La séance est ouverte à onze heures.
La commission auditionne, M. Jean-François Delfraissy, dont le renouvellement aux fonctions de président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et la santé est envisagé par M. le Président de la République (M. Christophe Bentz, rapporteur).
Par courrier en date du 5 avril 2023, Mme la Première ministre a fait savoir à Mme la Présidente de l'Assemblée nationale que M. le Président de la République envisageait de reconduire M. Jean-François Delfraissy à la présidence du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE).
Nous sommes réunis ce matin pour émettre un avis public sur cette proposition, conformément aux dispositions de l'article 13 de la Constitution, des lois organique et ordinaire du 23 juillet 2010 et de l'article 29-1 de notre règlement.
Un commissaire appartenant à un groupe d'opposition ou minoritaire doit exercer la fonction de rapporteur : M. Christophe Bentz étant le référent de la commission pour le CCNE, c'est à lui qu'échoit cette fonction.
Professeur Delfraissy, nous vous demanderons de bien vouloir présenter le bilan du mandat qui s'achève à la présidence du CCNE, ainsi que les perspectives envisagées pour le nouveau mandat auquel vous êtes pressenti. Le rapporteur, les orateurs des groupes et les autres députés interviendront ensuite pour vous poser des questions.
À l'issue de cette audition, la proposition de nomination sera soumise au vote des commissaires, à bulletin secret, hors votre présence. Je rappelle que conformément à l'article 13 de l'Instruction générale du Bureau, les délégations de vote ne peuvent avoir effet pour un scrutin secret.
Comme vous le savez, le Président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l'addition des votes négatifs dans chaque commission compétente de l'Assemblée nationale et du Sénat représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions. Le professeur Delfraissy ayant été auditionné en début de matinée par la commission des affaires sociales du Sénat, le dépouillement concomitant des bulletins émis dans les deux assemblées pourra intervenir dès que nous aurons procédé au vote.
Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je suis professeur d'immunologie émérite de la faculté de médecine de l'université Paris-Saclay et ai exercé les fonctions de chef de service au sein de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, à hôpital de Bicêtre. Je suis spécialiste des interactions entre notre système immunitaire et les virus. J'ai commencé ma carrière à l'époque du sida, qui a forgé ma vision de la médecine et des relations entre médecins et citoyens. J'ai ensuite pris la direction de l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales ainsi que de l'institut de microbiologie de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale. Je me suis également impliqué dans la coordination de la lutte contre le virus Ebola et ai été nommé en 2020 président du Conseil scientifique covid-19, poste que j'ai occupé jusqu'à la promulgation de la loi mettant fin aux régimes d'exception créés pour lutter contre l'épidémie liée à la covid-19, le 30 juillet 2022.
J'ai été nommé président du CCNE par le président François Hollande, puis renouvelé dans cette fonction par le président Emmanuel Macron.
Le comité a fêté ses 40 ans voilà quelques semaines. Il a été fondé par François Mitterrand en 1983, après les questionnements soulevés par la naissance d'Amandine, premier bébé français conçu par fécondation in vitro, et dans le prolongement de réflexions menées par de jeunes collaborateurs de la gauche sur les avancées de la science et les grandes questions éthiques qu'elles suscitent.
Je ne reviendrai pas sur les quatre décennies d'histoire qui ont suivi, mais citerai simplement quelques éléments marquants des dernières années de mon mandat.
En 2018, le CCNE a organisé les premiers états généraux de la bioéthique, dans la perspective du réexamen périodique de la loi de bioéthique. Cela nous a permis d'approfondir les relations du comité avec les territoires, notamment avec les espaces de réflexion éthique régionaux (Erer).
La loi de bioéthique, votée en août 2021, a par ailleurs modifié le statut du CCNE, avec l'arrivée de membres de la société civile au sein de l'assemblée plénière et l'ouverture de ses missions vers des champs nouveaux, dont l'environnement.
L'anniversaire des 40 ans de la création du CCNE nous a offert l'opportunité de dresser un bilan des années écoulées, mais aussi d'envisager une perspective pour l'avenir. Lors de cette célébration, le Président de la République a par ailleurs annoncé la création d'un Comité consultatif national d'éthique du numérique et de l'intelligence artificielle, qui sera l'un des enjeux des prochains mois.
Ma vision pour l'avenir du CCNE s'articule autour de quatre grands objectifs.
Le premier concerne la relation entre les avancées scientifiques, accomplies par exemple en génomique, intelligence artificielle, neurosciences ou dans le domaine de la procréation, avec les organoïdes, leurs conséquences et les questionnements éthiques qu'elles soulèvent. C'est là le cœur de la mission du CCNE.
Le deuxième point renvoie au lien entre santé et société. La société a beaucoup changé en quarante ans et il nous faut, tout en continuant à nous appuyer sur des valeurs fondatrices intangibles, accompagner ces évolutions, qui ne sont pas directement liées à des progrès scientifiques mais plutôt aux conséquences des apports de la science dans la vie de nos concitoyens.
Le troisième enjeu est celui de la relation entre santé et environnement. Si nous sommes tous sensibles à ces aspects, il apparaît que les rapports entre les communautés médicale et environnementale sont relativement limités. Ces deux sphères se connaissent mal. Dans ce cadre, le rôle du CCNE est non seulement de soulever des questions éthiques, mais aussi de favoriser un rapprochement entre ces deux communautés. Environnement et santé ont en effet des répercussions l'un sur l'autre. Ainsi, le réchauffement climatique conduit par exemple à l'émergence de vecteurs comme le moustique tigre, qui ont des conséquences sur la santé. On estime par ailleurs que le secteur de la santé en France engendre 10 ou 11 % de la production nationale de carbone. Les enjeux sont majeurs.
Le quatrième objectif concerne l'arrivée massive du numérique et de l'intelligence artificielle dans le domaine de la santé notamment. Une véritable révolution est en train de s'opérer, qui touchera à la fois les métiers et notre conception de la santé, avec le recours aux algorithmes pour produire des diagnostics et de l'imagerie médicale, ou encore la constitution et l'utilisation de grandes bases de données. Le Premier ministre m'avait confié en 2019 la mission de constituer un Comité national pilote d'éthique du numérique (CNPEN) sous l'égide du CCNE. À l'issue de la phase expérimentale, la décision a été prise de pérenniser cette instance. Plusieurs options avaient été envisagées. La première visait à créer un grand comité national d'éthique doté de plusieurs piliers – santé, numérique, environnement, etc. –, mais la procédure a semblé trop lourde, car la création d'une telle structure impliquait le recours à une loi. Il a finalement été décidé de constituer dans un premier temps un Comité consultatif national d'éthique du numérique, placé à côté du CCNE pour les sciences de la vie et de la santé et partageant avec lui administration et bâtiment. Cette organisation favorisera les échanges entre les deux entités sur des thématiques de réflexion communes, avec un fonctionnement et des pratiques assez proches. Elle doit être mise en œuvre dans les prochains mois et constitue l'une des raisons pour lesquelles j'ai envie de poursuivre mon action à la présidence du CCNE. Les enjeux éthiques soulevés par le développement de l'intelligence artificielle me semblent en effet majeurs pour l'avenir. Bien évidemment, ce comité d'éthique du numérique aura à traiter d'autres sujets que ceux strictement liés au champ de la santé, même si les deux entités continueront à produire des avis communs, comme récemment sur les grandes bases de données.
Pour les mois et les années à venir, je souhaite un CCNE en mouvement, vers la société, les territoires et les jeunes.
La société française évolue, dans sa répartition, ses lieux d'habitat, sa vision. Comment tenir compte de ces évolutions sociétales, qui ne sont pas directement issues de la science ? Il s'agit d'un enjeu fondamental, qui impose au CCNE de cheminer sur une ligne de crête, afin de conserver son indépendance par rapport au monde politique et à la société, dont les aspirations ne vont pas nécessairement dans le sens de l'éthique.
L'ouverture vers les territoires était l'un des défis que je souhaitais relever lors de mon arrivée à la présidence du CCNE. Ce dernier m'apparaissait en effet comme un « club d'intellectuels du VIIe arrondissement » qu'il fallait ouvrir vers l'extérieur et notamment vers les Erer. Présents dans chaque grande région, les Erer ont joué un rôle important dans les états généraux de la bioéthique, mais aussi lors de la crise sanitaire, en organisant la réflexion sur les questions éthiques posées par cette situation inédite, en lien avec les grandes métropoles et les comités d'éthique hospitaliers. Plus récemment, ils ont contribué au débat public sur la fin de vie, avec l'organisation de plus de 330 réunions au cours des derniers mois sur l'ensemble du territoire national.
