Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du mercredi 10 mai 2023 à 11h00
Commission des affaires sociales

Jean-François Delfraissy :

Il existe plusieurs définitions de l'éthique. Je vous rappelle que l'éthique médicale moderne a été construite sur le fondement du deuxième procès de Nuremberg, lors duquel étaient jugés des médecins nazis qui avaient fait procéder à une série d'expérimentations sur les prisonniers des camps de concentration, notamment les prisonniers juifs. Ces médecins n'étaient pas d'obscurs praticiens, mais de grands patrons de Berlin ou de Munich – la médecine allemande était très en pointe à l'époque. La question soulevée alors, qui reste d'ailleurs d'actualité, était la suivante : comment, alors que la science avance, refuser ou freiner certaines évolutions ? La bioéthique moderne s'est construite ainsi.

Pour autant, le Comité consultatif national d'éthique n'a pas pour vocation de dire ce qu'il convient ou non de faire. Il est consultatif et doit éclairer les décideurs et, au-delà, l'ensemble de nos concitoyens sur les questions soulevées par les avancées de la science et de la médecine, mais aussi sur des sujets aussi intimes que la fin de vie, qui touchent à l'humanité et réclament d'être abordés avec subtilité et nuance.

Dans ce contexte, certaines valeurs cardinales, comme la dignité, le respect de l'autre ou la non-commercialisation du corps, se maintiennent au cours du temps. À l'inverse, faut-il qu'un comité national d'éthique aborde les questions qui se posent aujourd'hui avec une vision des années 1980 ?

Il faut essayer de cheminer sur une ligne de crête, difficile à trouver, entre les avancées de la science et les évolutions de la société. Toutes les avancées scientifiques ne sont pas bonnes à prendre ; inversement, j'ai pu au cours de ma carrière médicale observer les progrès considérables accomplis au cours des cinquante dernières années. La science continuera à avancer de façon massive et la société française à évoluer. La vision des jeunes sur les sujets que nous abordons est ainsi sensiblement différente de celle des personnes de ma génération. Il faut en tenir compte.

La question de la refondation du système de santé abordée dans l'avis n° 140 du CCNE me semble assez illustrative des relations entre une institution indépendante et le pouvoir politique. La situation actuelle du système de soins français est complexe. La plupart des difficultés et tensions mises en lumière avec une particulière acuité par la crise covid préexistaient. Ma génération en est en partie responsable, qui a toujours privilégié la technicité et la course à l'innovation – derrière les États-Unis –, au temps de l'écoute et de la relation humaine entre soignants et patients. Nous avons souhaité, dans cet avis, insister sur la nécessité d'une part de fonder tout système de soins sur de grandes valeurs éthiques, d'autre part de valoriser le temps passé auprès des patients par les professionnels de santé au même niveau que la réalisation des actes techniques ou la mise en œuvre d'innovations thérapeutiques. Les conséquences de ses recommandations échappent toutefois au CCNE et sont du ressort de la décision politique. Sans doute faudra-t-il des années pour remettre le système de soins français sur les rails. Je tiens toutefois à souligner qu'en dépit des difficultés rencontrées, ce système a tenu pendant la crise covid et qu'il faut en féliciter les soignants.

Le développement du numérique et de l'intelligence artificielle constitue assurément un enjeu essentiel, dans le domaine de la santé comme dans de nombreux autres secteurs. Le Comité consultatif national d'éthique du numérique qui va se mettre en place dans les prochains mois sera le premier constitué en Europe : la France fait donc, une fois encore, figure de pionnière.

Ma position relativement aux innovations technologiques est nuancée. Intelligence artificielle et outils numériques peuvent en effet avoir des conséquences bénéfiques. Ainsi, l'avis commun au CCNE et au CNPEN sur les plateformes de données de santé, qui va être rendu public dans les prochains jours, pointe des éléments positifs indiscutables autour des enjeux de recherche, de la gestion des situations d'urgence ou de la possibilité de signaux d'alerte de toxicité de médicaments.

Ces développements technologiques soulèvent aussi des questionnements de nature éthique. Qu'en est-il, par exemple, du consentement des personnes à l'aune de ces nouveaux dispositifs ? La perception du corps elle-même est en train de changer : après les organes et le génome, les données apparaissent comme de nouveaux éléments intervenant dans la définition de ce que nous percevons comme relevant de notre corps. Dans un pays comme le Danemark, souvent cité en exemple, des prélèvements de cellules de sang de cordon ombilical sont pratiqués systématiquement chez tous les enfants à la naissance, puis stockés dans une grande base de données. Nous sommes, en France, très loin d'une telle démarche. Je ne suis d'ailleurs pas sûr qu'il faille aller dans cette direction.

Les technologies numériques auront également un impact sur certains métiers. S'il faudra toujours des personnels infirmiers pour piquer une veine et des aides-soignants et aides-soignantes pour effectuer une toilette ou discuter quelques minutes avec un patient, certaines professions vont être profondément bouleversées par le déploiement de ces nouveaux outils. Ainsi, un article paru hier dans Le Monde montrait qu'un logiciel développé dans le domaine de la transplantation permettait de mieux prédire la gestion des médicaments immunosuppresseurs et de l'immunothérapie et de rattraper 40 % des erreurs commises par des spécialistes de ces domaines.

Il est urgent de débattre de l'ensemble de ces aspects à l'échelle de la société.

