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Intervention de Thierry Breton

Réunion du mardi 4 juin 2024 à 18h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur :

Je vous remercie, Monsieur le président, de m'accueillir dans votre commission pour une audition qui vient à un moment opportun.

D'abord, votre commission a adopté le rapport rédigé au terme d'un travail approfondi par vos rapporteurs, Jean-Charles Larsonneur et Jean-Louis Thiériot, dont les observations montrent une forte corrélation avec ce que nous faisons au niveau européen. D'autre part, vous l'avez rappelé, je viens de présenter, avec le haut représentant Josep Borrell, l'ébauche de la première stratégie industrielle européenne de défense, accompagnée d'un programme industriel européen de défense assorti d'une enveloppe de 1,5 milliard d'euros à ce stade ; nous en parlerons, parce que la question du financement est cruciale, et même existentielle.

Depuis le début de la guerre d'agression de la Russie en Ukraine, il y a plus de deux ans, nous avons déployé les moyens et les instruments d'urgence à disposition, en particulier la Facilité européenne pour la paix (FEP), pour accélérer notre soutien à l'Ukraine à court terme. Nous continuerons évidemment, mais nous devons aussi avoir pour priorité de renforcer, de façon urgente et structurelle, la préparation à la défense au niveau européen pour être toujours prêts à répondre en cas d'agressions à nos frontières ou ailleurs ; cela suppose des dimensions capacitaires et industrielles, socle et condition de notre sécurité collective.

Notre objectif est donc d'investir plus, mieux et ensemble, en Européens, pour faire face au retour de la guerre de haute intensité qui n'avait pas été anticipée et qui nous a tous surpris. J'insiste sur le mot « tous » : des critiques ont fusé sur le fait que la France et l'Europe n'étaient pas prêtes à de tels événements et ne disposaient pas des munitions nécessaires, mais les États-Unis l'étaient encore moins. Il y a un an, l'Union européenne avait une capacité de production annuelle agrégée de 500 000 obus de 155 mm, et celle des États-Unis était de 300 000 pièces. Certes, comparaison n'est pas raison, mais de telles comparaisons sont importantes dans le domaine de la défense parce que la capacité de production de tels matériels est aussi un élément de dissuasion ; nous en reparlerons au sujet de la Russie.

La stratégie industrielle de défense Edis et le programme européen pour l'industrie de la défense Edip prennent acte de la fin de la période pendant laquelle on a cru possible de moins investir dans la défense. Nous avons moins investi, hélas, que nos grands voisins et rivaux et il nous faut maintenant rattraper ce retard. Nous ne partons pas d'une feuille blanche, puisque les instruments que nous avons adoptés en urgence pour parer aux conséquences immédiates du conflit à nos frontières ont été mobilisés. Plus de 28 milliards d'euros ont déjà été mobilisés pour financer l'acquisition d'équipements de défense visant à soutenir les efforts militaires de l'Ukraine, et 21 milliards supplémentaires au minimum le seront encore cette année.

Il est vrai que, compte tenu de l'urgence, 68 % de ces achats sont faits aux États-Unis. C'est qu'étaient nécessaires des équipements « sur étagère », ce dont disposent les Américains grâce au FMS dont l'Union européenne ne s'est pas dotée à ce jour. Nous voulons ramener ces acquisitions à une proportion plus acceptable pour nos industries de défense. La proposition de règlement Edip instaure donc un mécanisme européen similaire de ventes militaires qui nous permettrait de disposer de capacités disponibles en cas d'urgence ou si nous souhaitons fournir des équipements à qui nous voulons les vendre.

Le soutien européen global – soutien militaire, soutien économique, accueil des réfugiés – à l'Ukraine représente 170 milliards d'euros pour l'Europe, et 160 milliards par les États-Unis. Le budget de l'Union européenne a été mobilisé pour soutenir d'une part l'acquisition conjointe de matériels dans le cadre du programme Edirpa, d'autre part la montée en puissance des capacités de production de munitions et de missiles avec le dispositif Asap.