Il nous faut enfin aller davantage vers les jeunes générations. La réflexion éthique est souvent portée par des personnes d'un certain âge, qui bénéficient d'une forme d'expérience et ont du temps à y consacrer. Or elle ne devrait pas se limiter à cette population, mais concerner également les plus jeunes. Jusqu'à une période récente, l'enseignement autour de l'éthique était très peu présent dans les programmes de l'éducation nationale et les études de médecine – l'éthique médicale était davantage enseignée dans les écoles d'infirmières que dans les études de médecine. La situation est toutefois en train d'évoluer, grâce notamment à un important travail conduit en relation avec la Conférence des doyens des facultés de médecine. Je pense par ailleurs que l'ouverture des facultés de médecine vers l'université et leur transformation en facultés de santé va permettre d'aller en ce sens. La même démarche doit être effectuée au niveau de l'éducation nationale et je vais rencontrer prochainement le Conseil des inspecteurs de l'éducation nationale, qui élabore les programmes, afin d'envisager la manière de sensibiliser les jeunes aux questions d'éthique et de leur faire partager les grandes valeurs qui permettent de vivre ensemble, de « faire démocratie ».
Je souhaiterais aborder à présent la délicate question de l'indépendance du CCNE. Comment une instance peut-elle être indépendante alors même que son président est nommé par le Président de la République et une partie de ses membres désignés par des institutions ?
Le CCNE trouve son indépendance non seulement dans les textes qui le régissent mais surtout sur le terrain. Trois éléments me semblent de nature à garantir celle-ci.
Le premier réside dans la faculté du comité à s'autosaisir des sujets qu'il lui paraît opportun de traiter, indépendamment des saisines qui peuvent lui être adressées par les ministères et diverses autres institutions. Le CCNE est ainsi maître de son agenda.
Le deuxième aspect, plus subjectif, tient au fait que les médecins et les scientifiques, qui composent une partie du CCNE, sont traditionnellement des personnalités très indépendantes, qui s'inscrivent avant tout dans une perspective de recherche et de soin. S'y ajoutent des philosophes, des juristes, des économistes. La multiplicité des disciplines et des profils fait que le CCNE est mû par un esprit de construction commune, d'élaboration d'une forme d'intelligence collective qui prémunit le groupe contre toute éventuelle dérive.
Le dernier élément est le caractère consultatif des avis rendus par le CCNE. Le comité n'a pas de rôle décisionnel : c'est aux autorités politiques, aux institutions parlementaires qu'il appartient de définir dans la loi ce qui peut et doit être fait.
Dans ce contexte, l'impact des travaux du CCNE est variable.
Certains avis, rendus sur des sujets pourtant très importants, passent relativement inaperçus : je pense par exemple à l'avis n° 135 sur l'accès aux innovations thérapeutiques, à l'avis n° 128 sur les enjeux éthiques du vieillissement, qui évoquait la situation dans les Ehpad bien avant le scandale Orpea, ou encore à l'avis n° 136 sur l'évolution des enjeux éthiques relatifs au consentement dans le soin.
D'autres, sur des sujets sociétaux pour la plupart, ont produit des effets à court terme. Je pense notamment, parmi les travaux récents, à l'avis n° 139 sur les questions éthiques relatives aux situations de fin de vie ou à l'avis n° 140, rendu en novembre 2022, sur la manière de repenser le système de soins sur un fondement éthique.
Au cours des dernières années, le CCNE s'est par ailleurs engagé, aux côtés de nombreux partenaires, dans la construction commune d'une démarche de « démocratie en santé ». Le terme ne doit pas être source d'ambiguïté : la véritable démocratie se joue au sein des assemblées parlementaires. C'est la raison pour laquelle je préfère l'expression anglaise « social participation », qui renvoie à la contribution de la société aux réflexions sur de grandes questions. Cette démarche s'appuie sur une relation triangulaire faisant intervenir la vision du citoyen, le regard de l'expert et la décision politique. Les réflexions qui viennent d'avoir lieu autour de la fin de vie me semblent en constituer un bon exemple. Le CCNE avait en effet recommandé dans son avis de septembre 2022 que soit organisé un débat public national sur ce sujet ô combien difficile et intime. Cela s'est traduit concrètement par la mise en œuvre d'une convention citoyenne et de nombreux débats en régions, avant que ne s'ouvre une phase législative.
Je conclurai en insistant sur l'importance accordée par le CCNE à la dimension internationale. La secrétaire générale du comité, qui nous a rejoints en janvier 2022, y tient tout particulièrement. Nous organisons ou participons régulièrement à des réunions avec nos homologues anglais et allemands, mais aussi avec l'ensemble des comités nationaux d'éthique européens ou de pays plus lointains. La France occupe une place à part dans la construction de la réflexion bioéthique à l'échelle internationale, avec un modèle articulé autour d'un comité national d'éthique, dont je vous rappelle qu'il a été le premier au monde, d'une loi de bioéthique réexaminée périodiquement et d'un débat citoyen organisé dans le cadre d'états généraux. La France est regardée, attendue et propose une vision de l'éthique que nous avons à cœur de porter et de faire partager à l'extérieur de nos frontières. La démarche est assurément plus aisée avec les démocraties européennes qu'avec certaines autocraties de pays plus lointains, mais nous nous y employons dans tous les cas.
Il est demandé aujourd'hui à la représentation nationale d'auditionner M. Delfraissy et de se positionner sur la demande du Président de la République de proroger de trois ans son mandat de président du Comité consultatif national d'éthique. Cet exercice suppose de dresser un bilan des mandats écoulés et de juger de l'opportunité et de la pertinence de cette prorogation au regard des éléments dont nous allons débattre.
Le renouvellement du mandat du président du CCNE est en réalité la prolongation de la volonté politique d'Emmanuel Macron et de son agenda législatif. En effet, cette demande du Président de la République ne peut être décorrélée des velléités de certains de faire évoluer la loi sur la fin de vie vers l'aide active à mourir et/ou le suicide assisté.
Cela implique par ailleurs de dresser le bilan de la politique sanitaire du Gouvernement lors de la crise covid.
Concernant le premier aspect, je tiens à alerter sur les dangers d'une évolution législative vers l'euthanasie. L'actualité des débats sur la fin de vie pousse les Français et les législateurs que nous sommes dans cette direction, alors que la loi Claeys-Leonetti, qui fait plutôt consensus dans l'opinion et répond à l'écrasante majorité des situations, n'est pas totalement appliquée et que nombre de territoires connaissent de graves carences en matière d'accès aux soins palliatifs. Emprunter la voie de l'aide active à mourir sans avoir assuré un accès à ces soins dignes et de proximité dans tous les territoires ferait courir le risque d'ébranler gravement les fondements humains, éthiques et anthropologiques de la société française, au détriment du nécessaire développement des soins palliatifs dans notre pays.
Je note que le CCNE a, conformément à son rôle, posé des questions de nature éthique afin d'éclairer le débat, tout en préconisant une évolution vers le suicide assisté.
De son côté, la Convention citoyenne sur la fin de vie a émis un rapport reflétant les attentes d'un échantillon de la population française. J'ai pu en rencontrer la présidente la semaine dernière dans le cadre du groupe parlementaire d'études sur la fin de vie, pour l'alerter sur les dangers de conclusions biaisées.
Emmanuel Macron s'est quant à lui récemment déclaré favorable à l'anti-modèle belge sur l'euthanasie et le Gouvernement nous annonce un projet de loi dans les mois à venir.
On observe donc une accélération du calendrier, alors qu'il nous faudrait développer un accès aux soins palliatifs pour tous, sans franchir la barrière de civilisation que représentent l'euthanasie et le suicide assisté.
Dans un contexte social où la colère légitime des Français s'exprime partout après le passage en force de l'injuste réforme des retraites, l'accélération de ce débat risque de fracturer et de brutaliser encore davantage nos concitoyens, sur un sujet sensible qui touche à l'intime, à nos convictions les plus profondes et questionne en réalité la civilisation humaine à laquelle nous aspirons.
De nombreuses voix s'élèvent aujourd'hui pour mettre en garde contre ce danger, notamment parmi les soignants et en particulier les équipes médicales de soins palliatifs qui sont quotidiennement au contact de ces réalités. Même François Bayrou, pourtant membre de la majorité présidentielle, a exprimé la semaine dernière de fortes réserves, pour ne pas dire une véritable alerte sur la construction d'un « service public pour donner la mort ».
