Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du mercredi 10 mai 2023 à 11h00
Commission des affaires sociales

Jean-François Delfraissy :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je suis professeur d'immunologie émérite de la faculté de médecine de l'université Paris-Saclay et ai exercé les fonctions de chef de service au sein de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, à hôpital de Bicêtre. Je suis spécialiste des interactions entre notre système immunitaire et les virus. J'ai commencé ma carrière à l'époque du sida, qui a forgé ma vision de la médecine et des relations entre médecins et citoyens. J'ai ensuite pris la direction de l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales ainsi que de l'institut de microbiologie de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale. Je me suis également impliqué dans la coordination de la lutte contre le virus Ebola et ai été nommé en 2020 président du Conseil scientifique covid-19, poste que j'ai occupé jusqu'à la promulgation de la loi mettant fin aux régimes d'exception créés pour lutter contre l'épidémie liée à la covid-19, le 30 juillet 2022.

J'ai été nommé président du CCNE par le président François Hollande, puis renouvelé dans cette fonction par le président Emmanuel Macron.

Le comité a fêté ses 40 ans voilà quelques semaines. Il a été fondé par François Mitterrand en 1983, après les questionnements soulevés par la naissance d'Amandine, premier bébé français conçu par fécondation in vitro, et dans le prolongement de réflexions menées par de jeunes collaborateurs de la gauche sur les avancées de la science et les grandes questions éthiques qu'elles suscitent.

Je ne reviendrai pas sur les quatre décennies d'histoire qui ont suivi, mais citerai simplement quelques éléments marquants des dernières années de mon mandat.

En 2018, le CCNE a organisé les premiers états généraux de la bioéthique, dans la perspective du réexamen périodique de la loi de bioéthique. Cela nous a permis d'approfondir les relations du comité avec les territoires, notamment avec les espaces de réflexion éthique régionaux (Erer).

La loi de bioéthique, votée en août 2021, a par ailleurs modifié le statut du CCNE, avec l'arrivée de membres de la société civile au sein de l'assemblée plénière et l'ouverture de ses missions vers des champs nouveaux, dont l'environnement.

L'anniversaire des 40 ans de la création du CCNE nous a offert l'opportunité de dresser un bilan des années écoulées, mais aussi d'envisager une perspective pour l'avenir. Lors de cette célébration, le Président de la République a par ailleurs annoncé la création d'un Comité consultatif national d'éthique du numérique et de l'intelligence artificielle, qui sera l'un des enjeux des prochains mois.

Ma vision pour l'avenir du CCNE s'articule autour de quatre grands objectifs.

Le premier concerne la relation entre les avancées scientifiques, accomplies par exemple en génomique, intelligence artificielle, neurosciences ou dans le domaine de la procréation, avec les organoïdes, leurs conséquences et les questionnements éthiques qu'elles soulèvent. C'est là le cœur de la mission du CCNE.

Le deuxième point renvoie au lien entre santé et société. La société a beaucoup changé en quarante ans et il nous faut, tout en continuant à nous appuyer sur des valeurs fondatrices intangibles, accompagner ces évolutions, qui ne sont pas directement liées à des progrès scientifiques mais plutôt aux conséquences des apports de la science dans la vie de nos concitoyens.

Le troisième enjeu est celui de la relation entre santé et environnement. Si nous sommes tous sensibles à ces aspects, il apparaît que les rapports entre les communautés médicale et environnementale sont relativement limités. Ces deux sphères se connaissent mal. Dans ce cadre, le rôle du CCNE est non seulement de soulever des questions éthiques, mais aussi de favoriser un rapprochement entre ces deux communautés. Environnement et santé ont en effet des répercussions l'un sur l'autre. Ainsi, le réchauffement climatique conduit par exemple à l'émergence de vecteurs comme le moustique tigre, qui ont des conséquences sur la santé. On estime par ailleurs que le secteur de la santé en France engendre 10 ou 11 % de la production nationale de carbone. Les enjeux sont majeurs.

