La séance est ouverte à dix-huit heures.
Nous avons le plaisir de recevoir aujourd'hui M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, dont l'audition initialement prévue le 7 mai avait dû être reportée pour permettre aux membres de la commission d'être présents aux cérémonies célébrant le 79e anniversaire de la victoire des forces alliées.
Votre portefeuille, Monsieur le commissaire, comprend l'industrie de défense. Ce thème s'est imposé ces deux dernières années comme l'une des priorités de la Commission européenne, notamment en raison de la guerre en Ukraine. Dans le prolongement de la déclaration de Versailles et de l'adoption de la Boussole stratégique, la Commission européenne a pris l'initiative de nombreux dispositifs au bénéfice de l'industrie de défense européenne pour aider celle-ci à soutenir l'Ukraine efficacement et durablement : le « plan munitions » visant à livrer un million d'obus aux forces armées ukrainiennes ; l'Acte de soutien à la production de munitions (Asap) ; le mécanisme Edirpa (European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act) pour inciter les Européens à acquérir conjointement des équipements militaires. Peut-être nous présenterez-vous le bilan de ces dispositifs à ce stade.
Une autre illustration du rôle renforcé de la Commission européenne dans la politique industrielle de défense s'observe dans la publication, en mars dernier, de la stratégie européenne pour l'industrie de défense, dite Edis, qu'accompagne le projet de règlement Edip, particulièrement ambitieux. Il crée en effet un Conseil de préparation industrielle ainsi qu'un mécanisme européen de ventes militaires en partie inspiré du Foreign military sales (FMS) américain et instaure un régime relatif à la sécurité des approvisionnements, sujet que nous avons largement abordé avec Bruno Le Maire.
Alors que l'Europe se réarme malheureusement parfois principalement avec des matériels extra-européens, les capacités de l'industrie de défense européenne ayant souffert, ces dernières années, des « dividendes de la paix », comme l'ont rappelé nos collègues Jean-Charles Larsonneur et Jean-Louis Thiériot dans un récent rapport, dans quelle mesure cet ensemble de mesures peut-il favoriser la contribution de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITD) à l'autonomie stratégique européenne et aider à réduire nos dépendances envers les pays tiers ?
Le soutien à l'Ukraine est toujours aussi nécessaire pour l'avenir de l'Europe. L'Union européenne honorera-t-elle ses promesses en matière de production militaire, d'obus tout particulièrement ?
Enfin, peut-être aurons-nous l'occasion de parler de l'industrie aérospatiale, au moment où le projet de constellation européenne de satellites Iris2, d'un intérêt considérable pour la connectivité de nos forces, connaît un léger trou d'air.
Je vous remercie, Monsieur le président, de m'accueillir dans votre commission pour une audition qui vient à un moment opportun.
D'abord, votre commission a adopté le rapport rédigé au terme d'un travail approfondi par vos rapporteurs, Jean-Charles Larsonneur et Jean-Louis Thiériot, dont les observations montrent une forte corrélation avec ce que nous faisons au niveau européen. D'autre part, vous l'avez rappelé, je viens de présenter, avec le haut représentant Josep Borrell, l'ébauche de la première stratégie industrielle européenne de défense, accompagnée d'un programme industriel européen de défense assorti d'une enveloppe de 1,5 milliard d'euros à ce stade ; nous en parlerons, parce que la question du financement est cruciale, et même existentielle.
Depuis le début de la guerre d'agression de la Russie en Ukraine, il y a plus de deux ans, nous avons déployé les moyens et les instruments d'urgence à disposition, en particulier la Facilité européenne pour la paix (FEP), pour accélérer notre soutien à l'Ukraine à court terme. Nous continuerons évidemment, mais nous devons aussi avoir pour priorité de renforcer, de façon urgente et structurelle, la préparation à la défense au niveau européen pour être toujours prêts à répondre en cas d'agressions à nos frontières ou ailleurs ; cela suppose des dimensions capacitaires et industrielles, socle et condition de notre sécurité collective.
Notre objectif est donc d'investir plus, mieux et ensemble, en Européens, pour faire face au retour de la guerre de haute intensité qui n'avait pas été anticipée et qui nous a tous surpris. J'insiste sur le mot « tous » : des critiques ont fusé sur le fait que la France et l'Europe n'étaient pas prêtes à de tels événements et ne disposaient pas des munitions nécessaires, mais les États-Unis l'étaient encore moins. Il y a un an, l'Union européenne avait une capacité de production annuelle agrégée de 500 000 obus de 155 mm, et celle des États-Unis était de 300 000 pièces. Certes, comparaison n'est pas raison, mais de telles comparaisons sont importantes dans le domaine de la défense parce que la capacité de production de tels matériels est aussi un élément de dissuasion ; nous en reparlerons au sujet de la Russie.
La stratégie industrielle de défense Edis et le programme européen pour l'industrie de la défense Edip prennent acte de la fin de la période pendant laquelle on a cru possible de moins investir dans la défense. Nous avons moins investi, hélas, que nos grands voisins et rivaux et il nous faut maintenant rattraper ce retard. Nous ne partons pas d'une feuille blanche, puisque les instruments que nous avons adoptés en urgence pour parer aux conséquences immédiates du conflit à nos frontières ont été mobilisés. Plus de 28 milliards d'euros ont déjà été mobilisés pour financer l'acquisition d'équipements de défense visant à soutenir les efforts militaires de l'Ukraine, et 21 milliards supplémentaires au minimum le seront encore cette année.
Il est vrai que, compte tenu de l'urgence, 68 % de ces achats sont faits aux États-Unis. C'est qu'étaient nécessaires des équipements « sur étagère », ce dont disposent les Américains grâce au FMS dont l'Union européenne ne s'est pas dotée à ce jour. Nous voulons ramener ces acquisitions à une proportion plus acceptable pour nos industries de défense. La proposition de règlement Edip instaure donc un mécanisme européen similaire de ventes militaires qui nous permettrait de disposer de capacités disponibles en cas d'urgence ou si nous souhaitons fournir des équipements à qui nous voulons les vendre.
Le soutien européen global – soutien militaire, soutien économique, accueil des réfugiés – à l'Ukraine représente 170 milliards d'euros pour l'Europe, et 160 milliards par les États-Unis. Le budget de l'Union européenne a été mobilisé pour soutenir d'une part l'acquisition conjointe de matériels dans le cadre du programme Edirpa, d'autre part la montée en puissance des capacités de production de munitions et de missiles avec le dispositif Asap.
Dix mois seulement se sont écoulés entre le moment où le dispositif Asap a été conçu et préparé et celui où il a été adopté par les deux colégislateurs. C'est une première, et ce vote montre que les esprits évoluent. J'ai défendu devant le Parlement européen réuni à Strasbourg ce programme de 500 millions d'euros destiné à financer en amont la fabrication de munitions de très gros calibre, les obus de 155 mm. Je n'avais pas anticipé, lorsque j'ai été appelé aux fonctions de commissaire européen au marché intérieur, que je serai amené à proposer un tel programme, qui a été voté par plus de 80 % des parlementaires européens. Ce très large soutien marque un changement de mentalité. Jusqu'alors, les États membres étaient peut-être plus sensibilisés à la question de la défense européenne que le Parlement européen. Il est apparu que l'importance de la question est désormais comprise par les deux colégislateurs.
Dès que le Conseil européen, en mars 2023, a pris la décision de fournir – et non de donner – un million d'obus de gros calibre à l'Ukraine, mon équipe et moi-même avons visité toutes les industries de défense européennes, singulièrement celles qui sont spécialisées dans les munitions, tous composantes confondues. C'est la première fois, me semble-t-il, qu'une autorité publique pouvait aller voir tout ce qui se passait en Europe en cette matière. Jusqu'à présent, ces industries étaient considérées comme les chasses gardées : elles sont évidemment à la main des États et c'est bien normal mais il était difficile d'avoir une vision globale des possibilités capacitaires globales. Évidemment, j'étais accompagné, à chacune de mes étapes, par le ministre de la défense du pays visité, de manière à assurer la transparence. Et c'est ainsi que, pour la première fois, nous avons pu cerner ce qui faisait au niveau continental, recenser les goulets d'étranglement, constater ce qui nous manquait et appréhender les accélérations nécessaires, avant même que le dispositif Asap soit voté. Il en a résulté que pendant les dix mois qui ont suivi, jusqu'en janvier 2024, notre capacité de production a doublé. Dans un autre contexte, j'avais mené un exercice similaire pour augmenter notre capacité de fabrication de vaccins sur tous les sites industriels européens, recensant les goulets d'étranglement pour déterminer comment les résorber.
Notre industrie a eu une réponse formidable. Les industriels concernés se sont mis en mode « économie de guerre » en augmentant les équipes, en cherchant où se fournir en poudre, en coton, en TNT… Avoir une vision collective partagée nous a permis de faire passer la capacité de production annuelle d'obus de 155 mm sur le continent européen à un million de pièces en janvier 2024. Sur les quatre-vingt-deux propositions reçues, trente et un projets émanant de quinze États membres ont été retenus, qui permettaient de répondre le plus rapidement possible aux besoins. La capacité de production de ces obus sera de 1,7 million de pièces à la fin de l'année 2024, et, je le souhaite, de 2,5 millions en 2025, capacité de production similaire à celle que nous anticipons en Russie pour ce type de munitions. Ainsi, nous aurons pu nous remettre à niveau en moins de deux ans. Ensuite, cette production doit évidemment partir en Ukraine, mais cette étape est à la main des États membres et des entreprises.