Le bilan de la politique sanitaire et sociale du Gouvernement est assez catastrophique. Le Conseil scientifique que vous avez présidé, monsieur Delfraissy, a été durant la crise covid un acteur majeur dans la décision publique et les choix politiques très contestables effectués alors. Les décisions gouvernementales prises face à cette crise sanitaire certes inattendue ont eu des conséquences dramatiques sur notre société. Je citerai ici les confinements à répétition, sur lesquels vous êtes vous-même revenu ; les restrictions de nos libertés fondamentales, notamment dans l'accompagnement des familles de proches défunts ; une politique de vaccination arbitraire, dénuée de sens ; des fermetures de lits d'hôpitaux par milliers, qui accentuent la crise de l'hôpital public, le tout sans écoute ni concertation suffisantes avec les territoires et les professionnels de santé.
Les soignants courageux, que la France entière applaudissait à vingt heures il y a trois ans, se sentent aujourd'hui oubliés voire méprisés. Ce constat pragmatique est partagé par les Français et par de nombreux États européens qui ont assumé des choix de politique sanitaire différents.
La responsabilité du Gouvernement dans la gestion de cette crise sanitaire est lourde. Ses choix successifs se sont révélés mauvais.
Ainsi, au-delà d'un positionnement sur les enjeux bioéthiques et anthropologiques, le vote sur la prorogation de votre mandat à la présidence du CCNE constitue en réalité un vote de confiance ou non envers la politique sanitaire et sociale d'Emmanuel Macron et de son gouvernement laquelle apparaît, depuis six longues années, comme une succession d'incompréhensions, de déconnexions, d'échecs, de brutalités, de mensonges et de mépris. Ce bilan ne nous inspire aucune confiance et explique le rejet de cette politique par l'opinion publique française.
Je précise que vous auditionnez aujourd'hui le président du Comité consultatif national d'éthique et non celui du Conseil scientifique covid-19 que je fus. Nous pourrons revenir à la fin de l'audition sur les aspects relatifs à la crise sanitaire si vous le désirez, mais il s'agit de deux champs distincts. J'ai toujours séparé clairement ces deux fonctions, en confiant provisoirement la présidence du CCNE à la vice-présidente pendant les six mois les plus difficiles du premier et du deuxième confinement.
Au moment de renouveler le mandat du professeur Delfraissy à la présidence du CCNE, il importe de considérer non seulement un bilan, mais aussi les enjeux qui se présentent à nous.
J'interviens devant vous au nom du groupe Renaissance, qui se prononcera en faveur de ce renouvellement, mais aussi à titre personnel, en ma qualité de membre du CCNE, désigné par la Présidente de l'Assemblée nationale. Je puis témoigner de la manière dont M. Delfraissy s'acquitte de son rôle de président, au sein d'un comité très divers composé de journalistes, de philosophes, d'historiens, de médecins, de chercheurs, de juristes, de hauts fonctionnaires, d'universitaires. La multidisciplinarité du CCNE en garantit l'indépendance et M. Delfraissy en assure la présidence avec équilibre, justice et courage.
Avant de nous prononcer sur ce renouvellement, il importe de ne pas regarder vers le passé, mais de nous tourner plutôt vers l'avenir, en prenant en considération les limites toujours repoussées et débattues du progrès scientifique à l'échelle internationale. Il convient également de prendre la mesure de l'importance du débat qui se joue au niveau des territoires, avec le développement de la démocratie en santé, le rôle des représentants d'associations d'usagers, de malades, de personnes handicapées, l'affirmation et la préservation de leurs droits, et plus globalement l'engagement et la responsabilité citoyenne, autour de la notion majeure de santé globale de la planète et de l'individu.
À l'échelle du monde, le CCNE est original, tout comme la loi de bioéthique qui nous permet, à nous parlementaires, de prendre le recul nécessaire pour définir ce qui est éthiquement souhaitable par rapport à ce qui est techniquement possible.
Monsieur Delfraissy, vos mandats successifs à la présidence du Comité consultatif national d'éthique depuis 2016 n'ont ressemblé à aucun autre et nous nous interrogeons sérieusement sur la pertinence d'une énième prorogation.
Nous ne reviendrons pas sur l'attitude du Président de la République, utilisant notamment votre institution pour contourner le rôle des parlementaires sur les questions éthiques, ni sur la vacance de votre mandat pour exercer de façon très discutable le rôle de président du Conseil scientifique covid-19. Nous attacherons plutôt à examiner les raisons pour lesquelles les conditions ne nous semblent pas réunies pour vous confier un nouveau mandat.
Même si vous étiez alors en retrait par rapport au CCNE, votre nom est irrémédiablement associé à la gestion de la pandémie en France. Comme vous l'avez-vous-même reconnu lors de la dissolution du Conseil scientifique le 31 juillet 2022, la gestion calamiteuse, voire inhumaine, de la situation dans les Ehpad et le manque de concertation avec les citoyens ont gravement affecté votre bilan. La confiance est rompue avec les soignants non vaccinés, dont la situation est incertaine bien qu'en voie de résolution grâce à l'action des oppositions au Parlement.
Le prochain sujet central que le Président de la République souhaite imposer est la question de la légalisation de l'euthanasie. En septembre 2022, vous reconnaissiez que la loi Claeys-Leonetti était insuffisamment connue, que l'État n'avait pas les moyens nécessaires pour la faire appliquer, que les soins palliatifs ne pouvaient répondre à toutes les situations et qu'il était nécessaire d'ouvrir la législation à l'euthanasie. Comment envisager un mandat apaisé alors que votre avis sur le sujet est tranché et vient en contradiction avec la volonté d'une majorité de professionnels de santé ?
Dans cette commission, le respect est la première chose que nous devons aux personnes que nous auditionnons.
Le Comité consultatif national d'éthique est un point d'appui pour la plupart des progressistes de notre pays. Nous fêtons cette année le quarantième anniversaire de la création de cette institution pionnière, guidée par l'idée que la morale n'est l'apanage ni des sachants qui s'enferment dans des laboratoires, ni des élus du peuple, et que la connaissance et la norme ne peuvent être pensées de façon distincte. Ainsi, l'objet du CCNE n'est pas de dire une vérité, mais de trouver des points de rencontre entre des perspectives par ailleurs inconciliables. Le succès rencontré par cette méthode a conduit de nombreuses institutions publiques et privées à se doter elles aussi de comités d'éthique, dont la composition suscite des réflexions constantes. En témoigne l'intégration récente, dont nous nous réjouissons, d'associations d'usagers et de patients au sein du CCNE. On peut en revanche demeurer circonspect sur la présence de représentants de courants religieux, qui auraient par ailleurs pour la plupart les qualifications requises pour y siéger à titre laïc.
Par ailleurs, je ne peux qu'espérer que les avis rendus par le CCNE soient davantage entendus, notamment lorsqu'ils indiquent que les tests osseux sur mineurs n'ont aucune fiabilité, que les personnes âgées sont isolées dans les établissements d'hébergement, que les couples de femmes devraient avoir accès à la procréation médicalement assistée (PMA) ou que les patients devraient pouvoir revenir sur leur consentement.
Le CCNE est chargé d'une double mission : il doit émettre des avis et animer le débat public. Or force est de constater que la première fonction tend à surpasser la seconde. Quelles pistes envisagez-vous d'explorer pour remédier à cet état de fait ? Vous semblerait-il par exemple opportun de massifier les journées annuelles ouvertes au public, d'accroître l'écho des recommandations et avis du comité auprès du plus grand nombre ou encore d'élargir le champ des personnes et institutions habilitées à saisir le CCNE ? Dans l'affirmative, comment envisagez-vous d'y parvenir ?
Je souhaiterais enfin revenir sur l'avis n° 139, publié récemment, dans lequel le CCNE évoque une voie vers l'application éthique d'une aide active à mourir. Quelles seraient les options retenues par le comité pour un dispositif français de droit à mourir dans la dignité ?
Monsieur Delfraissy, ces dernières années ont été particulièrement intenses pour vous, puisque vous avez présidé non seulement le Comité consultatif national d'éthique, mais aussi le Conseil scientifique covid-19. Dans quelle mesure cette double fonction a-t-elle pu amenuiser l'indépendance du CCNE ? Le président du CCNE a-t-il toujours été en phase avec le président du Conseil scientifique ?
