Mardi 14 mars 2023
La séance est ouverte à seize heures.
(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)
Nous poursuivons nos travaux par une table ronde consacrée à l'enquête Story Killers, dont la publication, qui a débuté il y a un mois, a provoqué de nombreuses réactions et interrogations.
Cette enquête a été menée par le consortium international de journalistes Forbidden Stories, représenté ici par Mme Sandrine Rigaud, qui en est la rédactrice en chef, et par plusieurs journalistes français qui y ont participé : pour Radio France, M. Frédéric Métézeau, correspondant à Jérusalem, qui participe à cette audition par visioconférence, et M. Maxime Tellier ; pour le journal Le Monde, MM. Damien Leloup et Florian Reynaud. Madame, messieurs, nous vous remercions d'avoir répondu à l'invitation de notre commission d'enquête.
Après l'affaire Pegasus, également révélée par le consortium Forbidden Stories, l'affaire Story Killers confirme l'existence d'une sorte de marché aux outils d'ingérence. Nous serons heureux d'entendre comment vous le caractérisez, comment nous pouvons le comprendre et comment nous pouvons limiter les conséquences de ses méfaits sur notre démocratie.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Damien Leloup, Frédéric Métézeau, Florian Reynaud, Maxime Tellier et Mme Sandrine Rigaud prêtent serment.)
Le 5 septembre 2017, la journaliste indienne Gauri Lankesh est assassinée à Bangalore, dans l'État du Karnataka, juste avant la publication de son dernier article intitulé « À l'ère des fausses informations ». Elle décryptait la viralité des fake news qui circulaient sur les réseaux sociaux et les mécanismes d'une désinformation dont elle avait déjà saisi la violence et le caractère industriel.
Cinq ans plus tard, avec le projet Story Killers, Forbidden Stories a poursuivi le travail de Gauri Lankesh en enquêtant sur l'industrie globale de la désinformation et sur ses mercenaires. Avant de revenir sur les révélations de Story Killers, il importe de préciser la spécificité de Forbidden Stories. La mission de cette organisation mondiale à but non lucratif de journalistes d'investigation est de poursuivre les enquêtes de reporters assassinés, menacés ou emprisonnés. Forbidden stories a été créée en 2017 par Laurent Richard, journaliste d'investigation, cofondateur du magazine Cash Investigation.
L'idée est simple : poursuivre à plusieurs l'enquête que certains voulaient censurer, éliminer en éliminant le journaliste. En poursuivant le travail de ceux qui ont été assassinés, nous faisons en sorte que l'information sur laquelle ils travaillaient arrive à destination, et que l'opinion publique ait accès à des informations essentielles pour nos démocraties.
Si l'on se penche sur les enquêtes des reporters assassinés, on constate qu'elles portent souvent sur des sujets majeurs tels que la corruption, le blanchiment d'argent, les violations des droits humains et les crimes environnementaux. En accomplissant notre mission, nous envoyons aux ennemis de la liberté de la presse un message simple : « Vous avez tué le messager, vous ne tuerez pas le message. » Pour poursuivre ces enquêtes aussi dangereuses que fondamentales, nous disposons d'un réseau mondial de 150 journalistes, dont les quatre auditionnés ici avec moi, et de soixante organisations de presse partenaires.
La première enquête de Forbidden Stories était le projet Daphné. Nous avons poursuivi les investigations de la journaliste maltaise Daphné Caruana Galizia, assassinée en 2017 dans l'explosion de sa voiture. Elle enquêtait sur la corruption au plus haut niveau de cet État membre de l'Union européenne. Nous avons ensuite mené le projet Green Blood sur les crimes environnementaux et le projet Cartel, lequel reprend le travail de la journaliste mexicaine assassinée Regina Martínez Pérez, qui enquêtait sur les cartels de la drogue et la corruption au Mexique.
Le projet Pegasus est également coordonné par Forbidden Stories. Publiée en juillet 2021, l'enquête a mis au jour un système mondial de cybersurveillance et le dévoiement du logiciel espion Pegasus, vendu par la société israélienne NSO Group. Parmi les victimes se trouvent des centaines de journalistes, d'opposants politiques, de militants des droits de l'homme, de dissidents. Dans le cadre de cette enquête, nous avons révélé qu'un grand nombre de victimes étaient françaises, notamment le président Macron et la quasi-totalité du gouvernement d'Édouard Philippe.
Pour donner accès à tous à une information que certains ont voulu censurer, la méthode que nous choisissons pour poursuivre les enquêtes est celle de la collaboration journalistique. Elle offre une sécurité, dès lors que nous enquêtons sur des sujets dangereux, qu'un journaliste a été assassiné et que le tueur est toujours en liberté. Elle permet aussi de diffuser le plus largement possible, à travers le monde, ces enquêtes interdites que notre travail consiste à coordonner. Les journalistes sont ainsi invités à partager leurs informations, leurs interviews et les éléments de leurs enquêtes.
Pour le projet Story Killers sur la désinformation, qui est au cœur de la présente audition, nous avons collaboré avec trente médias internationaux, parmi lesquels Radio France, Le Monde, Haaretz, El País, Code for Africa, The Washington Post, The Guardian, Der Spiegel, El Espectador et l'OCCRP – Organized Crime and Corruption Reporting Project. En tout, cent journalistes ont travaillé main dans la main pendant plus de six mois pour faire ce qui n'avait jamais été fait à cette échelle auparavant : dévoiler l'existence d'une industrie mondiale de la désinformation et de mercenaires prêts à vendre des services clés en main au plus offrant, qu'il s'agisse d'hommes politiques, d'hommes d'affaires ou de criminels.
Cette « ubérisation des techniques d'espionnage et de désinformation », selon l'expression très juste de nos confrères du Monde, fait peser un danger majeur sur nos systèmes démocratiques. Les menaces auxquelles nous sommes confrontés sont d'une sophistication extrême. Les acteurs dont nous révélons l'existence sont capables de combiner outils de cybersurveillance, armées numériques de trolls et corruption pour manipuler l'information, décrédibiliser des ONG, des journalistes ou des opposants politiques et déstabiliser des élections démocratiques.
Le phénomène est massif et très inquiétant. D'après un rapport publié par l' Oxford Internet Institute, au moins quatre-vingt-un pays ont recouru à des campagnes organisées de manipulation sur les réseaux sociaux en 2020. Plus de la moitié de ces États ont eu recours à des entreprises privées, dont soixante-cinq ont été identifiées.
Certes, la propagande n'est pas un phénomène nouveau, mais les outils numériques proposés par ces sociétés en modifient la portée et l'efficacité. Comme nous l'a expliqué la chercheuse et spécialiste de la désinformation Emma Bryant, qui a travaillé sur le scandale Cambridge Analytica, nous assistons à la rencontre de deux industries, celle de l'espionnage et celle de l'influence.
Team Jorge, l'officine israélienne revendiquant la manipulation d'une trentaine d'élections dans le monde et ayant travaillé avec Cambridge Analytica, est représentative de ce phénomène. Grâce au travail de Frédéric Métézeau, journaliste à Radio France, et de ses confrères de TheMarker et de Haaretz Gur Megiddo et Omer Benjakob, le projet Story Killers a pu lever le voile non seulement sur l'existence de cette société très secrète, mais aussi sur la panoplie d'outils offerts pour manipuler les opinions publiques, allant de la plateforme numérique de création d'avatars au piratage informatique et des opérations de hack and leak à la création de faux sites internet, en passant par le renseignement plus traditionnel et la manipulation ou la compromission, notamment de journalistes.
Les autres enquêtes que nous avons menées, notamment sur l'entreprise israélienne Percepto, sur des opérations d'influence indienne au cœur de l'UE et sur les sociétés de gestion de réputation permettront, je l'espère, de vous éclairer plus largement sur le nouveau visage de l'industrie de la désinformation, qui vise à fragiliser le socle de nos démocraties.
J'ai enquêté en Israël en compagnie de deux journalistes israéliens d'investigation, sous la supervision du consortium Forbidden Stories et du directeur des enquêtes et de l'investigation de Radio France. De juillet 2022 à janvier 2023, nous avons infiltré deux structures israéliennes spécialisées dans la désinformation.
Nous avons travaillé sous couverture, car ces gens opèrent discrètement, parfois anonymement ou sous pseudonyme. Après y avoir réfléchi en conscience et au nom du droit du public à savoir, nous nous sommes présentés comme des consultants indépendants missionnés par des clients intéressés par les prestations de nos interlocuteurs. Toutes nos rencontres ont été filmées et enregistrées.
