettre face à leurs responsabilités en ces temps mouvementés. Sur les réseaux, il est possible de « liker » et propager de fausses informations, de la propagande et même de la haine sans sanction. Les plateformes se doivent d'être exemplaires : elles doivent très rapidement donner l'identité des profils qui appelleraient à des rassemblements violents et elles doivent également bloquer les comptes délictueux.

Face à ces derniers événements, nous avons échangé ce matin avec la Première ministre et nous voulons continuer à agir : lutter contre les complotismes, contre les fausses informations dans l'espace numérique, et éduquer aux médias, notamment pour faire face à cette nouvelle forme de violence. Telles sont les convictions que nous portons collectivement au groupe Renaissance.

En ce sens, RSF a déjà déployé le bus de l'information partout en France, initiative que je tiens particulièrement à saluer, qui permet d'aller vers le public et de lutter contre les dangers de la désinformation en ligne.

Madame la présidente, chère Nathalie Sonnac, comme vous l'avez rappelé lors de votre dernière déclaration au Clemi la semaine dernière, vous prônez une plus grande décentralisation de l'éducation critique aux médias dans les territoires, en vous appuyant sur l'école mais aussi sur les centres sociaux. Continuons. Cependant, ce combat restera vain si nous n'associons pas suffisamment les plateformes. Au vu de votre expertise, comment le numérique et les réseaux sociaux peuvent-ils contribuer à nourrir nos liens et nos libertés tout en jouant pleinement leur rôle dans le rétablissement d'un véritable droit à l'information ?

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Ma question s'adresse principalement à Mme Sonnac. J'ai mené il y a quelques mois, avec ma collègue qui vient de s'exprimer, une mission flash sur l'éducation critique aux médias dans laquelle nous avons formulé dix propositions afin d'améliorer l'éducation aux médias sur l'ensemble du territoire. Il est apparu que l'information et l'éducation étaient fortement confrontées, à l'ère du numérique, à la désinformation sur les réseaux sociaux. Les jeunes se retrouvent souvent dans une posture passive face à une information qu'ils ne recherchent plus, ils consomment du contenu déjà filtré par des algorithmes sur des plateformes de communication telles que Snapchat ou Tiktok. Ils consomment ainsi des contenus parfois mensongers ou complotistes.

Les enseignants sont de plus en plus confrontés aux doutes des élèves quant à l'existence de faits historiques avérés ou de faits d'actualités vérifiables, comme en témoigne la remise en cause de la théorie de l'évolution, de la Shoah et plus récemment des attentats contre Charlie Hebdo. Le journaliste Damien Fleurot nous rappelait, lors des auditions, que selon certains, cet attentat avait été fomenté par l'État français. Il nous racontait que les professeurs ne pouvaient pas aborder le sujet sans provoquer un tollé dans leur classe. La question des sources des informations est et reste donc centrale, mais la tentation du « pas de vagues » au sein de l'Éducation nationale est toujours prégnante. Beaucoup ont encore en tête le drame de l'assassinat de Samuel Paty et sont obligés de s'infliger une véritablement autocensure les forçant trop souvent à renoncer à leur liberté pédagogique.

Face à cela, il est indispensable de mettre en place une réelle éducation aux médias au sein des cursus scolaires, comme nous l'avions demandé dans notre rapport. Selon vous, comment mettre en place une éducation aux médias qui permette de lutter contre la désinformation susceptible d'être véhiculée par les réseaux sociaux et comment préserver la liberté pédagogique des enseignants ?

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Nos quartiers s'enflamment actuellement à la suite de la mort tragique d'un jeune mineur issu des quartiers populaires, et la France doit s'interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour plus d'égalité entre les citoyens et en particulier entre tous les enfants de la République. Pourtant, la région Île-de-France s'apprête à mettre en place le tout numérique dans ses lycées, un système dont on sait qu'il renforce les inégalités dans les apprentissages. Je tiens à rappeler que plus de 40 % des élèves issus de foyers populaires ont une compétence faible ou inexistante de l'usage des outils numériques, sans oublier que ces mêmes familles souffrent souvent d'une véritable fracture numérique. En outre, je m'interroge sur la pertinence de ce tout numérique lorsque l'on sait que plus les enfants utilisent des écrans, plus ils sont vulnérables aux risques associés, et plus leur santé et leur développement en subissent des conséquences négatives. La région Île-de-France a lancé un appel d'offres pour que tous les contenus scolaires de la seconde à la terminale soient désormais hébergés sur une plateforme numérique. Les livres sont désormais mis au rebut. Nos enfants seront dans l'obligation de se connecter pour travailler sur des supports qui compléteront leurs cours. Les enseignants aussi d'ailleurs, alors même qu'ils ne sont pas formés pour cela, seront obligés d'utiliser cette plateforme pour faire travailler leurs élèves sur ces contenus. Une obligation qui soulève des interrogations, sachant que tous les livres pourraient ne pas être présents sur la plateforme, et que les contenus pourraient aussi être incomplets.

Que pensez-vous du fait que la région Île-de-France établisse les critères de contenu, de format et de forme, restreignant ainsi la liberté pédagogique et la liberté éditoriale ? La région met en place un système qui fait dépendre ses nouveaux contenus numériques du pouvoir politique. N'y voyez-vous donc pas un risque de dérive potentielle qui pourrait mettre la démocratie en danger ?

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M. Deloire, Reporters sans Frontières a publié un livre blanc Trente Propositions pour le Droit à l'Information. Parmi vos recommandations, il en figure deux sur lesquelles j'aimerais revenir. La première consiste à développer l'éducation aux médias en renforçant les programmes de l'Éducation nationale, réalisés conjointement par les professeurs et des journalistes professionnels. Il s'agirait d'intégrer un volet pédagogique d'initiation citoyenne aux techniques de « fake checking ». La seconde proposition consiste à créer un « pass médias » pour les jeunes de 15 à 24 ans dans le but de diversifier leurs moyens d'accès à des médias professionnels reconnus.

Ces deux propositions me paraissent intéressantes et pertinentes. Il est important de donner à nos jeunes les outils pour mieux s'informer. Avez-vous informé le Gouvernement de ces propositions et si oui, quel a été son retour ?

Plus généralement, à l'heure où l'intelligence artificielle suscite autant d'intérêt que d'inquiétude, il est primordial de prendre en compte les dangers potentiels de l'utilisation excessive des intelligences artificielles auprès des jeunes : diminution de la capacité de réflexion critique, dépendance excessive, développement de la mémoire déficient, perte de l'interaction sociale. En effet, les lycéens sont de plus en plus nombreux à utiliser l'application ChatGPT pour faire leurs devoirs. Cette application a bouleversé le monde éducatif. L'utilisation devient obsessionnelle : pourquoi travailler pendant des heures sur un sujet alors qu'il suffit de poser une simple question à laquelle ce robot conversationnel est capable de répondre en quelques secondes ? Il semblerait que la situation n'alarme pas le ministre de l'Éducation nationale, qui n'a pas l'air de vouloir se saisir du sujet. Je souhaitais connaître votre proposition afin de sensibiliser les jeunes à une bonne utilisation de l'intelligence artificielle, autrement dit avec modération tout en ne négligeant pas leurs propres capacités de réflexion.