En d'autres termes, les décisions préconisées par le Conseil scientifique ont-elles toutes pleinement respecté l'éthique ? Je pense par exemple au syndrome de glissement de nos aînés, isolés et privés trop longtemps de visites pendant la crise sanitaire. Avez-vous des regrets autres que ceux déjà exprimés l'an dernier concernant l'absence de concertation avec les citoyens, lorsque vous indiquiez que l'on « aurait pu, sur les écoles, sur les personnes âgées, s'appuyer sur l'avis des citoyens, mais le politique n'a pas souhaité le faire au niveau national » ? Le CCNE est, vous l'avez rappelé, une autorité indépendante. Comment pouvez-vous l'incarner après avoir travaillé de manière aussi proche avec l'exécutif durant la crise sanitaire et vous prononcer en toute indépendance sur les questions éthiques posées par les projets que le chef de l'État soutient ?
Le CCNE a parfois évolué au fil du temps dans ses prises de position, alors même que les techniques et les questions éthiques n'avaient pas nécessairement changé, donnant ainsi le sentiment de suivre une pensée politique majoritaire à géométrie variable plutôt que de faire entendre une voix indépendante. Récemment, l'avis n° 139 a par exemple contredit l'avis n° 121, bien que la question éthique posée soit restée la même.
Des positions divergentes s'expriment de plus en plus souvent au sein du CCNE, alors que les avis rendus par le passé semblaient plus consensuels. Dans un pays aussi fracturé que la France d'aujourd'hui, dans quelle mesure le CCNE pourrait-il à nouveau porter une voix éthique française faisant primer la fraternité et se préoccupant prioritairement de la vulnérabilité ? Comment articuler cette vision avec les règles déontologiques des professionnels ?
Les avis du CCNE sont parfois relayés dans les médias de façon incomplète ou schématique. Quelle responsabilité le CCNE peut-il avoir en matière de communication de ses propres avis, afin que leur présentation à l'extérieur soit conforme à leur contenu réel ?
Enfin, dans un contexte de moyens contraints, l'allocation de ressources budgétaires et humaines limitées ne constitue-t-elle pas en soi un enjeu éthique ?
Monsieur Delfraissy, depuis 2017, vous présidez cette belle institution publique indépendante qu'est le CCNE. La vocation initiale de ce comité était de donner des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie et de la santé. Cette mission s'est étendue en 2011 à l'organisation de débats sous forme d'états généraux. La nouvelle loi relative à la bioéthique promulguée en 2021 a encore élargi ce périmètre aux conséquences sur la santé des progrès de la connaissance dans tout autre domaine, dont l'intelligence artificielle et l'environnement.
La réflexion éthique est rendue plus que jamais nécessaire par l'extension croissante de ce vaste champ d'interrogation. Elle oblige à se questionner sur les principes qui définissent la notion même de progrès. Un important travail a été mené en ce sens par le CCNE au cours des dernières années. En 2021 et 2022 par exemple, le comité a été sollicité sur les enjeux éthiques des stratégies vaccinales contre la covid-19 et a démontré sa capacité à réfléchir dans l'urgence. D'autres avis essentiels ont également été émis durant cette période : je pense notamment à l'avis n° 136 sur l'évolution des enjeux éthiques relatifs au consentement dans le soin, publié en avril 2021, à la réflexion sur les leçons de la crise sanitaire et hospitalière publiée en novembre 2022 ou encore à l'avis n° 139 sur les enjeux éthiques relatifs aux situations de fin de vie. J'avoue être consterné d'entendre des parlementaires remettre en cause la légitimité d'un président et d'une institution publique indépendante sous prétexte que les avis émis ne correspondent pas à leur propre idéologie.
Monsieur le président, au nom du groupe Démocrate, je tiens à vous assurer de notre soutien sans réserve, de notre admiration pour le travail que vous avez accompli et de notre vote unanime en faveur du renouvellement de votre mandat.
Je tiens moi aussi à vous remercier pour votre investissement et votre travail à la tête du Comité consultatif national d'éthique ces dernières années, afin de veiller à la qualité des réponses apportées par le CCNE aux sollicitations qui lui sont adressées.
Le CCNE est devenu en quarante ans une institution essentielle, qui a fait avancer la compréhension et la réflexion collective dans notre pays sur des thématiques telles que les prélèvements de tissus d'embryons et de fœtus humains morts dans l'avis n° 1 de 1984, l'expérimentation médicale et scientifique sur des sujets en état de mort cérébrale dans l'avis n° 12 de 1988 ou encore la non-commercialisation du corps humain dans l'avis n° 21 de 1990.
La place majeure occupée aujourd'hui par le CCNE se mesure à la vigueur des débats que suscitent les avis qu'il publie. Les discussions autour de l'avis n° 139 illustrent ainsi parfaitement le rôle de boussole éthique qu'a endossé le CCNE au fil du temps. Peut-être faudra-t-il d'ailleurs revenir sur cette réflexion, afin d'exposer la manière dont le comité est passé de l'expression d'un refus de dépénalisation de l'euthanasie et du suicide assisté dans un avis de juin 2013 aux préconisations formulées neuf ans plus tard dans l'avis n° 139.
Vous avez évoqué le rôle du CCNE comme acteur majeur de la démocratie en santé. Jugez-vous pertinent de renforcer la participation citoyenne et de l'étendre à toutes les réflexions portées par le comité et de quelle manière ?
Monsieur le professeur, je souhaiterais tout d'abord savoir comment les travaux menés par la Convention citoyenne sur la fin de vie vont éventuellement venir nourrir la réflexion du CCNE, dans la mesure où le rapport produit par la convention va plus loin que la position actuelle du comité, en posant la nécessité de mettre en place à la fois le suicide assisté et l'euthanasie.
En matière de fin de vie, il existe en outre une réelle tension entre le rôle prépondérant des médecins et l'avis des patients et des familles, parfois placé au second plan, comme en témoigne le fait que, dans un certain nombre de situations, les directives anticipées ne sont pas prises en compte. Que préconisez-vous pour réconcilier l'ensemble des acteurs et actrices de la fin de vie ?
Quels sont par ailleurs les leviers dont dispose le CCNE pour alerter sur la tension, voire la pénurie de pilules abortives que rencontre la France ? La délivrance d'une licence obligatoire est-elle selon vous une solution ?
En 2007 a été instituée la possibilité pour les employeurs de contester les certificats médicaux jugés complaisants ou tendancieux auprès de l'Ordre des médecins. De plus en plus de médecins se voient ainsi mis en cause par des employeurs qui réfutent le lien de causalité établi par les médecins entre la dégradation de l'état de santé de leurs patients et l'emploi de ces derniers. Certaines procédures de reconnaissance de maladies professionnelles se sont ainsi transformées en guerre judiciaire entre des entreprises, des médecins et des patients désabusés. Ne voyez-vous pas dans cette possibilité accordée aux employeurs de contester une décision médicale un risque éthique pour les médecins, dont certains reconnaissent déjà ne plus oser délivrer de certificats à leurs patients par peur d'éventuelles conséquences judiciaires ?
Comment le CCNE intègre-t-il la question de la santé environnementale dans ses travaux ?
Le CCNE s'est prononcé en faveur de l'accès des couples de femmes et des femmes seules à la PMA. Un avis sera-t-il publié sur la PMA pour les hommes trans ? Les personnes trans se voient régulièrement refuser le droit à la conservation de leurs ovocytes au moment de leur transition de genre. Si vous êtes reconduit à la présidence du CCNE, ce chantier fera-t-il partie de vos priorités ?
Dans son avis du 7 novembre 2022 relatif à la reconstruction du système de soins français sur un fondement éthique, le CCNE soulignait que l'éthique n'était ni optionnelle, ni facultative dans les politiques de santé et appelait à ce que les conditions de travail des soignants soient revalorisées pour être plus attractives et favoriser les dynamiques participatives et l'autonomie des pratiques. L'avis conseillait également de renforcer la démocratie en santé, en assurant une représentation large de la population des différents territoires et régions. Cette réflexion appelait à une réforme du système de santé, afin que ce dernier place la personne au cœur de ses préoccupations. Elle préconisait à cette fin d'une part un accès égal pour tous au système de santé et de soins, d'autre part le respect inconditionnel des personnes soignées et de ceux qui les soignent, principes auxquels nous souscrivons pleinement. La question centrale est à présent de savoir quelles suites seront données à cet avis.
Cela me conduit à formuler une question plus large sur le statut, la nature et le rôle des avis rendus par le CCNE. Comment envisagez-vous la place de ces avis dans le débat public ? À l'heure de l'éternel présent et d'une tendance croissante à la simplification, alors que des questions éthiques prégnantes émergent régulièrement et que nos concitoyens témoignent d'une appétence pour le sens, il est plus que jamais nécessaire de s'extraire des logiques binaires qui prévalent souvent. La responsabilité vous incombe sans doute de faire en sorte que les citoyens et citoyennes de notre pays puissent, dans toute leur diversité, être sensibilisés à certains questionnements essentiels pour l'avenir. Comment envisagez-vous de renforcer ce rôle du CCNE ? Comment nous permettre, collectivement, de réfléchir véritablement au futur auquel nous aspirons ? C'est là tout l'enjeu de cette institution à laquelle nous sommes très attachés.