La première structure est totalement opaque. Nous l'avons surnommée Team Jorge en raison du surnom de son chef, dont nous avons ensuite révélé l'identité. Team Jorge n'a pas d'existence légale. Elle est composée d'anciens de l'armée ou des services de renseignement de l'État d'Israël. Tous nos interlocuteurs se disent spécialisés dans l'influence. Ils disposent d'outils numériques très performants, qui leur permettent de créer des faux profils sur les réseaux sociaux, très crédibles et indétectables. Ces comptes leur servent à diffuser des messages à la demande de leurs clients. Ils peuvent aussi pirater des messageries Gmail ou Telegram. Nous avons été témoins de la réalité et de l'efficacité de ces dispositifs.
Team Jorge revendique une participation à trente-trois élections dans le monde, dont vingt-sept gagnantes. Nous avons particulièrement enquêté sur la présidentielle au Kenya en août dernier. Team Jorge a aussi revendiqué devant nous la capacité d'activer de vrais journalistes dans de vrais médias, en offrant pour preuve une vidéo de M. Rachid M'Barki, présentateur à BFM TV, qui donnait à l'antenne des informations orientées. D'après nos recoupements, il a effectivement diffusé des informations biaisées après avoir été recruté par un intermédiaire français, M. Jean-Pierre Duthion, lobbyiste à Paris. Alertée par mes soins dans le cadre de l'enquête, la direction de BFM TV a ouvert une enquête interne, licencié son présentateur et porté plainte contre X. Jean-Pierre Duthion a répondu à nos questions, pas M. M'Barki, que nous avons contacté directement et par l'intermédiaire de ses avocats.
L'autre entité que nous avons infiltrée s'appelle Percepto International. Société de communication ayant pignon sur rue, elle a une activité de relations publiques et même de mise en garde du public contre les fausses nouvelles. Elle a aussi une activité parallèle et discrète d'influence. Percepto est dirigée par Royi Burstein, ancien officier supérieur de l'armée israélienne, et par un conseiller en communication très connu en Israël, Lior Chorev, qui a travaillé pour d'importantes personnalités israéliennes. Ils sont secondés par trois collaboratrices d'origine française, dont nous avons établi les identités et les parcours professionnels.
Très actif en Afrique francophone, Percepto utilise des avatars profonds, faux profils de faux journalistes, fausses ONG et faux influenceurs, associés chacun à un site web plus vrai que nature, à une adresse électronique et à un numéro de téléphone portable. Ces avatars servent à diffuser des messages sur les réseaux sociaux et peuvent interagir avec de vrais influenceurs. Par exemple, Royi Burstein nous a proposé d'activer M. Kémi Seba via un avatar, qui pourrait être un faux oligarque russe basé à Monaco. Nous n'avons pas donné suite.
Documents à l'appui, Percepto se vante de diffuser ses messages dans de grands médias par le biais d'articles clés en main. Tel a été le cas d'une tribune publiée dans Valeurs actuelles le 3 août 2020 pour discréditer le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), déployé au Burkina Faso à la demande du gouvernement de l'époque. Le CICR était accusé d'être « parrain involontaire du terrorisme ». Cette tribune était signée par un spécialiste français de géopolitique, M. Emmanuel Dupuy. Contacté, il nous a dit ne pas connaître Percepto et avoir reçu les éléments nécessaires à la rédaction de sa tribune de M. Samuel Sellem, un Franco-Israélien qu'il présente comme le conseiller en communication du président de l'époque, M. Roch Marc Christian Kaboré. MM. Sellem et Kaboré ne nous ont pas répondu.
Une fois ces infiltrations terminées, Forbidden Stories et la cellule des enquêtes et de l'investigation de Radio France ont contacté Team Jorge et Percepto, formellement, à plusieurs reprises. Nous leur avons proposé des interviews en bonne et due forme. Percepto nous a répondu de façon partielle ; Team Jorge n'a pas répondu à nos questions.
J'ai enquêté sur une start-up basée à Toulouse, Getfluence, qui propose à ses clients de faire publier des articles publicitaires dans des médias d'information sans afficher une mention indiquant que leur contenu a été acheté, ce qui est illégal en France, la loi imposant de signaler les publicités au lecteur. Getfluence est un site internet présentant un catalogue mettant en relation des sites de médias avec des annonceurs. Il propose une option assez sulfureuse, et même illégale, permettant de sélectionner les sites où l'on peut publier des articles publicitaires sans le signaler au lecteur.
Au cours de cette enquête, j'ai rencontré l'ex-salarié d'une agence d'influence qui a beaucoup utilisé cette option. Inscrit en tant que client, donc en tant qu'annonceur, il a publié des articles pour le compte de ses clients, parmi lesquels figurent le Maroc et une ex-république soviétique.
Ces articles, que nous avons consultés, visent à promouvoir un client ou à dénigrer des opposants. Publiés sur des sites peu connus, ils atteignent leur objectif s'ils sont bien référencés sur les moteurs de recherche et partagés sur les réseaux sociaux, ce qui permet de réduire la visibilité d'informations dérangeantes pour les clients de l'agence d'influence. Ces articles sont parfois utilisés pour modifier des pages Wikipédia, où ils sont cités comme des sources légitimes. Ils constituent une façon de blanchir l'information.
Getfluence offre toujours cette option. Cette faille n'a pas échappé aux acteurs de la désinformation. Il est fort possible qu'elle soit toujours utilisée.
Au Monde, nous avons notamment enquêté sur l'infrastructure technique et sur les faux comptes utilisés par Team Jorge. Même en l'absence de réponse de l'entreprise, les informations collectées par nos confrères de Radio France, de Haaretz et de TheMarker nous ont permis de trouver un point d'observation partiel mais précieux sur ces opérations. Grâce aux exemples de comptes fournis par Team Jorge, nous avons pu reconstituer en partie le réseau de faux comptes sur les réseaux sociaux géré par l'entreprise, par le biais de sa plateforme AIMS – Advanced Impact Media Solutions.
Pour identifier ces avatars, qui sont des faux profils sur Facebook, Twitter ou Reddit, nous avons cherché à isoler des exemples de « comportements inauthentiques coordonnés », selon la terminologie utilisée par les grandes plateformes. Il s'agit d'identifier les groupes de comptes automatisés faisant en général la promotion de certaines informations, fausses ou non. Notre méthodologie a consisté à identifier les comptes partageant des liens spécifiques, en général dans un laps de temps réduit, et dont l'activité semblait automatisée.
Ce travail nous a permis d'identifier de nombreux sites web, utilisés ou parfois directement créés par Team Jorge dans le cadre de ses campagnes de dénigrement ou de désinformation. Team Jorge revendiquait le contrôle de 40 000 avatars. Nous en avons identifié environ 2 000, ce qui a suffi à nous donner une vision instructive de ses clients présumés, parmi lesquels figurent des acteurs politiques, par exemple d'Indonésie ou du Mexique, et de leurs activités, notamment des campagnes à destination d'un public français, relatives au Qatar ou aux sanctions contre la Russie dont elles visent à saper le soutien.
M. Reynaud et moi-même travaillons depuis longtemps sur la désinformation au sein des réseaux sociaux. Trois caractéristiques du fonctionnement de AIMS et de Team Jorge nous ont particulièrement intrigués.
D'abord, le degré de sophistication technique qu'ils atteignent est assez notable. Pour créer ses faux comptes, Team Jorge a recours à des méthodes assez élaborées, qui lui permettent de contourner les protections des grands réseaux sociaux. Par ailleurs, la plateforme est en constante évolution. D'après les constatations de nos confrères sur place, elle a intégré un outil d'intelligence artificielle pour automatiser l'écriture des messages de propagande ou de désinformation.
Ensuite, nous avons fait le constat, un peu contre-intuitif compte tenu de l'ampleur de ce réseau et de sa sophistication, que certaines de ses campagnes ont une efficacité très limitée, voire nulle. Dans de nombreux cas, les faux comptes animés par Team Jorge communiquent entre eux sans jamais réussir à susciter l'intérêt du grand public. En revanche, si ces campagnes font intervenir de faux documents ou des projets assez élaborés pour détruire la réputation d'une personne, les dégâts causés peuvent être considérables.
Enfin, le plus surprenant pour nous a été de constater que de très nombreux clients de ces services sont des acteurs privés. On a l'habitude de penser la désinformation en termes de rapports interétatiques et d'action des services de renseignement. Nous avons trouvé des entreprises, des hommes d'affaires, des personnes mises en cause par la justice de leur pays. Ce constat est assez inquiétant : les services de ce genre sont désormais à la portée de quiconque a les moyens de se les offrir.