Le quatrième objectif concerne l'arrivée massive du numérique et de l'intelligence artificielle dans le domaine de la santé notamment. Une véritable révolution est en train de s'opérer, qui touchera à la fois les métiers et notre conception de la santé, avec le recours aux algorithmes pour produire des diagnostics et de l'imagerie médicale, ou encore la constitution et l'utilisation de grandes bases de données. Le Premier ministre m'avait confié en 2019 la mission de constituer un Comité national pilote d'éthique du numérique (CNPEN) sous l'égide du CCNE. À l'issue de la phase expérimentale, la décision a été prise de pérenniser cette instance. Plusieurs options avaient été envisagées. La première visait à créer un grand comité national d'éthique doté de plusieurs piliers – santé, numérique, environnement, etc. –, mais la procédure a semblé trop lourde, car la création d'une telle structure impliquait le recours à une loi. Il a finalement été décidé de constituer dans un premier temps un Comité consultatif national d'éthique du numérique, placé à côté du CCNE pour les sciences de la vie et de la santé et partageant avec lui administration et bâtiment. Cette organisation favorisera les échanges entre les deux entités sur des thématiques de réflexion communes, avec un fonctionnement et des pratiques assez proches. Elle doit être mise en œuvre dans les prochains mois et constitue l'une des raisons pour lesquelles j'ai envie de poursuivre mon action à la présidence du CCNE. Les enjeux éthiques soulevés par le développement de l'intelligence artificielle me semblent en effet majeurs pour l'avenir. Bien évidemment, ce comité d'éthique du numérique aura à traiter d'autres sujets que ceux strictement liés au champ de la santé, même si les deux entités continueront à produire des avis communs, comme récemment sur les grandes bases de données.

Pour les mois et les années à venir, je souhaite un CCNE en mouvement, vers la société, les territoires et les jeunes.

La société française évolue, dans sa répartition, ses lieux d'habitat, sa vision. Comment tenir compte de ces évolutions sociétales, qui ne sont pas directement issues de la science ? Il s'agit d'un enjeu fondamental, qui impose au CCNE de cheminer sur une ligne de crête, afin de conserver son indépendance par rapport au monde politique et à la société, dont les aspirations ne vont pas nécessairement dans le sens de l'éthique.

L'ouverture vers les territoires était l'un des défis que je souhaitais relever lors de mon arrivée à la présidence du CCNE. Ce dernier m'apparaissait en effet comme un « club d'intellectuels du VIIe arrondissement » qu'il fallait ouvrir vers l'extérieur et notamment vers les Erer. Présents dans chaque grande région, les Erer ont joué un rôle important dans les états généraux de la bioéthique, mais aussi lors de la crise sanitaire, en organisant la réflexion sur les questions éthiques posées par cette situation inédite, en lien avec les grandes métropoles et les comités d'éthique hospitaliers. Plus récemment, ils ont contribué au débat public sur la fin de vie, avec l'organisation de plus de 330 réunions au cours des derniers mois sur l'ensemble du territoire national.

Il nous faut enfin aller davantage vers les jeunes générations. La réflexion éthique est souvent portée par des personnes d'un certain âge, qui bénéficient d'une forme d'expérience et ont du temps à y consacrer. Or elle ne devrait pas se limiter à cette population, mais concerner également les plus jeunes. Jusqu'à une période récente, l'enseignement autour de l'éthique était très peu présent dans les programmes de l'éducation nationale et les études de médecine – l'éthique médicale était davantage enseignée dans les écoles d'infirmières que dans les études de médecine. La situation est toutefois en train d'évoluer, grâce notamment à un important travail conduit en relation avec la Conférence des doyens des facultés de médecine. Je pense par ailleurs que l'ouverture des facultés de médecine vers l'université et leur transformation en facultés de santé va permettre d'aller en ce sens. La même démarche doit être effectuée au niveau de l'éducation nationale et je vais rencontrer prochainement le Conseil des inspecteurs de l'éducation nationale, qui élabore les programmes, afin d'envisager la manière de sensibiliser les jeunes aux questions d'éthique et de leur faire partager les grandes valeurs qui permettent de vivre ensemble, de « faire démocratie ».

