Intervention de Arthur Grimonpont

Réunion du mardi 4 juillet 2023 à 17h50
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Arthur Grimonpont, ingénieur et essayiste :

Merci beaucoup pour cette invitation. Pour rebondir sur les propos de la présidente au sujet de ChatGPT et des agents conversationnels, je pense qu'un outil n'est pas neutre, a fortiori lorsque cent millions de personnes l'ont expérimenté en moins d'un mois. La National Rifle Association aux États-Unis a adopté le slogan : « Guns don't kill people, people kill people ! » (« Ce ne sont pas les armes qui tuent les hommes, mais les hommes eux-mêmes. »), et je pense en l'occurrence que les algorithmes servent les intérêts de leur concepteur et qu'ils ne sont donc pas neutres, surtout lorsqu'ils manipulent le langage humain, qui est la première technologie de notre société et sur laquelle la politique s'appuie notamment.

L'écrivain de science-fiction britannique H.G. Wells a écrit en 1920 : « L'histoire de l'humanité ressemble de plus en plus à une course entre l'éducation et la catastrophe ». Un siècle plus tard, l'humanité a accumulé une somme prodigieuse de connaissances scientifiques, l'alphabétisation et l'éducation ont progressé partout sur Terre et l'information se propage infiniment plus vite qu'en 1920. Toutes ces conditions auraient dû nous permettre d'atteindre des sommets dans notre capacité à nous éduquer, à nous informer et à résoudre toute sorte de défis collectifs, mais au lieu de cela, nous avons l'impression que la catastrophe menace de l'emporter sur l'éducation à chaque instant. Six des neuf limites planétaires ont déjà été franchies, la démocratie régresse au profit de régimes autoritaires et l'espérance de vie a même commencé à décliner dans plusieurs pays développés. Comment expliquer ce paradoxe ? Ma conviction est que nous avons affaire à une crise invisible au sein de l'espace de l'information qui nous empêche de résoudre toutes les autres crises. Par « espace de l'information », j'entends, au sens le plus large, tout ce qui nous permet de comprendre le monde qui nous entoure. Dans la mesure où nous ne sommes pas omniscients, notre vision de la réalité du monde est filtrée par le prisme de notre environnement immédiat. Nous sommes donc obligés de nous reposer sur des médias pour nous apporter de l'information.

On distingue deux catégories de médias : les médias traditionnels (radio, presse et télévision) et les médias sociaux (les réseaux sociaux). Le principal biais induit par les médias traditionnels relève de la sensibilité politique de leur propriétaire. Un petit nombre de familles fortunées dans le monde possède la majorité des médias quand ces derniers ne sont pas aux mains d'États totalitaires. Ces propriétaires sont donc susceptibles d'influencer la ligne éditoriale, et par voie de conséquence, l'opinion publique, l'issue du débat public voire l'issue des élections. Cependant, les médias traditionnels ont perdu le statut de canal privilégié d'accès à l'information au profit des médias sociaux, dont le tamis se superpose au goulet d'étranglement des médias traditionnels. Vous utilisez certainement plusieurs de ces réseaux sociaux : Youtube, Facebook, Instagram, Snapchat, Twitter, Tiktok, etc. Leurs fonctionnalités et leurs apparences sont diversifiées mais ils reposent sur le même modèle économique : leur objectif est de capter l'attention de plusieurs centaines de millions d'utilisateurs et de la convertir en revenus publicitaires. Les entreprises les plus puissantes de la planète, dont les capitalisations boursières sont les plus élevées, sont en compétition pour extraire une ressource immatérielle limitée : notre temps d'attention.

L'économie de l'attention n'est pas un concept nouveau, pas plus qu'un modèle économique basé sur les revenus publicitaires, mais ces plateformes ont développé une capacité inédite à capter notre temps d'attention. Elles étaient totalement inexistantes à mon adolescence il y a une quinzaine d'années et elles sont devenues le premier usage du Web, aussi bien en termes de temps passé que de nombre d'utilisateurs. On estime que cinq milliards d'êtres humains interagissent quotidiennement avec les réseaux sociaux à raison de deux heures et trente minutes par jour. Rien que sur Youtube, l'humanité consomme chaque jour l'équivalent de cent vingt mille ans de vidéos. Ce qui devient particulièrement perturbant, c'est que les trois-quarts de ces vidéos ont été suggérées par un algorithme. Ce programme sélectionne, dans l'océan d'information disponible, les contenus qui sont les plus susceptibles de retenir l'attention de l'utilisateur à un instant donné. Les mêmes types d'algorithmes sont capables de construire un fil d'actualité personnalisé sur Twitter ou Instagram ou de vous proposer directement une vidéo sur Tiktok.

Pourquoi ne serions-nous pas reconnaissants envers ces algorithmes qui nous aident à trier l'information disponible ? Le principal problème est que ces algorithmes ne sont pas du tout conçus pour servir notre intention profonde mais pour capter notre attention. Si par exemple vous passez près du lieu d'un accident sur la route, votre attention sera irrésistiblement attirée. Un algorithme analysant votre comportement en déduirait que vous adorez regarder des accidents de la route et il vous en suggérerait de nouveaux à regarder au fil des kilomètres. L'économie de l'attention a des conséquences désastreuses, aussi bien à l'échelle individuelle que collective.