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Les outils numériques sont aujourd'hui omniprésents dans notre quotidien : au travail, dans nos études, pour nos démarches administratives, dans nos relations sociales. Nous sommes connectés en permanence. Les nouvelles technologies favorisent aussi bien la communication que l'accès à l'information et nous sont devenues indispensables. Cette ubiquité numérique soulève de nouvelles questions, particulièrement eu égard aux jeunes, qui se forment aussi à partir de contenus disponibles sur Internet. Si l'ère digitalisée leur offre une réelle opportunité d'ouverture sur le monde et sur la connaissance de celui-ci, on peut néanmoins s'inquiéter de la manière dont ils utilisent le flux important de données auxquelles ils ont accès. Je me préoccupe en particulier de leur capacité à filtrer ces informations. Il importe que les jeunes disposent d'outils adaptés au développement de leur esprit critique, leur permettant d'évaluer la crédibilité et la fiabilité des sources qui leur sont proposées, et ainsi de naviguer de manière éclairée dans le paysage informationnel. Quelles pistes proposez-vous pour protéger les jeunes de la désinformation et de la manipulation sur Internet ?

Par ailleurs, je suis convaincue que l'un des enjeux majeurs actuels est que nous soyons en mesure de nous adapter aux changements technologiques. Je m'inquiète en effet des inégalités d'accès au réseau de communication en fonction de l'origine géographique ou démographique. En 2023, certains territoires demeurent non couverts par un réseau mobile, ce qui créer une véritable fracture numérique. Cette situation compromet l'égalité des chances et désavantage grandement certaines populations car l'accès à l'information dépend de plus en plus de la possibilité d'utiliser Internet. Il est crucial de mettre fin à ces disparités afin de garantir un accès équitable aux ressources en ligne. Comment pouvons-nous agir efficacement pour réduire ces inégalités d'accès à l'information et à l'éducation afin de promouvoir l'égalité des chances et l'inclusion sociale ?

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En 2018, une étude menée par Médiamétrie sur le comportement des jeunes en matière d'information nous apprenait notamment que 71 % des 15-34 ans utilisent les réseaux sociaux pour s'informer et que 69 % consultent l'actualité quotidiennement sur leur smartphone. Si les médias traditionnels répondent tant bien que mal à une demande croissante d'immédiateté de l'information en se développant sur les réseaux sociaux et en multipliant les dispositifs de « live », force est de constater qu'ils ne représentent pas la seule source d'information sur Internet et que les utilisateurs ont accès à une multitude de canaux, parfois propices à générer des « fake news ».

Dans la jungle des réseaux sociaux, on observe d'ailleurs une tendance à l'effacement des sources au profit de l'information : suppression des macarons certifiants sur Twitter, propagation de contenus vidéo sans légende, etc.

La barrière entre l'information énoncée et celle vérifiée puis publiée est ainsi de plus en plus floue. L'exposition aux fausses informations et aux informations virales exagérées ou tronquées dans un système libre dont l'objectif est de générer de l'engagement est préoccupante. Une enquête Ifop révélait en 2022 que près de 70 % des jeunes entre 18 et 24 ans adhéraient aux « fake news ».

Les réseaux sociaux obéissent aussi à des logiques algorithmiques pour générer des réactions et de la satisfaction chez les utilisateurs. Ainsi, ils ont tendance à les enfermer dans des bulles cognitives qui confortent des schémas de pensée et limitent l'accès à une information différenciée nécessaire à l'esprit critique. Les événements récents nous ont prouvé à quel point les jeunes utilisaient les réseaux sociaux pour s'informer, pour produire de l'information et pour réagir très rapidement à une actualité. S'il n'est pas pertinent d'interdire les réseaux sociaux, il faut toutefois mieux les encadrer, à l'heure où l'intelligence artificielle se développe au profit de l'orientation des contenus et de la naissance d'infox. Trois plateformes numériques concentrent l'attention d'une majorité des internautes en définissant leurs propres règles de diffusion et de restriction.

Il est indispensable de valoriser les sources d'information fiables et de réfléchir à des règles pour encourager plus largement la diffusion égalitaire d'une information riche et qualitative. Parallèlement, l'éducation aux médias et au numérique des jeunes générations, confrontées de plus en plus tôt à ce type d'informations, est importante pour les responsabiliser et leur donner des clefs d'analyse. Pour accompagner ce travail, il est nécessaire de définir un cadre. Ainsi, ma question est la suivante : qu'est-ce qu'une bonne information dans une société de liberté d'expression ? Par ailleurs, des pratiques innovantes et inspirantes ont-elles été mises en place chez nos voisins européens en la matière ? Je vous remercie pour les suites que vous proposez de donner à la « loi Bloche », qui m'intéressent en tant que co-rapporteur sur l'évaluation de cette loi.

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Au nom du groupe Horizons, je vous remercie à mon tour pour votre analyse à l'heure où notre pays connaît des émeutes et des violences insupportables et que les outils numériques ont joué un rôle important qu'il nous faudra prendre le temps d'analyser précisément.

Malgré la prise de conscience de l'ampleur des dérives des réseaux sociaux et des plateformes, le constat est clair : nous n'avons pas abouti à un cadre légal et réglementaire suffisant. Nous en sommes très loin. Comment ne pas craindre d'avoir atteint le point de non-retour en constatant le rôle de Snapchat et de Tiktok dans les violences sans précédent de ces derniers jours ? Nous avons tous vu les vidéos postées par de tout jeunes adolescents hilares participant aux émeutes. Nous ne pouvons plus ignorer que les réseaux sociaux sont en partie à l'origine de l'effet d'entraînement et de mimétisme dans la violence, de la coordination entre les casseurs et de la déréalisation des exactions.

Comme Thierry Breton, commissaire européen en charge du numérique, l'a rappelé ce matin, les réseaux sociaux ne doivent pas amplifier les contenus haineux. Après des débuts sans doute trop utopiques où nous nous sommes contentés de voir dans le numérique un puissant outil de partage, d'intelligence collective voire de révolte populaire démocratique, nous avons découvert la face plus sombre du numérique et des réseaux sociaux : troubles de l'attention et de l'apprentissage, désinformation à grande échelle, circulation virale de discours de haine ou autres contenus problématiques, polarisation de l'information, absence de distance critique, addiction aux écrans, risques pour la santé mentale des plus jeunes. Voilà un sombre tableau qui nous oblige à repenser profondément notre rapport au numérique si nous ne voulons pas devenir cette civilisation du poisson rouge que décrivait en 2019 le président d'Arte, Bruno Patino.

Si la presse est le quatrième pouvoir, les réseaux sociaux et les plateformes numériques sont aujourd'hui le premier pouvoir de notre société. Nous ne pouvons l'accepter. Nous ne pouvons accepter qu'une dizaine d'algorithmes dicte les contenus qui méritent de retenir notre attention et fasse le tri pour nous. Les plateformes ont leurs propres règles, leurs propres intérêts, et remettent en cause notre règle commune : l'intérêt général.

Il y a urgence à agir et l'éducation aux médias mérite du temps long pour faire effet. Comment pouvons-nous accélérer la régulation des acteurs du numérique et de quels moyens disposons-nous pour mettre en place cette limitation ?

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Merci à vous trois pour vos propos très éclairants à défaut d'être très rassurants. Ma question s'adresse en particulier à M. Grimonpont. Elle concerne les algorithmes et la désinformation sur le changement climatique. La semaine dernière, se tenait une commission délocalisée au CNRS. J'ai interrogé son directeur sur la question du climatoscepticisme, de l'accélération de la diffusion des contenus associés et des conséquences potentiellement gravissimes sur l'action politique et la démocratie. J'ai pris connaissance avec intérêt de votre ouvrage Algocratie : vivre libre à l'heure des algorithmes. À l'heure où les rapports scientifiques s'empilent, comment expliquer que le consensus scientifique ne fasse pas l'unanimité ?