Je salue, au nom des membres de la commission d'enquête, la mémoire des journalistes décédés dans l'exercice de leur métier. Leur sacrifice pour défendre nos valeurs et faire vivre nos démocraties est trop rarement évoqué dans le débat public. Nous avons tendance à oublier les dangers qui les guettent, même dans des démocraties proches de la nôtre.
D'après l'un des articles que vous avez diffusés, les acteurs que vous mentionnez s'abstiennent de viser trois pays : Israël, la Russie et les États-Unis. Pourquoi ?
Ils ne visent pas Israël, où ils vivent, afin de ne pas tomber sous le coup de la loi israélienne.
Ils ne touchent pas à la politique américaine à l'échelon national car le FBI et les commissions d'enquête parlementaires américaines, très puissants, peuvent aller fort loin dans leurs investigations, avec à la clé des sanctions judiciaires potentiellement très lourdes, incluant une interdiction d'activité sur le sol américain, ce qui est très ennuyeux pour un acteur de la high-tech israélienne.
Quant à la Russie, il s'agit d'un pays en guerre dirigé par un régime autoritaire. Par nature, et plus encore dans le contexte de la guerre en Ukraine, y faire de la désinformation est impossible.
La société israélienne NSO Group observe la même liste d'exclusion, augmentée de l'Iran et de la Chine. Pourtant, l'outil Pegasus a été testé par le FBI et par les autorités israéliennes. Il faut distinguer le discours géopolitique des entreprises de la réalité du commerce. En l'espèce, les propos des dirigeants de Team Jorge n'ont pas été vérifiés de façon indépendante. Ils ont été tenus lors d'un rendez-vous.
Pouvez-vous dresser une cartographie des pays ou des zones géographiques particulièrement ciblés ? Les pays européens ont-ils été particulièrement ciblés ou victimes, notamment lors d'élections récentes ? Qu'en est-il de la France ?
Team Jorge revendique des opérations en Amérique latine, en Afrique, en Asie… En Europe, ils mentionnent le référendum catalan de 2014, mais aucun scrutin français – ce qui ne veut pas dire qu'ils ne sont pas intervenus. Mais, dans les informations que nous avons collectées, rien ne l'indique.
Quant à Percepto International, ils nous ont beaucoup parlé de l'Afrique francophone ; mais cela correspond à la demande que nous leur avions adressée.
L'analyse par nos confrères du Monde des campagnes menées grâce à la plateforme AIMS et à ses bots a permis d'identifier une vingtaine d'autres campagnes.
Les réseaux sociaux constituent un miroir déformant : toutes les campagnes n'en font pas usage, ou alors dans des proportions assez modestes. Parmi la vingtaine de campagnes que nous avons identifiées, certaines ont des connotations politiques, mais c'est assez limité, et elles se sont plutôt déroulées en Amérique latine ou en Afrique, mais pas en Europe. S'agissant d'entreprises privées, les opérations revêtent plutôt un caractère économique et financier.
Vous le disiez, ces procédés sont de plus en plus utilisés par des acteurs privés. En avez-vous identifié en Europe, en particulier en France, qui seraient susceptibles d'influencer le débat public ?
Il y a deux opérations auxquelles on peut penser.
La première, que nous soupçonnons être l'œuvre d'un acteur privé, s'est déroulée dans le secteur du yachting à Monaco. Pour résumer à très grands traits, cette opération assez complexe visait d'une part à dénigrer certaines sociétés du secteur et d'autre part à diffuser le message que les sanctions imposées à des oligarques russes, propriétaires de yachts, par la France et l'Union européenne étaient inutiles, voire contre-productives, parce qu'elles s'attaquaient aux mauvaises personnes et qu'elles allaient détruire des emplois. C'est une campagne élaborée qui sortait largement des réseaux sociaux en faisant intervenir aussi de faux articles publiés dans des médias contre rémunération, au moins une séquence diffusée à l'antenne de BFM TV durant la nuit, et même deux vraies-fausses manifestations organisées l'une à Londres, l'autre à Monaco, durant lesquelles des acteurs font mine de manifester ou de distribuer des tracts pendant quelques minutes, le temps d'être filmés, pour que les commanditaires disposent d'une vidéo qu'ils peuvent diffuser. C'est un exemple intéressant de campagne qui mêle intérêts économiques privés et dimension politique.
La seconde, c'est une campagne qui utilisait de faux comptes sur les réseaux sociaux, appartenant prétendument à des internautes français ; elle ciblait principalement M. Ali Bin Fetais Al-Marri, procureur général du Qatar. Il s'agissait de prétendre que cet homme était visé en France par des enquêtes sur des biens mal acquis et des faits de corruption. Ces faux comptes utilisaient aussi de fausses distributions de tracts et des sujets diffusés dans l'édition de la nuit de BFM TV.
Libération a enquêté sur le sujet et il semble qu'à l'origine de cette opération, on trouve des officiels bahreïniens ou des personnes proches des intérêts de Bahreïn qui, en raison d'un contentieux territorial datant de 2001, ont voulu s'attaquer à M. Al-Marri. Pour cela, ils ont notamment approché des journalistes français. Une source a fait passer à un journaliste du Monde des informations sur M. Al-Marri, sur des biens mal acquis et des faits de corruption, et l'a fortement incité à enquêter en ce sens.
La première campagne que vous citiez se concentrait-elle sur le monde nautique ou bien débordait-elle aussi sur les autres sanctions qui ciblaient la Russie ?
À ma connaissance, elle s'en est tenue aux saisies de yachts, ce qui était assez cohérent avec le comportement des faux comptes utilisés à cette occasion. Une action très précise visait des acteurs du yachting, notamment une entreprise britannique, et tentait de faire passer le message que les sanctions étaient contre-productives, notamment les saisies de yachts.
Nous restons très prudents puisque, je le disais, nous avons identifié environ 2 000 faux comptes quand Team Jorge en revendique 40 000 : il est possible que des pans entiers d'une campagne nous aient échappé.
Vous avez publié une longue série d'enquêtes. Pouvons-nous nous attendre à de nouvelles révélations ?
Pour des raisons de sécurité, nous ne communiquons jamais sur les enquêtes en cours. Nous continuons à travailler ; nous sommes une centaine, ce qui permet de suivre énormément de pistes. Si une information intéresse suffisamment de partenaires, elle sera publiée par le consortium.
À suivre, donc !
La plateforme AIMS a-t-elle été créée par Team Jorge, ou bien existe-t-elle indépendamment de son utilisation intensive par cette société israélienne ?
Ils en revendiquent la paternité. On trouve une brochure commerciale qui en vante les mérites dans les documents relatifs à Cambridge Analytica, puisque Team Jorge a travaillé, probablement comme sous-traitant, avec cette société – ce détail nous a d'ailleurs permis de confirmer l'identité de Tal Hanan.
Techniquement, il est possible que la création de la plateforme ait été sous-traitée. Mais ils la présentent bien comme leur propre produit. Ils sont néanmoins capables d'utiliser des brochures de sociétés israéliennes comme Rayzone, qui vend des outils d'Osint – renseignement d'origine sources ouvertes –, en effaçant les logos pour se les approprier… Il est donc difficile de savoir ce qu'ils développent, ce qu'ils acquièrent, ce qu'ils sous-traitent.
Merci de ce travail considérable, aussi édifiant qu'inquiétant et très utile à nos sociétés démocratiques.
Le consortium rassemble une centaine de journalistes. Ces ingérences ont-elles eu des conséquences sur vos vies ? Avez-vous fait l'objet de menaces, rencontré des difficultés pour exercer votre travail ? Certains parmi vous ont-ils baissé les bras ?
Comment nous, parlementaires, pouvons-nous vous aider à poursuivre votre mission ?
Vous avez parlé de trois pays exclus pour des raisons juridiques. Quels sont les outils utilisés dans ces pays ? Constituent-ils une entrave à la liberté d'expression, et pourquoi ne les utiliserions-nous pas ?
Enfin, vous avez cité Wikipédia, encyclopédie à laquelle de nombreux jeunes, notamment, se réfèrent. Quelles ingérences, quelles pressions subit cet outil ? Wikipédia est-elle vraiment fiable ?
Je prolonge cette dernière question : constatez-vous une évolution de Wikipédia depuis quelques années ?
