Le 5 septembre 2017, la journaliste indienne Gauri Lankesh est assassinée à Bangalore, dans l'État du Karnataka, juste avant la publication de son dernier article intitulé « À l'ère des fausses informations ». Elle décryptait la viralité des fake news qui circulaient sur les réseaux sociaux et les mécanismes d'une désinformation dont elle avait déjà saisi la violence et le caractère industriel.
Cinq ans plus tard, avec le projet Story Killers, Forbidden Stories a poursuivi le travail de Gauri Lankesh en enquêtant sur l'industrie globale de la désinformation et sur ses mercenaires. Avant de revenir sur les révélations de Story Killers, il importe de préciser la spécificité de Forbidden Stories. La mission de cette organisation mondiale à but non lucratif de journalistes d'investigation est de poursuivre les enquêtes de reporters assassinés, menacés ou emprisonnés. Forbidden stories a été créée en 2017 par Laurent Richard, journaliste d'investigation, cofondateur du magazine Cash Investigation.
L'idée est simple : poursuivre à plusieurs l'enquête que certains voulaient censurer, éliminer en éliminant le journaliste. En poursuivant le travail de ceux qui ont été assassinés, nous faisons en sorte que l'information sur laquelle ils travaillaient arrive à destination, et que l'opinion publique ait accès à des informations essentielles pour nos démocraties.
Si l'on se penche sur les enquêtes des reporters assassinés, on constate qu'elles portent souvent sur des sujets majeurs tels que la corruption, le blanchiment d'argent, les violations des droits humains et les crimes environnementaux. En accomplissant notre mission, nous envoyons aux ennemis de la liberté de la presse un message simple : « Vous avez tué le messager, vous ne tuerez pas le message. » Pour poursuivre ces enquêtes aussi dangereuses que fondamentales, nous disposons d'un réseau mondial de 150 journalistes, dont les quatre auditionnés ici avec moi, et de soixante organisations de presse partenaires.
La première enquête de Forbidden Stories était le projet Daphné. Nous avons poursuivi les investigations de la journaliste maltaise Daphné Caruana Galizia, assassinée en 2017 dans l'explosion de sa voiture. Elle enquêtait sur la corruption au plus haut niveau de cet État membre de l'Union européenne. Nous avons ensuite mené le projet Green Blood sur les crimes environnementaux et le projet Cartel, lequel reprend le travail de la journaliste mexicaine assassinée Regina Martínez Pérez, qui enquêtait sur les cartels de la drogue et la corruption au Mexique.
Le projet Pegasus est également coordonné par Forbidden Stories. Publiée en juillet 2021, l'enquête a mis au jour un système mondial de cybersurveillance et le dévoiement du logiciel espion Pegasus, vendu par la société israélienne NSO Group. Parmi les victimes se trouvent des centaines de journalistes, d'opposants politiques, de militants des droits de l'homme, de dissidents. Dans le cadre de cette enquête, nous avons révélé qu'un grand nombre de victimes étaient françaises, notamment le président Macron et la quasi-totalité du gouvernement d'Édouard Philippe.
Pour donner accès à tous à une information que certains ont voulu censurer, la méthode que nous choisissons pour poursuivre les enquêtes est celle de la collaboration journalistique. Elle offre une sécurité, dès lors que nous enquêtons sur des sujets dangereux, qu'un journaliste a été assassiné et que le tueur est toujours en liberté. Elle permet aussi de diffuser le plus largement possible, à travers le monde, ces enquêtes interdites que notre travail consiste à coordonner. Les journalistes sont ainsi invités à partager leurs informations, leurs interviews et les éléments de leurs enquêtes.
Pour le projet Story Killers sur la désinformation, qui est au cœur de la présente audition, nous avons collaboré avec trente médias internationaux, parmi lesquels Radio France, Le Monde, Haaretz, El País, Code for Africa, The Washington Post, The Guardian, Der Spiegel, El Espectador et l'OCCRP – Organized Crime and Corruption Reporting Project. En tout, cent journalistes ont travaillé main dans la main pendant plus de six mois pour faire ce qui n'avait jamais été fait à cette échelle auparavant : dévoiler l'existence d'une industrie mondiale de la désinformation et de mercenaires prêts à vendre des services clés en main au plus offrant, qu'il s'agisse d'hommes politiques, d'hommes d'affaires ou de criminels.
Cette « ubérisation des techniques d'espionnage et de désinformation », selon l'expression très juste de nos confrères du Monde, fait peser un danger majeur sur nos systèmes démocratiques. Les menaces auxquelles nous sommes confrontés sont d'une sophistication extrême. Les acteurs dont nous révélons l'existence sont capables de combiner outils de cybersurveillance, armées numériques de trolls et corruption pour manipuler l'information, décrédibiliser des ONG, des journalistes ou des opposants politiques et déstabiliser des élections démocratiques.
Le phénomène est massif et très inquiétant. D'après un rapport publié par l' Oxford Internet Institute, au moins quatre-vingt-un pays ont recouru à des campagnes organisées de manipulation sur les réseaux sociaux en 2020. Plus de la moitié de ces États ont eu recours à des entreprises privées, dont soixante-cinq ont été identifiées.
Certes, la propagande n'est pas un phénomène nouveau, mais les outils numériques proposés par ces sociétés en modifient la portée et l'efficacité. Comme nous l'a expliqué la chercheuse et spécialiste de la désinformation Emma Bryant, qui a travaillé sur le scandale Cambridge Analytica, nous assistons à la rencontre de deux industries, celle de l'espionnage et celle de l'influence.
Team Jorge, l'officine israélienne revendiquant la manipulation d'une trentaine d'élections dans le monde et ayant travaillé avec Cambridge Analytica, est représentative de ce phénomène. Grâce au travail de Frédéric Métézeau, journaliste à Radio France, et de ses confrères de TheMarker et de Haaretz Gur Megiddo et Omer Benjakob, le projet Story Killers a pu lever le voile non seulement sur l'existence de cette société très secrète, mais aussi sur la panoplie d'outils offerts pour manipuler les opinions publiques, allant de la plateforme numérique de création d'avatars au piratage informatique et des opérations de hack and leak à la création de faux sites internet, en passant par le renseignement plus traditionnel et la manipulation ou la compromission, notamment de journalistes.
Les autres enquêtes que nous avons menées, notamment sur l'entreprise israélienne Percepto, sur des opérations d'influence indienne au cœur de l'UE et sur les sociétés de gestion de réputation permettront, je l'espère, de vous éclairer plus largement sur le nouveau visage de l'industrie de la désinformation, qui vise à fragiliser le socle de nos démocraties.