Comme vous l'expliquiez, les algorithmes promeuvent davantage les fausses informations que les vraies. Il en découle une responsabilité réelle des diffuseurs dans la propagation des « fake news » et du climatoscepticisme. J'aimerais connaître votre position à ce sujet. Vous avez déclaré : « La démocratie de l'information implique une situation dans laquelle les règles de diffusion et non pas le contenu de l'information seraient décidées de manière collective et décentralisée. » Se limiter à la responsabilité des diffuseurs suffit-il à empêcher la propagation de tels contenus ? Comment faciliter un réel partage des responsabilités entre l'émetteur et le diffuseur d'un contenu ?

Suite au constat pour le moins préoccupant que vous nous avez dressé tout à l'heure, malgré la toute-puissance des insultes, de la haine, des mensonges et du complotisme, êtes-vous confiants dans la loi que vous préconisez pour résoudre cette crise de l'information et toutes les autres ?

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Nathalie Sonnac, présidente du conseil d'orientation et de perfectionnement du Clemi

Mme Violette Spillebout, je salue la qualité de votre rapport, qui aboutit à la conclusion qu'il est nécessaire de renforcer l'éducation aux médias et à l'information. La question de la responsabilité est cruciale à mes yeux. Nous avons beaucoup entendu parler de la responsabilité des parents récemment mais les professeurs, les journalistes et la société civile dans son ensemble ont une responsabilité. Il s'agit de réfléchir à l'utilisation de ces outils et bien évidemment, la responsabilisation des plateformes est indispensable. La transposition de la directive SMA leur donne l'obligation de produire un rapport sur l'éducation aux médias et à l'information une fois tous les trois ans. Des obligations supplémentaires doivent absolument être introduites afin d'astreindre les plateformes à des obligations de moyens techniques et humains. Elles sont su se mobiliser et s'entendre à l'occasion des attentats de Christchurch. Nous devons chercher à aller plus loin.

Je comprends que vous ayez tendance à vous focaliser sur l'influence des réseaux sociaux sur les jeunes mais lorsque je rapportais tout à l'heure que selon 46 % des Français, la démocratie fonctionne mal, que 29 % pensent que les élections sont faussées, que 79 % sont favorables à la mise en place d'un contrôle de véracité des informations publiées dans les médias, et que 62 % s'informent prioritairement sur les réseaux sociaux, je ne faisais pas référence seulement aux jeunes mais à l'ensemble de la population. Nous naviguons tous sur ces réseaux en permanence et ne cherchons donc pas à stigmatiser les jeunes, même si je comprends vos préoccupations au vu de l'actualité. La défiance vis-à-vis de nos institutions est partagée par l'ensemble de la population. 29 % des Français éprouvent de la défiance aussi bien à l'égard des journalistes que de nos institutions et ce ne sont pas seulement des jeunes, loin de là.

Ne cherchons pas à complètement réinventer l'éducation aux médias et à l'information. Lorsque Jacques Gonnet a créé le Clemi il y a quarante ans, il était animé par la volonté d'établir un pont entre les médias et l'école. L'éducation aux médias et à l'information est très présente dans les écoles, et ce depuis plusieurs décennies. Les enseignants et les professeurs documentalistes assurent l'intégration de l'éducation aux médias et à l'information dans le socle commun des connaissances. Je faisais tout à l'heure référence aux attentats de Christchurch, on pourrait aussi penser à ceux du 13 novembre 2015 et à la décapitation du professeur Samuel Paty. Ces moments forts pour notre nation ont permis de nous faire avancer. Des réformes des programmes ont déjà eu lieu et je ne pense pas qu'il soit nécessaire de les réinventer complètement. Nous devrions plutôt nous efforcer d'étendre la base existante. La réforme de l'enseignement moral et civique en 2015 et la réforme des programmes de collège avec l'introduction des enseignements pratiques interdisciplinaires, puis la réforme des lycées en 2019, ont élargi l'éducation aux médias et à l'information. Les évolutions des programmes de seconde et de première (filières générales et professionnelles) et la réforme du baccalauréat ont renforcé les enjeux de compétences. J'évoquerai enfin l'entrée en vigueur du cadre de référence des compétences numériques où l'éducation aux médias est omniprésente. La circulaire de 2022 a introduit des référents académiques. Cette mesure est trop récente pour que nous puissions en évaluer les effets. Le tableau que nous dressons de la situation actuelle est sombre mais des avancées ont eu lieu dernièrement.

Il me semble important d'améliorer le pilotage de l'éducation aux médias et à l'information afin que chaque membre du système éducatif comprenne les enjeux liés à sa mise en œuvre. Des plans nationaux de formation ont été établis en collaboration avec le Clemi. Des plans académiques de formation existent aussi dans l'ensemble des territoires. Deux vade-mecum ont été réalisés en 2022 avec pour ambition de renforcer l'approbation aux médias et à l'information par l'ensemble des acteurs. Enfin, j'aimerais insister sur le rôle des professeurs documentalistes, qui n'ont pas la reconnaissance qu'ils mériteraient au sein de l'Éducation nationale. Ce sont très souvent eux qui permettent la réalisation d'activités pédagogiques interdisciplinaires, et l'interdisciplinarité me semble essentielle pour le numérique. La production d'information par des élèves dans le cadre d'activités scolaires me semble également importante. Dans mon propos liminaire, j'appelais à un changement d'échelle : beaucoup d'expériences sont dignes d'intérêt mais reposent exclusivement sur la bonne volonté d'un professeur et ne se retrouvent pas dans d'autres écoles. Je suis favorable à une « industrialisation » de l'éducation aux médias et à l'information du CP jusqu'à la terminale. Les médias participent déjà à cette démarche mais cela devrait être inscrit dans leurs contrats d'objectifs et de moyens et dans leurs conventions et contrats-cadres (notamment avec l'Arcom). Nous avons la capacité d'agir rapidement de faire ensemble que toutes les classes soient concernées.

Bien évidemment, le DSA et le DMA sont des éléments indispensables. L'échelon européen est indispensable. Il est déjà mobilisé, notamment sur la question de la régulation du numérique. J'en appelle à la transformation de la loi de 1986 pour partie, car je la juge trop complexe et désuète par certains aspects – même si d'autres mesures restent d'actualité. Il s'agit d'assurer la protection de l'indépendance de l'information et de l'éducation aux médias et à l'information, qui sont deux piliers essentiels.