Dix mois seulement se sont écoulés entre le moment où le dispositif Asap a été conçu et préparé et celui où il a été adopté par les deux colégislateurs. C'est une première, et ce vote montre que les esprits évoluent. J'ai défendu devant le Parlement européen réuni à Strasbourg ce programme de 500 millions d'euros destiné à financer en amont la fabrication de munitions de très gros calibre, les obus de 155 mm. Je n'avais pas anticipé, lorsque j'ai été appelé aux fonctions de commissaire européen au marché intérieur, que je serai amené à proposer un tel programme, qui a été voté par plus de 80 % des parlementaires européens. Ce très large soutien marque un changement de mentalité. Jusqu'alors, les États membres étaient peut-être plus sensibilisés à la question de la défense européenne que le Parlement européen. Il est apparu que l'importance de la question est désormais comprise par les deux colégislateurs.

Dès que le Conseil européen, en mars 2023, a pris la décision de fournir – et non de donner – un million d'obus de gros calibre à l'Ukraine, mon équipe et moi-même avons visité toutes les industries de défense européennes, singulièrement celles qui sont spécialisées dans les munitions, tous composantes confondues. C'est la première fois, me semble-t-il, qu'une autorité publique pouvait aller voir tout ce qui se passait en Europe en cette matière. Jusqu'à présent, ces industries étaient considérées comme les chasses gardées : elles sont évidemment à la main des États et c'est bien normal mais il était difficile d'avoir une vision globale des possibilités capacitaires globales. Évidemment, j'étais accompagné, à chacune de mes étapes, par le ministre de la défense du pays visité, de manière à assurer la transparence. Et c'est ainsi que, pour la première fois, nous avons pu cerner ce qui faisait au niveau continental, recenser les goulets d'étranglement, constater ce qui nous manquait et appréhender les accélérations nécessaires, avant même que le dispositif Asap soit voté. Il en a résulté que pendant les dix mois qui ont suivi, jusqu'en janvier 2024, notre capacité de production a doublé. Dans un autre contexte, j'avais mené un exercice similaire pour augmenter notre capacité de fabrication de vaccins sur tous les sites industriels européens, recensant les goulets d'étranglement pour déterminer comment les résorber.

Notre industrie a eu une réponse formidable. Les industriels concernés se sont mis en mode « économie de guerre » en augmentant les équipes, en cherchant où se fournir en poudre, en coton, en TNT… Avoir une vision collective partagée nous a permis de faire passer la capacité de production annuelle d'obus de 155 mm sur le continent européen à un million de pièces en janvier 2024. Sur les quatre-vingt-deux propositions reçues, trente et un projets émanant de quinze États membres ont été retenus, qui permettaient de répondre le plus rapidement possible aux besoins. La capacité de production de ces obus sera de 1,7 million de pièces à la fin de l'année 2024, et, je le souhaite, de 2,5 millions en 2025, capacité de production similaire à celle que nous anticipons en Russie pour ce type de munitions. Ainsi, nous aurons pu nous remettre à niveau en moins de deux ans. Ensuite, cette production doit évidemment partir en Ukraine, mais cette étape est à la main des États membres et des entreprises.

Pour fournir ces obus à l'Ukraine, trois approches coexistent. La facilité européenne pour la paix a permis la fourniture à ce jour de quelque 550 000 obus cofinancés par l'Union européenne. Ont aussi lieu des donations bilatérales beaucoup plus discrètes par certains États, notamment de pays frontaliers avec l'Ukraine ou de ceux qui ont une histoire ou une proximité avec la Russie ; nous avons des chiffres à ce sujet mais ils ne sont pas rendus publics. Le troisième axe, c'est l'achat de munitions par l'Ukraine à notre BITD. Ainsi la ministre de la défense de l'Espagne a-t-elle indiqué que l'Ukraine a acheté l'année dernière près de 350 000 obus à sa base industrielle, à Expal notamment. Par ces trois moyens d'intervention, on est déjà bien au-delà du million de fournitures promis à l'Ukraine. Il faut aller au-delà, mais pour cela nous devons renforcer la base industrielle européenne et les industriels doivent donnent la priorité à la livraison des obus fabriqués. Sur les 500 millions d'euros affectés au programme Asap, 85 millions sont investis dans cinq projets français conçus autour d'Eurenco, Nexter, Nobelsport et Roxel. Il faut accélérer la production, et l'on voit bien que travailler conjointement est une solution judicieuse.