Les menaces qui pèsent sur les journalistes sont multiples. Nous travaillons beaucoup avec des journalistes latino-américains, qui subissent souvent des menaces physiques. Les campagnes de dénigrement en ligne et la violence des réseaux sociaux constituent bien une menace. L'analyse des données rassemblées par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) depuis 2017 montre qu'un journaliste assassiné sur quatre avait fait l'objet d'une campagne de harcèlement. Ce n'est pas toujours lié, mais ces campagnes alimentent une haine dans la vraie vie.
On sait que les assassins de Gauri Lankesh, qui enquêtait sur le nationalisme et l'extrême droite en Inde, ont fait l'objet d'un lavage de cerveau : on leur a passé en boucle des vidéos YouTube, montées, de Gauri Lankesh, pour leur faire croire qu'elle était ennemie de la religion.
Beaucoup des journalistes de Forbidden Stories travaillent dans des pays où ils peuvent accomplir librement leur mission – c'est le principe même du consortium : des journalistes d'Europe ou d'Amérique du Nord peuvent aider d'autres journalistes qui sont dans des zones plus compliquées. Certains de nos collègues ont été attaqués sur les réseaux sociaux, par exemple en Inde, à la suite de la publication des enquêtes Story Killers. Nous restons très vigilants.
Nous avons publié une enquête sur Ghada Oueiss, journaliste libanaise très violemment attaquée par des trolls et des influenceuses américaines financés par l'Arabie saoudite. Cela montre que ces phénomènes sont mondiaux.
Les journalistes ne sont bien sûr pas les seules victimes de campagnes de dénigrement : des militants, des droits de l'homme, notamment, et des opposants politiques sont concernés. Et cette violence en ligne a des conséquences bien réelles.
Il y a en effet trois pays où Team Jorge nous dit ne pas intervenir.
S'agissant de la Russie, les choses sont assez claires : le régime russe n'étant pas une démocratie, il lui est très facile de réprimer tant des propagateurs de fausses nouvelles que des journalistes. Être journaliste en Russie est très compliqué. L'arsenal juridique de la répression est très développé, mais je ne pense pas que ce soit un modèle à adopter.
En ce qui concerne les États-Unis, c'est un grand pays de liberté de la presse, mais l'affaire Wikileaks a aussi montré que des lanceurs d'alerte peuvent y être mis en prison. On voit qu'en cas de suspicion de fake news ou d'ingérences étrangères, une machine sophistiquée peut s'y mettre en route : on peut nommer un procureur spécial, comme Robert Mueller après l'élection de Donald Trump ; les commissions d'enquête du Congrès ont des moyens d'investigation bien plus importants que leurs homologues françaises – cela pourrait d'ailleurs être une piste à creuser pour faire changer les choses un jour.
Souvenons-nous qu'après l'élection de Donald Trump, une enquête a été très vite ouverte et qu'elle a mené à une procédure d' impeachment. Certes, celle-ci n'est pas allée à son terme, mais les moyens d'investigation ont été colossaux. Y a-t-il pour autant moins de fake news aux États-Unis qu'ailleurs ? Je n'en suis pas sûr, mais Team Jorge y réfléchit à deux fois avant d'agir.
En ce qui concerne enfin Israël, c'est beaucoup plus simple : si la justice israélienne doit un jour s'en prendre à eux, elle pourra facilement aller les chercher à leur domicile. De plus, Israël est un tout petit pays. Si vous voulez continuer à travailler avec des start-up, des acteurs de la tech ou des médias, il vaut mieux faire profil bas.
J'ajoute que le renseignement militaire, puis l'ensemble des services de sécurité des États-Unis ont changé de doctrine depuis quelques années. Ils appliquent vraiment le name and shame : quand ils découvrent une cyberattaque, une tentative d'ingérence ou une opération psychologique qui visent les États-Unis, ils mènent l'enquête, et même s'ils savent que les responsables ne seront jamais arrêtés – parce que ce sont des agents russes ou chinois qui ne vont pas sortir de leur pays, par exemple –, ils donnent leur identité, ils rendent publiques les mises en examen. Ils font des exemples en montrant qu'ils savent qui est qui, qui fait quoi, et que l'impunité totale n'existe pas puisque les personnes visées sont surveillées, auront du mal à sortir de leur pays, devront changer d'identité.
Nous avons l'impression que cette doctrine a des conséquences dans la sphère cyber : ce geste qui peut paraître symbolique ennuie beaucoup les services de renseignement qui s'attaquent aux États-Unis. Dans la sphère commerciale, c'est sans doute encore bien pire. Il suffit de penser à l'impact des sanctions du Trésor américain contre les entreprises soupçonnées de collaborer à l'effort de guerre russe : une entreprise peut être détruite du jour au lendemain.
Ces campagnes de désinformation sont des batailles du référencement : figurer dans les pages qui arrivent en premier dans les résultats de Google – quasiment le seul moteur de recherche utilisé dans notre pays –, c'est très important. Wikipédia est souvent très haut dans ces résultats, ce qui en fait un enjeu majeur.
Sur Wikipédia, les utilisateurs peuvent consulter les sources citées par un article, et si elles vous paraissent discutables, vous pouvez poser des questions. Wikipédia a aussi annoncé un dispositif « antipub », qui vise à lutter contre les acteurs qui modifient des pages pour des raisons autres que l'information.
On voit dans l'écosystème de la désinformation les méthodes les plus extrêmes, comme celles de Percepto et de Team Jorge, mais aussi beaucoup de flou. En particulier, la limite entre publicité et information n'est pas toujours claire. Quand on ne fait pas respecter la loi, c'est-à-dire quand on n'oblige pas tous les acteurs à signaler comme tel un contenu publicitaire, des acteurs de la désinformation peuvent agir. Il faudrait donc peut-être commencer par faire respecter la loi et obliger chacun à signaler les contenus publicitaires, achetés, qui ont un autre but que l'information.
Google travaille énormément sur la question du référencement : ils savent bien que de nombreux acteurs cherchent à manipuler leurs algorithmes, à les détourner pour faire mieux apparaître, ou au contraire cacher, des résultats.
Notre consortium a ainsi travaillé sur la société espagnole Eliminalia, dont l'une des activités est de publier de nombreux articles sur ses clients pour faire descendre dans les pages Google les résultats rappelant des activités illégales ou des condamnations. Inversement, Team Jorge comme d'autres acteurs peuvent agir pour salir durablement la réputation d'une personne en publiant de faux articles. C'est une tactique vieille comme le monde mais encore bien vivante – contre laquelle Google tente de lutter.
Eliminalia est une société de gestion de réputation qui propose de faire disparaître tous les contenus négatifs et de faire remonter tous les contenus positifs. Ses méthodes sont effrayantes. En particulier, elle dévoie les lois de protection des données personnelles, comme le règlement général sur la protection des données (RGPD) en Europe en copiant des contenus qu'elle antidate pour ensuite signaler les articles originaux comme copiés, et les faire supprimer à ce titre de façon quasi-automatique. Le recours à cette méthode est assez systématique.
Ils créent aussi de faux sites, utilisent des milliers de faux noms de domaine. Ils copient les sites du Monde, de Forbidden Stories, de Radio France, ils pompent du contenu en le modifiant légèrement pour le faire passer pour légitime. Ils essaient ainsi de tromper l'algorithme de Google.
Il est intéressant de se pencher sur ces techniques sophistiquées, car Google est aujourd'hui, même pour des journalistes, l'un des principaux moyens de s'informer.
Merci pour vos enquêtes, dont les révélations sont inquiétantes.
Plusieurs de ces entreprises sont israéliennes. Cela est-il lié à l'excellence en matière informatique de ce pays, ou bien y a-t-il d'autres raisons ? Connaissez-vous d'autres sociétés qui feraient le même travail dans d'autres pays ?
Avez-vous des recommandations à formuler pour lutter contre ces ingérences et ces manipulations ?
Plusieurs paramètres permettent d'expliquer la forte présence d'entreprises israéliennes dans nos enquêtes.
Le premier, vous l'avez évoqué, c'est l'excellence en matière numérique. On surnomme Israël la « start-up nation ». C'est un pan très important de l'économie.
Le deuxième, c'est une culture militaire et une culture du renseignement. Beaucoup d'Israéliens font un service militaire, et beaucoup sont passés par les services de renseignement : on pourrait citer l'unité Shmone-Matayim, souvent appelée « unité 8 200 », qui emploie souvent de très bons cerveaux, lesquels, parfois, créent ensuite leur start-up. Cette culture du secret et de l'organisation militaire renvoie à un savoir-faire qui peut jouer un rôle. La durée du service militaire est de trois ans pour les hommes et de deux ans pour les femmes : cela peut former l'esprit.