Pour fournir ces obus à l'Ukraine, trois approches coexistent. La facilité européenne pour la paix a permis la fourniture à ce jour de quelque 550 000 obus cofinancés par l'Union européenne. Ont aussi lieu des donations bilatérales beaucoup plus discrètes par certains États, notamment de pays frontaliers avec l'Ukraine ou de ceux qui ont une histoire ou une proximité avec la Russie ; nous avons des chiffres à ce sujet mais ils ne sont pas rendus publics. Le troisième axe, c'est l'achat de munitions par l'Ukraine à notre BITD. Ainsi la ministre de la défense de l'Espagne a-t-elle indiqué que l'Ukraine a acheté l'année dernière près de 350 000 obus à sa base industrielle, à Expal notamment. Par ces trois moyens d'intervention, on est déjà bien au-delà du million de fournitures promis à l'Ukraine. Il faut aller au-delà, mais pour cela nous devons renforcer la base industrielle européenne et les industriels doivent donnent la priorité à la livraison des obus fabriqués. Sur les 500 millions d'euros affectés au programme Asap, 85 millions sont investis dans cinq projets français conçus autour d'Eurenco, Nexter, Nobelsport et Roxel. Il faut accélérer la production, et l'on voit bien que travailler conjointement est une solution judicieuse.
Dans le cadre d'Edirpa, nous avons également lancé trois appels à propositions pour l'acquisition conjointe de munitions, de systèmes de défense anti-aérienne et d'équipements modernisés par les États membres.
Nous avons beaucoup appris, les industriels aussi, et ils ont fait leur cette dynamique. Pour la première fois, ministres de la défense, industriels et Commission européenne ont travaillé ensemble pour définir comment mieux se coordonner pour parvenir à l'objectif fixé.
La stratégie industrielle de défense européenne et le programme Edip visent à élargir cette approche à toute la chaîne de production, en tout cas à augmenter de beaucoup notre BITD. Je me suis rendu dans un très grand nombre de sites industriels dans les 27 États membres et j'ai constaté que nous savons tout faire en matière de défense. Nous n'avons pas perdu nos savoir-faire et nous disposons de toutes les technologies pour fabriquer des sous-marins et des porte-avions nucléaires, des missiles hypersoniques, des avions parmi les plus sophistiqués, des chars, mais nous ne le faisons pas assez vite et nous avons un problème de capacités. Il existe de très nombreux sites industriels sur le territoire de l'Union européenne. Beaucoup date de l'époque du joug soviétique, en Bulgarie, en Slovaquie, en République tchèque, en Roumanie, et un savoir-faire demeure même si l'ampleur des usines a été considérablement diminuée. Dans certaines villes bulgares, il se pouvait que 40 000 personnes travaillent dans une même fabrique : elles ne sont plus que quelques centaines mais les sites sont toujours là, que l'on peut remettre à niveau en totalité ou en partie. L'outil industriel continue d'exister mais sa capacité de production est sensiblement dégradée et une modernisation est nécessaire pour permettre une montée en cadence.
Dans la stratégie industrielle de défense européenne, ce qui nous paraît désormais le plus important est donc d'augmenter la capacité de production. Assurer la disponibilité des équipements européens de défense va devenir un enjeu majeur de souveraineté et de compétitivité. Je mettrai donc en exergue les points cruciaux du paquet de mesures que la Commission présente dans le cadre du programme Edip. Pour beaucoup, ces mesures répondent aux observations figurant dans le rapport que votre commission a adopté.
D'abord, Edip a été pensé pour assurer la continuité du soutien par le budget de l'Union européenne de l'acquisition conjointe de produits de défense ainsi que le soutien direct à la BITD. Pour apporter une réponse européenne globalisée à l'industrie de défense, nous voulons étendre cette approche à l'ensemble des équipements
Nous proposons aussi l'intégration progressive de la base industrielle de défense ukrainienne à la BITD européenne. C'est un signal fort de notre confiance dans la capacité de l'Ukraine à accroître ses capacités à se défendre. Dans ce pays qui a beaucoup de savoir-faire, des industriels français et allemands ont maintenant des projets de plusieurs centaines de millions, voire de milliards d'euros.
Avec Edip, nous testons des formes de soutien nouvelles et essentielles. D'abord, le financement de sites industriels maintenus prêts à l'emploi – « ever warm » disent les Anglo-Saxons. Il ne s'agit pas des grands sites de pays d'Europe orientale dont j'ai parlé, qui ne seront pas prêts à l'emploi sans être modernisés, mais de sites déjà en état de marche, de manière que nous soyons prêts à réagir le plus rapidement possible en cas d'urgence. L'état de l'outil industriel et des chaînes d'approvisionnement doit donc être supervisé précisément, en temps réel.
Le programme Edip vise aussi la création d'un mécanisme européen de ventes militaires inspiré du US FMS auquel j'ai fait allusion. Lorsque le Pentagone passe une commande, la production est majorée d'un petit excédent mis en réserve, ce qui donne de la profondeur aux industriels de défense américains. Cette pratique organise la disponibilité de matériels tout prêts, qui peuvent soit être utilisés sur un nouveau théâtre d'opérations imprévu, soit être fournis à des alliés qui en expriment le besoin sans qu'ils doivent attendre. Nous voudrions transposer ce mécanisme au niveau européen pour permettre la création de réserves stratégiques d'équipement par un soutien financier.
Pour répondre à une observation lue dans le rapport adopté par votre commission, je précise que ce n'est pas la Commission européenne qui achètera pour constituer des stocks. Nous sommes très attentifs au respect des traités et je le suis plus que quiconque. Soyez donc rassurés : aussi longtemps que je serai commissaire européen chargé, entre autres, de l'industrie de défense, vous n'aurez pas d'inquiétude à avoir. Ensuite, on verra, mais pour l'instant, on entend beaucoup d'affirmations infondées.
Ce sont évidemment les États membres qui géreront ces stocks, comme cela doit être. Mais veuillez considérer qu'il ne peut pas y avoir de préférence européenne sans prise de conscience que les équipements européens doivent être disponibles en temps et en volume. Comme vous, j'entends dire : « Nous avons le meilleur avion au monde avec le Rafale, mais certains États membres choisissent d'acheter des F-35 après avoir choisi des F16 et ce n'est pas normal ». Il est vrai que certains États européens dépendant de l'Otan pour leur dissuasion doivent être dotés d'avions portant la bombe américaine ; mais, au-delà, se pose la question de la disponibilité des équipements souhaités, pour certains dans des délais très courts. C'est pourquoi j'insiste sur le principe de commandes surnuméraires ; nous sommes, sur ce point, en harmonie avec vos rapporteurs. Nous pourrions ainsi gagner des contrats de gouvernement à gouvernement et rétablir l'équité avec les Américains. Car si 68 % des armes destinées à l'Ukraine ont été achetées aux États-Unis et un peu à Israël ou à la Corée du Sud, c'est que, la plupart du temps, il n'y avait pas de disponibilités en Europe. Nous devons résoudre ce problème sans tarder.
La stratégie industrielle de défense européenne, c'est aussi le soutien à l'industrialisation de projets capacitaires européens pour passer efficacement des prototypes développés avec le Fonds européen de défense à des programmes d'armement européens opérationnels.
Le programme Edip crée aussi un fonds de garantie, le Fast, voulu pour allouer des prêts bonifiés aux PME de l'industrie de défense.
La stratégie industrielle de défense européenne, c'est encore l'installation d'un pilier « sécurité d'approvisionnement » conçu pour surveiller le bon fonctionnement des chaînes industrielles critiques, déjà très largement européennes pour la quasi-totalité des équipements. Sur ce point aussi je souhaite tordre le cou à certaines idées qui circulent : il n'est pas question de transférer de nouvelles compétences à l'Union européenne, ni d'une quelconque prise de pouvoir des institutions européennes, et le prétendre est une désinformation pure et simple. Il s'agit, comme on l'a fait pour les munitions, d'instaurer une sorte de tour de contrôle pour s'entraider, un regard neutre uniquement tourné vers l'objectif commun que l'on s'est assigné. Ainsi peut-on passer en mode « économie de guerre ».
Enfin, nous proposons d'établir des projets européens de défense d'intérêts commun, dit Piec Défense, pour protéger nos espaces contestés. L'Union européenne dispose enfin d'un livre blanc de la défense européenne auquel nous avons travaillé avec tous les États membres, tous les ministres de la défense, toutes les directions générales de l'armement des Vingt-Sept pendant des mois et des mois. Nous en sommes ainsi arrivés à cette Boussole stratégique. Ce travail en commun a évidemment été piloté par Josep Borrell, avec notre implication et notre soutien. Dans ce livre blanc sont répertoriés quatre espaces contestés, l'espace maritime, l'espace aérien, l'espace spatial et l'espace cyber, qu'aucun État ne peut prétendre défendre seul. Dans ces espaces contestés où règne la loi de la jungle et où s'observent des actions manifestement offensives, il faut pouvoir se défendre.