Dans le cadre d'Edirpa, nous avons également lancé trois appels à propositions pour l'acquisition conjointe de munitions, de systèmes de défense anti-aérienne et d'équipements modernisés par les États membres.

Nous avons beaucoup appris, les industriels aussi, et ils ont fait leur cette dynamique. Pour la première fois, ministres de la défense, industriels et Commission européenne ont travaillé ensemble pour définir comment mieux se coordonner pour parvenir à l'objectif fixé.

La stratégie industrielle de défense européenne et le programme Edip visent à élargir cette approche à toute la chaîne de production, en tout cas à augmenter de beaucoup notre BITD. Je me suis rendu dans un très grand nombre de sites industriels dans les 27 États membres et j'ai constaté que nous savons tout faire en matière de défense. Nous n'avons pas perdu nos savoir-faire et nous disposons de toutes les technologies pour fabriquer des sous-marins et des porte-avions nucléaires, des missiles hypersoniques, des avions parmi les plus sophistiqués, des chars, mais nous ne le faisons pas assez vite et nous avons un problème de capacités. Il existe de très nombreux sites industriels sur le territoire de l'Union européenne. Beaucoup date de l'époque du joug soviétique, en Bulgarie, en Slovaquie, en République tchèque, en Roumanie, et un savoir-faire demeure même si l'ampleur des usines a été considérablement diminuée. Dans certaines villes bulgares, il se pouvait que 40 000 personnes travaillent dans une même fabrique : elles ne sont plus que quelques centaines mais les sites sont toujours là, que l'on peut remettre à niveau en totalité ou en partie. L'outil industriel continue d'exister mais sa capacité de production est sensiblement dégradée et une modernisation est nécessaire pour permettre une montée en cadence.

Dans la stratégie industrielle de défense européenne, ce qui nous paraît désormais le plus important est donc d'augmenter la capacité de production. Assurer la disponibilité des équipements européens de défense va devenir un enjeu majeur de souveraineté et de compétitivité. Je mettrai donc en exergue les points cruciaux du paquet de mesures que la Commission présente dans le cadre du programme Edip. Pour beaucoup, ces mesures répondent aux observations figurant dans le rapport que votre commission a adopté.

D'abord, Edip a été pensé pour assurer la continuité du soutien par le budget de l'Union européenne de l'acquisition conjointe de produits de défense ainsi que le soutien direct à la BITD. Pour apporter une réponse européenne globalisée à l'industrie de défense, nous voulons étendre cette approche à l'ensemble des équipements

Nous proposons aussi l'intégration progressive de la base industrielle de défense ukrainienne à la BITD européenne. C'est un signal fort de notre confiance dans la capacité de l'Ukraine à accroître ses capacités à se défendre. Dans ce pays qui a beaucoup de savoir-faire, des industriels français et allemands ont maintenant des projets de plusieurs centaines de millions, voire de milliards d'euros.

Avec Edip, nous testons des formes de soutien nouvelles et essentielles. D'abord, le financement de sites industriels maintenus prêts à l'emploi – « ever warm » disent les Anglo-Saxons. Il ne s'agit pas des grands sites de pays d'Europe orientale dont j'ai parlé, qui ne seront pas prêts à l'emploi sans être modernisés, mais de sites déjà en état de marche, de manière que nous soyons prêts à réagir le plus rapidement possible en cas d'urgence. L'état de l'outil industriel et des chaînes d'approvisionnement doit donc être supervisé précisément, en temps réel.