Je me réjouis par exemple que des travaux soient engagés sur les questions soulevées par le développement de l'intelligence artificielle.
Vous avez également évoqué la dimension internationale : il est évident que les questions éthiques sur lesquelles le comité se penche ne se posent pas qu'en France, mais concernent l'ensemble de l'humanité. Quelles initiatives entendez-vous mener en ce sens ?
Le Comité consultatif national d'éthique a émis plusieurs propositions tendant à ouvrir la voie à la légalisation du suicide assisté. Vous avez par ailleurs salué le travail remarquable mené par la Convention citoyenne sur la fin de vie, qui soutient majoritairement une ouverture à l'aide active à mourir.
La législation actuelle sur la fin de vie permet aux soignants de mettre sous sédation profonde et continue des patients proches de la mort, dont les souffrances sont intolérables, mais ne va pas jusqu'à autoriser une assistance au suicide ou un recours à l'euthanasie.
L'Ordre des médecins s'est montré défavorable à ce que des soignants puissent apporter leur concours à un processus menant à l'euthanasie et plus de 800 000 soignants ont signé et rendu public un texte rejetant cette pratique, qu'ils jugent incompatible avec un métier relevant du domaine des soins. Comment appréhenderez-vous cette difficulté ?
Je souhaite en outre vous interroger sur la place croissante prise par les outils d'intelligence artificielle dans le diagnostic médical. Certains scanners intègrent déjà de tels dispositifs. Au centre hospitalier de Dijon par exemple, un appareil a été entraîné sur quelque 100 000 examens afin d'améliorer automatiquement la qualité de l'image, pour rendre les résultats plus lisibles par les radiologues. Quelle est votre position face à ce bouleversement technologique et comment entendez-vous promouvoir la nécessité de réflexions éthiques sur ces enjeux ?
Quelles pourraient être selon vous les conséquences du développement de l'intelligence artificielle non seulement sur la santé, mais aussi sur l'usage des données et leur traitement algorithmique, ainsi que sur les métiers et pratiques des professionnels de santé, étant donné les possibilités d'automatisation des diagnostics et la responsabilité des soignants qui en découle ?
De façon plus globale, comment définiriez-vous l'éthique ? S'agit-il d'une sorte de guide mouvant permettant d'adapter les pratiques aux enjeux contemporains ou plutôt d'un cadre immuable, permanent, visant à orienter nos actions ?
Il existe plusieurs définitions de l'éthique. Je vous rappelle que l'éthique médicale moderne a été construite sur le fondement du deuxième procès de Nuremberg, lors duquel étaient jugés des médecins nazis qui avaient fait procéder à une série d'expérimentations sur les prisonniers des camps de concentration, notamment les prisonniers juifs. Ces médecins n'étaient pas d'obscurs praticiens, mais de grands patrons de Berlin ou de Munich – la médecine allemande était très en pointe à l'époque. La question soulevée alors, qui reste d'ailleurs d'actualité, était la suivante : comment, alors que la science avance, refuser ou freiner certaines évolutions ? La bioéthique moderne s'est construite ainsi.
Pour autant, le Comité consultatif national d'éthique n'a pas pour vocation de dire ce qu'il convient ou non de faire. Il est consultatif et doit éclairer les décideurs et, au-delà, l'ensemble de nos concitoyens sur les questions soulevées par les avancées de la science et de la médecine, mais aussi sur des sujets aussi intimes que la fin de vie, qui touchent à l'humanité et réclament d'être abordés avec subtilité et nuance.
Dans ce contexte, certaines valeurs cardinales, comme la dignité, le respect de l'autre ou la non-commercialisation du corps, se maintiennent au cours du temps. À l'inverse, faut-il qu'un comité national d'éthique aborde les questions qui se posent aujourd'hui avec une vision des années 1980 ?
Il faut essayer de cheminer sur une ligne de crête, difficile à trouver, entre les avancées de la science et les évolutions de la société. Toutes les avancées scientifiques ne sont pas bonnes à prendre ; inversement, j'ai pu au cours de ma carrière médicale observer les progrès considérables accomplis au cours des cinquante dernières années. La science continuera à avancer de façon massive et la société française à évoluer. La vision des jeunes sur les sujets que nous abordons est ainsi sensiblement différente de celle des personnes de ma génération. Il faut en tenir compte.
La question de la refondation du système de santé abordée dans l'avis n° 140 du CCNE me semble assez illustrative des relations entre une institution indépendante et le pouvoir politique. La situation actuelle du système de soins français est complexe. La plupart des difficultés et tensions mises en lumière avec une particulière acuité par la crise covid préexistaient. Ma génération en est en partie responsable, qui a toujours privilégié la technicité et la course à l'innovation – derrière les États-Unis –, au temps de l'écoute et de la relation humaine entre soignants et patients. Nous avons souhaité, dans cet avis, insister sur la nécessité d'une part de fonder tout système de soins sur de grandes valeurs éthiques, d'autre part de valoriser le temps passé auprès des patients par les professionnels de santé au même niveau que la réalisation des actes techniques ou la mise en œuvre d'innovations thérapeutiques. Les conséquences de ses recommandations échappent toutefois au CCNE et sont du ressort de la décision politique. Sans doute faudra-t-il des années pour remettre le système de soins français sur les rails. Je tiens toutefois à souligner qu'en dépit des difficultés rencontrées, ce système a tenu pendant la crise covid et qu'il faut en féliciter les soignants.
Le développement du numérique et de l'intelligence artificielle constitue assurément un enjeu essentiel, dans le domaine de la santé comme dans de nombreux autres secteurs. Le Comité consultatif national d'éthique du numérique qui va se mettre en place dans les prochains mois sera le premier constitué en Europe : la France fait donc, une fois encore, figure de pionnière.
Ma position relativement aux innovations technologiques est nuancée. Intelligence artificielle et outils numériques peuvent en effet avoir des conséquences bénéfiques. Ainsi, l'avis commun au CCNE et au CNPEN sur les plateformes de données de santé, qui va être rendu public dans les prochains jours, pointe des éléments positifs indiscutables autour des enjeux de recherche, de la gestion des situations d'urgence ou de la possibilité de signaux d'alerte de toxicité de médicaments.
Ces développements technologiques soulèvent aussi des questionnements de nature éthique. Qu'en est-il, par exemple, du consentement des personnes à l'aune de ces nouveaux dispositifs ? La perception du corps elle-même est en train de changer : après les organes et le génome, les données apparaissent comme de nouveaux éléments intervenant dans la définition de ce que nous percevons comme relevant de notre corps. Dans un pays comme le Danemark, souvent cité en exemple, des prélèvements de cellules de sang de cordon ombilical sont pratiqués systématiquement chez tous les enfants à la naissance, puis stockés dans une grande base de données. Nous sommes, en France, très loin d'une telle démarche. Je ne suis d'ailleurs pas sûr qu'il faille aller dans cette direction.
Les technologies numériques auront également un impact sur certains métiers. S'il faudra toujours des personnels infirmiers pour piquer une veine et des aides-soignants et aides-soignantes pour effectuer une toilette ou discuter quelques minutes avec un patient, certaines professions vont être profondément bouleversées par le déploiement de ces nouveaux outils. Ainsi, un article paru hier dans Le Monde montrait qu'un logiciel développé dans le domaine de la transplantation permettait de mieux prédire la gestion des médicaments immunosuppresseurs et de l'immunothérapie et de rattraper 40 % des erreurs commises par des spécialistes de ces domaines.
Il est urgent de débattre de l'ensemble de ces aspects à l'échelle de la société.
Vous m'avez interrogé sur la promotion de la démocratie en santé et les pistes envisagées pour favoriser l'ouverture du CCNE vers la société. Depuis mon arrivée à la présidence du comité, ce sujet constitue un enjeu prioritaire de mon mandat. Cela s'est traduit par l'organisation, sur l'ensemble du territoire national, des nombreux débats qui ont émaillé les états généraux de la bioéthique en 2018 ou encore par la mise en œuvre récente, en lien avec les Erer, de plus de 330 réunions d'information en régions sur la fin de vie. Cela nécessite beaucoup de temps et d'énergie, sachant que le CCNE ne compte que cinq permanents. Ce mouvement vers nos concitoyens me semble néanmoins fondamental. Il est essentiel que le débat puisse s'installer. Je vais par exemple réunir les représentants des Erer mi-juin 2023, afin d'envisager la possibilité de travailler conjointement sur certains sujets d'importance, dont les questions de santé environnementale.