Les Vingt-Sept ont donc décidé de mettre des moyens en commun pour réaliser une infrastructure permettant de protéger le continent, par exemple avec un « bouclier cyber » composé d'une quinzaine de supercalculateurs qui, aidés de programmes d'intelligence artificielle, permettront de détecter des cyberattaques avant qu'elles ne soient révélées parce que leurs effets délétères commencent à se faire sentir : on peut ainsi intervenir presque dans la journée, au lieu qu'en ce moment 250 jours s'écoulent en moyenne entre le lancement d'un logiciel malveillant et le moment où il est détecté. Le sujet est d'une importance extrême. Nous avons fait des tests sur trois de ces centres d'opérations de sécurité (SOC, pour «Security Operations Centres»), pour un investissement de 300 millions d'euros, et ils ont fonctionné. Je souhaite pousser la réalisation de cette infrastructure, qui sera dotée d'une gouvernance européenne, comme on a su le faire pour cet autre projet d'intérêt commun à vocation de défense qu'est Galileo. Le savoir-faire existe et chacun s'y retrouve ; nous allons donc proposer un système de gouvernance partagée pour cette infrastructure indispensable puisqu'aucun État ne peut protéger seul son espace cyber,
Pour l'espace aérien, nous proposons la création d'un bouclier antimissiles européen ou Air Defence Dome ; plusieurs projets existent qu'il faudra coordonner et harmoniser.
La dimension gouvernementale de notre constellation satellitaire multi-orbitale Iris2 sera très forte puisqu'il s'agit non seulement d'assurer une connectivité hypersécurisée par la cryptologie quantique sur les théâtres d'opérations quand c'est nécessaire mais aussi de disposer d'un volet de surveillance de l'espace par l'espace.
Il est tout aussi important de surveiller et de protéger notre espace maritime, sur les mers et sous les mers où sont installées de nombreuses infrastructures critiques, câbles sous-marins et pipelines.
En matière de gouvernance, nous proposons la création d'un Conseil de préparation industrielle dans le domaine de la défense rassemblant le pilier Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et le pilier communautaire. Nous y gagnerons en cohérence et en synergie entre les priorités capacitaires issues de la PSDC et les instruments de politique industrielle du cadre communautaire. Ces questions sont vivement débattues en France, et c'est légitime. Je veux une nouvelle fois vous rassurer, il ne s'agit aucunement de modifier la répartition des compétences : les États membres restent les seuls à la manœuvre en matière d'orientation capacitaire mais, grâce à ce conseil, ils pourront désormais orienter les instruments de financement européen vers ces priorités. Il est indispensable d'avoir un lieu où parler, la décision, conformément au traité, restant aux États.
J'en viens au financement, sujet sur lequel nous sommes en phase avec le rapport de votre commission. Tous les États devraient consacrer 2 % de leur produit intérieur brut à l'effort de défense. La France y est presque et c'est bien ; certains États, telle la Grèce, font mieux, sans même parler de la Pologne, qui y consacre 4,2 % de son PIB. L'obligation de 2 % du PIB doit être respectée. Vingt-trois des vingt-sept États membres de l'Union européenne sont membres de l'Alliance Atlantique. Si tous avaient respecté la règle des 2 % fixée dans le cadre de l'Otan, quelque 1 000 milliards d'euros supplémentaires auraient été investis dans notre appareil de défense, dont près de 300 milliards pour la seule base industrielle – et l'on voit bien que cet investissement nous manque.
J'observe que si certains États membres qui se qualifient de « frugaux » avaient fait ce qu'ont fait les « non-frugaux » pour défendre leur État et donc, aussi, l'Europe, l'Allemagne, par exemple, aurait une dette supplémentaire de 500 milliards d'euros. Il faut traiter la dette, sans conteste, mais il faut aussi prendre en considération que l'on parle ici de l'intérêt général européen. Mon aversion à la dette est connue ; vous savez comment j'ai agi à ce sujet lorsque j'étais à Bercy et je ne vous dirai certainement pas qu'il ne faut pas réduire la dette par tous les moyens. Mais nous avons constaté que des pays comme la France, qui défend le front Sud, et la Grèce, qui défend le front Sud-Est, ont souvent dépensé plus de 2 % de leur PIB, et que les dettes « défense » sont importantes elles aussi. Si tous les États membres réalisent cet effort de 2 % du PIB, comme tous en ont maintenant pris l'engagement, on peut s'attendre qu'aux quelque 250 milliards d'euros dépensés chaque année pour la défense européenne s'ajoutent 140 milliards dans les quelques années qui viennent. L'appareil industriel sera alors d'autant plus vivement appelé à suivre qu'il y aura plus de dépenses et donc une meilleure visibilité financière.
Mais des financements sont nécessaires entre-temps, et l'on sait que le financement de l'industrie de défense est une affaire très compliquée. Jusqu'alors, les États jouaient tous les rôles : client donneur d'ordre, maître d'œuvre, banquier, assureur. Bien souvent, les industries de défense attendaient d'avoir la commande pour commencer à travailler, les délais n'étaient pas toujours respectés, les prix pas toujours garantis… Il faut normaliser cette industrie en l'aidant à se transformer. C'est à quoi visent les cofinancements en amont prévus dans le cadre du programme Edip comme ce fut le cas avec Asap. Mais il convient aussi d'obtenir pour l'industrie de défense un accès au financement bancaire. C'est pourquoi je plaide, comme vos rapporteurs, pour que la Banque européenne d'investissement (BEI) rende accessibles au financement la production d'équipements de défense – la fabrication de munitions et de chars par exemple – et non plus uniquement les biens et infrastructures à double usage civil et militaire. Je m'en suis très souvent ouvert à la BEI, et récemment encore à Nadia Calviño, la nouvelle présidente. Il faut continuer de se faire entendre en ce sens, parce que c'est un signal très fort que les industries de défense et le monde de la finance attendent pour faire évoluer leurs propres obligations en matière de gouvernance. Les politiques de l'Union changent au fil du temps et la BEI les accompagne, comme c'est son rôle. Actuellement, la BEI finance nombre de politiques visant à atteindre nos objectifs de décarbonation, et c'est vital. Mais un nouveau front vital s'est ouvert : la nécessité d'augmenter la production de nos industries de défense.
Nous avons trouvé dans le budget 1,5 milliard d'euros pour Edip mais cet amorçage n'est pas suffisant. Il faudra bien sûr travailler la question lors de la définition du prochain cadre budgétaire, mais c'est pour 2028. Entre-temps, il faut un pont. Mon équipe et moi-même avons calculé qu'un fonds de quelque 100 milliards d'euros est nécessaire pour stimuler la production conjointe de l'industrie européenne de la défense. C'est le chiffre qu'ont aussi avancé certains chefs d'État et de gouvernement, dont Mme Kaja Kallas, la Première ministre estonienne, et le gouvernement polonais. La moitié de cette enveloppe servirait à accompagner la transformation de l'outil industriel de manière que nos industriels de défense, dont le retour sur investissement serait alors un peu mieux prévisible, prennent un peu plus de risques. L'autre moitié du fonds servirait à financer les grandes infrastructures nécessaires pour commencer à protéger, ensemble, nos espaces contestés.
Je vous remercie pour cette introduction très complète. Le report de la date de votre audition aura finalement permis des références au rapport de MM. Larsonneur et Thiériot examiné entre-temps par notre commission, ce dont je me félicite. Je vous remercie aussi de l'appréciation que vous avez portée sur ce rapport et surtout du considérable travail réalisé à l'échelle européenne ; il est remarquable d'avoir fait passer si vite la production d'obus de 500 000 à deux millions. Je vous remercie encore d'avoir fait évoluer spectaculairement les mentalités. Certes, le contexte est porteur, mais j'apprécie l'effort de persuasion qui a eu lieu. Quand on se rappelle les discussions relatives à la facilité européenne pour la paix, avant la guerre en Ukraine – « Va-t-on financer du matériel létal ? » –, on mesure le chemin parcouru en peu de temps. Je m'intéresse particulièrement au mécanisme de ventes d'équipements militaires européens à l'étranger, facteur de visibilité et d'optimisation des coûts de production. D'autre part, avoir du stock, c'est une assurance-vie pour les capacités de défense européenne en cas de coup dur, et la possibilité d'un levier pour aider nos partenaires.
Permettez-moi une précision. Nous avons pour objectif que notre BITD fournisse environ 50 % de nos demandes en 2030 et 60 % en 2035. Vous imaginez l'effet que produit l'évocation de ces objectifs sur nos amis américains, car s'ils déclarent que l'Europe doit absolument prendre davantage son destin en main, ils sont assez contents que leur industrie de défense participe à cette prise de conscience.
Nous sommes parfois interpellés par nos concitoyens qui s'interrogent sur les délais de prise de décision communautaire. Mais, outre que les délais se sont raccourcis, elles ont pour effet la création d'instruments extrêmement puissants et structurants. Selon l'adage, « seul on va plus vite, ensemble on va plus loin ». Nous sommes très satisfaits que l'on puisse aller ensemble plus loin. Ceux qui y ont été élus le savent, la tension entre l'efficacité et la rapidité se constate aussi dans les communautés de communes ; on peine parfois à promouvoir le travail que peuvent faire, ensemble, plusieurs communes mais, in fine, quand la communauté est efficace, personne ne remet en cause ce travail gage de solidarité et d'efficacité par rapport au travail que chacun peut faire seul.
Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
Monsieur le commissaire européen, je suis désolé de devoir m'éclipser sans pouvoir attendre vos réponses mais ma collègue Martine Etienne me les transmettra. L'actualité, ce sont les bombardements et les massacres par le gouvernement d'extrême-droite israélien en cours à Gaza. Or, l'Union européenne est le premier partenaire commercial de l'État d'Israël. Dans son ordonnance du 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice a mis l'accent sur les ventes d'armes à Israël, enjeu de droit international. Des démarches contentieuses ont été engagées par des collectifs d'ONG au Danemark et aux Pays-Bas. Le 5 février, sous la pression de ces ONG, la région wallonne, en Belgique, a annoncé la suspension temporaire de deux licences d'exportation de poudre vers Israël ; l'Espagne, l'Italie, le Canada ont suspendu temporairement et en partie leurs transferts d'armes. Au niveau international, le Conseil des droits de l'homme des Nations unies a demandé, vendredi 5 avril, l'arrêt des ventes d'armes à Israël ; la France s'est d'ailleurs malheureusement abstenue lors du vote. Est-il prévu une suspension des accords d'association entre l'Union européenne et Israël ?
Nous venons d'apprendre que le président Zelensky serait présent à l'Assemblée nationale ce vendredi. L'aide apportée à l'Ukraine est conditionnée à des taux d'intérêt importants, parfois 4 %. Nous proposons l'annulation de ces taux d'intérêt et de cette dette ; êtes-vous d'accord avec cette proposition ?
Vous avez annoncé le report après l'été de la loi européenne sur l'espace. Pourtant, chaque jour sans ce texte, nous risquons des fiascos. Sans règles, les milliardaires et les nations envoient dans l'espace extra-atmosphérique des objets incontrôlés sans se soucier de leur mise au rebut, et la quantité croissante de débris spatiaux met en péril les satellites vitaux et les vols spatiaux.
Enfin, on a appris que des emplois vont disparaître chez Thales. Pourtant, la France a d'importantes capacités en matière spatiale. Si l'on pense à des projets tels Iris2, quelle cohérence voyez-vous entre cette évolution et la politique européenne ?
Je rappelle que les licences d'exportation d'armes sont de la compétence des États. D'autre part, le ministre des armées nous a indiqué plusieurs fois ici même que la France n'exporte pas d'armes offensives vers Israël.
Votre première question me permet de dire à ceux qui ne l'entendent pas que politique étrangère, défense et exportations d'armes sont de la compétence des États membres. Les Vingt-Sept pourraient éventuellement décider d'une position commune au sujet des exportations d'armes vers Israël, mais pour cela l'unanimité serait requise. Je ne pense pas qu'elle se serait aujourd'hui, car si tous les États membres de l'Union européenne entretiennent des relations avec Israël, certains ont avec cet État des relations particulières.
À ce jour, 70 % de la production d'énergie de l'Ukraine a été détruite par les bombes de Vladimir Poutine qui bombardent tous les jours et toutes les nuits des sites civils, bien au-delà de ce qui peut se passer dans le Donbass. Tout sera mis sur la table, et peut-être aussi l'annulation de la dette, quand viendra le temps de la reconstruction, mais on n'en est vraiment pas là pour l'instant ; la question est prématurée et n'a pas été posée à la Commission européenne.
Nous travaillons d'arrache-pied, avec l'ensemble des États, à la loi spatiale. Vous mettez avec raison l'accent sur le suivi des débris ; je rappelle que l'un des volets du projet Iris2 en est la cartographie. Un peu de temps supplémentaire est nécessaire pour peaufiner le texte, dont la présentation ne sera décalée que de quelques mois. Il ne fallait pas se précipiter, car le sujet est une des composantes de la souveraineté européenne.
Au nom du groupe Renaissance, je vous remercie pour votre présence et pour la clarté de votre exposé. En prenant vos fonctions il y a cinq ans, vous n'imaginiez probablement pas la place existentielle que prendraient dans votre portefeuille les questions industrielles militaires. La résurgence des conflits de haute intensité a rendu nécessaire l'élaboration d'une nouvelle stratégie pour l'industrie de défense européenne. Je salue le chemin parcouru, sans sous-estimer les étapes qu'il nous reste à franchir. L'Europe industrielle de la défense a pris une nouvelle dimension avec le dispositif de soutien à la production de munitions et l'adoption de nouvelles règles visant à encourager les acquisitions conjointes. Quelles mesures ont été prises pour accélérer ces processus ? Dans le même esprit, les recommandations des rapports sur le programme 146 du projet de loi de finances pour 2024 soulignaient l'importance de renforcer la coopération européenne en matière de défense, d'accroître le financement des initiatives de défense européenne et d'évaluer l'impact de l'inclusion des entreprises de pays tiers sur l'autonomie stratégique de l'Europe. Ces recommandations sont-elles intégrées dans la stratégie actuelle ? Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de leur mise en œuvre ? Enfin, les conclusions de la mission d'information menée par nos collègues sur la BITD européenne soulignent l'importance de restreindre notre dépendance aux équipements non-européens. Au-delà des dispositifs évoqués, quelles initiatives sont envisagées pour limiter, voire réduire à zéro l'apport de ces matériels ?
Réduire à zéro, peut-être pas, cher collègue, parce que nous voulons aussi que les pays tiers nous achètent des équipements.
J'ai commencé de répondre à vos questions en brossant la stratégie européenne en ces matières ; je reviendrai un instant sur la philosophie qui la sous-tend. Dans beaucoup d'États membres prévaut encore une vision de notre outil industriel de défense héritée de la période des arsenaux. Pour beaucoup d'industries de défense européenne, l'interlocuteur principal est la direction générale de l'armement du pays considéré et donc l'État, dont j'ai rappelé les rôles multiples. Il y a une sorte de porosité entre eux. Aucun de ces groupes, répartis partout en Europe, ne pouvant résoudre seul toute la problématique, il est indispensable de les aider à évoluer dans un marché intérieur désormais sans frontières. C'est ensemble que l'on peut régler les questions de disponibilité et d'augmentation de la production. Nous devons permettre aux industriels de produire avant même que les commandes ne soient passées, au lieu qu'à ce jour ils ne commencent à bouger qu'une fois la commande en main, ce qui induit des délais, souvent l'évolution des prix et des problèmes de disponibilité. Il faut donc investir en amont, comme nous l'avons fait dans le cadre d'Asap, pour faire évoluer le modèle économique, aider ces industries à se transformer et à investir avant même que les commandes ne soient passées en sachant qu'elles arriveront puisque, tous les États membres s'étant désormais engagés à respecter l'obligation de consacrer 2 % de leur PIB à la défense, on peut s'attendre à un financement de 140 milliards d'euros supplémentaires. Tel est l'esprit de programme Edip, qui concerne l'ensemble du spectre, autrement dit les demandes les plus communes des États, qu'il s'agisse de mobilité ou d'artillerie, de frégates ou de missiles.
Le Fonds européen de défense, qui soutient les investissements dans la recherche, marche à plein. Pour en bénéficier, les industriels, PME comprises, de trois États membres au moins doivent coopérer. Des projets emblématiques sont en cours de réalisation dans ce cadre : la corvette de patrouille maritime en phase de prototypage, les intercepteurs hypersoniques, l'eurodrone, les systèmes d'alerte avancée antimissiles depuis l'espace, les systèmes de feu derrière la ligne, le char du futur, les systèmes anti-drones, les armes laser énergétiques et les blindés légers, notamment le projet de systèmes blindés Famous qui va être livré. Ces équipements devront maintenant être produits beaucoup plus rapidement pour répondre à nos besoins. Avec le Fonds européen de défense, quatre milliards d'euros ont été investis en amont dans la recherche ; ils s'ajoutent à ce que font les industriels. Ce faisant, l'Union européenne s'est dotée d'un outil dont, contrairement aux États-Unis, elle ne disposait pas encore, pour investir dans la BITD européenne. On notera que le taux de financement augmente si des PME participent à ces projets.
Le programme Edip vise évidemment à ce que l'Union européenne atteigne son autonomie. Il comporte notamment un volet de soutien à l'industrialisation et un volet de soutien aux acquisitions. Les États sont incités, par un financement majoré en cas de coopération transnationale, à travailler ensemble, acheter ensemble et parvenir ainsi à l'interopérabilité et à des économies d'échelle. Ainsi construit-on progressivement l' affectio societatis – et cela fonctionne, contrairement aux méthodes directives. Enfin, Edip prévoit des fonds spécifiques pour les PME et les entreprises à moyenne capitalisation.