Le programme Edip vise aussi la création d'un mécanisme européen de ventes militaires inspiré du US FMS auquel j'ai fait allusion. Lorsque le Pentagone passe une commande, la production est majorée d'un petit excédent mis en réserve, ce qui donne de la profondeur aux industriels de défense américains. Cette pratique organise la disponibilité de matériels tout prêts, qui peuvent soit être utilisés sur un nouveau théâtre d'opérations imprévu, soit être fournis à des alliés qui en expriment le besoin sans qu'ils doivent attendre. Nous voudrions transposer ce mécanisme au niveau européen pour permettre la création de réserves stratégiques d'équipement par un soutien financier.

Pour répondre à une observation lue dans le rapport adopté par votre commission, je précise que ce n'est pas la Commission européenne qui achètera pour constituer des stocks. Nous sommes très attentifs au respect des traités et je le suis plus que quiconque. Soyez donc rassurés : aussi longtemps que je serai commissaire européen chargé, entre autres, de l'industrie de défense, vous n'aurez pas d'inquiétude à avoir. Ensuite, on verra, mais pour l'instant, on entend beaucoup d'affirmations infondées.

Ce sont évidemment les États membres qui géreront ces stocks, comme cela doit être. Mais veuillez considérer qu'il ne peut pas y avoir de préférence européenne sans prise de conscience que les équipements européens doivent être disponibles en temps et en volume. Comme vous, j'entends dire : « Nous avons le meilleur avion au monde avec le Rafale, mais certains États membres choisissent d'acheter des F-35 après avoir choisi des F16 et ce n'est pas normal ». Il est vrai que certains États européens dépendant de l'Otan pour leur dissuasion doivent être dotés d'avions portant la bombe américaine ; mais, au-delà, se pose la question de la disponibilité des équipements souhaités, pour certains dans des délais très courts. C'est pourquoi j'insiste sur le principe de commandes surnuméraires ; nous sommes, sur ce point, en harmonie avec vos rapporteurs. Nous pourrions ainsi gagner des contrats de gouvernement à gouvernement et rétablir l'équité avec les Américains. Car si 68 % des armes destinées à l'Ukraine ont été achetées aux États-Unis et un peu à Israël ou à la Corée du Sud, c'est que, la plupart du temps, il n'y avait pas de disponibilités en Europe. Nous devons résoudre ce problème sans tarder.

La stratégie industrielle de défense européenne, c'est aussi le soutien à l'industrialisation de projets capacitaires européens pour passer efficacement des prototypes développés avec le Fonds européen de défense à des programmes d'armement européens opérationnels.

Le programme Edip crée aussi un fonds de garantie, le Fast, voulu pour allouer des prêts bonifiés aux PME de l'industrie de défense.

La stratégie industrielle de défense européenne, c'est encore l'installation d'un pilier « sécurité d'approvisionnement » conçu pour surveiller le bon fonctionnement des chaînes industrielles critiques, déjà très largement européennes pour la quasi-totalité des équipements. Sur ce point aussi je souhaite tordre le cou à certaines idées qui circulent : il n'est pas question de transférer de nouvelles compétences à l'Union européenne, ni d'une quelconque prise de pouvoir des institutions européennes, et le prétendre est une désinformation pure et simple. Il s'agit, comme on l'a fait pour les munitions, d'instaurer une sorte de tour de contrôle pour s'entraider, un regard neutre uniquement tourné vers l'objectif commun que l'on s'est assigné. Ainsi peut-on passer en mode « économie de guerre ».