Le troisième, qui appelle un parallèle avec les États-Unis, c'est qu'Israël est un pays de migrants. Des Juifs du monde entier sont venus s'installer ici, et les gens ont très souvent deux cultures : ils parlent parfaitement, sans aucun accent, la langue de leur pays d'origine – l'anglais, le français, le russe, le roumain, l'espagnol… Toutes les langues du monde sont représentées. Cela rend facile d'écrire, de faire passer des messages, de passer pour quelqu'un de ce pays d'origine – que vous êtes au demeurant. Pour diffuser des fake news, vous pouvez plus facilement vous créer une fausse identité.
Le dernier, c'est qu'Israël est un pays qui doit se battre sur plusieurs fronts : un front militaire et sécuritaire, mais aussi un front en matière de réputation. Depuis longtemps, les Israéliens doivent justifier et défendre leur existence même – qui n'est toujours pas une évidence. Il y a ici une vraie culture de ce que l'on appelle en hébreu la hasbara, c'est-à-dire l'explication, l'argumentation, la capacité à faire passer des messages. C'est un élément central de la culture des élites israéliennes. Eux parlent de « diplomatie publique », d'autres parlent de propagande : tout dépend de quel point de vue on se place.
On parle en effet beaucoup de l'excellence israélienne dans le domaine cyber, notamment en matière d'offensive, mais il ne faut pas oublier que de nombreux acteurs européens – y compris français – ont été épinglés dans des enquêtes ces dernières années. C'est par exemple le cas de Hacking Team, qui a été accusée au milieu des années 2010 de vendre des logiciels espions à des régimes autoritaires.
Nous avons fait débuter notre enquête par l'assassinat de Gauri Lankesh parce que l'Inde est l'un des laboratoires de la désinformation. L'un des premiers scandales concerne la société indienne Aglaya, qui vendait dès 2016 la panoplie des services de weaponized information offerte par Team Jorge.
D'autres sociétés indiennes proposent désormais ces services et, dans la mondialisation industrielle caractérisée par la division du travail, les Indiens sont devenus des spécialistes du piratage informatique. Il est probable, d'ailleurs, que de nombreuses sociétés israéliennes de désinformation leur sous-traitent des opérations de cette nature.
Des entreprises françaises vendent des services très proches de ce qui est proposé en Israël, notamment Avisa Partners, qui a été la cible de révélations de Mediapart. Il y a eu l'affaire de la société Ureputation, qui fournissait une « armée numérique » au PSG, et évidemment la société britannique Cambridge Analytica, devenue le symbole de la désinformation.
Israël n'a pas le monopole de la désinformation. Ce qui nous intéressait, c'était précisément le caractère de plus en plus mondialisé de cette industrie.
Le terme d'ubérisation a été utilisé. Je ne suis pas certaine que les tarifs pratiqués soient toujours tirés vers le bas, compte tenu de la sophistication des moyens déployés et de leur caractère massif. Mais il est vrai qu'un univers concurrentiel opaque s'installe et qu'une forme de division du travail par zone géographique est à l'œuvre, le coût du travail entrant en ligne de compte.
On assiste au développement d'une industrie où des acteurs privés en mandatent d'autres pour déstabiliser, influencer et régler des comptes. À cet égard, l'affaire des deux hommes d'affaires biélorusses qui est relatée dans l'enquête est tout simplement affligeante.
Un grand nombre des opérations complexes décrites dans votre enquête se déroulent en Afrique. En tant que députés nous regardons de manière très attentive ce qui s'y passe. Nous n'ignorons pas la lutte que mènent des puissances, des réseaux et des milices pour s'en prendre à la France et à ses intérêts.
Puisque les manipulateurs peuvent parfois être manipulés, percevez-vous l'influence d'États étrangers derrière certaines opérations menées par Team Jorge ? Elles pourraient être inspirées, voire financées, par exemple, par le pouvoir russe, lequel ne fait pas mystère de ses menées contre la place de la France en Afrique.
Il est peu probable que des services de renseignement ou des militaires russes, voire des acteurs privés proches du pouvoir comme le groupe Wagner emploient des entreprises de ce type, pour la simple raison qu'ils disposent déjà d'outils « maison » très efficaces, de capacités bien établies et d'une vaste expérience dans le domaine des opérations d'influence et de piratage. J'ai donc du mal à imaginer qu'ils aient recours à des sous-traitants tels que Team Jorge en Afrique francophone.
Récemment, d'ailleurs, on a pu voir que des opérations de piratage ou de désinformation ciblant des intérêts ou des personnalités français étaient plutôt conduites, a priori, par des acteurs étatiques : en témoignent les Macron Leaks en 2017 ou le récent piratage de Charlie-Hebdo, attribué par Microsoft à un acteur iranien.
Je poserai la question de la rapporteure d'une autre manière. On sait que la Russie et ses sbires disposent de moyens d'influence en Afrique. Mais peut-on imaginer qu'ils mènent, à titre complémentaire, des actions différentes grâce à des relais installés dans une démocratie ? Ces initiatives seraient beaucoup moins facilement identifiables que celles du groupe Wagner.
Lors de l'enquête sur le volet israélien, menée avec Gur Megiddo et Omer Benjakob, nous n'avons pas établi de lien entre Percepto International, Team Jorge et la Russie. Cela dit, on peut très bien envisager que certaines opérations sont menées par des idiots utiles de la Russie.
Quand Percepto active, grâce à un intermédiaire, un chercheur français afin qu'il publie, dans Valeurs actuelles, une tribune où l'action de la Croix-Rouge internationale au Burkina Faso se trouve mise en cause, cela déstabilise ce pays – dont on connaît l'importance pour la France – et alimente un sentiment anti-occidental très fort. Ces gens peuvent très bien être des alliés objectifs de la propagande russe, même s'ils n'ont pas été actionnés par la Russie.
Les interlocuteurs israéliens avec qui j'ai parlé dans le cadre de l'infiltration de Percepto International comprennent très bien le langage anticolonial repris par certains Africains et par les Russes. Quand Royi Burstien nous a proposé d'activer Kémi Séba si nous le souhaitions il nous a précisé que l'un d'eux se ferait passer, comme par hasard, pour un oligarque russe installé à Monaco, car ils savent que Kémi Séba a des liens très forts avec la Russie.
Autre exemple : Royi Burstien se vante d'avoir une collaboratrice française capable d'activer des influenceurs africains hostiles à la France, qui, même s'ils ne sont pas téléguidés par la Russie, tiennent des discours tout à fait en phase avec ceux de Wagner.
Mais, une fois encore, nous n'avons pas établi de lien entre, d'une part, les deux structures israéliennes que sont Percepto International et Team Jorge et, d'autre part, l'État russe ou ses satellites.
Qu'en est-il de la réaction des démocraties occidentales face aux activités que vous avez décrites ? J'ai l'impression qu'il n'y en a aucune.
Que pense le gouvernement israélien du fait que des sociétés opèrent depuis leur pays contre les intérêts d'autres puissances au profit d'acteurs privés, y compris pour discréditer des alliés d'Israël, dont la France ? D'autres puissances qui ont des intérêts en Afrique sont également des alliés d'Israël, et certains pays africains entretiennent eux-mêmes des relations diplomatiques cordiales avec cet État.
Les États-Unis se sont-ils intéressés à ces comportements ? On sait qu'ils disposent d'une législation extraterritoriale de lutte contre la corruption, à laquelle peuvent s'apparenter certaines stratégies mises en place par les organismes dont nous parlons, qui peuvent aussi l'utiliser pour mener à bien leurs méfaits dans les pays ciblés. Et je n'ai encore vu aucune mesure de rétorsion des démocraties occidentales face à ces actions.
Malheureusement il n'y a pas eu beaucoup de réactions, et je ne crois pas que Tal Hanan ait été poursuivi en Israël.
Je vous confirme qu'à ce stade il n'y a eu aucune réaction de la police ou de la justice israélienne s'agissant de Tal Hanan ou de ses collaborateurs.
Il faudrait poser la question au Premier ministre Benyamin Netanyahou, au ministre de la justice ou à celui de la sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, qui a la tutelle sur la police israélienne. Aucune enquête n'a été ouverte pour l'instant.