Vous m'avez interrogé sur la promotion de la démocratie en santé et les pistes envisagées pour favoriser l'ouverture du CCNE vers la société. Depuis mon arrivée à la présidence du comité, ce sujet constitue un enjeu prioritaire de mon mandat. Cela s'est traduit par l'organisation, sur l'ensemble du territoire national, des nombreux débats qui ont émaillé les états généraux de la bioéthique en 2018 ou encore par la mise en œuvre récente, en lien avec les Erer, de plus de 330 réunions d'information en régions sur la fin de vie. Cela nécessite beaucoup de temps et d'énergie, sachant que le CCNE ne compte que cinq permanents. Ce mouvement vers nos concitoyens me semble néanmoins fondamental. Il est essentiel que le débat puisse s'installer. Je vais par exemple réunir les représentants des Erer mi-juin 2023, afin d'envisager la possibilité de travailler conjointement sur certains sujets d'importance, dont les questions de santé environnementale.

La réflexion du CCNE sur la fin de vie faisait suite à une autosaisine de juin 2021. J'avais souhaité que ce sujet soit à nouveau abordé par le comité, en toute indépendance, dans un contexte caractérisé par le dépôt de propositions de loi visant à faire évoluer la législation dans ce domaine. Le comité a travaillé pendant un an, procédé à de nombreuses auditions et abouti à un avis publié en septembre 2022.

Cet avis s'articulait autour de quatre grandes parties.

La première consistait à dresser un bilan de la loi Claeys-Leonetti et insistait sur le fait que ce texte, relativement disruptif à l'époque de sa promulgation, était encore insuffisamment connu et trop peu appliqué. De nombreuses années après l'entrée en vigueur de cette loi, les trois grands services de réanimation de l'hôpital de Bicêtre – chirurgicale, médicale et pédiatrique – ont par exemple toujours des conceptions différentes de la sédation profonde et continue.

Le deuxième point visait à aborder la question du développement des soins palliatifs. J'entends souvent dire que la France est en retard dans ce domaine. Très objectivement, les données disponibles indiquent que cette vision est fausse et que de nombreux progrès ont été accomplis. Dans les années 1980 ou 1990, nous étions seuls pour prendre en charge la fin de vie des patients atteints du sida. Il n'existait rien en matière de soins palliatifs pour accompagner ces malades. La situation a considérablement évolué depuis lors. S'il est exact que certains départements ne disposent pas d'unités de soins palliatifs, tous sont désormais dotés de lits de soins palliatifs dédiés. Il est néanmoins toujours possible et souhaitable de faire mieux et de promouvoir le développement d'une véritable culture palliative. Des progrès considérables restent notamment à accomplir dans les Ehpad et en matière de soins palliatifs à domicile.

Le troisième élément de l'avis du CCNE sur la fin de vie consistait à se demander, dans l'hypothèse où tous les moyens nécessaires seraient mis à disposition en matière de soins palliatifs, si cela résoudrait l'ensemble des questions. Cette réflexion a mis en exergue la tension, majeure en éthique, entre le respect de l'autonomie, de la liberté individuelle de chacun, et la nécessaire solidarité vis-à-vis des personnes les plus fragiles, dont font évidemment partie les patients en fin de vie. Le CCNE a considéré que dans certaines situations de patients dont le pronostic vital est engagé à moyen terme, c'est-à-dire à un horizon de quelques semaines ou mois, il conviendrait, dans l'hypothèse où le législateur déciderait d'aller vers une évolution de la loi et si les patients en exprimaient la demande, de veiller dans ce contexte au respect de grands principes éthiques. J'ajoute que le CCNE a clairement distingué sa position à l'égard du recours au suicide assisté, vers lequel il a entrouvert une porte au nom de la liberté individuelle, de celle relative à l'euthanasie, qu'il continue à ne pas envisager.

Le quatrième point enfin, qui rejoint la question de la démocratie en santé, visait, sur un sujet aussi intime et sensible que celui de la fin de vie, à se donner le temps, collectivement, de la réflexion et du débat. Le CCNE avait ainsi recommandé la mise en place d'une convention citoyenne et de débats en régions, avant que le législateur ne s'empare éventuellement du sujet.

Le fait de consulter ainsi les citoyens est une démarche intéressante, qui permet d'avoir une discussion apaisée sur des sujets difficiles. Pour autant, il ne faut pas se leurrer : la véritable démocratie est entre les mains des parlementaires. J'ai participé personnellement aux neuf week-ends de la Convention citoyenne sur la fin de vie : indépendamment du sujet lui-même, j'ai pu voir s'élaborer progressivement une forme d'intelligence collective, petit bout par petit bout. Je suis persuadé, pour l'avoir également observé dans d'autres circonstances, que nos concitoyens sont beaucoup plus intelligents que ne le pensent les politiques. Que l'on en partage ou non les conclusions, le modèle est intéressant. Sur certains grands sujets complexes, une telle démarche, associant un regard d'experts – en l'occurrence le CCNE – qui ouvre et éclaire le débat, une convention citoyenne et une série de débats en régions, qui ont rassemblé plus de 40 000 personnes, puis une vision politique s'appuyant sur les réflexions précédemment conduites peut être intéressante et aller dans le sens d'un renforcement de la démocratie.

Que vous dire de plus sur la question de l'indépendance ? J'ai beau avoir été nommé par le Président de la République, ceux qui me connaissent savent que j'ai un certain franc-parler. J'ajoute que le président du CCNE n'est en rien l'élément majeur du comité, qui vaut essentiellement par les membres qui le composent et s'attachent à produire un exercice d'intelligence collective fait d'échanges et de débats parfois vifs mais toujours constructifs. Cette approche constitue un bien précieux, qu'il convient de conserver.

Je me réserve le droit de répondre aux questions relatives à la gestion de la crise sanitaire en fin d'audition ; il me semble en effet nécessaire de clairement séparer les deux aspects.

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