Enfin, nous proposons d'établir des projets européens de défense d'intérêts commun, dit Piec Défense, pour protéger nos espaces contestés. L'Union européenne dispose enfin d'un livre blanc de la défense européenne auquel nous avons travaillé avec tous les États membres, tous les ministres de la défense, toutes les directions générales de l'armement des Vingt-Sept pendant des mois et des mois. Nous en sommes ainsi arrivés à cette Boussole stratégique. Ce travail en commun a évidemment été piloté par Josep Borrell, avec notre implication et notre soutien. Dans ce livre blanc sont répertoriés quatre espaces contestés, l'espace maritime, l'espace aérien, l'espace spatial et l'espace cyber, qu'aucun État ne peut prétendre défendre seul. Dans ces espaces contestés où règne la loi de la jungle et où s'observent des actions manifestement offensives, il faut pouvoir se défendre.

Les Vingt-Sept ont donc décidé de mettre des moyens en commun pour réaliser une infrastructure permettant de protéger le continent, par exemple avec un « bouclier cyber » composé d'une quinzaine de supercalculateurs qui, aidés de programmes d'intelligence artificielle, permettront de détecter des cyberattaques avant qu'elles ne soient révélées parce que leurs effets délétères commencent à se faire sentir : on peut ainsi intervenir presque dans la journée, au lieu qu'en ce moment 250 jours s'écoulent en moyenne entre le lancement d'un logiciel malveillant et le moment où il est détecté. Le sujet est d'une importance extrême. Nous avons fait des tests sur trois de ces centres d'opérations de sécurité (SOC, pour «Security Operations Centres»), pour un investissement de 300 millions d'euros, et ils ont fonctionné. Je souhaite pousser la réalisation de cette infrastructure, qui sera dotée d'une gouvernance européenne, comme on a su le faire pour cet autre projet d'intérêt commun à vocation de défense qu'est Galileo. Le savoir-faire existe et chacun s'y retrouve ; nous allons donc proposer un système de gouvernance partagée pour cette infrastructure indispensable puisqu'aucun État ne peut protéger seul son espace cyber,

Pour l'espace aérien, nous proposons la création d'un bouclier antimissiles européen ou Air Defence Dome ; plusieurs projets existent qu'il faudra coordonner et harmoniser.

La dimension gouvernementale de notre constellation satellitaire multi-orbitale Iris2 sera très forte puisqu'il s'agit non seulement d'assurer une connectivité hypersécurisée par la cryptologie quantique sur les théâtres d'opérations quand c'est nécessaire mais aussi de disposer d'un volet de surveillance de l'espace par l'espace.

Il est tout aussi important de surveiller et de protéger notre espace maritime, sur les mers et sous les mers où sont installées de nombreuses infrastructures critiques, câbles sous-marins et pipelines.

En matière de gouvernance, nous proposons la création d'un Conseil de préparation industrielle dans le domaine de la défense rassemblant le pilier Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et le pilier communautaire. Nous y gagnerons en cohérence et en synergie entre les priorités capacitaires issues de la PSDC et les instruments de politique industrielle du cadre communautaire. Ces questions sont vivement débattues en France, et c'est légitime. Je veux une nouvelle fois vous rassurer, il ne s'agit aucunement de modifier la répartition des compétences : les États membres restent les seuls à la manœuvre en matière d'orientation capacitaire mais, grâce à ce conseil, ils pourront désormais orienter les instruments de financement européen vers ces priorités. Il est indispensable d'avoir un lieu où parler, la décision, conformément au traité, restant aux États.

J'en viens au financement, sujet sur lequel nous sommes en phase avec le rapport de votre commission. Tous les États devraient consacrer 2 % de leur produit intérieur brut à l'effort de défense. La France y est presque et c'est bien ; certains États, telle la Grèce, font mieux, sans même parler de la Pologne, qui y consacre 4,2 % de son PIB. L'obligation de 2 % du PIB doit être respectée. Vingt-trois des vingt-sept États membres de l'Union européenne sont membres de l'Alliance Atlantique. Si tous avaient respecté la règle des 2 % fixée dans le cadre de l'Otan, quelque 1 000 milliards d'euros supplémentaires auraient été investis dans notre appareil de défense, dont près de 300 milliards pour la seule base industrielle – et l'on voit bien que cet investissement nous manque.

