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Intervention de Thierry Breton

Réunion du mardi 4 juin 2024 à 18h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur :

Il y a au Parlement européen des députés qui connaissent parfaitement ces dossiers et qui jouent un rôle majeur, tel Christophe Grudler avec qui j'étais hier à Dole et auquel je rends hommage. Il est très important d'avoir des députés comme lui très engagés et qui travaillent sur ces questions au niveau européen pour que tous les États membres puissent bénéficier des politiques définies, dont la France.

Bien sûr, la question du financement est importante, mais le sujet dont nous nous entretenons est un sujet existentiel. Vous avez dit la nécessité de disposer d'équipements corrélés aux besoins de nos armées. Je voudrais tordre le cou à une deuxième fake news et dire de la manière la plus ferme qu'il n'a jamais été question d'avoir une armée européenne. Je ne sais pas d'où sort cette invention : ça ne marchera jamais. Je crois pouvoir vous dire que je ne la verrai pas de mon vivant, parce que ce n'est pas le projet européen et que ce n'est pas conforme au traité. Y a-t-il une armée de l'Otan ? Bien sûr que non. Le projet européen est exactement le même, et ceux qui prétendent qu'il y aurait un projet d'armée européenne racontent des mensonges. Tous ceux qui déclarent que tel ou tel chef d'État, en France en particulier, ou encore la Commission européenne, ont pour projet de constituer une armée européenne énoncent une folie puisque ce n'est pas possible. De même, je le redis, il n'y a pas d'armée de l'Otan mais simplement la capacité, dans des cas précis, de rassembler des ressources en équipements et en ressources humaines si l'on estime qu'une Opex est nécessaire. Il n'y aura jamais d'armée européenne car l'Union européenne ne fonctionne pas ainsi ; prétendre le contraire, c'est méconnaître le projet européen.

Il n'en demeure pas moins que les besoins de nos armées sont pour beaucoup comparables, par exemple en matière de mobilité. Il est vrai que si l'on veut utiliser des blindés Famous en Finlande, pays enneigé huit mois par an et qui a 1 340 kilomètres de frontière avec la Russie, ces équipements devront être munis à la fois de roues et de chenilles, des chenilles modérément utiles pour une utilisation en Espagne ou en Italie. Des adaptations ont donc lieu, mais le corps du véhicule demeure ; d'ailleurs, le projet Famous a les deux versions. Ainsi, en fonction des besoins de nos armées, des infrastructures communes et partagées nous permettent de faire des économies d'échelle et d'avoir une plus grande disponibilité de matériels. « Mettre ensemble » est d'une importance capitale ; le formidable projet Famous, financé par le Fonds européen de défense, a précisément cette mixité. C'est un exemple pratique de ce que nous pensons devoir faire.

J'en reviens à l'argent, pour vous dire que l'on parle à la fois de montants importants et de montants qui ne le sont pas trop. Que près de 80 % des députés élus par nos concitoyens européens aient voté pour le programme Asap – c'est-à-dire pour donner de l'argent destiné à financer des usines de munitions – signifie que cet esprit est maintenant partagé par le plus grand nombre. Certes, 20 % des députés européens sont toujours contre : c'est normal, c'est la démocratie. Mais une très grande majorité a pris conscience que l'augmentation de notre capacité de production de défense est un besoin existentiel pour l'Union européenne. On a parlé de la dissuasion nucléaire, mais il y a une autre forme de dissuasion, celle que représente notre appareil industriel, et Vladimir Poutine, qui bombarde jour et nuit des innocents en Ukraine, sait très bien l'importance de cet outil. C'est peut-être pourquoi il a remplacé son ministre de la défense par un économiste.

L'année dernière, la Russie a dépensé 104 milliards d'euros pour sa défense ; l'Europe en est à quelque 250 milliards. Nous démontrons donc que nous avons un outil industriel dissuasif par définition. Nous nous préparons évidemment à une guerre éventuelle, mais nous nous attachons aussi à dissuader tous ceux qui seraient tentés par notre faiblesse éventuelle d'utiliser cette faiblesse pour conduire des projets allant contre l'intérêt européen. Pour toutes ces raisons, les besoins auxquels nous devons faire face sont existentiels.

Quand il s'est agi de trouver les moyens de faire face aux conséquences de la pandémie de Covid après que l'on a fermé administrativement la presque totalité de l'outil socio-économique européen, risquant de mettre en péril par le chômage des millions de femmes et d'hommes et des millions d'entreprises, nous étions aussi sous le coup d'une menace existentielle. Nous avons trouvé le moyen de mettre sur pied un financement en commun, les 750 milliards d'euros du plan de relance temporaire Next Generation EU. Les deux mots importants, dans le cas qui nous occupe aujourd'hui, sont toujours « en commun ».