Un avocat israélien qui défend la liberté d'expression et s'oppose au fichage et à l'accumulation des données numériques a officiellement sollicité l'équivalent du directeur général de la police nationale, sans que cela ait été suivi d'effet à l'heure où je vous parle.
Y a-t-il eu une réaction américaine ?
Par-delà l'attitude des autorités ou des juridictions, cette affaire suscite-t-elle un débat public en Israël au sein de la société civile, notamment de la part des associations de lutte contre la corruption ?
J'ai l'impression qu'il n'y a eu, dans nos démocraties, aucune réaction à la hauteur de vos révélations aussi graves qu'édifiantes.
Ce qui est aujourd'hui au centre des préoccupations israéliennes, ce sont la réforme du système judiciaire, la situation sécuritaire intérieure extrêmement dégradée et les inquiétudes concernant le nucléaire iranien. Il n'y a donc pas eu beaucoup de débats à la suite de notre enquête. La société civile est mobilisée sur bien d'autres sujets.
On peut se dire que, dans le cadre de la mobilisation contre la réforme judiciaire proposée par la droite et l'extrême droite du gouvernement Netanyahou, les gens dénoncent la corruption, la manipulation et la diffusion de fausses nouvelles. Le Premier ministre est en ce moment jugé pour corruption, mais il a eu les faveurs des Israéliens lors des dernières élections…
Notre enquête a été bien reprise par la presse, notamment dans Haaretz et d'autres journaux, et plusieurs de mes confrères ont été invités à la télévision israélienne pour en parler. Alors que nous avons démontré le caractère tentaculaire de ces pratiques édifiantes, il n'y a pas eu de prise de conscience particulière – quand bien même la société civile israélienne est très mobilisée sur les sujets que j'ai évoqués.
Je reviens à la charge car vous n'avez pas répondu à ma deuxième question, à laquelle, au demeurant, vous n'avez peut-être pas de réponse : quelles sont vos préconisations pour contrecarrer les ingérences et la manipulation de l'information dans l'espace numérique ?
Tant qu'il n'y aura pas de conséquences pour ceux qui ont recours à ce type de services – qui, au sens large, vont de la désinformation au cyberespionnage en passant par le piratage de téléphones –, je suis convaincu que cela continuera. On peut prendre toutes les précautions que l'on veut, la course technologique est permanente et les pirates ont souvent un bon coup d'avance.
Je demeure convaincu que le fait d'identifier et de nommer les responsables de ce type d'action a son importance, y compris quand on sait qu'on ne pourra pas forcément les faire comparaître devant un tribunal en France ou même au sein de l'Union européenne.
Je suis un peu étonné que, sept ans après les Macron Leaks, nous n'ayons toujours pas de nouvelles de l'enquête menée sur ce qui constitue a priori la plus grave tentative d'ingérence contre la démocratie française depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si on ne dit pas aux Français ce qui s'est passé en publiant les conclusions de l'enquête menée par les services de renseignement et la police tout en mettant en garde les auteurs présumés de ces opérations, elles continueront.
L'une des questions posées est la responsabilité des plateformes. Damien Leloup et Florian Reynaud ont identifié une vingtaine de campagnes coordonnées de désinformation à la suite desquelles Twitter et Meta ont fermé les comptes incriminés ; mais, pour les détecter, les plateformes disposent de moyens bien plus grands que les journalistes. Meta y travaille ; quant à Twitter, le changement de direction conduit à s'interroger sur son engagement en la matière.
Il faut aussi s'interroger sur le détournement du RGPD – règlement général sur la protection des données – ou sur la possibilité d'acheter des centaines de noms de domaine pour produire du contenu. Faut-il y apporter une réponse d'ordre réglementaire ? Quoi qu'il en soit, ce sont des points sur lesquels il est possible d'agir.
S'agissant des pressions à exercer sur les plateformes, je n'ai pas la même analyse que mes confrères du Monde.
En France, comme dans la plupart des pays, il est interdit de fabriquer un faux passeport et de s'en servir pour voyager. Or fabriquer un faux profil sur internet revient à se doter d'un faux passeport pour intervenir sur les réseaux sociaux ; et cela n'est puni d'aucune manière. Je peux créer sans risque un faux profil sur Twitter, et ce réseau ne risque rien s'il le laisse ensuite prospérer. Il n'est pas simple de tracer un profil, certes, mais les confrères du Monde y sont arrivés.
Selon moi, la question de l'anonymat sur internet et de la fabrication de faux profils doit être remise sur la table. La chose est très compliquée techniquement, je le sais bien, et il convient peut-être de la traiter au niveau des plateformes ; mais il est nécessaire d'y réfléchir car les faux profils sont assimilables à de faux papiers d'identité permettant de faire passer des messages sur les réseaux sociaux.
Lorsqu'on lit les commentaires des articles sur des sites d'organes de presse, on voit bien qu'un certain nombre d'adresses de contributeurs sont constituées seulement de suites de chiffres et de lettres. Tout cela semble vraiment émaner de robots.
Nous en avons débattu et nos positions sont radicalement opposées.
Pour notre part nous restons très attachés à la possibilité de préserver l'anonymat en ligne, qui ne pose pas de problème en lui-même. Cela peut sembler paradoxal après des mois passés à essayer de le lever pour un certain nombre de comptes sur les réseaux sociaux, mais il s'agit ici de protéger une liberté fondamentale. Dans certains pays, c'est l'anonymat qui permet à des journalistes de travailler. Plus globalement, l'anonymat reste un droit pour chacun.
Il n'en faut pas moins fixer une limite, bien entendu, et, pour nous, elle se situe au niveau du comportement. La comparaison vaut ce qu'elle vaut, mais c'est l'infraction qui justifie le retrait du permis de conduire. Il en va à peu près de même pour les comptes anonymes ou sous pseudonyme : tant que la loi et les règles de la plateforme sont respectées, il n'y a pas de raison de les fermer. Mais si vous utilisez 500 faux comptes de manière coordonnée pour diffuser de fausses informations et mener une opération d'influence, c'est un vrai problème et vous devez être sanctionné.
Deux approches sont donc possibles. Soit on lutte contre l'anonymat – ce qui peut ne pas être suffisant –, soit on l'autorise et on réprime les contenus et les méthodes dénoncés dans votre enquête. Mais, dans cette seconde hypothèse, la protection de la démocratie n'exige-t-elle pas une mobilisation accrue des ressources humaines dédiées au contrôle des contenus ? Et que faire face à la difficulté de définir un faux contenu ?
Beaucoup de grandes entreprises détentrices de plateformes, comme Meta ou Google, disposent en interne de services qui, comparables aux services de contre-espionnage, traquent l'activité de certains groupes, qu'ils soient étatiques ou cybercriminels. Pour lutter contre l'ingérence, ces plateformes se concentrent sur le caractère coordonné des comportements plutôt que sur la véracité des contenus. Leur travail consiste par exemple à détecter que 350 comptes qui ont été créés avec des adresses IP similaires, ou dont les adresses mail utilisent le même fournisseur d'accès, partagent le même contenu dans un laps de temps réduit pour le rendre plus visible sur la plateforme de manière coordonnée, automatisée et inauthentique. Facebook publie ainsi chaque trimestre, sur son site, des rapports sur les opérations de désinformation ou de déstabilisation politique qu'il a pu identifier et qui ont donné lieu à la désactivation de centaines de comptes.
De même, nous ne cherchions pas à savoir si les comptes de Team Jorge étaient faux, mais à vérifier s'ils publiaient le même contenu pendant quelques jours pour le mettre en avant de manière artificielle et en utilisant les mêmes mots clés.
En l'occurrence, on laisse à un acteur privé le soin de définir sa propre loi et les règles qui lui permettent d'identifier des méthodes répréhensibles. Cela vous paraît-il efficace ? Ne vaudrait-il pas mieux s'en remettre à l'État ?
Ce fut tout le débat de la loi Avia et du Digital Services Act (DSA). Il dure depuis des années…
Par principe, nous considérons que confier à des acteurs privés de soin d'établir des règles qui touchent à des domaines régaliens et aux libertés publiques ne constitue pas le meilleur choix. Mark Zuckerberg, d'ailleurs, ne dit pas autre chose. Il a déclaré à plusieurs reprises que cela ne l'intéressait pas du tout d'avoir à fixer des critères de ce genre, car cela représente beaucoup d'ennuis.