J'observe que si certains États membres qui se qualifient de « frugaux » avaient fait ce qu'ont fait les « non-frugaux » pour défendre leur État et donc, aussi, l'Europe, l'Allemagne, par exemple, aurait une dette supplémentaire de 500 milliards d'euros. Il faut traiter la dette, sans conteste, mais il faut aussi prendre en considération que l'on parle ici de l'intérêt général européen. Mon aversion à la dette est connue ; vous savez comment j'ai agi à ce sujet lorsque j'étais à Bercy et je ne vous dirai certainement pas qu'il ne faut pas réduire la dette par tous les moyens. Mais nous avons constaté que des pays comme la France, qui défend le front Sud, et la Grèce, qui défend le front Sud-Est, ont souvent dépensé plus de 2 % de leur PIB, et que les dettes « défense » sont importantes elles aussi. Si tous les États membres réalisent cet effort de 2 % du PIB, comme tous en ont maintenant pris l'engagement, on peut s'attendre qu'aux quelque 250 milliards d'euros dépensés chaque année pour la défense européenne s'ajoutent 140 milliards dans les quelques années qui viennent. L'appareil industriel sera alors d'autant plus vivement appelé à suivre qu'il y aura plus de dépenses et donc une meilleure visibilité financière.

Mais des financements sont nécessaires entre-temps, et l'on sait que le financement de l'industrie de défense est une affaire très compliquée. Jusqu'alors, les États jouaient tous les rôles : client donneur d'ordre, maître d'œuvre, banquier, assureur. Bien souvent, les industries de défense attendaient d'avoir la commande pour commencer à travailler, les délais n'étaient pas toujours respectés, les prix pas toujours garantis… Il faut normaliser cette industrie en l'aidant à se transformer. C'est à quoi visent les cofinancements en amont prévus dans le cadre du programme Edip comme ce fut le cas avec Asap. Mais il convient aussi d'obtenir pour l'industrie de défense un accès au financement bancaire. C'est pourquoi je plaide, comme vos rapporteurs, pour que la Banque européenne d'investissement (BEI) rende accessibles au financement la production d'équipements de défense – la fabrication de munitions et de chars par exemple – et non plus uniquement les biens et infrastructures à double usage civil et militaire. Je m'en suis très souvent ouvert à la BEI, et récemment encore à Nadia Calviño, la nouvelle présidente. Il faut continuer de se faire entendre en ce sens, parce que c'est un signal très fort que les industries de défense et le monde de la finance attendent pour faire évoluer leurs propres obligations en matière de gouvernance. Les politiques de l'Union changent au fil du temps et la BEI les accompagne, comme c'est son rôle. Actuellement, la BEI finance nombre de politiques visant à atteindre nos objectifs de décarbonation, et c'est vital. Mais un nouveau front vital s'est ouvert : la nécessité d'augmenter la production de nos industries de défense.

Nous avons trouvé dans le budget 1,5 milliard d'euros pour Edip mais cet amorçage n'est pas suffisant. Il faudra bien sûr travailler la question lors de la définition du prochain cadre budgétaire, mais c'est pour 2028. Entre-temps, il faut un pont. Mon équipe et moi-même avons calculé qu'un fonds de quelque 100 milliards d'euros est nécessaire pour stimuler la production conjointe de l'industrie européenne de la défense. C'est le chiffre qu'ont aussi avancé certains chefs d'État et de gouvernement, dont Mme Kaja Kallas, la Première ministre estonienne, et le gouvernement polonais. La moitié de cette enveloppe servirait à accompagner la transformation de l'outil industriel de manière que nos industriels de défense, dont le retour sur investissement serait alors un peu mieux prévisible, prennent un peu plus de risques. L'autre moitié du fonds servirait à financer les grandes infrastructures nécessaires pour commencer à protéger, ensemble, nos espaces contestés.

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