Les masques tombent sur les questions de la défense. Ursula von der Leyen a osé annoncer qu'elle ferait de la défense sa priorité une fois reconduite et Emmanuel Macron a osé ouvrir la voie à un éventuel partage de notre dissuasion nucléaire à l'Europe. Avec de telles politiques, la souveraineté des États est foulée aux pieds. C'est malheureusement conforme à votre idéologie, qui est de construire une Europe fédérale déconnectée des peuples. Vous êtes doublement comptable, Monsieur Breton, puisque nommé par M. Macron et responsable devant Mme von der Leyen. D'ailleurs, vous occupez un poste de commissaire à l'industrie de défense, mais de quoi parle-t-on, quand 80 % des matières premières stratégiques sont importées et plus de 80 % des budgets militaires européens consacrés à des importations extra-européennes, pour le plus grand plaisir de l'Oncle Sam. Le F-35 est ainsi acheté par trois des quatre pays ayant développé l'Eurofighter. Quant à l'Allemagne, censée être notre partenaire privilégié, elle a abandonné trois projets bilatéraux sur cinq depuis 2017. À cela s'ajoutent la suspension du projet Iris2 et la stratégie expansionniste de Rheinmetall en Europe. La France n'est que le huitième fournisseur de Berlin, après la Macédoine. Il n'y a aucune solidarité européenne en matière de coopération économique sur la défense, c'est une évidence. La ligne du Rassemblement national, rappelée par notre présidente, est claire : la défense repose essentiellement sur la nation. C'est sur ce principe que s'est bâtie la Ve République et ce serait une forfaiture que la Commission européenne s'empare des questions de défense, ce que ne permettent d'ailleurs pas les traités en l'état du droit européen. Monsieur le commissaire, ne vous en déplaise, vous n'avez pas le droit de déposséder les peuples de leur défense, a fortiori le peuple français étant donné l'envergure de son armée. Vous n'êtes pas non plus légitime, vous qui n'avez plus été élu depuis trente ans dans le Poitou-Charentes.
Dans ce contexte, pouvez-vous préciser comment Mme von der Leyen entend s'ingérer dans les questions de défense alors qu'elle ne dispose ni du pouvoir ni de la légitimité pour le faire ? Allez-vous, encore une fois, outrepasser la volonté des peuples et vous arranger avec les règles pour vous immiscer dans un domaine réservé de droit aux États ?
Le Président de la République n'a pas proposé de partager la dissuasion nucléaire. La dissuasion nucléaire ne se partage pas : elle restera 100 % française à la fois dans le processus de décision et dans les moyens technologiques qui la sous-tendent. D'autre part, il n'est pas nouveau de reconnaître la dimension européenne des intérêts vitaux : cela existe depuis le général de Gaulle, et l'Otan a reconnu la contribution de la dissuasion française à la posture de dissuasion de l'Alliance atlantique. L'appel fait est simplement un appel à prendre en compte la dissuasion française dans la stratégie qui sera adoptée à l'échelle européenne.
Avec tout le respect que je dois à la représentation nationale, que d'erreurs, Monsieur le député ! L'une d'elles vient d'être relevée par le président. Vous avez raison au sujet de mes antécédents dans le Poitou-Charentes, mais c'est la seule chose exacte que j'ai retenue de vos propos. Eussiez-vous lu les traités et la Constitution de la Ve République avec autant de soin que ma biographie que vous n'auriez pas posé ces questions.
Pour commencer, comment devient-on commissaire européen ? Il revient effectivement au chef d'État ou de gouvernement d'un État membre de proposer une candidature, mais que se passe-t-il ensuite ? Contrairement à ce que vous pensez, l'ensemble des commissaires européens font l'objet d'un vote du Parlement européen. Le Parlement européen les confirme… ou ne les confirme pas. Ce fut le cas de celle qui avait été proposée avant que je ne le sois, et c'est dans ce contexte que je me suis soumis à un vote des députés européens. Contrairement à ce que vous dites, ce sont ces députés, représentant 450 millions de citoyens européens, qui élisent ou qui n'élisent pas les commissaires européens, et l'exercice n'est pas facile, car vos collègues du Parlement européens sont très exigeants – enfin, pas tous, mais ceux qui travaillent sont exigeants, croyez-moi.
Vous nous parlez ensuite de la dissuasion ; je sais que cela aide de dire cela en période électorale, mais le président Gassilloud a répondu à votre affirmation. Je n'ai pas à défendre quiconque et le Président de la République est seul habilité à parler de ces questions, mais j'ai entendu comme vous ce qu'il a dit : la dissuasion nucléaire doit s'exercer lorsque les intérêts vitaux de la France sont menacés ou en jeu. Il a ajouté, comme l'avaient fait avant lui le général de Gaulle, le président Mitterrand, le président Chirac, le président Sarkozy et le président Hollande, que cette dissuasion a une dimension européenne dans l'appréciation des enjeux vitaux de la France. Il n'a rien dit d'autre que ce que tous ont dit avant lui. Le narratif selon lequel on va partager l'arme nucléaire est tout simplement faux. On peut s'amuser à dire des choses et d'autres, mais pour ma part je les dis telles que je les ai entendues.
Je n'ai pas entendu les propos que prêtez à Mme von der Leyen, mais je vous dis de la façon la plus claire qu'il n'y aura pas de commissaire à la défense dans la prochaine Commission européenne. Ce n'est évidemment pas moi qui en déciderai car je n'y suis pas habilité, mais s'il y a bien un commissaire aux industries de défense – moi –, les aspects de la défense qui relèvent de la souveraineté des États sont à la main des États. Les faire passer à la main de la Commission supposerait que les Vingt-Sept en décident à l'unanimité, et beaucoup d'États membres, dont la France et la Hongrie, ne l'accepteront jamais. Autant dire que toutes les craintes selon lesquelles la Commission européenne va prendre ce pouvoir ne sont que de la désinformation, une fake news comme disent les jeunes générations – en l'espèce, une très grosse fake news.
Vous vous dites favorable à la souveraineté ; nous le sommes tous ! Mais la souveraineté en matière de défense ne peut fonctionner qu'au niveau européen, parce que les industries de défense ont des ramifications partout en Europe – voyez Thales, voyez Airbus Defence, voyez Eurenco ! Casser tous ces sites pour les rapatrier et rétablir des frontières, ce serait conduire nos entreprises de défense au dépôt de bilan. Oui, Rheinmetall est une grande entreprise, mais c'est aussi une entreprise qui travaille en Espagne, en Hongrie, en Pologne, en Allemagne, comme le font nos propres entreprises. C'est ainsi que s'est construit notre tissu industriel, que personne ne pourra détricoter sauf à mettre en faillite les entreprises qui en sont les principaux acteurs.
Je ne vois donc pas où est la forfaiture et j'espère vous avoir convaincu en corrigeant ces imprécisions.
Je vous remercie de vos propos aimables au sujet de la mission parlementaire dont j'ai eu l'honneur d'être le corapporteur avec mon collègue Jean-Charles Larsonneur. Nous nous réjouissons d'entendre l'Europe, par votre voix, exposer une stratégie industrielle, ne pas seulement subir mais avoir la volonté ferme d'agir dans un monde où certains, les États-Unis par exemple, ont une stratégie très dure en ces matières.
Nous partageons le même objectif : accroître la part d'acquisitions intra-européennes dans les dépenses d'armement des États membres. À cet effet, l'élaboration d'un Buy European Act, dont je sais toute la difficulté, est-elle envisageable ? Peut-on limiter les financements Edip aux États membres qui s'attachent particulièrement à des acquisitions européennes ? Quelles mesures incitatives sont possibles ? Vous avez évoqué l'engagement de l'Europe en faveur d'actions communes, vitales, dans les espaces contestés. Quelle gouvernance est prévue en ce domaine et quelle est l'articulation avec les plans de défense de l'Otan ? L'un des freins à certaines coopérations européennes, notamment pour la France, est le désir de conserver la liberté de manœuvre pour exporter ; comment surmonter cet obstacle ? Enfin, des pays de plus en plus nombreux s'interrogent sur l'éventualité d'exclure une partie des dépenses de défense du pacte de stabilité ; même en Allemagne, certains se disent que ce ne serait pas absurde. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
Je le redis, le rapport que vous avez corédigé est remarquable et vient à point nommé ; nous l'avons fait circuler au sein de la Commission européenne, et nous sommes assez en harmonie.
Lorsque j'étais ministre des finances, le président Chirac me demandait toujours d'essayer de faire sortir du pacte de stabilité les dépenses très importantes que certains États réalisent alors que d'autres ne le font pas. Je n'ai pas eu un grand succès à ce sujet, mais cela ne nous a pas empêché de réduire la dette à 62 % du PIB. Cette question est lancinante, et l'on constate maintenant que des États, pour certains puristes au point d'avoir voulu interdire tout déficit et qui ne voulaient pas entendre parler d'exclure une partie des dépenses de défense du pacte de stabilité se trouvent devoir accélérer leur effort de défense en vue d'un très important rattrapage. C'est le cas, en particulier, de l'Allemagne.
Il ne m'appartient pas de commenter ces évolutions. Cela dit – c'est peut-être l'ancien ministre des finances qui parle – si l'on en venait à procéder de la sorte, il faudrait revoir ce qu'il en est des dettes pour rééquilibrer l'ensemble. La dette reste la dette, mais le différentiel de dette d'un État par rapport à un autre a une grande importance en matière de politique européenne, l'État dont les finances sont meilleures que celles d'autres États pouvant avoir tendance à se comporter différemment. Tout cela nous apprend qu'il n'y a pas de bons élèves d'un côté et de mauvais élèves d'un autre côté mais que certains États, tels la France, ont été bons élèves pour la défense et continuent de l'être, et que d'autres, telle l'Allemagne, qui ont été de mauvais élèves en ce domaine, essayent de rattraper leur retard, ce qui leur demandera un grand effort. Si on parle du pacte de stabilité, il faut aussi regarder le passé ; on ne peut pas traiter du déficit sans traiter aussi le problème de la dette. J'ajoute, par parenthèse, qu'il existe d'autres dettes, par exemple celles relatives aux émissions de CO2, et que dans ce domaine les choses se présentent très différemment.