La réflexion du CCNE sur la fin de vie faisait suite à une autosaisine de juin 2021. J'avais souhaité que ce sujet soit à nouveau abordé par le comité, en toute indépendance, dans un contexte caractérisé par le dépôt de propositions de loi visant à faire évoluer la législation dans ce domaine. Le comité a travaillé pendant un an, procédé à de nombreuses auditions et abouti à un avis publié en septembre 2022.
Cet avis s'articulait autour de quatre grandes parties.
La première consistait à dresser un bilan de la loi Claeys-Leonetti et insistait sur le fait que ce texte, relativement disruptif à l'époque de sa promulgation, était encore insuffisamment connu et trop peu appliqué. De nombreuses années après l'entrée en vigueur de cette loi, les trois grands services de réanimation de l'hôpital de Bicêtre – chirurgicale, médicale et pédiatrique – ont par exemple toujours des conceptions différentes de la sédation profonde et continue.
Le deuxième point visait à aborder la question du développement des soins palliatifs. J'entends souvent dire que la France est en retard dans ce domaine. Très objectivement, les données disponibles indiquent que cette vision est fausse et que de nombreux progrès ont été accomplis. Dans les années 1980 ou 1990, nous étions seuls pour prendre en charge la fin de vie des patients atteints du sida. Il n'existait rien en matière de soins palliatifs pour accompagner ces malades. La situation a considérablement évolué depuis lors. S'il est exact que certains départements ne disposent pas d'unités de soins palliatifs, tous sont désormais dotés de lits de soins palliatifs dédiés. Il est néanmoins toujours possible et souhaitable de faire mieux et de promouvoir le développement d'une véritable culture palliative. Des progrès considérables restent notamment à accomplir dans les Ehpad et en matière de soins palliatifs à domicile.
Le troisième élément de l'avis du CCNE sur la fin de vie consistait à se demander, dans l'hypothèse où tous les moyens nécessaires seraient mis à disposition en matière de soins palliatifs, si cela résoudrait l'ensemble des questions. Cette réflexion a mis en exergue la tension, majeure en éthique, entre le respect de l'autonomie, de la liberté individuelle de chacun, et la nécessaire solidarité vis-à-vis des personnes les plus fragiles, dont font évidemment partie les patients en fin de vie. Le CCNE a considéré que dans certaines situations de patients dont le pronostic vital est engagé à moyen terme, c'est-à-dire à un horizon de quelques semaines ou mois, il conviendrait, dans l'hypothèse où le législateur déciderait d'aller vers une évolution de la loi et si les patients en exprimaient la demande, de veiller dans ce contexte au respect de grands principes éthiques. J'ajoute que le CCNE a clairement distingué sa position à l'égard du recours au suicide assisté, vers lequel il a entrouvert une porte au nom de la liberté individuelle, de celle relative à l'euthanasie, qu'il continue à ne pas envisager.
Le quatrième point enfin, qui rejoint la question de la démocratie en santé, visait, sur un sujet aussi intime et sensible que celui de la fin de vie, à se donner le temps, collectivement, de la réflexion et du débat. Le CCNE avait ainsi recommandé la mise en place d'une convention citoyenne et de débats en régions, avant que le législateur ne s'empare éventuellement du sujet.
Le fait de consulter ainsi les citoyens est une démarche intéressante, qui permet d'avoir une discussion apaisée sur des sujets difficiles. Pour autant, il ne faut pas se leurrer : la véritable démocratie est entre les mains des parlementaires. J'ai participé personnellement aux neuf week-ends de la Convention citoyenne sur la fin de vie : indépendamment du sujet lui-même, j'ai pu voir s'élaborer progressivement une forme d'intelligence collective, petit bout par petit bout. Je suis persuadé, pour l'avoir également observé dans d'autres circonstances, que nos concitoyens sont beaucoup plus intelligents que ne le pensent les politiques. Que l'on en partage ou non les conclusions, le modèle est intéressant. Sur certains grands sujets complexes, une telle démarche, associant un regard d'experts – en l'occurrence le CCNE – qui ouvre et éclaire le débat, une convention citoyenne et une série de débats en régions, qui ont rassemblé plus de 40 000 personnes, puis une vision politique s'appuyant sur les réflexions précédemment conduites peut être intéressante et aller dans le sens d'un renforcement de la démocratie.
Que vous dire de plus sur la question de l'indépendance ? J'ai beau avoir été nommé par le Président de la République, ceux qui me connaissent savent que j'ai un certain franc-parler. J'ajoute que le président du CCNE n'est en rien l'élément majeur du comité, qui vaut essentiellement par les membres qui le composent et s'attachent à produire un exercice d'intelligence collective fait d'échanges et de débats parfois vifs mais toujours constructifs. Cette approche constitue un bien précieux, qu'il convient de conserver.
Je me réserve le droit de répondre aux questions relatives à la gestion de la crise sanitaire en fin d'audition ; il me semble en effet nécessaire de clairement séparer les deux aspects.
Les états généraux de la bioéthique organisés en 2018 par le CCNE en amont de l'examen au Parlement de la quatrième loi de bioéthique se sont traduits par 271 événements réunissant 21 000 participants, 154 auditions, 65 000 contributions déposées en ligne et 832 000 avis exprimés. Cette consultation a connu un retentissement important.
Plus récemment, les Erer et le CCNE ont mis en œuvre sur la question de la fin de vie quelque 320 réunions rassemblant plus de 35 000 personnes sur l'ensemble du territoire national. Vous avez en outre salué le travail mené par le Conseil économique, social et environnemental (Cese) sur le même sujet, avec l'organisation de la convention citoyenne, preuve selon vous de l'existence d'une « possibilité d'intelligence collective ».
Alors que vous souhaitez poursuivre vos activités dans le cadre d'un nouveau mandat à la présidence du CCNE, comment souhaitez-vous faire évoluer cette instance et son organisation en matière de participation citoyenne ? Quelle coordination envisagez-vous avec d'autres organismes tels que le Cese ?
Le rapport remis au chef de l'État à l'issue de la Convention citoyenne sur la fin de vie dresse deux constats majeurs : une inégalité d'accès de nos concitoyens à l'accompagnement de la fin de vie et une absence de réponse satisfaisante à certaines situations. Après de nombreuses réunions de travail organisées dans ma circonscription avec les acteurs du soin et les familles, je ne puis que m'associer à ces deux constats.
Il me semble par ailleurs utile de rappeler que la loi Claeys-Leonetti votée en 2016 a constitué une étape importante pour les Français en matière d'accompagnement de la fin de vie. L'application de ce texte reste néanmoins partielle sur l'ensemble du territoire, car les moyens humains et financiers alloués ne sont pas à la hauteur des enjeux. On observe un manque de personnels formés dans les établissements comme en médecine de ville et surtout un manque de volonté politique. Quelles sont vos préconisations en la matière ?
Trois quarts des membres de la Convention citoyenne se sont prononcés en faveur d'une aide active à mourir, considérant que le cadre légal actuellement en vigueur était insuffisant. Le rapport rendu dans ce cadre préconise une mise en œuvre conjointe de l'euthanasie et du suicide assisté, au motif que le fait de privilégier l'une ou l'autre solution ne permettrait pas de répondre à la diversité des situations rencontrées. Or la majorité des soignants y sont fermement opposés. En 2018, le CCNE recommandait une application plus large de la loi Claeys-Leonetti. Si le renouvellement de votre mandat à la présidence du Comité consultatif national d'éthique est confirmé par notre assemblée, comment le CCNE se positionnera-t-il sur ce sujet délicat de la fin de vie ?
Les progrès effectués en génétique, en numérique, en robotique et en intelligence artificielle, l'exploitation massive des données de santé, l'implication nouvelle du patient dans son parcours de soins vont profondément modifier la pratique médicale et les relations entre soignants et soignés. À terme, la médecine sera un mélange entre génétique, prédiction diagnostique et thérapeutique généralisée. Dans les prochaines années, le tournant en matière de santé environnementale sera avéré, avec un rapprochement entre les deux écosystèmes. Nous commençons déjà à prendre conscience des interactions entre nos modes de vie, la qualité de notre environnement et notre santé. Grâce aux progrès réalisés dans le domaine des sciences du vivant, il est désormais possible d'identifier les forces et les fragilités de notre génome, de poser des diagnostics et d'effectuer les modifications nécessaires pour éviter certaines pathologies. Ainsi, la médecine de demain sera à titre principal non plus curative, mais préventive et prédictive. Les nouvelles technologies seront utilisées pour mieux organiser le système de santé et faciliter l'accès aux soins, grâce à un partage des données de santé entre les professionnels.