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Arthur Grimonpont, ingénieur et essayiste

Sur la question de l'égalité d'accès à l'informatique numérique en fonction du milieu social, je pense que Mme Sonnac s'accordera à dire que l'éducation aux médias et à l'information est absolument indispensable mais insuffisante si elle est considérée de manière isolée. Sur Tiktok, réseau social qui n'existait pas en 2016 et qui est devenu le réseau social le plus populaire chez les jeunes aujourd'hui – c'est l'application la plus téléchargée au monde en 2022 –, 1,5 milliard de personnes passent en moyenne une heure et trente-cinq minutes par jour. Même si cela n'a pas valeur de preuve scientifique, on peut alors effectuer une expérience : celle de se forcer une seule fois dans l'année à passer une heure et trente-cinq minutes sur Tiktok. Vous n'avez pas besoin d'ouvrir un compte, vous pouvez faire défiler des vidéos sur la plateforme et l'algorithme interprétera vos centres d'intérêt. Personnellement, j'ai tenté plusieurs fois l'expérience sans jamais réussir à dépasser le quart d'heure de visionnage. En un quart d'heure, j'ai eu le temps de voir une vidéo d'une adolescente défigurée complètement anorexique qui avait probablement quatorze ou quinze ans, des enfants s'infliger des souffrances atroces à des tortues vivantes en leur arrachant leur carapace, des messages qui semblaient relever d'une ingérence russe ou chinoise dans notre politique nationale, et ce ne sont que des exemples. Ce genre d'expérience est utile pour la compréhension des enjeux de l'éducation aux médias et à l'information. Quelle place reste-t-il à la liberté d'information et d'opinion dans un tel environnement ? L'environnement informationnel d'une plateforme comme Tiktok n'est absolument pas contrôlé. Exprimer l'idée que l'on jouit d'une liberté d'information et d'opinion sur une telle plateforme revient à restreindre la liberté de mouvement au périmètre d'un centre commercial géant. Je souscris à l'idée que les réseaux sociaux ne doivent pas être interdits sans discernement mais je pense que certains doivent être bannis étant donné qu'ils sont complètement néfastes.

S'agissant de la régulation de ces plateformes, nous commençons à agir dans la bonne direction à l'échelle européenne. Les États réagissent de deux manières. Le premier modèle est celui de la Chine, qui exerce un contrôle strict et autoritaire sur tous les flux d'information, dans le but de promouvoir les valeurs du parti et de favoriser l'éducation d'une partie de la jeunesse : sur Douyin, l'équivalent chinois de Tiktok, il est possible de trouver de nombreuses vidéos éducatives – et du contenu de propagande aussi, bien évidemment. Tout ne serait pas bon à jeter si nous subordonnions l'intérêt économique de ces plateformes à un intérêt collectif de long terme, qui peut être celui de l'éducation. Le modèle opposé est celui des démocraties occidentales, qui dans leur écrasante majorité, se laissent littéralement marcher dessus par ces plateformes sociales. Si par exemple vous demandez à un enfant chinois quel métier il souhaite exercer, il vous répondra sans doute qu'il veut devenir taïkonaute ou scientifique, alors que d'après une étude que j'ai lue, les jeunes Américains ou Britanniques souhaitent plutôt devenir des influenceurs ! Les États totalitaires ont tendance à sortir renforcés par le contrôle strict qu'ils exercent sur les flux d'information tandis que les démocraties sont fortement affaiblies. Le socle de connaissances indispensables pour vivre en société ne cesse de s'éroder. Nous vivons dans des bulles informationnelles et nous ne partageons plus une vision commune de la réalité du monde. Ainsi, pendant des manifestations qui tournent mal, si vous êtes plutôt favorable à la police, vous visionnerez essentiellement des vidéos de black blocs qui s'en prennent gratuitement à des policiers sur votre fil Twitter ou Instagram, alors que si votre sympathie va plutôt aux manifestants, vous visionnerez cette fois des vidéos de violences policières à l'égard des manifestants. La question n'est pas de débattre quant à la légitimité des violences de part et d'autre mais de souligner que la discussion est impossible si nous n'avons même pas accès aux mêmes contenus. Chaque camp se convainc de la légitimité de son point de vue et considère donc que l'autre camp est de mauvaise foi. Tout débat démocratique devient alors impossible.

Le DSA va dans la bonne direction mais de façon encore trop timorée. À mon sens, nous allons devoir nous attaquer à la question sous-jacente : la course à l'attention et le modèle publicitaire de ces plateformes. Nous ne pouvons pas remettre en cause ce modèle économique du fait de la puissance de ces entreprises mais leurs espaces ne sont pas des places publiques alors qu'elles se comportent comme si c'était le cas. C'est très problématique. Je pense que nous devrions obliger ces plateformes à basculer à terme vers un modèle par abonnement. Cela ne résoudra pas tous les problèmes, comme nous l'avons vu pour Netflix, mais cela pourrait inciter ces acteurs à abandonner cette course à la déviation de l'attention en tant qu'unique métrique de succès. On pourrait imaginer qu'elles s'engagent à faire prévaloir des principes démocratiques dans la recommandation de certains types de contenus. Je pense qu'adopter une démarche discrétionnaire en censurant une information ou un compte sur un réseau social est potentiellement dangereux et risque de dévier vers une censure centralisatrice ; en revanche, exercer un contrôle démocratique décentralisé sur les flux d'information me semble essentiel. Certaines plateformes l'ont déjà expérimenté avec succès. Malheureusement, les alternatives aux réseaux sociaux dominants souffrent d'une distorsion de concurrence sur le marché de l'attention dès lors qu'elles s'efforcent d'agir dans l'intérêt public.

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Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières (RSF)

On peut se sentir complètement noyé face aux réseaux sociaux. Nous avons affaire à des problèmes multiples et extrêmement complexes. Nous avons tout d'abord affaire à des États despotiques qui ne se contentent pas de contrôler l'information qui circule dans leur pays mais entreprennent de bouleverser l'ordre mondial de l'information. Nous avons ensuite affaire à des sociétés massivement étrangères qui imposent leur vision marchande à l'espace public. S'ajoutent à cela des considérations idéologiques sur la nature de la liberté d'expression. Un espace public doit-il être une jungle ou doit-on considérer les règles de droit international sur la liberté d'expression ? Comme je le disais tout à l'heure, nous ne pouvons pas nous inspirer du droit existant car les intelligences artificielles ne seront pas rendues plus démocratiques en nous reposant sur la logique ancienne de la régulation des médias. Une réponse unique n'équivaut pas au pluralisme dans les médias.

Comment peut-on résoudre un problème aussi complexe ? Si nous cherchons à la résoudre par petits bouts, nous n'obtiendrons pas de réponse systémique satisfaisante au regard de la défense de la démocratique, de la concorde civile et de la liberté d'opinion et d'expression.

Bien entendu, il ne suffit pas de faire confiance aux plateformes, même si ces dernières prétendent lutter contre la désinformation et contre les propos haineux. La Commission européenne a développé un code de pratiques contre la désinformation. L'un des engagements attendus de la part des plateformes, négocié avec elles, était l'engagement n° 22 relatif à la création d'indicateurs de fiabilité à leurs audiences sur la base du volontariat. Sur douze plateformes susceptibles de mettre en œuvre cet engagement, seulement une s'est exécutée partiellement.

Nous ne pouvons pas non plus attendre que des discussions publiques se tiennent entre le pouvoir exécutif et les plateformes pour résoudre des problématiques de fond.

Nous avons lancé une initiative internationale : le partenariat pour l'information et la démocratie. Cinquante pays y ont adhéré à travers leurs ministres des Affaires étrangères. De multiples propositions concrètes de régulation ont été émises dans ce cadre. Pour répondre à des enjeux de changement de paradigme technologique et de mondialisation de l'espace public, il faut articuler ces logiques géopolitiques en constituant une coalition de démocraties qui peuvent développer un espace numérique démocratique relativement homogène, résister aux entreprises totalitaires et articuler le travail de la société civile et de l'intergouvernemental dans une logique de productivité. Je tiens à votre disposition les travaux du forum sur l'information et la démocratie, qui est notamment soutenu par la France. Cette institution tient un sommet annuel pour l'information et la démocratique en marge de l'Assemblée générale des Nations unies.