Il serait bien sûr tentant de se doter d'un Buy European Act, mais il faut être très prudent. D'une part, dans le projet que je vous ai exposé, pour acheter en commun il faut d'abord concevoir en commun – c'est la coopération dans le cadre du Fonds européen de défense –, produire en commun puis acheter avec le soutien d'Edip ou d'Edirpa. D'autre part, une nuance s'impose. M. Gonzalez a fait état de 80 % d'acquisitions extra-européennes, mais il ne s'agit pas là de l'ensemble des équipements que nous achetons : ce sont 80 % des matériels achetés depuis le début de l'invasion russe en Ukraine, parce qu'il y avait urgence – on en revient au problème de la disponibilité. Il faut donc garder une vision d'ensemble du dispositif avant d'engager l'élaboration d'un texte de ce type. De plus, une question beaucoup plus large se poserait, celle de la dissuasion. Vingt-trois des vingt-sept États-membres de l'Union européenne sont membres de l'Otan, mais un seul, la France, ne dépend pas de l'OTAN pour la dissuasion nucléaire. Or, dépendre de l'Otan pour la dissuasion nucléaire signifie évidemment dépendre des États-Unis, et l'on ne peut ignorer cet aspect de la question. Tout est donc moins simple qu'il y paraît quand on se limite à dire « Il est anormal que certains États achètent des F-35 alors que nous avons des avions Rafale ». Ces choses demandent du temps.
La liberté d'exportation est à la main des États, nous y veillons ; là encore, vous pouvez compter sur moi. Cette liberté doit évidemment demeurer, et il n'est pas question de la fédéraliser ; ces craintes, légitimes, sont infondées.
La gouvernance se fait au cas par cas, et nous avons appris à le faire comme nous l'avons démontré avec Galileo qui a une forte composante à usage intergouvernemental, voire militaire, puisque ce système de positionnement par satellite et de signal PRS est d'une importance stratégique majeure pour nos armées. La structure de gouvernance intégrée a été adaptée à cette spécificité et elle fonctionne très bien. Cette composante est effectivement gérée de façon intergouvernementale, comme il le faut pour une infrastructure de cette taille, qu'aucun État membre ne pourrait se permettre d'avoir seul. Nous voulons adapter ce type de gouvernance au bouclier cyber ainsi qu'à Iris2, notre constellation multi-orbitale, qui aura une composante militaire native et une gouvernance spécifique.
Nous comptons d'autant plus sur Iris2 que dans la loi de programmation militaire nous avons suspendu un investissement dans un satellite Syracuse dans l'attente de cette capacité nouvelle.
Je saisis cette occasion pour compléter la réponse que j'ai faite à M. Piquemal, selon lequel il y aurait des problèmes avec les satellites. Ce n'est pas le cas : au contraire, l'industrie européenne des satellites est très performante. Peut-être souhaitait-il appeler notre attention sur les lanceurs, à propos desquels nous rencontrons effectivement une difficulté au niveau européen. L'indisponibilité de nos lanceurs Ariane et Vega a été cause de beaucoup de retard. J'espère que les décisions managériales qui ont été prises nous permettront de lancer la constellation Galileo, car je suis, ès qualités, responsable de l'opération. Nous devions envoyer quatre satellites Galileo supplémentaires par deux lancements ; nous attendions Ariane pour le faire mais, compte tenu du retard, nous avons été contraints de passer, exceptionnellement, sur un lanceur américain pour répondre à ce besoin et continuer de garantir la qualité de signal indispensable de la constellation. J'espère que nous pourrons désormais respecter nos objectifs, car derrière cela il y a le New Space, projet qui porte sur les micro-lanceurs et les lanceurs réutilisables. Nous poussons beaucoup à la réalisation de ce segment, mais il est d'importance stratégique d'avoir de très gros lanceurs, et ainsi un accès autonome et souverain à l'espace. Le retard pris sera comblé, me dit-on, dans les prochains mois, peut-être même dans les prochaines semaines. La Commission européenne, vous le savez, n'est pas chargée de cette politique. Toutefois, nous sommes le premier client des opérateurs et j'estime qu'en cette qualité j'ai mon mot à dire, d'autant que nous lançons des satellites souverains d'une importance cruciale pour notre autonomie stratégique.
En dépit des explications que vous nous avez données, Monsieur le commissaire, je m'interroge sur les questions de financement, parce que l'on assiste à la fragmentation de notre industrie de défense. Le budget que nous dépensons ensemble n'est pas négligeable : vous avez évoqué 250 milliards d'euros et je crois que ce sera encore davantage cette année. Pour y faire face existent certes tous les outils que vous avez décrits mais, au regard des besoins, les sommes en jeu ne me semblent pas suffisantes. Si les chiffres dont je dispose sont les bons, Edip disposera de 5 milliards d'euros entre 2025 et 2027 et Edirpa de 300 millions. Il y a aussi la facilité européenne pour la paix, soit 17 milliards, et la coopération structurée permanente qui se traduit, me semble-t-il, par un grand saupoudrage, avec beaucoup d'outils intergouvernementaux ou intégrés. C'est un grand progrès d'avoir le Fonds européen de défense avec 7,9 milliards d'euros, mais mon impression est que cet ensemble compliqué manque un peu de visibilité pour nos industriels.
Ensuite, part-on suffisamment des besoins de nos armées ? Longtemps, j'ai eu le sentiment que primaient les besoins économiques de nos industriels. Aussi, lorsque les ministres Boris Pistorius et Sébastien Lecornu ont signé l'engagement de construction du Main Ground Combat System (MGCS) ai-je été très contente de les entendre dire : « Nous sommes les clients de nos industries, qui doivent désormais agir en fonction des besoins de nos armées ». Ce cheminement est-il le même au niveau européen ? N'aurait-on pas besoin aussi davantage de ressources propres ? Vous-mêmes avez évoqué un jour un fonds de 100 milliards d'euros. On en est loin, mais on demande de plus en plus à l'Union européenne et l'on voit que produire plus, plus vite et en Européens demande des financements, et que les seules contributions des États ne suffiront pas. Vous avez aussi évoqué les espaces contestés, l'innovation et la recherche. La guerre nous pousse à définir certaines priorités et il en résulte que l'on ne parvient pas à faire face à l'ensemble des défis.
Il y a au Parlement européen des députés qui connaissent parfaitement ces dossiers et qui jouent un rôle majeur, tel Christophe Grudler avec qui j'étais hier à Dole et auquel je rends hommage. Il est très important d'avoir des députés comme lui très engagés et qui travaillent sur ces questions au niveau européen pour que tous les États membres puissent bénéficier des politiques définies, dont la France.
Bien sûr, la question du financement est importante, mais le sujet dont nous nous entretenons est un sujet existentiel. Vous avez dit la nécessité de disposer d'équipements corrélés aux besoins de nos armées. Je voudrais tordre le cou à une deuxième fake news et dire de la manière la plus ferme qu'il n'a jamais été question d'avoir une armée européenne. Je ne sais pas d'où sort cette invention : ça ne marchera jamais. Je crois pouvoir vous dire que je ne la verrai pas de mon vivant, parce que ce n'est pas le projet européen et que ce n'est pas conforme au traité. Y a-t-il une armée de l'Otan ? Bien sûr que non. Le projet européen est exactement le même, et ceux qui prétendent qu'il y aurait un projet d'armée européenne racontent des mensonges. Tous ceux qui déclarent que tel ou tel chef d'État, en France en particulier, ou encore la Commission européenne, ont pour projet de constituer une armée européenne énoncent une folie puisque ce n'est pas possible. De même, je le redis, il n'y a pas d'armée de l'Otan mais simplement la capacité, dans des cas précis, de rassembler des ressources en équipements et en ressources humaines si l'on estime qu'une Opex est nécessaire. Il n'y aura jamais d'armée européenne car l'Union européenne ne fonctionne pas ainsi ; prétendre le contraire, c'est méconnaître le projet européen.
Il n'en demeure pas moins que les besoins de nos armées sont pour beaucoup comparables, par exemple en matière de mobilité. Il est vrai que si l'on veut utiliser des blindés Famous en Finlande, pays enneigé huit mois par an et qui a 1 340 kilomètres de frontière avec la Russie, ces équipements devront être munis à la fois de roues et de chenilles, des chenilles modérément utiles pour une utilisation en Espagne ou en Italie. Des adaptations ont donc lieu, mais le corps du véhicule demeure ; d'ailleurs, le projet Famous a les deux versions. Ainsi, en fonction des besoins de nos armées, des infrastructures communes et partagées nous permettent de faire des économies d'échelle et d'avoir une plus grande disponibilité de matériels. « Mettre ensemble » est d'une importance capitale ; le formidable projet Famous, financé par le Fonds européen de défense, a précisément cette mixité. C'est un exemple pratique de ce que nous pensons devoir faire.