La question étant d'ordre existentiel, que fait-on ? Pour notre part, nous expliquons, nous montrons, nous travaillons sur des programmes que nous partageons ensuite, évidemment, avec les colégislateurs. C'est ce que je fais aujourd'hui parmi vous, avec les États membres et avec le Conseil européen. Il nous a d'ailleurs mandatés pour apporter notre vision, notre vision seulement puisque, je le répète à l'intention de ceux qui l'oublient, ce n'est jamais la Commission qui fait les lois. Elle ne fait que répondre aux besoins exprimés par les maîtres de la démocratie que sont le Conseil européen, équivalent de notre Sénat en Europe, et le Parlement européen, équivalent de l'Assemblée nationale en Europe. Le Conseil européen nous a donc demandé de cerner, pour sa réunion prévue les 27 et 28 juin prochain, ce qui serait nécessaire – mais c'est aux colégislateurs, les deux piliers de la démocratie, qu'il reviendra de décider. Je puis vous livrer les conclusions auxquelles nous sommes parvenues mais, encore une fois, ce n'est pas parce que je vous les livre que nos propositions seront acceptées en l'état ; elles peuvent être largement amendées.

Notre approche, faite de bas en haut, nous a conduits à évaluer à une cinquantaine de milliards d'euros, je vous l'ai dit, les financements nécessaires à la protection de trois des quatre espaces contestés – pour l'espace maritime, les choses sont plus compliquées, en tout cas pour ce qui concerne le dôme de défense aérienne pour lequel une harmonisation est évidemment nécessaire. Nous en sommes conscients, Monsieur le rapporteur, et nous poussons les capacités, notamment franco-italiennes, à répondre à ce besoin. Les Polonais et les Grecs ont décidé de se joindre à cette initiative et une architecture intégrée sera nécessaire, qui aura un coût. À ces 50 milliards s'ajoutent 50 autres milliards pour cofinancer nos infrastructures en amont. Bien sûr, 100 milliards d'euros représentent une forte somme, mais elle doit être rapportée au PIB européen, compris entre 17 000 et 18 000 milliards d'euros. J'observe que ce montant est nettement moindre que ce que nous avons mis sur la table pour répondre aux besoins, également existentiels, lors de la crise du Covid.

Pour conclure à ce sujet, je souligne que ces financements de projets d'intérêt généraux n'ont rien de fédéralistes. Next Generation EU n'avait rien de fédéraliste : on s'est rassemblés pour emprunter ensemble, faire face à un besoin financier existentiel et répondre aux conséquences de la crise du Covid. Je suis de ceux qui proposent toujours un projet assorti d'un financement global, car les États dont la situation budgétaire est meilleure que d'autres ont une capacité d'emprunt plus forte que d'autres. Je pense en particulier aux pays « frugaux », sans jeter la pierre à personne mais pour être équitable. Les pays « frugaux » l'ont peut-être été un peu trop en matière de défense, si bien que leur taux d'endettement est meilleur que celui d'autres États, mais ils n'ont pas été frugaux du tout en émissions de CO2, tant s'en faut : ce sont eux qui en ont émis le plus. Maintenant, il faut éponger tout cela, et cela coûte très cher. Autrement dit, faut-il regarder le seul indicateur de l'endettement ? Observons le cas de l'Allemagne : son taux d'endettement étant compris entre 60 et 70 % de son PIB, elle emprunte plus facilement que les pays dont le taux d'endettement est de 80 à 100 %, voire plus, et cela crée une distorsion au sein du marché intérieur.

Pour cette raison, en ma qualité de commissaire responsable du marché intérieur, je serai toujours favorable à des solutions transversales permises par un outil financier globalisé permettant le financement de projets décidés par le Conseil car, encore une fois, la décision ne dépend pas de moi. Pour des projets d'intérêt général et pour des projets d'intérêt général européen, un financement global mutualisé est préférable à des financements spécifiques par pays qui fragmenteraient, sinon davantage, le marché intérieur. Ces outils peuvent être des euro-obligations ou un endettement commun ; les possibilités sont diverses, mais tous ces aspects et la fiscalité sont à la main des États, pas à la mienne. Il n'y a pas de fédéralisme et je suis donc très attentif à ne pas aller sur ce terrain. Mon rôle est de proposer des solutions, puis il revient aux États de choisir en fonction des objectifs qu'ils se sont fixés. Mais j'ai constaté au fil d'une expérience de près de cinq ans que lorsqu'on a une idée claire sur l'objectif, sur la nécessité existentielle de trouver un moyen d'avancer ensemble, on trouve le financement.

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