Je précise tout d'abord que les informations dont il est question ne sont pas des « reportages », car ce terme désigne le travail d'un journaliste qui se rend sur le terrain pour rechercher des informations, puis les met en forme. En l'espèce, il s'agit de ce qu'on appelle des off : le présentateur en studio donne une information illustrée par une image en fond d'écran, et c'est précisément là que se situe la manipulation. En effet, les textes lus par M. M'Barki à l'antenne et les images d'illustration lui étaient directement fournis par Jean-Pierre Duthion. Il s'agissait d'informations orientées, destinées à faire passer un message – par exemple le fait que les sanctions visant la Russie seraient contre-productives et dangereuses pour l'industrie du yachting sur la Côte d'Azur. La finalité peut être, en raison d'une rivalité, de dénoncer une compagnie de yachting, mais il s'agit surtout de faire passer un message discréditant les sanctions qui visent les oligarques russes.
L'enchaînement est le suivant : au départ, Team Jorge revendique, preuves à l'appui, l'accès à un vrai journaliste dans un vrai média, en diffusant un extrait du journal de la nuit de BFM TV. Ce n'est évidemment pas suffisant : à ce stade, on n'a affaire qu'à des commerciaux qui se vantent de pouvoir faire quelque chose. Il se trouve – et c'est la deuxième étape – que certaines de ces vidéos ont été diffusées et viralisées par les comptes robots de Team Jorge que mes confrères du Monde ont identifiés.
Troisième étape : en découvrant cette vidéo, ma réaction de journaliste est de me demander si cette information a sa place sur BFM TV. En effet, bien que travaillant à Radio France, je connais BFM TV et il me semble étrange qu'un média généraliste diffuse une telle information. La seule démarche possible est de demander directement à la direction de la chaîne si ces vidéos ont bien été diffusées sur son antenne et s'il ne s'agit pas de faux, puis si ces sujets sont conformes à sa ligne éditoriale, sachant qu'une société israélienne se vante d'y avoir diffusé ces messages. Après vérification en interne, BFM TV m'informe que les vidéos ont bien été diffusées, mais qu'elles ne sont pas conformes à sa ligne éditoriale.
BFM TV lance alors une enquête interne et, selon les déclarations de l'encadrement de la chaîne, Rachid M'Barki a très vite cité Jean-Pierre Duthion comme lui ayant fourni ces informations. Jean-Pierre Duthion est un ancien entrepreneur français qui, installé en Syrie, a ensuite travaillé comme fixeur, c'est-à-dire collaborateur, aide et traducteur pour des reporters durant la guerre civile, et qui est actuellement lobbyiste. Indice supplémentaire : certains faux sites d'information qui répercutent les vidéos de Rachid M'Barki accueillent également des éditoriaux signés par Jean-Pierre Duthion.
Il apparaît donc que Jean-Pierre Duthion est un intermédiaire entre des journalistes – et des parlementaires, comme cela a été mis au jour, me semble-t-il, par le journal Libération – et des donneurs d'ordre, dont Team Jorge. Reste à déterminer s'il y a encore un autre intermédiaire entre Team Jorge et Jean-Pierre Duthion.
Ce dernier, interviewé par Forbidden Stories, reconnaît absolument que c'est son métier de lobbyiste que d'être payé pour faire passer des messages, qu'il n'a ni éthique ni ligne éditoriale et que, du reste, BFM TV n'est pas le seul destinataire desdits messages.
Enfin, le but de la diffusion de ces informations dans le journal de la nuit n'est pas l'audience, car très peu de gens regardent la télévision la nuit. L'objectif est double. Tout d'abord les vidéos, une fois découpées et diffusées sur les réseaux sociaux, viralisent une information certifiée, blanchie, tamponnée, car présentée dans les tweets comme issue d'une grande chaîne de télévision française – un média mainstream. De fait, et heureusement, une grande partie du grand public fait encore confiance aux médias – rappelez-vous l'expression qui avait cours dans les années 1980 : « Vu à la télé ! ».
Le deuxième avantage de ces diffusions pour Team Jorge – qui est, je le rappelle, une équipe de commerciaux proposant une activité économique – est de pouvoir se vanter d'avoir le bras long et d'être capable d'activer des acteurs des médias, même s'il ne s'agit que d'un journaliste sur les 250 que compte de BFM TV et dans des émissions diffusées la nuit.