On estime que dans les pays de l'OCDE, un enfant passe trois fois plus de temps durant sa scolarité devant un écran qu'à l'école. On sait par ailleurs que les jeunes enfants surexposés aux écrans – c'est-à-dire la plupart des enfants – développent des troubles de l'attention, des retards de développement du langage, des retards de développement cognitif qui les poursuivent parfois toute leur vie, etc. Chez les adolescents, les médias sociaux exacerbent à l'extrême l'instinct de comparaison sociale, si bien que dans la plupart des régions du monde, on assiste à une augmentation du sentiment de solitude et d'anxiété, voire des phénomènes dépressifs et des comportements suicidaires – et notamment chez les jeunes filles. Tous ces effets sont liés à l'addiction générée par les plateformes et il ne faut pas y voir un effet collatéral mais le résultat de leur objectif premier : du temps que nous y consacrons dépendent leurs revenus publicitaires. Reed Hastings, alors PDG de Netflix, avait déclaré : « Notre premier concurrent est le sommeil, et nous sommes en train de gagner ! » Un besoin physiologique primaire est ainsi vu comme un obstacle au modèle économique de ces entreprises.

Les principales conséquences des médias sociaux se mesurent à l'échelle collective. Je cite le philosophe Michel Serres : « Chaque fois qu'une révolution de l'information intervient, les civilisations basculent et se mettent en place de manière nouvelle. » Nous vivons actuellement une révolution de l'information, probablement de la même ampleur que celles qui l'ont précédée (l'invention de l'écriture, celle de l'imprimerie et la création d'Internet). Une poignée d'algorithmes qui obéissent à des intérêts privés choisit ce à quoi l'humanité est censée accorder son attention à raison de plusieurs heures quotidiennes. Ces algorithmes accordent une préférence systématique au sensationnalisme, aux mensonges et à la haine étant donné que ces contenus retiennent davantage l'attention. Ce ne sont pas des ingénieurs machiavéliques qui souhaitent entretenir la haine au sein de l'humanité mais des algorithmes qui nous recommandent ces contenus parce qu'ils retiennent mieux notre attention. Si vous ajoutez une insulte à un tweet, votre message aura 20 % de chances supplémentaires d'être retweeté. Le déferlement de violences auquel nous avons assisté ces derniers jours n'y est pas étranger, puisque les organisateurs des émeutes rivalisaient dans leurs appels à la haine en faisant la démonstration en direct des dégâts qu'ils étaient en train de commettre. Dans l'espace public traditionnel, un appel à la haine serait sanctionné, mais sur les réseaux sociaux, il peut être récompensé par des centaines de milliers de partages et de « likes ».

D'après une étude menée par le MIT en 2019, on estime par ailleurs que sur Twitter, les messages de désinformation ont tendance à se propager six fois plus vite que des informations véridiques. Sur les médias sociaux, le paysage de l'information est donc complètement déformé au profit du sensationnel, de la haine et du faux. À tel point qu'en 2020, les Américains n'étaient même plus d'accord sur le nom du vainqueur des élections présidentielles ! Je cite Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n'est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit en rien, et d'un tel peuple vous pouvez faire ce que vous voulez ! » Nous arrivons à ce type de situation aujourd'hui.

Un phénomène potentiellement encore plus grave est le détournement de notre attention. Au lieu d'accorder notre attention aux sujets qui comptent, cette dernière est systématiquement happée par un océan d'insignifiance. En 1945, après les bombardements nucléaires d'Hiroshima et Nagasaki, un groupe de scientifiques s'est réuni au sein du Bulletin of the Atomic Scientists en s'attribuant le rôle d'informer l'opinion publique sur les menaces planétaires d'origine humaine. Cette commission a été soutenue par plus de quarante lauréats du prix Nobel. Elle a intégré progressivement de nouvelles menaces à son champ d'étude, comme le changement climatique. En 2022, elle a pris en compte une nouvelle menace, d'ordre immatériel : « un paysage de l'information empêchant toute prise de décision rationnelle ». Leur propos sous-jacent est que le paysage de l'information actuel ne nous offre pratiquement aucune chance d'apporter des réponses intelligentes aux grands défis de notre époque. Une analyse menée en 2019 a par exemple montré que sur les deux cents vidéos les plus vues sur Youtube sur le thème du changement climatique, la moitié des vues étaient associées à des vidéos propageant une théorie complotiste ou climatosceptique. Un autre angle d'analyse consiste à considérer le nombre d'abonnés du compte Twitter du GIEC, qui représente moins de 3 % du nombre d'abonnés du compte français du PSG par exemple… Le paysage de l'information n'est donc pas du tout représentatif de notre intérêt public de long terme.

Face à cet état de fait, on pourrait avoir la tentation d'adopter une hygiène numérique exemplaire en se désinscrivant des réseaux sociaux. Cette démarche est intéressante mais cela ne protège en rien des conséquences collectives de l'existence de ces plateformes. Les phénomènes de désinformation et de radicalisation se poursuivent et nous pouvons éventuellement tous continuer à foncer comme un troupeau droit dans le mur du changement climatique. La réponse doit donc être collective et législative, comme nous sommes en train de le faire à l'échelle européenne. Les plateformes numériques se présentent volontiers comme des places de village planétaires mais la réalité est beaucoup plus prosaïque : elles obéissent à des intérêts privés et comme Christophe Deloire vient de le souligner très justement, elles sont régies par des lois arbitrairement édictées par des dirigeants autoritaires.

Pour en revenir à l'allégorie de la course entre l'éducation et la catastrophe, pour que la première l'emporte sur la seconde, la civilisation de l'information a besoin de lois et d'institutions fondées sur l'intérêt collectif et la coopération pour échapper aux lois du marché et de la prédation.

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