Le critère du comportement me semble opératoire ; certes pas à 100 %, mais il permet de trouver des opérations louches sans avoir à vérifier le degré d'exactitude du contenu. Le problème n'est pas que les grandes plateformes font mal leur travail, mais plutôt qu'elles sont peu incitées à être proactives. Certaines le sont plus que d'autres : on ne saurait mettre sur le même plan Meta, qui consacre beaucoup de ressources à ces sujets, et Twitter, qui en consacrait peu et désormais plus aucune.
Mais, au fond, la transparence sur les choix faits par un acteur privé, qui décide seul de rendre publiques certaines campagnes et du degré de détail de cette publicité, fait assurément défaut. En tant que journalistes, nous souhaiterions davantage de transparence car nous pensons que Facebook se refuse à révéler beaucoup de choses intéressantes – pour de bonnes ou de moins bonnes raisons.
Les campagnes d'influence ne se résument pas à la diffusion de fausses nouvelles : elles peuvent aussi consister en des injures ou des tentatives de salir une réputation.
Si les injures sont proférées à l'antenne d'une radio, l'affaire se règle devant l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) ou en justice, conformément à la loi de 1881. Si la même personne est insultée ou diffamée sur Twitter, elle doit saisir cette plateforme. Il y a là une vraie différence de nature. Et l'on voit que les moyens consacrés par Twitter au filtrage et à la modération sont dérisoires, voire inexistants.
Ne faudrait-il pas réfléchir à une extension des dispositions contraignantes, par ailleurs tout à fait justifiées, auxquelles les journalistes sont soumis ? Nous ne pouvons ni diffamer ni injurier, ce qui est tout à fait normal, et les règles applicables aux médias exercent une pression forte sur les directeurs de publication comme sur les journalistes. Cette pression, on pourrait aussi la faire peser sur les responsables de plateforme, quitte à frapper les entreprises au portefeuille à due proportion de leurs revenus. C'est en tout cas une piste qui, selon moi, mérite d'être étudiée.
Plus qu'une ubérisation, ce que vous décrivez, et qui a également été présenté par d'autres personnes auditionnées, évoque un mécanisme mafieux mis en œuvre, parallèlement à nos démocraties, par divers réseaux. Ce phénomène, qui a commencé en Russie avec l'assassinat d'Anna Politkovskaïa, semble se complexifier et se diffuser par l'action d'acteurs privés, prenant la forme d'une oligarchisation. Peut-être faudrait-il inventer pour le désigner le néologisme de « mafiaïsation » de nos démocraties et de ceux qui leur veulent du mal. Vous indiquez en outre que cette ubérisation serait complexe et onéreuse. Pouvez-vous préciser ces termes ?
Le terme d'« ubérisation » renvoie au fait que des acteurs qui n'auraient pas eu les moyens techniques et financiers de recourir à de tels réseaux voilà dix ans le peuvent aujourd'hui. Le terme de « démocratisation » me paraissait malvenu pour décrire cette évolution qui met aujourd'hui à la portée de millionnaires voulant se venger de quelqu'un des outils de piratage et de désinformation qui, voilà vingt ans, étaient réservés à sept ou huit grands services de renseignement.
Quant au caractère mafieux de ces phénomènes, nous sommes confrontés, comme le disait Sandrine Rigaud, à un immense écosystème très diversifié, une industrie qui compte de très nombreux acteurs, dont certains sont certainement plus proches de groupes criminels organisés, tandis que d'autres sont des entreprises qui ont pignon sur rue et dont les activités peuvent être légales ou presque légales dans les pays où elles sont établies.
Nous avions évoqué, lors de nos révélations sur Pegasus, la privatisation de la cybersurveillance. Deux modèles parallèles coexistent en la matière. Autrefois, en effet, les outils de cybersurveillance aussi sophistiqués que Pegasus étaient réservés à certains États, mais l'offre privée permet désormais à des États qui n'ont pas les moyens de les développer en interne de se les procurer. Nous avons ainsi observé que les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Maroc avaient acquis de tels logiciels. En matière de désinformation, on constate une situation parallèle avec Team Jorge et Percepto. Les services de NSO ont été vendus à des régimes et à des gouvernements, ce qui n'est pas le cas ici, où l'offre est beaucoup plus obscure encore, mais on peut comparer les deux mécanismes.
Il existe une différence fondamentale entre les vendeurs de logiciels espions, comme NSO ou Hacking Team, et les agences d'influence évoquées dans nos enquêtes. Dans le premier cas, en effet, s'appliquent des licences d'exportation et, même si on peut en critiquer la qualité et l'exhaustivité, un contrôle des exportations et des régimes auxquels les outils sont vendus par ces entreprises privées, ce qui n'est pas le cas pour les agences d'influence, qui exportent des biens qui ne sont pas à double usage ou soumis à des régimes d'exportation, de telle sorte que règne dans ce domaine un flou total lorsqu'il s'agit de savoir qui vend quoi et à qui.
Plusieurs journalistes grecs ont été visés par des logiciels espions. Cette affaire, révélée il y a quelques mois, fait scandale en Grèce, où la justice est saisie et où des procès s'ouvriront très prochainement. Savez-vous à quelle entreprise les instances incriminées ont acheté ces logiciels ?
Selon nos confrères grecs, il s'agit du logiciel Predator, mais aucun d'entre nous n'a travaillé directement sur cette question. Nous n'avons donc pas d'informations supplémentaires. Toutefois, la Commission européenne, qui enquête sur Pegasus, suit de près ce dossier qui relève directement de ses attributions.
Le Media Freedom Act, ou législation européenne sur la liberté des médias, est, en partie au moins, inspiré par cette affaire grecque.
Depuis vos révélations, la société Getfluence, établie à Toulouse, s'est-elle défendue ou ses conseils sont-ils intervenus dans le débat ?
Il n'y a pas eu de réaction. J'ai vérifié récemment et constaté que cette société offre toujours cette option : en se connectant au catalogue, le client peut sélectionner les sites où il peut publier des articles sponsorisés ou des publireportages sans la mention « sponsorisé ». Le dirigeant de cette entreprise déclare que la raison pour laquelle il offre cette option est que, bien qu'interdite en France, elle est autorisée dans d'autres pays. Il se trouve cependant qu'elle permet de sélectionner de nombreux sites qui publient en France. La pratique reste donc toujours illégale.
Depuis la publication de la série d'articles signés du consortium Forbidden Stories, certains services de l'État se sont-ils rapprochés de vous ?
Les services de l'État ont dû s'intéresser au sujet, mais nous n'avons pas eu de contacts directs à la suite de ces révélations.
Le cas de Getfluence soulève la question plus générale de savoir ce qui est de l'information et ce qui n'en est pas. La distinction est de plus en plus floue et ces sociétés de désinformation sont capables d'utiliser cette zone très grise, comme l'a montré la publication par un média d'une tribune consacrée au Comité international de la Croix-Rouge et qui n'était pas signée par un journaliste. De plus en plus souvent, même sur les chaînes d'information, s'établit une confusion entre le contenu informatif produit par des journalistes et des débats ou des interventions de commentateurs, d'analystes et d'experts en géopolitique dont on ne sait pas toujours comment ni par qui ils sont rémunérés.
Notre projet a également révélé que certains think tanks européens animés par d'anciens eurodéputés et au financement très obscur servent de courroie de transmission à des influences indiennes et permettent ainsi de blanchir une information qui relève clairement de l'influence. Il faut montrer cette limite. Les révélations faites grâce à un consortium de journalistes contribuent à réhabiliter un travail journalistique respectant des règles très rigoureuses en termes de vérification de l'information, de fact checking et de respect du contradictoire qui nous permettent d'être très sûrs de nous lorsque nous publions l'information. Malheureusement, certains contenus qui semblent être journalistiques ne le sont pas, ce qui nuit à notre système démocratique.
Autre exemple d'inertie : la tribune publiée dans Valeurs actuelles et dénigrant la Croix-Rouge internationale est toujours en ligne et très facile à trouver. Ainsi, lorsqu'on souhaite se renseigner sur le travail de Croix-Rouge internationale au Burkina Faso, on tombe très vite sur cet article selon lequel cette organisation est une sorte de cheval de Troie du terrorisme djihadiste.