Les questions qui se posent dans ce contexte sont d'ordre social et humain. Vous vous êtes précédemment exprimé sur la nécessité de valoriser la relation humaine entre soignants et soignés. La nouvelle médecine ayant un coût de plus en plus élevé, ma préoccupation est la suivante : l'assurance maladie sera-t-elle en mesure de proposer l'accès à ces progrès à l'ensemble des Français ? Devons-nous encourager de tels progrès si nous ne sommes pas en capacité de garantir que tous nos concitoyens pourront en bénéficier ? Ne risquons-nous pas d'aller vers une médecine à plusieurs vitesses ?
Monsieur le professeur, contrairement à ce qui a été dit, vous avez été une colonne vertébrale pour notre pays, dans une situation éminemment mouvante, où l'incertitude primait.
Les sujets de réflexion à venir et les questions éthiques s'y rapportant seront multiples et extrêmement vastes, autour notamment de la santé environnementale, de l'intelligence artificielle et des aspects financiers. Je pense par exemple au cas récent d'un grand laboratoire ayant décidé, pour des raisons budgétaires, de ne pas entrer sur le marché des cellules CAR-T.
Concernant la fin de vie, comment est-il possible conceptuellement que le CCNE se prononce, à dix ans d'écart, de façon totalement opposée ? L'éthique ne devrait-elle pas être une sorte de colonne vertébrale, caractérisée par une forme de stabilité ?
La position exprimée par le CCNE sur l'accompagnement de la fin de vie et l'ouverture possible vers une aide active à mourir est très nuancée. Or la vision qu'en a le grand public est comme souvent assez caricaturale. Comment envisagez-vous de procéder pour que la subtilité et la complexité des positions exprimées par le CCNE soient mieux relayées et davantage prises en compte ?
Je vous remercie également, professeur Delfraissy, d'avoir été là, avec le Conseil scientifique, pour éclairer le Gouvernement dans la tourmente de la crise covid et tiens à souligner que l'indécence des propos de certains députés de cette commission n'honore pas le Parlement.
De grandes questions s'ouvrent pour le CCNE dans les années à venir. Quelles pistes de travail entendez-vous explorer vis-à-vis des soignants ? Quels garde-fous instaurer pour l'avenir ? Que sera l'éthique dans vingt ans ? Comment se projeter ?
Je souhaiterais insister par ailleurs sur la situation des patients. Comment les accompagner dans l'appréhension des principes éthiques ? Comment s'assurer qu'il n'y ait pas de dérive dans leur appréciation ? Comment les guider au mieux dans ce cheminement ? Au-delà de la formation des professionnels de santé, comment sensibiliser les patients et plus généralement les citoyens à ces questions ?
Comment, au terme du travail d'évaluation de la loi Claeys-Leonetti mené ici même et de la restitution des travaux de la convention citoyenne, le CCNE pourra-t-il éclairer les parlementaires pour qu'ils soient en mesure de répondre avec justice, efficacité, dignité et humanisme aux questions fondamentales posées par l'accompagnement de la fin de vie ?
Vous avez été nommé à la présidence du CCNE en raison de votre réputation en tant que scientifique et médecin. Je souhaiterais néanmoins vous faire part d'une inquiétude et d'un questionnement. Vous avez accepté en 2020 la fonction de président du Conseil scientifique covid-19 et exprimé dans ce contexte certaines positions. Votre image s'est alors abîmée en raison d'une trop grande proximité avec le politique. Cela ne risque-t-il pas d'avoir des conséquences néfastes sur le CCNE ? Comment allez-vous procéder pour garantir l'indépendance de l'institution dans ce contexte ?
Comment statuer le plus éthiquement possible, éventuellement en lien avec la Haute Autorité de santé (HAS), sur la question des molécules innovantes onéreuses dont l'efficacité aura été prouvée ? Certains patients non inscrits dans un protocole ne peuvent bénéficier de telles solutions thérapeutiques et sont parfois obligés de se rendre à l'étranger pour y avoir accès. Comment concilier l'équité de l'offre de soins avec le caractère particulièrement onéreux de ces molécules ?
Je souhaiterais revenir sur le covid et témoigner de situations réelles vécues dans nos services hospitaliers, du point de vue du patient. Comment appréhendez-vous, au niveau éthique, la prise de risque pour les patients vis-à-vis des soignants ? Il a été difficile d'expliquer aux malades comme aux équipes soignantes qu'un patient, immunodéprimé ou non, pouvait être pris en charge par une infirmière atteinte par le covid et présentant peu de symptômes, alors qu'il lui était interdit d'être soigné par une infirmière qui n'avait pas le covid, mais n'était pas vaccinée. Ce sujet me semble relever de l'éthique et mérite selon moi d'être discuté.
Le code de la santé publique indique que le CCNE a pour mission de « donner des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé ou par les conséquences sur la santé des progrès de la connaissance dans tout autre domaine ». Avec cent quarante avis rendus en quatre décennies, le CCNE a vu ses missions évoluer, passant de réflexions centrées exclusivement sur les biotechnologies innovantes dans le soin ou le statut de l'embryon à des questions de plus en plus sociétales. Dans son avis n° 128, il s'est ainsi interrogé sur les pistes à mettre en œuvre pour faire changer le regard porté sur les personnes âgées. Il est vrai que les enjeux éthiques du vieillissement vont se poser dans nos sociétés avec une acuité croissante et que les institutions vont devoir s'adapter. Cela soulève la question de la place de nos aînés dans les Ehpad et dans l'ensemble du système de santé, mais aussi celle de la formation des soignants et du rôle des aidants. Cela plaide selon moi en faveur d'une réflexion globale sur la vulnérabilité. Seriez-vous favorable, en tant que président du CCNE, à un élargissement explicite de la réflexion menée dans ce cadre aux questions complexes liées au vieillissement ?
Comment aller plus loin dans le rapprochement opéré avec les citoyens sur les grands enjeux éthiques ? Les membres du CCNE, dont certains ont connu les états généraux de la bioéthique et participé aux réunions d'information organisées autour de la fin de vie, le souhaitent. J'ai pour ma part été frappé de constater, au cours des nombreux débats auxquels j'ai assisté en province sur la délicate question de la fin de vie, une forme de sérénité malgré l'existence de désaccords entre les participants. Je n'avais par exemple pas observé cela lors des discussions sur l'ouverture de la procréation médicalement assistée aux couples de femmes et aux femmes seuls dans le cadre des états généraux de la bioéthique. Les échanges étaient par ailleurs de très bon niveau. Nos citoyens perçoivent que le sujet très intime et personnel de la fin de vie implique de passer au-dessus de nos positions individuelles pour essayer de réfléchir ensemble.
Le CCNE va continuer à œuvrer pour se rapprocher de la société, notamment des jeunes. Lors de la dernière journée annuelle des lycéens organisée par le comité en mai 2022, les jeunes avaient choisi de réfléchir aux questions relatives à la fin de vie et les échanges menés dans ce cadre ont été très riches. Certaines classes de terminale avaient par exemple décidé de suivre des maraudes pour appréhender la fin de vie chez les SDF, sujet sur lequel ne se penchent pas nécessairement les institutions. Il est essentiel de pouvoir écouter les jeunes générations, qui vont certainement, de façon intéressante et salutaire, nous bousculer également sur les enjeux climatiques.
La question de l'innovation et de l'accès aux soins est également centrale. L'appréhension de ce sujet varie d'un pays à l'autre. Ainsi, le Royaume-Uni a pris, dans le cadre de son système de santé publique, des décisions en matière d'accès aux soins très différentes de celles en vigueur dans le système français, qui continue à offrir un accès aux soins pour tous, y compris pour les personnes les plus précaires. Les coûts vont toutefois devenir massifs et les grands industriels seront obligés de modifier leur position, notamment si l'on parvient à une vision européenne partagée. La France ne pourra en effet agir seule sur la question du coût des médicaments innovants.
Concernant les nouvelles biotechnologies, dont les cellules CAR-T sont un bon exemple, il convient de réfléchir à la possibilité de produire ces éléments en France. Il est tout à fait possible d'imaginer des modèles différents de ceux que nous connaissons aujourd'hui.