Reporters sans Frontières a lancé un bus pour le droit à l'information, considérant que ces questions ne peuvent pas être réservées aux seuls journalistes ou spécialistes de la question. Je pense à Clemenceau lorsqu'il disait que la guerre n'était pas qu'une affaire de militaires. Il est important que les citoyens soient associés à la réflexion. Même animé des meilleures intentions du monde, lorsque le Parlement voudra imposer des obligations aux plateformes numériques en complément de celles déjà imposées par le droit européen, d'aucuns se plaindront certainement que l'on veuille ainsi porter atteinte à leur droit de consulter Tiktok ou quelque autre plateforme à leur guise. Il ne s'agit pas non plus d'entrer dans une dogmatique corporatiste, y compris émanant des journalistes. Il était intéressant pour nous de confronter des journalistes à des citoyens non journalistes pour qu'ils puissent réfléchir ensemble à l'avenir de l'information. La logique n'est absolument pas que les uns tiennent un discours « pédagogique » à l'égard des autres – logique qui ne serait pas admise – mais de chercher à progresser ensemble. Nous avons formulé trente propositions, et vous en avez cité deux tout à l'heure. Nous les avons remises à qui de droit et j'espère que ces contributions seront prises en compte dans le cadre des États généraux de l'information.

Le problème est tellement complexe qu'en le segmentant, nous risquons de ne rien résoudre du tout ou seulement des parties insignifiantes. Nous avons affaire à un changement de paradigme technologique de grande ampleur où pour la première fois, l'espace public est mondialisé. À l'image de certaines négociations internationales sur des sujets fortement complexes, nous pouvons avoir besoin de poser des principes qui font l'objet d'un consensus. Plutôt que de penser que nous pourrons répondre à la problématique de la désinformation par des mesures contre cette dernière, nous pouvons chercher à réfléchir de manière positive sur ce qu'est un espace public au vingt-et-unième siècle, sur sa composante nationale et sa composante internationale, et sur les principes communs qui peuvent régir l'organisation de cet espace public. Sommes-nous d'accord pour que les lois de l'espace public soient transparentes ? Si oui, nous devons en tirer les conclusions. De ce point de vue, le DSA ne va pas assez loin puisqu'il vise à mettre en place une transparence sur les intentions et pas vraiment sur le texte de loi. Sommes-nous d'accord sur le principe de l'intégrité de l'information ou cela doit-il être laissé à l'appréciation des plateformes ? Sommes-nous d'accord sur la notion de pluralisme ? Sommes-nous d'accord pour déployer des mécanismes de protection pour les individus et pour le système démocratique dans son ensemble ? Une réflexion a été engagée par une commission de la société civile avec la déclaration sur l'information et la démocratie, et cette initiative peut être déclinée au niveau national.

Pour éviter de se noyer et de dépenser vainement notre énergie à traiter une myriade de problèmes, nous pouvons chercher à nous concentrer sur les points qui nous semblent les plus importants, puis à mettre en œuvre des mesures que nous pourrons imposer aux différents acteurs : les médias, les plateformes numériques, etc. L'idée serait de commencer par une réflexion stratégique avant que d'aborder les questions tactiques pour chaque sujet. Les États généraux de l'information qui ont été annoncés par le Président de la République auront vocation à développer une telle stratégie. J'insiste au passage sur la nécessité d'adopter une logique transpartisane. Il convient de distinguer le cadre procédural (comment favoriser l'honnêteté intellectuelle) de la logique des contenus. Si l'on adopte la deuxième approche, on risque de se focaliser sur les différences. Je n'irai pas jusqu'à dire que l'information devient un bien commun dès lors que l'espace public en est un. Une information peut être classifiée, commerciale, publique ou autre. En revanche, la « place du village » où les informations sont échangées est un bien commun national, supranational (à l'échelon européen) et international.

Il y a déjà beaucoup à faire en lien avec l'organisation et l'architecture de l'espace public. On peut se demander s'il convient de partir de l'existant ou de construire un nouveau schéma général. Ma conviction est que nous pouvons toujours chercher à exploiter des éléments existants mais que la situation est tellement nouvelle et inédite, dans laquelle le droit est devenu complètement caduc et par de nombreux égards infertiles pour la réflexion, qu'il vaudrait mieux chercher à construire un nouveau schéma et à trouver un accord sur ses éléments constitutifs avant que d'entamer la construction détaillée.

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J'ai bien compris que vous nous suggériez, pour ne pas nous noyer, d'utiliser une bouée et/ou d'apprendre à nager… Nous passons à la phase de questions des autres députés.

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Les réseaux sociaux sont le point d'entrée des jeunes pour acquérir des savoirs et aussi des codes. Le problème n'est pas tant lié à l'accès au contenu éducatif et informationnel sur les plateformes numériques qu'à l'usage qui est fait du numérique ou la compréhension de son contenu. Les inégalités se creusent alors : là où les familles exercent une surveillance et là où les professeurs rendent intelligibles les contenus numériques, les élèves sont capables d'apprendre et d'évaluer la qualité des informations, et donc d'adopter un usage éclairé du numérique. Sans accompagnement ou sans éducation au sens critique, une partie de notre jeunesse se retrouve enfermée dans des boucles où un algorithme leur propose un type de contenu, rendant une image distendue voire déformée de la réalité, ouvrant la voie à l'obscurantisme ou au complotisme. Comment dès lors réussir l'accès à la démocratisation et au décodage des informations face aux flux incessants auxquels notre jeunesse est soumise au même titre qu'un grand nombre d'adultes ?

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Dans l'introduction de la communication de la mission flash menée par M. Ballard et Mme Spillebout, il est écrit : « L'éducation aux médias vise à former des citoyens capables tout au long de la vie et pas seulement lors de leur formation, d'exercer leur esprit critique ». J'ai été frappée par le nombre de mesures techniques proposées. Elles me paraissent certes importantes mais nous ne pouvons pas faire l'économie de la discussion quasi philosophique sur le sujet : que voulons-nous que nos enfants deviennent une fois adultes face à ce flux ininterrompu de données qui submerge leur téléphone ? Que faire pour qu'ils deviennent des citoyens avertis ? L'esprit critique me semble être l'angle qui aurait dû être pris. Ma question est donc la suivante : comment installer la culture du doute dans notre système éducatif ?

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Je remercie les trois intervenants pour la qualité de leurs exposés. Selon une enquête commandée par le CSA en 2021, 85 % des jeunes entre 10 et 15 ans croient au moins à une théorie complotiste et 69 % des adolescents admettent ne jamais chercher la source d'une information. Comme Nathalie Sonnac l'indiquait, nous avons affaire à une véritable urgence démocratique. Un travail a déjà été initié par le Clemi ainsi que par les sociétés d'audiovisuel publiques. Je pense par exemple à France Télévisions avec son tour de France des académies. Je citerai également Radio France, Arte et TV5 Monde. Nous pouvons effectivement inciter à ce que ces notions soient couvertes par les contrats d'objectifs et de moyens.

Comment faire plus et mieux avec notamment les sociétés audiovisuelles publiques ? J'établis un lien avec la mission sur l'avenir de l'audiovisuel public, dont j'étais le rapporteur. Nous avions d'ailleurs proposé que les amendes infligées aux éditeurs de services de télévision puissent être récupérées par l'Arcom pour financer les travaux sur l'éducation aux médias et à l'information. Nous avons également préconisé la nomination d'un délégué interministériel.

