Intervention de Nathalie Sonnac

Réunion du mardi 4 juillet 2023 à 17h50
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Nathalie Sonnac, présidente du conseil d'orientation et de perfectionnement du Clemi :

À propos de ChatGPT et de ce type d'outils, il me semble particulièrement important d'apprendre à les utiliser en les dominant et non pas en les laissant nous dominer.

Le Web 2.0 et la naissance des réseaux nous offrent des possibilités nouvelles de nous exprimer et de partager. Ce mode d'expression directe représente une révolution pour notre liberté d'expression et de communication. On attaque beaucoup les réseaux sociaux mais cette dimension devait être rappelée. De nombreux mouvements de liberté sont issus de ces réseaux.

La difficulté majeure posée par l'espace informationnel numérique est que les règles du jeu garantissant les libertés publiques et l'ordre public – c'est-à-dire le respect de la dignité humaine, de la vie privée ou encore la protection des jeunes publics – tardent à se mettre en place. Désinformation, enfermement informationnel, polarisation des opinions, complotisme… Les médias sociaux jouent un rôle central dans l'accès à l'information. Facebook compte 2,4 milliards d'utilisateurs dans le monde. C'est la première plateforme d'accès à l'information. 71 % des 15-35 ans consultent quotidiennement l'actualité à travers les réseaux sociaux et 32 % d'entre eux n'utilisent que leur moteur de recherche.

Nous vivons dans une société où les internautes accordent de plus en plus de valeur à la recommandation issue d'experts ou d'amis plutôt qu'à des analyses de journalistes. La défiance risque de se transformer en arme de propagande politique au service des extrêmes. Rappelons que la démocratie est en danger lorsque le nombre de journalistes diminue, lorsque la liberté d'expression n'est pas garantie par un cadre réglementaire ou une autorité indépendante – j'ai été membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel, prédécesseur de l'Arcom, pendant six ans – ou lorsque la diversité des opinions et des canaux de diffusion est insuffisante. À l'heure des fake news, de la polarisation des informations et de la fragmentation de la sphère culturelle et sociale, la fabrique de l'information par des professionnels du journalisme doit être protégée. Aujourd'hui, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) se sont imposés en respectant les caractéristiques des médias traditionnels puisque ces nouveaux acteurs sont à la fois des sources de contenus, des relais d'information, et des capteurs de mannes publicitaires.

J'y vois deux dangers. Le premier est la circulation de fake news et de contenus haineux, encourageant le cyberharcèlement et les biais cognitifs. Le second est que les informations vérifiables sont totalement diluées dans cet océan de contenus. Nous avons donc affaire à un désordre informationnel.

Il y a trois mois, j'ai publié un ouvrage intitulé : Le Nouveau Monde des médias : une urgence démocratique. À travers lui, j'ai souhaité lancer une alerte auprès des pouvoirs publics. Nous devons changer les termes de plusieurs lois, et notamment celle de 1986 qui régit la garantie de la liberté de la communication pour le secteur audiovisuel – auquel les plateformes de partage de vidéos et les réseaux sociaux sont assimilés depuis un peu plus d'un an. Trois piliers me semblent indispensables à défendre.

Le premier pilier est la défense du droit à l'information (mieux protéger l'indépendance de l'information), qui passe selon moi par le soutien des médias traditionnels, dont le modèle économique est aujourd'hui menacé. En l'espace de quinze ans, le secteur de la presse a perdu 75 % de ses revenus publicitaires. Ces grands médias sont dans l'obligation de se regrouper, de réduire drastiquement leur nombre de journalistes, d'altérer la qualité des titres, au risque de nuire à leur attractivité auprès des consommateurs et par voie de conséquence, auprès des annonceurs. Si j'appelle au soutien des médias traditionnels, c'est parce que les plateformes numériques n'ont pas vocation à fabriquer des informations de qualité. Seuls les médias traditionnels (publics ou privés, libres d'accès ou payants) ont des conventions ou des missions visant à fabriquer une information de qualité. Lorsque leur modèle économique s'écroule, nous encourons le risque de ne plus avoir de médias face aux acteurs numériques, dont la puissance économique et financière est incomparable. La valorisation boursière d'Apple atteint 3 800 milliards de dollars, soit plus que le PIB de la France – et plus aussi que notre dette.