J'en reviens à l'argent, pour vous dire que l'on parle à la fois de montants importants et de montants qui ne le sont pas trop. Que près de 80 % des députés élus par nos concitoyens européens aient voté pour le programme Asap – c'est-à-dire pour donner de l'argent destiné à financer des usines de munitions – signifie que cet esprit est maintenant partagé par le plus grand nombre. Certes, 20 % des députés européens sont toujours contre : c'est normal, c'est la démocratie. Mais une très grande majorité a pris conscience que l'augmentation de notre capacité de production de défense est un besoin existentiel pour l'Union européenne. On a parlé de la dissuasion nucléaire, mais il y a une autre forme de dissuasion, celle que représente notre appareil industriel, et Vladimir Poutine, qui bombarde jour et nuit des innocents en Ukraine, sait très bien l'importance de cet outil. C'est peut-être pourquoi il a remplacé son ministre de la défense par un économiste.
L'année dernière, la Russie a dépensé 104 milliards d'euros pour sa défense ; l'Europe en est à quelque 250 milliards. Nous démontrons donc que nous avons un outil industriel dissuasif par définition. Nous nous préparons évidemment à une guerre éventuelle, mais nous nous attachons aussi à dissuader tous ceux qui seraient tentés par notre faiblesse éventuelle d'utiliser cette faiblesse pour conduire des projets allant contre l'intérêt européen. Pour toutes ces raisons, les besoins auxquels nous devons faire face sont existentiels.
Quand il s'est agi de trouver les moyens de faire face aux conséquences de la pandémie de Covid après que l'on a fermé administrativement la presque totalité de l'outil socio-économique européen, risquant de mettre en péril par le chômage des millions de femmes et d'hommes et des millions d'entreprises, nous étions aussi sous le coup d'une menace existentielle. Nous avons trouvé le moyen de mettre sur pied un financement en commun, les 750 milliards d'euros du plan de relance temporaire Next Generation EU. Les deux mots importants, dans le cas qui nous occupe aujourd'hui, sont toujours « en commun ».
La question étant d'ordre existentiel, que fait-on ? Pour notre part, nous expliquons, nous montrons, nous travaillons sur des programmes que nous partageons ensuite, évidemment, avec les colégislateurs. C'est ce que je fais aujourd'hui parmi vous, avec les États membres et avec le Conseil européen. Il nous a d'ailleurs mandatés pour apporter notre vision, notre vision seulement puisque, je le répète à l'intention de ceux qui l'oublient, ce n'est jamais la Commission qui fait les lois. Elle ne fait que répondre aux besoins exprimés par les maîtres de la démocratie que sont le Conseil européen, équivalent de notre Sénat en Europe, et le Parlement européen, équivalent de l'Assemblée nationale en Europe. Le Conseil européen nous a donc demandé de cerner, pour sa réunion prévue les 27 et 28 juin prochain, ce qui serait nécessaire – mais c'est aux colégislateurs, les deux piliers de la démocratie, qu'il reviendra de décider. Je puis vous livrer les conclusions auxquelles nous sommes parvenues mais, encore une fois, ce n'est pas parce que je vous les livre que nos propositions seront acceptées en l'état ; elles peuvent être largement amendées.
Notre approche, faite de bas en haut, nous a conduits à évaluer à une cinquantaine de milliards d'euros, je vous l'ai dit, les financements nécessaires à la protection de trois des quatre espaces contestés – pour l'espace maritime, les choses sont plus compliquées, en tout cas pour ce qui concerne le dôme de défense aérienne pour lequel une harmonisation est évidemment nécessaire. Nous en sommes conscients, Monsieur le rapporteur, et nous poussons les capacités, notamment franco-italiennes, à répondre à ce besoin. Les Polonais et les Grecs ont décidé de se joindre à cette initiative et une architecture intégrée sera nécessaire, qui aura un coût. À ces 50 milliards s'ajoutent 50 autres milliards pour cofinancer nos infrastructures en amont. Bien sûr, 100 milliards d'euros représentent une forte somme, mais elle doit être rapportée au PIB européen, compris entre 17 000 et 18 000 milliards d'euros. J'observe que ce montant est nettement moindre que ce que nous avons mis sur la table pour répondre aux besoins, également existentiels, lors de la crise du Covid.
Pour conclure à ce sujet, je souligne que ces financements de projets d'intérêt généraux n'ont rien de fédéralistes. Next Generation EU n'avait rien de fédéraliste : on s'est rassemblés pour emprunter ensemble, faire face à un besoin financier existentiel et répondre aux conséquences de la crise du Covid. Je suis de ceux qui proposent toujours un projet assorti d'un financement global, car les États dont la situation budgétaire est meilleure que d'autres ont une capacité d'emprunt plus forte que d'autres. Je pense en particulier aux pays « frugaux », sans jeter la pierre à personne mais pour être équitable. Les pays « frugaux » l'ont peut-être été un peu trop en matière de défense, si bien que leur taux d'endettement est meilleur que celui d'autres États, mais ils n'ont pas été frugaux du tout en émissions de CO2, tant s'en faut : ce sont eux qui en ont émis le plus. Maintenant, il faut éponger tout cela, et cela coûte très cher. Autrement dit, faut-il regarder le seul indicateur de l'endettement ? Observons le cas de l'Allemagne : son taux d'endettement étant compris entre 60 et 70 % de son PIB, elle emprunte plus facilement que les pays dont le taux d'endettement est de 80 à 100 %, voire plus, et cela crée une distorsion au sein du marché intérieur.
Pour cette raison, en ma qualité de commissaire responsable du marché intérieur, je serai toujours favorable à des solutions transversales permises par un outil financier globalisé permettant le financement de projets décidés par le Conseil car, encore une fois, la décision ne dépend pas de moi. Pour des projets d'intérêt général et pour des projets d'intérêt général européen, un financement global mutualisé est préférable à des financements spécifiques par pays qui fragmenteraient, sinon davantage, le marché intérieur. Ces outils peuvent être des euro-obligations ou un endettement commun ; les possibilités sont diverses, mais tous ces aspects et la fiscalité sont à la main des États, pas à la mienne. Il n'y a pas de fédéralisme et je suis donc très attentif à ne pas aller sur ce terrain. Mon rôle est de proposer des solutions, puis il revient aux États de choisir en fonction des objectifs qu'ils se sont fixés. Mais j'ai constaté au fil d'une expérience de près de cinq ans que lorsqu'on a une idée claire sur l'objectif, sur la nécessité existentielle de trouver un moyen d'avancer ensemble, on trouve le financement.
Jean Monnet disait que l'Europe « avance souvent dans la nécessité » et qu'elle « ne voit souvent la nécessité que dans la crise ». Nous sommes en tout cas confiants : l'Europe peut avancer.
L'argent est, dit-on, le nerf de la guerre ; j'aimerais qu'il soit le nerf de la paix et de notre sécurité collective. Tout le monde parle d'autonomie stratégique européenne en matière de défense. Nous y sommes très attachés, mais comment la construire quand l'industrie de défense française et européenne est totalement dépendante de puissances étrangères, notamment des États-Unis, dans un certain nombre de domaines ? Vous l'avez dit, il n'y a pas de satellite Galileo possible sans lanceur américain, l'Europe est très en retard pour ce qui concerne les satellites eux-mêmes, n'a pas de GPS de précision pour les missiles et l'artillerie sans les systèmes américains de positionnement, ni de catapultes pour nos avions sur notre porte-avions sans licence américaine. Au-delà des grands discours, il est donc indispensable de construire notre autonomie en nous libérant de cette dépendance à l'égard d'autres puissances, pour permettre à chaque nation européenne de construire sa propre industrie de défense et à toutes de travailler ensemble sur les questions résolument européennes que sont la recherche et le développement ou encore la manière de contrer les cyberattaques. Mais pour cela nous avons besoin d'argent, le nerf de la paix et de la sécurité collective. Pour relever ce défi et d'autres, nous avons besoin d'un financement indépendant des marchés financiers et des agences de notation du type de celle qui vient de dégrader la note de la France, ce qui va se traduire par le renchérissement de notre dette.
À ce sujet, Monsieur Breton, la dette, que lorsque vous étiez ministre de l'économie et des finances, est passée, sous votre ministère, de 1 147 milliards d'euros en 2005 à 1 211 milliards en 2007. Certes, elle a baissé en pourcentage de 64 à 62 % du PIB, mais cela s'est fait par la purge dans les emplois publics, notamment à l'Éducation nationale, avec plus de 11 000 emplois sacrifiés au cours de cette période, et aussi parce que l'État a encaissé quelque 15 milliards d'euros en vendant les autoroutes – et l'on voit aujourd'hui combien cela nous pèse. Ce n'est pas à proprement parler le sujet de notre débat mais, une fois nos députés élus au Parlement européen, le 9 juin au soir, notamment mon collègue Léon Deffontaines, nous proposerons de créer une institution bancaire publique habilitée à prêter aux États à taux zéro, voire à taux négatif pour leur permettre de relever le défi climatique et pour financer l'autonomie stratégique en matière de défense. Les traités le permettent ; pourquoi ne nous sommes-nous pas encore dotés d'une telle institution ? La BEI n'a pas cette fonction, puisqu'elle emprunte auprès des marchés financiers. Pourquoi la BCE ne prête-t-elle pas à une institution publique permettant de financer directement auprès des États des enjeux aussi importants que ceux-là en prêtant à taux zéro, ce qui nous permettrait de ne pas augmenter la charge de la dette ?
Je vous remercie, cher camarade, pour ce plaidoyer en faveur de l'autonomie stratégique européenne.