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Nos jeunes consomment principalement l'information par les réseaux sociaux. Même si ceux-ci facilitent l'accès à l'information, cette dernière se retrouve biaisée par la mainmise de leurs dirigeants et par leur gestion et pas seulement par les algorithmes.

Le manque de régulation de ces plateformes présente plusieurs risques : fausses informations, informations non vérifiées mais fortement promues. Pour pouvoir bénéficier de ces plateformes, les jeunes doivent développer des compétences numériques. Or souvent, dans les milieux populaires, les parents eux-mêmes ne disposent pas de ces connaissances. L'école est alors le seul endroit où cet apprentissage est possible. Le Gouvernement a d'ailleurs présenté en début d'année sa stratégie pour le numérique, dont le deuxième axe prévoit justement de permettre aux élèves de devenir des citoyens éclairés. J'aimerais connaître votre opinion sur cette stratégie. Pensez-vous que les moyens prévus par le Gouvernement permettent effectivement de construire des esprits éclairés. Si ce n'est pas le cas, quelles mesures préconisez-vous afin que notre école républicaine outille au mieux nos élèves en ce sens ?

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L'utilisation croissante des écrans par la population générale et, plus encore, par les jeunes, a un impact environnemental significatif. La fabrication des écrans entraîne une dégradation des écosystèmes et pour certains utilisateurs, les mails et vidéos regardés et le stockage dans le Cloud peuvent sembler être des ressources illimitées et virtuelles mais là encore, l'impact environnemental est conséquent. Alors que l'utilisation du numérique peut offrir des avantages pédagogiques indéniables, il est essentiel de mettre en place des pratiques responsables pour minimiser leurs conséquences environnementales.

Pendant quelques années, le modèle matériel préconisé par l'Éducation nationale était basé sur le « BYOD » ( bring your own device – apportez votre propre matériel) mais depuis la crise du Covid, beaucoup de territoires privilégient la distribution d'outils personnels à chaque élève ainsi qu'aux enseignants. Cependant, les élèves disposent aussi très souvent d'autres écrans personnels qu'il s'agisse d'un smartphone, d'une tablette ou d'un ordinateur. Ces doublons voire triplons de supports numériques individuels tendent à augmenter l'empreinte carbone liée à leur fabrication et leur usage. Quelle stratégie pouvons-nous envisager pour diminuer cet impact environnemental ?

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Ma question porte sur l'enseignement scolaire et l'intelligence artificielle : l'irruption du numérique à l'école il y a une quinzaine d'années a bouleversé l'accès des élèves et des professeurs à l'information et à la documentation. Quels sont les enjeux de l'arrivée de l'intelligence artificielle ?

Les professeurs et les intelligences artificielles sont-ils des amis ou des ennemis ? Un dirigeant de GAFA prévoyait que les professeurs seraient bientôt superfétatoires. J'en doute mais j'aimerais connaître votre opinion.

Quelles sont les réflexions du Clemi sur l'apport de l'intelligence artificielle à la pédagogie des humanités, des sciences dures et des métiers ? Le Clemi entreprend-il des réflexions qui permettraient à l'Éducation nationale de s'approprier les intelligences artificielles ?

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Cette table ronde nous rappelle l'intérêt d'apporter une réponse multivectorielle au sujet de la régulation du temps passé devant les écrans, du développement de la capacité critique nécessaire pour décrypter le faux du vrai, de la capacité à garder la maîtrise de ses données personnelles et d'un usage des réseaux sociaux qui soit éthique et respectueux des autres. Les parents resteront dans tous les cas les meilleurs éducateurs à l'information et aux médias. Nous venons de voter l'établissement d'une majorité numérique à quinze ans, dont les parents doivent s'emparer pour préserver leurs enfants de contenus non adaptés à leur âge et à un esprit critique en pleine formation.

Les professeurs sont sensibilisés depuis longtemps à un sujet sur lequel ils se documentent le plus possible, documentalistes et enseignants en technologies au premier chef, mais aussi professeurs d'histoire, de français et d'autres matières, pour véhiculer de façon répétée et transversale un message important pour apprendre aux jeunes à maîtriser les médias et à développer une saine relation, loin de la dépendance, libre et réfléchie avec eux.

Les collectivités peuvent aussi mettre en place des actions d'éducation à destination des publics de parents et de jeunes. Je pense notamment aux résidences de journalistes qu'une communauté de communes proche de chez moi envisage de créer. Je ne parle même pas du rôle des plateformes d'autorégulation et des médias, qui sont également susceptibles d'intervenir.

C'est ainsi à chacun de s'emparer d'un sujet qui nous intéresse tous au plus haut point et qui ne pourra être traité sans une prise de conscience collective, suivie évidemment d'actions.

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Vous avez capté mon attention sans générer pour autant le moindre revenu publicitaire et je vous en remercie ! Au cœur des sujets d'éducation et d'information se trouve celui de la lecture et de tout ce qui peut en stimuler l'exercice. À l'entrée en sixième, à peine un jeune sur deux est capable de lire un texte avec aisance. Ce constat alarmant exhorte à renforcer certaines politiques publiques : quart d'heure lecture, pass culture, renforcement des fondamentaux. Nous pouvons aussi nous interroger sur la place du numérique en tant que support à la lecture. Une stratégie visant à développer le goût de la lecture à travers le numérique est-elle envisageable à vos yeux ? Plus globalement, voyez-vous le numérique plutôt comme une chance ou commue une menace pour l'art et le plaisir de la lecture ?

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Nous sommes confrontés à de nombreux défis liés à la propagation de l'information, en particulier à travers les réseaux sociaux. En effet, ces plateformes jouent un rôle majeur dans la diffusion rapide des informations mais elles soulèvent aussi des questions liées aux scènes de violence que nous avons récemment connues. Nous savons que les réseaux sociaux peuvent être des outils puissants pour mobiliser rapidement un grand nombre de personnes et pour diffuser des informations en temps réel. Cependant, il est important de comprendre si ces plateformes amplifient les tensions et les violences ou si elles sont simplement le reflet de problèmes préexistants au sein de notre société. Il est essentiel d'analyser de manière critique le rôle de ces réseaux sociaux dans la propagation de cette information et les conséquences sur la société. Cela permettra de mieux comprendre les défis auxquels nous sommes confrontés et de trouver des solutions adaptées. Nous devons également prendre en compte les facteurs sociaux, économiques et politiques qui contribuent aux émeutes urbaines. Les réseaux sociaux agissent-ils comme un catalyseur en permettant aux individus de coordonner leurs actions de manière plus efficace, ou sont-ils simplement un moyen de rendre visibles des tensions déjà présentes ?

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Comme vous l'avez dit, M. Deloire, cette situation est inédite mais rien ne semble pouvoir inverser le mouvement vers la numérisation. Le progrès finira par s'imposer et tout juste pouvons-nous l'accompagner. Comme l'a dit Mme Sonnac, nous ne devrions pas être hypocrites car nous-mêmes sommes des utilisateurs des outils numériques. La différence cependant avec les jeunes générations est que nous avons reçu une éducation « classique » en écrivant sur un cahier avec un stylo. Nous appréhendons donc sans doute cette technologie différemment des jeunes qui y ont commencé à manipuler des tablettes à l'âge de deux ans. La variété des sources et la gratuité permettent aussi aux réseaux sociaux de s'imposer. Ils sont devenus une source d'information privilégiée par rapport à tous les autres médias pour les moins de trente ans. Il nous revient de renforcer les responsabilités éducatives, y compris au sein du cercle familial, en veillant à ce que les contenus auxquels les jeunes accèdent soient adéquats.