Pour prolonger l'analyse que vient de faire Sandrine Rigaud sur la confusion entre journalistes et chercheurs, je rappelle qu'on trouve aussi désormais des « polémistes », c'est-à-dire des personnes dont le travail est de faire des polémiques, et des « essayistes », dont certains sont authentiques et d'autres revêtus de ce titre sans qu'on sache trop à qui on a affaire. Du reste, lorsque des gens peuvent passer à longueur de journée d'un média, d'un site web et d'une tribune à l'autre, on peut se demander à quel moment ils travaillent, de quoi ils vivent et d'où vient leur argent. Certains think tanks, cercles de réflexion ou centres de recherche se limitent parfois à un compte Twitter, une personne et un numéro de téléphone. Ce sont là, comme on l'a vu également lors de la crise du covid, des façons d'influencer le débat public qu'il est très facile de mettre en place en tirant profit de l'écosystème de l'information continue et des réseaux sociaux, au détriment des vrais experts, des reporters et des spécialistes qui vont chercher l'information, la recoupent et la vérifient.
Venons-en au cas de BFM TV et de M. Rachid M'Barki. L'enquête Story Killers a fait état de reportages diffusés sur l'antenne de BFM TV, en particulier dans les journaux de la nuit, et a évoqué le rôle d'un certain Jean-Pierre Duthion, qui serait spécialiste des campagnes d'influence et qui est soupçonné d'avoir été l'intermédiaire entre M. M'Barki et Team Jorge.
Je rappelle que notre commission d'enquête n'est pas une juridiction. Nous nous efforçons de comprendre certains phénomènes afin de proposer au législateur des réponses pour les combattre. Dans les limites des pouvoirs de cette commission, que pouvez-vous nous dire de M. Duthion, de son rôle et de ce que vous avez compris de l'action de M. M'Barki ? A-t-il été un « idiot utile » ou les choses vont-elles plus loin ? J'évoquerai ensuite un autre dossier dans lequel M. Duthion est impliqué.
Je précise tout d'abord que les informations dont il est question ne sont pas des « reportages », car ce terme désigne le travail d'un journaliste qui se rend sur le terrain pour rechercher des informations, puis les met en forme. En l'espèce, il s'agit de ce qu'on appelle des off : le présentateur en studio donne une information illustrée par une image en fond d'écran, et c'est précisément là que se situe la manipulation. En effet, les textes lus par M. M'Barki à l'antenne et les images d'illustration lui étaient directement fournis par Jean-Pierre Duthion. Il s'agissait d'informations orientées, destinées à faire passer un message – par exemple le fait que les sanctions visant la Russie seraient contre-productives et dangereuses pour l'industrie du yachting sur la Côte d'Azur. La finalité peut être, en raison d'une rivalité, de dénoncer une compagnie de yachting, mais il s'agit surtout de faire passer un message discréditant les sanctions qui visent les oligarques russes.
L'enchaînement est le suivant : au départ, Team Jorge revendique, preuves à l'appui, l'accès à un vrai journaliste dans un vrai média, en diffusant un extrait du journal de la nuit de BFM TV. Ce n'est évidemment pas suffisant : à ce stade, on n'a affaire qu'à des commerciaux qui se vantent de pouvoir faire quelque chose. Il se trouve – et c'est la deuxième étape – que certaines de ces vidéos ont été diffusées et viralisées par les comptes robots de Team Jorge que mes confrères du Monde ont identifiés.
Troisième étape : en découvrant cette vidéo, ma réaction de journaliste est de me demander si cette information a sa place sur BFM TV. En effet, bien que travaillant à Radio France, je connais BFM TV et il me semble étrange qu'un média généraliste diffuse une telle information. La seule démarche possible est de demander directement à la direction de la chaîne si ces vidéos ont bien été diffusées sur son antenne et s'il ne s'agit pas de faux, puis si ces sujets sont conformes à sa ligne éditoriale, sachant qu'une société israélienne se vante d'y avoir diffusé ces messages. Après vérification en interne, BFM TV m'informe que les vidéos ont bien été diffusées, mais qu'elles ne sont pas conformes à sa ligne éditoriale.
BFM TV lance alors une enquête interne et, selon les déclarations de l'encadrement de la chaîne, Rachid M'Barki a très vite cité Jean-Pierre Duthion comme lui ayant fourni ces informations. Jean-Pierre Duthion est un ancien entrepreneur français qui, installé en Syrie, a ensuite travaillé comme fixeur, c'est-à-dire collaborateur, aide et traducteur pour des reporters durant la guerre civile, et qui est actuellement lobbyiste. Indice supplémentaire : certains faux sites d'information qui répercutent les vidéos de Rachid M'Barki accueillent également des éditoriaux signés par Jean-Pierre Duthion.
Il apparaît donc que Jean-Pierre Duthion est un intermédiaire entre des journalistes – et des parlementaires, comme cela a été mis au jour, me semble-t-il, par le journal Libération – et des donneurs d'ordre, dont Team Jorge. Reste à déterminer s'il y a encore un autre intermédiaire entre Team Jorge et Jean-Pierre Duthion.
Ce dernier, interviewé par Forbidden Stories, reconnaît absolument que c'est son métier de lobbyiste que d'être payé pour faire passer des messages, qu'il n'a ni éthique ni ligne éditoriale et que, du reste, BFM TV n'est pas le seul destinataire desdits messages.
Enfin, le but de la diffusion de ces informations dans le journal de la nuit n'est pas l'audience, car très peu de gens regardent la télévision la nuit. L'objectif est double. Tout d'abord les vidéos, une fois découpées et diffusées sur les réseaux sociaux, viralisent une information certifiée, blanchie, tamponnée, car présentée dans les tweets comme issue d'une grande chaîne de télévision française – un média mainstream. De fait, et heureusement, une grande partie du grand public fait encore confiance aux médias – rappelez-vous l'expression qui avait cours dans les années 1980 : « Vu à la télé ! ».
Le deuxième avantage de ces diffusions pour Team Jorge – qui est, je le rappelle, une équipe de commerciaux proposant une activité économique – est de pouvoir se vanter d'avoir le bras long et d'être capable d'activer des acteurs des médias, même s'il ne s'agit que d'un journaliste sur les 250 que compte de BFM TV et dans des émissions diffusées la nuit.
Je précise que notre commission d'enquête s'est volontairement abstenue d'auditionner certaines personnes qu'on pourrait, pour rester poli, qualifier de truculentes, afin d'éviter qu'elles n'exploitent l'honorabilité et la respectabilité de l'Assemblée nationale et n'en détournent l'image pour publier isolément leurs témoignages et les utiliser à leurs fins propres, selon les méthodes qui viennent d'être décrites.
Je poserai encore deux questions.
Tout d'abord, selon vos dires, M. Duthion a affirmé que d'autres médias français avaient été ciblés par ses méthodes. Avez-vous eu le temps d'enquêter sur ces propos ou ne s'agit-il que de revendications à caractère publicitaire ?
Par ailleurs M. Duthion aurait également, selon Mediapart, influencé le député Hubert Julien-Laferrière, lequel aurait, en 2022, vanté les qualités d'un cryptoactif proposé par un Madoff africain – camerounais, sauf erreur de ma part. Avez-vous des informations sur les tenants et aboutissants de cette affaire, et estimez-vous que certaines informations pourraient motiver l'audition de ce député par la commission d'enquête ?
À moins que mes confrères ne l'aient fait, nous n'avons pas enquêté particulièrement sur cette affaire.
Du côté de Radio France nous n'avons pas enquêté sur ce député. Par ailleurs, nous n'avons, pour notre part, pas identifié jusqu'ici d'autres médias sur lesquels M. Duthion aurait fait passer des informations de la part de ses donneurs d'ordre.
Cécile Andrzejewski, de Forbidden Stories, a longuement interviewé Jean-Pierre Duthion, lobbyiste à l'ancienne chez qui il est impossible de démêler le vrai du faux et qui aime se positionner à la fois comme lobbyiste, source d'information et pseudo-journaliste. Tant qu'on ne vérifie pas les informations qu'il nous communique, nous ne nous en faisons pas l'écho. Son métier est d'essayer de nouer des contacts avec des journalistes et des parlementaires, et il se targue d'avoir des amis proches partout, même s'il n'a eu qu'une conversation avec les personnes qu'il cite. C'est un personnage assez difficile à appréhender.
Monsieur Métézeau, vous avez évoqué tout à l'heure plusieurs parlementaires. Au-delà de M. Julien-Laferrière, de qui s'agit-il ?
Je me suis laissé emporter à employer le pluriel, mais je n'avais à l'esprit que cette seule affaire. Selon Mediapart, Jean-Pierre Duthion a activé un parlementaire et je n'ai pas établi qu'il en ait activé d'autres.
L'audition s'achève à dix-huit heures.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Mireille Clapot, Mme Caroline Colombier, M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Anne Genetet, Mme Constance Le Grip, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy
Excusé. – Mme Hélène Laporte