L'égalité d'accès aux soins pour l'ensemble de nos concitoyens est un enjeu fondamental ; la crise covid nous l'a prouvé. Mais je vous propose de réfléchir en prenant également en considération la notion d'équité. Il existe en France plus de trente-six territoires, identifiés par les géographes, les économistes de la santé, les agences régionales de santé, dans lesquels la mortalité est, indépendamment de crises, beaucoup plus élevée qu'ailleurs en France. Je vous rappelle que dans un pays aussi égalitaire que le nôtre, on observe un écart de huit ans d'espérance de vie entre les populations vivant dans la partie nord et la partie sud du RER B. Ces disparités territoriales dépassent les seuls enjeux médicaux et leur réduction implique d'adopter une vision globale de construction de la santé. Faut-il, dans ce contexte, continuer à faire primer la notion d'égalité, visant à traiter tout le monde de manière identique, ou privilégier l'équité, consistant à mettre davantage de moyens où cela apparaît le plus nécessaire ? Cette dernière approche peine à s'imposer en France. Des exemples existent dans le domaine de l'éducation, où la décision a par exemple été prise de doubler le nombre d'enseignants dans les classes d'écoles primaires des zones les plus défavorisées, mais pas dans le secteur de la santé. Notre pays doit, dans les années à venir, donner davantage de place à une vision fondée sur l'équité.
L'un d'entre vous a considéré que mon image était abîmée, dégradée, et que cela pourrait nuire au CCNE. Je peux comprendre ce point de vue, mais les grandes questions éthiques ont été prises en compte lors de la crise covid. Le CCNE a été au rendez-vous et les grands enjeux éthiques ont été soulevés. Je n'ai pas le sentiment que mes fonctions au sein du Conseil scientifique aient perturbé le fonctionnement du comité, ce d'autant que je me suis mis en débord du CCNE pendant la période la plus aiguë de la crise. J'ignore si j'irai au terme de ce mandat, mais souhaite postuler en dépit d'une image que d'aucuns estiment dégradée, car je considère que les grands objectifs que j'ai développés lors de mon propos introductif méritent d'être poursuivis. Je suis, fondamentalement, un serviteur des citoyens et de la République et puis vous affirmer que si j'avais l'impression que ma présence était de nature à perturber la vie du CCNE, je démissionnerais immédiatement. Cela fait écho à mon éthique personnelle.
Il m'apparaît par ailleurs fondamental de comptabiliser et de valoriser, au même titre que les actes techniques, le temps consacré par les soignants au contact avec les patients.
Le CCNE a déjà pris position sur les questions éthiques relatives à l'accompagnement de la fin de vie, en entrouvrant éventuellement la porte au suicide assisté assorti de conditions éthiques et en refusant l'idée d'une ouverture vers l'euthanasie. La Convention citoyenne a également rendu ses conclusions. Nous entrons à présent dans le temps démocratique de construction d'une loi et il appartient aux parlementaires d'appréhender le sujet. Les rapporteurs de l'avis n° 139 et moi-même nous tenons évidemment à votre disposition pour venir vous présenter plus précisément le contenu de la réflexion conduite par le CCNE.
Le CCNE entretient des relations régulières avec la HAS. L'avis n° 135 sur l'accès aux innovations thérapeutiques a été rendu public juste avant la crise covid, ce qui explique sans doute qu'il soit passé relativement inaperçu. Il soulevait une question très importante et d'actualité sur la pertinence d'une vision strictement française en matière de stratégie relative aux innovations thérapeutiques, autour des éléments de coût et d'accès aux traitements innovants. Faut-il continuer à privilégier une approche nationale ou aller vers une vision européenne de ces questions, malgré les disparités observées en Europe ? Une construction à l'échelle européenne me semblerait beaucoup plus logique.
Je terminerai en répondant à vos interpellations concernant la gestion de la crise covid, non sans avoir rappelé que cette audition a pour objet mon éventuel renouvellement à la présidence du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé.
Je ne me justifierai pas des propos que j'ai pu tenir ou ne pas tenir dans ce contexte, mais tiens à souligner que les recommandations formulées dans le cadre du Conseil scientifique covid-19 ne relevaient pas du seul président de cette instance, mais procédaient d'une réflexion collective. La question de l'indépendance de cette instance vis-à-vis des autorités politiques s'est posée, comme elle se pose pour le CCNE. Je tiens à préciser que le Conseil scientifique disposait lui aussi d'une capacité d'autosaisine et que ses membres n'étaient pas rétribués par le politique.
Il ne m'appartient pas de dresser le bilan de la gestion de la crise sanitaire, dont j'ai d'une certaine manière été acteur, bien que les décisions aient été prises à l'échelon politique. Je tiens néanmoins à souligner que plusieurs grandes études menées récemment par des équipes américaines, anglaises et par l'Organisation mondiale de la santé se sont attachées à évaluer la perte de durée de vie par pays suite à la pandémie. Il apparaît que les populations des grands pays d'Europe de l'Ouest perdent quelques mois seulement de durée de vie : cela va de trois mois en France à neuf mois en Espagne, Italie et Royaume-Uni, en passant par six mois en Allemagne. En Europe de l'Est, la perte est d'environ un an et demi. Quant aux États-Unis, qui ont comme toujours été la démocratie la plus innovante, avec le développement du vaccin et du premier traitement oral contre le covid, le Paxlovid, il faut savoir que la population y a perdu en moyenne deux ans et demi de durée de vie. Cela s'explique par le fait que les populations afro-américaine et hispanique n'ont pas eu accès aux soins et ont été moins vaccinées, ce qui montre que les réponses apportées par nos pays n'ont pas été si mauvaises que d'aucuns le prétendent. La démarche consistant à vivre avec le virus en ayant une population largement vaccinée s'avère efficace, à condition de permettre un large accès aux soins. Il s'agit là d'un enjeu essentiel.
Délibérant à huis clos, la commission désigne comme scrutateurs M. Didier Martin et M. Thierry Frappé, puis se prononce par un vote au scrutin secret, dans les conditions prévues à l'article 29-1 du Règlement, sur la proposition de nomination de M. Jean-François Delfraissy aux fonctions de président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé.
Il est ensuite procédé au dépouillement du scrutin, simultanément au dépouillement du scrutin sur cette proposition de nomination opéré par la commission des affaires sociales du Sénat.
Les résultats du scrutin sont les suivants :
Nombre de votants : 43
Bulletins blancs ou nuls : 0
Abstentions : 3
Suffrages exprimés : 40
Avis favorables : 27
Avis défavorables : 13
En conséquence, la commission a émis un avis favorable à la nomination de M. Jean-François Delfraissy aux fonctions de président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé.
La séance est levée à treize heures cinq.
Présences en réunion
Présents. – M . Éric Alauzet, Mme Bénédicte Auzanot, M. Joël Aviragnet, M. Thibault Bazin, M. Christophe Bentz, Mme Fanta Berete, M. Victor Catteau, M. Paul Christophe, M. Hadrien Clouet, M. Paul-André Colombani, Mme Josiane Corneloup, Mme Laurence Cristol, M. Arthur Delaporte, M. Sébastien Delogu, M. Pierre Dharréville, Mme Nicole Dubré-Chirat, Mme Karen Erodi, M. Olivier Falorni, M. Marc Ferracci, M. Thierry Frappé, Mme Marie-Charlotte Garin, M. Jean-Carles Grelier, Mme Justine Gruet, Mme Claire Guichard, Mme Servane Hugues, M. Cyrille Isaac-Sibille, Mme Caroline Janvier, M. Philippe Juvin, Mme Laure Lavalette, M. Didier Le Gac, Mme Christine Le Nabour, Mme Katiana Levavasseur, M. Sylvain Maillard, M. Matthieu Marchio, M. Didier Martin, Mme Joëlle Mélin, M. Serge Muller, M. Yannick Neuder, Mme Astrid Panosyan-Bouvet, Mme Charlotte Parmentier-Lecocq, Mme Michèle Peyron, Mme Stéphanie Rist, Mme Sandrine Rousseau, M. Jean-François Rousset, M. Freddy Sertin, M. Emmanuel Taché de la Pagerie, M. Nicolas Turquois, Mme Isabelle Valentin, M. Frédéric Valletoux, Mme Annie Vidal, M. Philippe Vigier, M. Alexandre Vincendet
Excusés. – M. Elie Califer, Mme Sandrine Dogor-Such, Mme Caroline Fiat, M. François Gernigon, M. Jérôme Guedj, Mme Rachel Keke, Mme Fadila Khattabi, M. Jean-Philippe Nilor, M. Jean-Hugues Ratenon, M. Olivier Serva, M. Stéphane Viry
Assistaient également à la réunion. – Mme Anne Bergantz, M. Philippe Berta, M. Patrick Hetzel