On observe que, chez les tout petits, l'introduction précoce du numérique peut avoir des effets négatifs sur la capacité à se concentrer et sur l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. Devrions-nous fixer un âge minimum avant que les enfants ne puissent être en contact avec les outils numériques (y compris en présence de leurs parents) ?

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L'ère du numérique pose en effet une série de défis nouveaux mais ravive aussi des défis plus anciens. Les plateformes numériques ont développé une économie qui vise à capter l'attention de leurs utilisateurs. Cela correspond à l'économie de l'attention que vous avez fort bien décrite. Par ailleurs, ces mêmes plateformes ont tendance à exploiter nos données personnelles comme de véritables marchandises. Nos modes de communication évoluent profondément. Nous entrons dans l'ère du spectacle numérique.

La fracture numérique est la fille des fractures sociale, territoriale et scolaire. L'accès aux outils numériques pour tous est primordial mais surtout, il faut que les outils numériques soient correctement utilisés dans le cadre éducatif ou informationnel. L'école a un rôle fondamental à jouer pour permettre d'acquérir les bons comportements. Ma question est simple : quelles mesures concrètes préconisez-vous dans nos écoles et pour la presse, deux institutions fragilisées, afin que les citoyens soient les mieux immunisés possible face aux menaces spécifiques de cette ère du numérique ?

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Arthur Grimonpont, ingénieur et essayiste

Je pense que nous avons affaire à une asymétrie totale entre la capacité d'influence d'une entreprise valorisée à plusieurs milliers de milliards de dollars et la liberté d'opinion ou la capacité à exercer un jugement critique de la part d'un jeune adolescent utilisateur de ses services. Et ce d'autant plus que la valeur boursière de ces entreprises repose notamment sur leur capacité à capter l'attention de ces enfants ou de ces adolescents, même si cela les dévie fortement de leur intention première.

Pour favoriser l'alphabétisation dans une région du monde, on interdit le travail des mineurs et on impose la scolarité obligatoire. Quand on cherche à faire diminuer le taux de criminalité, on a tendance à interdire le port d'arme, sans inciter les parents à éduquer leurs enfants à adopter des comportements non violents, à participer à des œuvres de charité ou à lire davantage le soir. La réponse à ce type de problématique ne peut qu'être collective. De la même façon que l'école a été rendue obligatoire, il va falloir réguler l'espace de l'information et de la communication. Je souscris entièrement aux propos de Christophe Deloire : au-delà de l'apparence, la question primordiale est le fond de la structure de ces plateformes. Fort heureusement, les États possèdent encore la capacité de légiférer à ce niveau.

Mon point de vue sur l'empreinte environnementale du numérique est quelque peu hétérodoxe. Je suis moi-même cofondateur et président d'une association qui s'intéresse à la sécurité alimentaire pour la France, dans un monde où les températures augmenteraient de trois degrés et où l'accès au pétrole serait limité. Je suis fortement sensibilisé aux enjeux du changement climatique et inquiet de l'évolution en cours mais je pense que la question de l'empreinte environnementale des objets numériques est secondaire, au même titre que pour un tank ou une arme à feu. Les médias sociaux sont le reflet de notre représentation du monde, qui est constamment renouvelée. Si cette représentation dévie complètement de notre réalité, nous aboutirons à une situation dans laquelle nous ne serions même plus d'accord quant à l'existence d'un enjeu climatique. Cette préoccupation dépasse largement celle de l'empreinte environnementale des écrans.

On me demande d'ailleurs si ces environnements numériques survivront à un monde plus sobre, sachant que les intelligences artificielles requièrent l'utilisation de supercalculateurs. Je pense que l'espace informationnel pourra se maintenir encore pendant de très longues années, même sous d'autres formes. Le contenu de Wikipédia en anglais représente 20 Go, ce qui tient facilement sur une clef USB. En dehors de vidéos à très haute définition, on peut maintenir un espace de l'information de manière pérenne, y compris sous de très fortes contraintes environnementales.

Pour ce qui est du déclin de la lecture, nous constatons qu'au fil des générations et au fil du temps au sein de chaque génération, l'usage de la lecture tend à diminuer. Ceux qui ont cherché à évaluer l'incidence des médias sociaux sur le développement de l'intelligence et des capacités cognitives ont montré que les contenus ne sont pas spécialement avilissants en soi mais que la fréquentation de ces médias détourne les adolescents d'activités qui favoriseraient leur développement intellectuel, cognitif, psychologique et physique. Faut-il réguler l'accès des jeunes aux réseaux sociaux ? Je ne pense pas qu'il faille restreindre les libertés individuelles pour satisfaire le modèle économique de ces plateformes mais plutôt subordonner ce modèle économique à notre intérêt collectif. Des millions d'adolescents interagissent au quotidien sur ces espaces. Essayez d'interdire à vos enfants d'accéder à Instagram ou à Tiktok, ils le vivront comme un drame, et à juste titre, puisque cela supprimera une grande partie de leur vie sociale. Même si je suis favorable à la limitation de l'âge d'accès aux plateformes à quinze ans, je pense qu'à terme, nous devrons veiller à adapter ces outils aux enfants plutôt que le contraire.

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Nathalie Sonnac, présidente du conseil d'orientation et de perfectionnement du Clemi

Le COP du Clemi est un collège de soixante personnes incluant des représentants des pouvoirs publics, du système éducatif et des professionnels de l'information et de la communication. Cela permet d'agir sur la responsabilité collective de renforcer l'éducation aux médias et à l'information et de traduire cela dans les faits par la mobilisation de l'ensemble des acteurs.

Nous disposons d'axes d'action tout à fait efficaces. Les partenariats du Clemi ont été renforcés cette année. Nous avons mis en œuvre le Tour de France de l'éducation aux médias et à l'information grâce au groupe France Télévisions dans le cadre de la convention signée avec le ministère de l'Éducation nationale et de la jeunesse. Les acteurs du secteur radiophonique se sont par ailleurs engagés à généraliser la web radio au collège. Enfin, le Clemi a entrepris un partenariat avec le groupe JC Decaux en juillet sur le thème : « Les écrans : apprendre à s'en servir pour ne pas les subir » Une campagne de sensibilisation a été organisée sur 1,6 million de panneaux publicitaires en France.

Je pense donc qu'il est tout à fait possible de renforcer le lien entre l'école et les médias à travers les contrats d'objectifs et de moyens du service public et les conventions avec les entreprises privées et les plateformes. Notre objectif est que ces acteurs participent à l'information. Les journalistes ont vocation à aider les professeurs des écoles à se former.

Je suis professeur en sciences de l'information et de la communication et je participe à un groupe de travail qui étudie la possibilité de créer un « Clemi Sup » qui collaborerait avec l'enseignement supérieur et la recherche. Nous avons d'ailleurs organisé une journée d'ateliers à la Sorbonne avec des professeurs et des chercheurs en sciences de l'information et de la communication.

Je souscris entièrement à la proposition que vous avez citée, consistant à utiliser les amendes infligées par l'Arcom pour l'éducation aux médias et à l'information. Je considère que ce serait beaucoup plus utile que de les octroyer au Centre national du cinéma et de l'image animée. Je souscris également à votre proposition de délégation interministérielle. Je pense que c'est une bonne idée compte tenu de la situation que nous avons vécue. Je ne pense pas que nous soyons noyés ou dépassés ; il est possible d'agir.