Je souhaiterais aborder à présent la délicate question de l'indépendance du CCNE. Comment une instance peut-elle être indépendante alors même que son président est nommé par le Président de la République et une partie de ses membres désignés par des institutions ?

Le CCNE trouve son indépendance non seulement dans les textes qui le régissent mais surtout sur le terrain. Trois éléments me semblent de nature à garantir celle-ci.

Le premier réside dans la faculté du comité à s'autosaisir des sujets qu'il lui paraît opportun de traiter, indépendamment des saisines qui peuvent lui être adressées par les ministères et diverses autres institutions. Le CCNE est ainsi maître de son agenda.

Le deuxième aspect, plus subjectif, tient au fait que les médecins et les scientifiques, qui composent une partie du CCNE, sont traditionnellement des personnalités très indépendantes, qui s'inscrivent avant tout dans une perspective de recherche et de soin. S'y ajoutent des philosophes, des juristes, des économistes. La multiplicité des disciplines et des profils fait que le CCNE est mû par un esprit de construction commune, d'élaboration d'une forme d'intelligence collective qui prémunit le groupe contre toute éventuelle dérive.

Le dernier élément est le caractère consultatif des avis rendus par le CCNE. Le comité n'a pas de rôle décisionnel : c'est aux autorités politiques, aux institutions parlementaires qu'il appartient de définir dans la loi ce qui peut et doit être fait.

Dans ce contexte, l'impact des travaux du CCNE est variable.

Certains avis, rendus sur des sujets pourtant très importants, passent relativement inaperçus : je pense par exemple à l'avis n° 135 sur l'accès aux innovations thérapeutiques, à l'avis n° 128 sur les enjeux éthiques du vieillissement, qui évoquait la situation dans les Ehpad bien avant le scandale Orpea, ou encore à l'avis n° 136 sur l'évolution des enjeux éthiques relatifs au consentement dans le soin.

D'autres, sur des sujets sociétaux pour la plupart, ont produit des effets à court terme. Je pense notamment, parmi les travaux récents, à l'avis n° 139 sur les questions éthiques relatives aux situations de fin de vie ou à l'avis n° 140, rendu en novembre 2022, sur la manière de repenser le système de soins sur un fondement éthique.

Au cours des dernières années, le CCNE s'est par ailleurs engagé, aux côtés de nombreux partenaires, dans la construction commune d'une démarche de « démocratie en santé ». Le terme ne doit pas être source d'ambiguïté : la véritable démocratie se joue au sein des assemblées parlementaires. C'est la raison pour laquelle je préfère l'expression anglaise « social participation », qui renvoie à la contribution de la société aux réflexions sur de grandes questions. Cette démarche s'appuie sur une relation triangulaire faisant intervenir la vision du citoyen, le regard de l'expert et la décision politique. Les réflexions qui viennent d'avoir lieu autour de la fin de vie me semblent en constituer un bon exemple. Le CCNE avait en effet recommandé dans son avis de septembre 2022 que soit organisé un débat public national sur ce sujet ô combien difficile et intime. Cela s'est traduit concrètement par la mise en œuvre d'une convention citoyenne et de nombreux débats en régions, avant que ne s'ouvre une phase législative.

Je conclurai en insistant sur l'importance accordée par le CCNE à la dimension internationale. La secrétaire générale du comité, qui nous a rejoints en janvier 2022, y tient tout particulièrement. Nous organisons ou participons régulièrement à des réunions avec nos homologues anglais et allemands, mais aussi avec l'ensemble des comités nationaux d'éthique européens ou de pays plus lointains. La France occupe une place à part dans la construction de la réflexion bioéthique à l'échelle internationale, avec un modèle articulé autour d'un comité national d'éthique, dont je vous rappelle qu'il a été le premier au monde, d'une loi de bioéthique réexaminée périodiquement et d'un débat citoyen organisé dans le cadre d'états généraux. La France est regardée, attendue et propose une vision de l'éthique que nous avons à cœur de porter et de faire partager à l'extérieur de nos frontières. La démarche est assurément plus aisée avec les démocraties européennes qu'avec certaines autocraties de pays plus lointains, mais nous nous y employons dans tous les cas.

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