Argent, nerf de la guerre, argent nerf de la paix… mais si j'ajoute, comme les grands Anciens nous l'ont appris, « si tu veux la paix, prépare la guerre », le serpent se mord la queue. On l'a oublié, on a cru qu'avec l'événement extraordinaire que fut la chute du Mur de Berlin on entrait dans un moment de paix globale. On a vécu trente années ainsi. La jeune génération des politiques n'a connu que cela ; nous qui n'avons pas le même âge, avons vécu la chute du Mur de Berlin et ce qu'elle signifiait, nous avons été pris de cet enthousiasme. Il n'en demeure pas moins que les empires déclinants – l'Empire russe, l'Empire ottoman, et même l'empire britannique – qui nous entourent sont toujours là, et qu'un empire déclinant n'a pas forcément un comportement amical – je ne parle pas de l'empire britannique.
Je ne partage pas votre point de vue sur les satellites, et il est faux de dire que nous dépendrions des Américains pour le positionnement par satellite. Non seulement le signal PRS est autonome – je regrette que votre rapporteur soit parti, il aurait pu le confirmer – mais il est beaucoup plus précis que ne le sont les positionnements américains par satellite. Quant à l'usage de lanceurs américains, il est très momentané, je vous l'ai dit.
Je vous remercie d'avoir rappelé que nous avions réduit la dette de 64 à 62 %. Ce résultat a été atteint par mille choses, non par une ou deux. Ce n'était pas facile, mais il nous fallait montrer que la France tenait son rang pour pouvoir se faire entendre. J'ajoute que la dette s'apprécie toujours en pourcentage du PIB.
En effet. Du reste, bien que la notation, qui reste tout à fait enviable, de la France ait été dégradée par les trois principales agences de notation internationale, l'hiver dernier pour deux d'entre elles, récemment pour la troisième, le spread n'a pas bougé d'un iota car cela avait été anticipé. Mais la dette a été contractée, il faut la rembourser et, à nouveau, ceux qui pensent qu'on pourra l'éliminer d'un trait de plume racontent autre chose que la réalité. Cela dit, nous devons en effet nous doter d'instruments ou d'organisations pouvant contribuer aux financements dont nous avons besoin.
Il y a d'abord la BEI, dont c'est le rôle et qui doit être mobilisée à cet effet. Il y a aussi d'autres possibilités, dont je n'ai pas parlé tout à l'heure parce que cela ne m'appartient pas, mais j'ai entendu il y a quelques jours le président de la République française souligner la nécessité d'augmenter les ressources propres pour financer les grands projets d'intérêt général européens ; il a estimé les besoins à 1 000 milliards d'euros et je suis d'accord avec cette évaluation. Si les États membres en décident, c'est une voie possible pour disposer de plus de moyens pour financer des dépenses existentielles à taux zéro.
Je connais vos idées, Monsieur Roussel, sur l'évolution de la BCE, mais en discuter nous entraînerait assez loin. À mon sens, en termes de faisabilité immédiate, creuser la piste BEI nous permettrait de répondre à notre objectif commun de souveraineté et d'autonomie.
Nous en venons aux questions des autres députés. Le premier est M. Jean-Pierre Cubertafon, député de la Dordogne, qui va sans doute se satisfaire des quelque 76 millions d'euros investis à Bergerac dans le cadre du programme Asap.
Effectivement, 250 emplois vont être créés à Bergerac grâce à Eurenco. Il nous faudra réinviter Monsieur le commissaire européen, qui a encore beaucoup à nous dire. J'ai noté son affirmation : il n'y aura pas d'armée européenne, parce que ce n'est pas prévu par les traités ou parce que c'est impossible à faire.
Lors d'une audition au Sénat, le 18 janvier dernier, vous avez défendu l'idée de mutualiser les capacités des États membres en vous interrogeant sur l'opportunité de construire un second porte-avions au niveau européen en plus du Charles-de-Gaulle. Depuis le Brexit, la France est le seul État de l'Union qui maîtrise la construction d'un tel équipement ; une mutualisation reviendrait donc à brader nos savoir-faire et notre maîtrise technologique dans des domaines de pointe. D'autre part, sous quelle autorité serait placé ce porte-avions ? À quel prix, pour quelle stratégie et quelle politique de défense ? Où trouverait-on les moyens indispensables pour constituer le groupe d'aéronefs, de bâtiments de surface et de sous-marins nécessaires pour le défendre ? En tout cas pas du côté de la marine française, qui ne dispose que de 120 bâtiments pour assurer la sécurité de notre domaine maritime, le deuxième plus grand au monde. Pourquoi entretenir l'idée de la folie que représenterait pour la France un porte-avions européen ?
Au cours de cette très intéressante audition vous avez déjà amplement répondu à la question que je vais vous poser néanmoins, quitte à obtenir une réponse courte. En dépit d'années de bavardages à ce sujet, l'Europe de la défense n'a aucune réalité concrète. Les objectifs européens concernant l'aide à l'Ukraine n'ont pas été tenus et la plupart des matériels exportés venaient des États-Unis. L'Europe de la défense mettrait à mal la capacité de la France à porter sa voix sur la scène internationale et à être au service de la paix. Pourtant, la présidente de la Commission européenne et vous-même souhaitez poursuivre dans cette direction. Vous avez dit que le projet d'une Europe de la défense ne nuirait pas à la souveraineté des États membres en cette matière, la politique de défense restant de leur compétence. Fort bien, mais alors que penser des propos tenus par Emmanuel Macron au sujet du partage de la dissuasion nucléaire française au service de l'Europe ? Enfin, comment la nomination d'un commissaire européen à la défense serait-elle compatible avec le renforcement de la souveraineté des États sur leur propre défense ? Que ferait-il sinon amorcer une politique de défense européenne ?
Vous l'avez signalé, j'ai déjà répondu à ces questions, en particulier pour dire qu'il n'y aura pas de commissaire à la défense ; je le redis, j'espère de la manière la plus claire. La décision de faire entrer dans un conflit des femmes et des hommes qui ont choisi de s'engager sous le drapeau national est très lourde de conséquences et relève de la seule souveraineté des États, auxquels revient la responsabilité d'engager leurs forces. Cela ne changera pas. C'est pourquoi je vous ai dit aussi que tous ceux qui racontent l'inverse en parlant de « projets cachés » sont dans le complotisme et le conspirationnisme, certainement pas dans la réalité.
En revanche, on peut assigner à des troupes à l'œuvre sous leurs commandements respectifs des objectifs interopérables ; c'est en quoi l'exemple de l'Otan est intéressant. Il n'y a pas une armée de l'Otan mais des forces françaises, allemandes, italiennes, estoniennes disposées en divers lieux. Il faut vraiment cesser de dire des choses fausses pour effrayer les gens. Je ne vois pas comment un élément fondateur du projet européen serait modifié ; il faudrait pour cela modifier les traités, ce qui est, on s'en souvient, extraordinairement difficile. Aussi, je le redis à nos concitoyens si jamais ils nous regardent : n'écoutez pas ceux qui vous disent le contraire.
J'ai indiqué à vos collègues sénateurs que dans l'espace maritime, qui est un des espaces contestés, nous devons protéger et la surface des mers et l'espace sous-marin. Cela suppose des forces aéronavales et, vous avez raison, la France sait fabriquer des porte-avions et des porte-avions nucléaires. D'autres pays, l'Italie en particulier, savent aussi faire des porte-avions, mais pas des porte-avions nucléaires. La question qu'il faudra se poser, le moment venu, ce pourquoi il nous faut d'abord traiter de la protection des trois autres espaces contestés, est celle de l'interopérabilité. Les États ont des ressources maritimes à leur main. Il faudra déterminer comment s'organiser pour protéger ensemble la mer Baltique par exemple, puisque si nous ne le faisons pas, des forces hostiles peuvent en profiter pour saboter nos câbles. Nous avons des compétences, par exemple les flottilles d'accompagnement, mais sans doute pas d'équipements suffisants pour ce qui l'espace aérien maritime. J'ai simplement dit, à propos d'un éventuel porte-avions européen, que l'on pourra se poser la question – cela ne signifie pas qu'il faudra le faire. Se poserait ensuite, vous avez raison, la question de l'interopérabilité. De même, les forces de l'Otan ne disposent pas de matériels spécifiques. La faisabilité existe, la gouvernance est possible, et à mon sens il faut envisager comme ligne d'horizon la mise ensemble de ressources pour des fonctions spécifiques, dont la défense d'un espace contesté.
Et que cela donnerait du travail à ceux qui savent le faire, et nous savons le faire.
Si l'on ajoute qu'un porte-avions passe un tiers de son temps à quai, il peut être intéressant de conserver une permanence à la mer.
Je vous remercie pour ces échanges complets, passionnants et stimulants, qui nous donnent confiance sur ce que nous pouvons faire en Européens tout en analysant lucidement les défis qui nous restent à relever.
La séance est levée à vingt heures trois.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Jean-Philippe Ardouin, M. Mounir Belhamiti, M. Denis Bernaert, M. Vincent Bru, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Martine Etienne, M. Thomas Gassilloud, M. José Gonzalez, M. Loïc Kervran, Mme Michèle Martinez, M. François Piquemal, M. Fabien Roussel, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye
Excusés. – M. Christophe Blanchet, M. Benoît Bordat, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Chenevard, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Anne Genetet, M. Jean-Michel Jacques, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Valérie Rabault, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, Mme Mélanie Thomin