La donnée est la principale matière première de l'économie numérique. Sa valeur réside à la fois dans l'usage qui peut en être fait que dans les croisements possibles avec d'autres données. Là encore, nous pouvons faire en sorte de garantir la transparence des processus de collecte d'information. Nous avons besoin d'une éthique de l'algorithmie. C'est l'un des objets de l' Artificial Intelligence Act en cours de discussion au niveau européen : ce texte a vocation à intégrer des objectifs de politique publique à l'intelligence artificielle. Ma proposition repose sur trois points. Il s'agit tout d'abord d'assurer des conditions d'accès équitables et loyales aux données de consommation des programmes (incluant la géolocalisation des utilisateurs et des audiences des programmes). Il existe actuellement une forte asymétrie entre les plateformes numériques et les groupes audiovisuels (publics ou privés) mais cette asymétrie peut être réduite. Ma seconde proposition consiste à renforcer les règles relatives à l'utilisation et la transmission à des tiers des données recueillies en lien avec la consommation des programmes. Enfin, ma troisième proposition est de créer un dispositif permettant de partager la valeur de la donnée entre l'éditeur et le fournisseur d'accès à Internet. Là encore, il est possible de légiférer pour tempérer la dissymétrie actuelle entre les plateformes et les groupes audiovisuels et médiatiques.

Concernant l'éducation aux médias et à l'information, j'aimerais mentionner deux projets phares : le projet européen De Facto, créé en association entre le Clemi, l'AFP et Sciences Po, qui vise à lutter contre la désinformation, et le programme Désinfox Afrique, qui contribue à la formation des formateurs au Cameroun et en Côte d'Ivoire.

Je partage vos réflexions sur le désordre informationnel. Réguler l'espace de l'information est possible tout en protégeant la fabrication et l'indépendance de l'information, en créant un cadre de la donnée, en renforçant l'éducation aux médias et à l'information par un partenariat solide pour assurer la formation des professeurs et de leurs élèves – avec la contribution des journalistes publics et privés – et en définissant un marché pertinent de l'information – cela existe déjà à l'étranger, et nous pouvons nous appuyer sur des travaux de recherche en la matière. Tout cela ne réglerait pas l'ensemble des problématiques mais cela nous éviterait de nous sentir noyés. Nous disposons déjà d'un certain nombre de mesures « clefs en mains » qui ne sont pas si complexes à mettre en œuvre. Elles contribueraient à réduire le désordre informationnel. Je considère que cela relève d'une volonté politique.

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Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières (RSF)

J'ai enfin trouvé la réponse à votre analogie de la bouée. Je pense que nous ne pouvons pas demander à l'éducation aux médias d'être un bateau qui renverserait le cours du Mississippi. Si l'on considère le faible temps consacré à l'éducation aux médias et à l'information par rapport au temps passé par les jeunes sur les réseaux sociaux, on peut noter qu'ils sont soumis à une contre-éducation lorsqu'ils consultent les contenus de certains influenceurs qui imaginent des complots partout ou qui ont un rapport aberrant avec le monde réel. C'est un courant qu'il faut savoir renverser. Tout en conservant les axes d'éducation sur les médias, sur l'information, sur les biais cognitifs, sur les modes de captation des informations, des idées et des opinions, nous pourrions envisager un point de vue plus large sur les relations entre l'éducation et l'univers numérique.

Le débat actuel est centré sur la régulation du numérique sous l'angle de la défense de la démocratie ou du droit à la liberté d'opinion ou du droit à l'information, mais nous pouvons aussi nous intéresser à ce que nous pourrions attendre des plateformes numériques sur les sujets éducationnels. En quoi pourraient-elles contribuer à limiter la contre-éducation et favoriser l'éducation ? Je n'ai pas vu de nombreux travaux en la matière mais je pense que cela mérite que l'on s'y intéresse. L'éducation est un enjeu majeur, les plateformes ont un enjeu majeur sur le marché d'échange des idées, des opinions et des informations. Après tout, la politique des médias incluait marginalement une forme de réflexion sur l'éducation. Pourquoi n'évoquerions-nous pas le sujet avec des plateformes numériques dont le pouvoir est nettement plus développé ? On envisagerait alors logiquement une démarche normative sur un plan purement démocratique.

Supposons que je sois capable par mon seul odorat de savoir si une eau est empoisonnée. Cela ne me permettra pas pour autant de garantir la santé de ceux qui consommeront cette eau. L'objectif est de mettre en place une politique qui permettrait que l'eau ne soit pas empoisonnée.

L'organisation de l'espace public étant désormais asservie à la logique marchande des plateformes numériques, les personnes qui se trouvaient à la marge de l'espace public, propageant par exemple des propos haineux et des appels à la violence, « dénonçant » des complots, véhiculant des informations corrompues ou stipendiées, se retrouvent au centre. Si nous voulons accroître l'intérêt de ces plateformes pour l'éducation et plus généralement pour la vie démocratique, nous ne devons pas chercher à élargir le champ des exceptions à la liberté d'expression mais ramener ces personnes à une position marginale. Inversement, il convient de mettre en valeur les producteurs de contenus qui affichent une certaine neutralité ou qui mettent en œuvre des efforts pour garantir l'intégrité des informations communiquées, qui ont une plus grande valeur éducative. C'est un vaste sujet. Votre commission a-t-elle les moyens d'orienter le débat dans cette voie ?

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C'est un vaste programme en effet. Je vous remercie pour la densité et la qualité des échanges. Vous nous avez soumis des propositions de court, moyen et long terme. Je retiendrai notamment deux axes : agir sur la qualité de l'information et faire en sorte que les récepteurs que nous sommes soient en mesure de déceler les informations qui auraient pu être corrompues ou qui plus généralement ne seraient pas véritables. C'est à cette condition que nous serons capables de surnager dans l'océan d'information que sont les réseaux sociaux. Ceux-ci peuvent être une grande chance à condition de bien les maîtriser. Merci encore pour la qualité de vos contributions.

La séance est levée à dix-neuf heures cinquante.

Présences en réunion

Présents. - Mme Emmanuelle Anthoine, M. Rodrigo Arenas, Mme Bénédicte Auzanot, M. Philippe Ballard, Mme Géraldine Bannier, M. Quentin Bataillon, M. Belkhir Belhaddad, Mme Béatrice Bellamy, M. Philippe Berta, M. Bruno Bilde, Mme Sophie Blanc, M. Idir Boumertit, Mme Céline Calvez, Mme Agnès Carel, M. Roger Chudeau, Mme Fabienne Colboc, M. Hendrik Davi, M. Inaki Echaniz, Mme Estelle Folest, M. Jean-Jacques Gaultier, M. Fabrice Le Vigoureux, Mme Sophie Mette, Mme Frédérique Meunier, M. Maxime Minot, M. Jérémie Patrier-Leitus, Mme Béatrice Piron, Mme Isabelle Rauch, M. Jean-Claude Raux, Mme Cécile Rilhac, Mme Violette Spillebout

Excusés. - Mme Aurore Bergé, Mme Soumya Bourouaha, M. Raphaël Gérard, M. Frantz Gumbs, M. Stéphane Lenormand, M. Frédéric Maillot, Mme Véronique Riotton, Mme Claudia Rouaux, M. Boris Vallaud, M. Paul Vannier

Assistaient également à la réunion. - M. Dino Cinieri, M. Fabien Di Filippo