Le deuxième pilier serait la protection de l'indépendance de l'information. La loi dite Bloche du 16 novembre 2016 a permis la création de chartes et de comités indépendants dans chacune des rédactions. Ces mesures étaient essentielles au moment où elles ont été votées mais je pense qu'elles auraient besoin d'être fortement renforcées. Il faudrait réaffirmer le principe de la fabrication de l'information par des journalistes confirmés, éviter les formes d'ingérence qui pourraient permettre aux actionnaires d'altérer la qualité de l'information, restreindre les cumuls de fonctions des directeurs ou encore introduire un droit de veto au sein des sociétés de rédacteurs en cas de révocation ou de nomination d'un nouveau directeur de la rédaction.

Une deuxième composante de ce pilier viserait à construire un nouveau marché pertinent de l'information. L'indépendance de l'information dont je parlais précédemment doit pouvoir coexister avec la présence de groupes puissants de médias, qui est indispensable à l'économie de l'information. L'information coûte cher à produire et pour pouvoir jouer leur rôle en la matière, les groupes doivent diversifier leurs activités pour équilibrer leur modèle économique et redevenir rentables. Les deux composantes de ce deuxième pilier doivent être considérées simultanément à mes yeux. Les mesures anti-concentration issues de la loi de 1986 sont aujourd'hui complètement inadaptées. Des rapporteurs ont déjà travaillé sur le sujet. Je vous recommande les travaux d'Andrea Prat sur la mesure d'attention. La matière existe déjà et vous n'avez en quelque sorte plus qu'à voter.

Le troisième pilier serait la sanctuarisation du lien entre les médias et l'école. Je parle ici en ma qualité de présidente du conseil d'orientation et de perfectionnement du Clemi. Les élèves sont confrontés à un flux d'informations émanant d'une grande diversité d'acteurs. Les médias sociaux constituent, pour beaucoup de jeunes, la première source de divertissement et d'information, et c'est souvent pour eux le point d'entrée dans la culture politique et citoyenne. Il importe qu'ils soient capables de distinguer les faits des interprétations, une information véridique d'une désinformation, de se prémunir contre une désinformation, de comprendre comment les informations sont fabriquées et diffusées, et de comprendre enfin la place de l'éducation face aux médias et à l'information. Ces notions sont à renforcer dans les programmes : acquisition d'une culture médiatique (connaissance des médias et de leur fonctionnement), acquisition d'une culture informationnelle (processus de production et de diffusion de l'information), acquisition d'une culture sociale et citoyenne (droits et devoirs). Récemment, le ministre Pap Ndiaye a annoncé le renforcement de l'éducation aux médias et à l'information (EMI) dans sa stratégie du numérique pour l'éducation pour la période 2023-2027. Le 21 juin dernier, madame la Première ministre a également annoncé le renforcement de l'éducation aux médias et à l'information à la rentrée 2024 dans le cadre d'une refonte des programmes d'enseignement moral et civique. Ces décisions vont dans le sens de nombreux rapports qui appellent à un renforcement des connaissances et des compétences. Le Clemi, l'opérateur de référence sur l'éducation aux médias et à l'information, a situé cet enseignement transversal au rang des priorités de la formation citoyenne des plus jeunes à l'école, au collège et au lycée. L'EMI est devenue en quelques années un véritable enjeu de société et, je pense, l'une des réponses à cette urgence démocratique pour agir aujourd'hui.

Il est impératif d'élargir les modalités d'intervention des professionnels de l'information en milieu scolaire. Je propose un changement d'échelle que j'estime indispensable. Selon une enquête de 2022, 46 % des Français pensent que la démocratie fonctionne mal, 29 % pensent que les élections sont faussées et 79 % sont favorables à la mise en place d'un contrôle de véracité des informations publiées par les médias traditionnels. L'école ne peut pas tout et l'État doit pouvoir s'appuyer sur les groupes audiovisuels pour former les professeurs et les élèves sur ce nouvel environnement numérique dans lequel nous évoluons. Il est possible d'inscrire des priorités dans ce domaine dans les contrats d'objectifs et de moyens des groupes publics ainsi que dans les conventions des chaînes privées et celles qui concernent les plateformes numériques. Ces dernières ne doivent pas du tout être considérées comme des adversaires mais au contraire, comme des acteurs de ce processus. Cela n'aurait aucun sens que de vouloir interdire les réseaux sociaux dans la mesure où nous les utilisons tous. Il faut donc s'accommoder de leur présence, et d'ailleurs, dans le cadre de la transposition de la directive sur le service des médias audiovisuels (SMA), ces nouveaux acteurs participent au financement de la création. Il n'y a donc pas de raison qu'ils ne participent pas aussi à la création d'une information de qualité, qui correspond pour nous à une urgence démocratique. C'est même un enjeu de civilisation.

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