Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du mercredi 10 mai 2023 à 11h00
Commission des affaires sociales

Jean-François Delfraissy :

Comment aller plus loin dans le rapprochement opéré avec les citoyens sur les grands enjeux éthiques ? Les membres du CCNE, dont certains ont connu les états généraux de la bioéthique et participé aux réunions d'information organisées autour de la fin de vie, le souhaitent. J'ai pour ma part été frappé de constater, au cours des nombreux débats auxquels j'ai assisté en province sur la délicate question de la fin de vie, une forme de sérénité malgré l'existence de désaccords entre les participants. Je n'avais par exemple pas observé cela lors des discussions sur l'ouverture de la procréation médicalement assistée aux couples de femmes et aux femmes seuls dans le cadre des états généraux de la bioéthique. Les échanges étaient par ailleurs de très bon niveau. Nos citoyens perçoivent que le sujet très intime et personnel de la fin de vie implique de passer au-dessus de nos positions individuelles pour essayer de réfléchir ensemble.

Le CCNE va continuer à œuvrer pour se rapprocher de la société, notamment des jeunes. Lors de la dernière journée annuelle des lycéens organisée par le comité en mai 2022, les jeunes avaient choisi de réfléchir aux questions relatives à la fin de vie et les échanges menés dans ce cadre ont été très riches. Certaines classes de terminale avaient par exemple décidé de suivre des maraudes pour appréhender la fin de vie chez les SDF, sujet sur lequel ne se penchent pas nécessairement les institutions. Il est essentiel de pouvoir écouter les jeunes générations, qui vont certainement, de façon intéressante et salutaire, nous bousculer également sur les enjeux climatiques.

La question de l'innovation et de l'accès aux soins est également centrale. L'appréhension de ce sujet varie d'un pays à l'autre. Ainsi, le Royaume-Uni a pris, dans le cadre de son système de santé publique, des décisions en matière d'accès aux soins très différentes de celles en vigueur dans le système français, qui continue à offrir un accès aux soins pour tous, y compris pour les personnes les plus précaires. Les coûts vont toutefois devenir massifs et les grands industriels seront obligés de modifier leur position, notamment si l'on parvient à une vision européenne partagée. La France ne pourra en effet agir seule sur la question du coût des médicaments innovants.

Concernant les nouvelles biotechnologies, dont les cellules CAR-T sont un bon exemple, il convient de réfléchir à la possibilité de produire ces éléments en France. Il est tout à fait possible d'imaginer des modèles différents de ceux que nous connaissons aujourd'hui.

L'égalité d'accès aux soins pour l'ensemble de nos concitoyens est un enjeu fondamental ; la crise covid nous l'a prouvé. Mais je vous propose de réfléchir en prenant également en considération la notion d'équité. Il existe en France plus de trente-six territoires, identifiés par les géographes, les économistes de la santé, les agences régionales de santé, dans lesquels la mortalité est, indépendamment de crises, beaucoup plus élevée qu'ailleurs en France. Je vous rappelle que dans un pays aussi égalitaire que le nôtre, on observe un écart de huit ans d'espérance de vie entre les populations vivant dans la partie nord et la partie sud du RER B. Ces disparités territoriales dépassent les seuls enjeux médicaux et leur réduction implique d'adopter une vision globale de construction de la santé. Faut-il, dans ce contexte, continuer à faire primer la notion d'égalité, visant à traiter tout le monde de manière identique, ou privilégier l'équité, consistant à mettre davantage de moyens où cela apparaît le plus nécessaire ? Cette dernière approche peine à s'imposer en France. Des exemples existent dans le domaine de l'éducation, où la décision a par exemple été prise de doubler le nombre d'enseignants dans les classes d'écoles primaires des zones les plus défavorisées, mais pas dans le secteur de la santé. Notre pays doit, dans les années à venir, donner davantage de place à une vision fondée sur l'équité.

L'un d'entre vous a considéré que mon image était abîmée, dégradée, et que cela pourrait nuire au CCNE. Je peux comprendre ce point de vue, mais les grandes questions éthiques ont été prises en compte lors de la crise covid. Le CCNE a été au rendez-vous et les grands enjeux éthiques ont été soulevés. Je n'ai pas le sentiment que mes fonctions au sein du Conseil scientifique aient perturbé le fonctionnement du comité, ce d'autant que je me suis mis en débord du CCNE pendant la période la plus aiguë de la crise. J'ignore si j'irai au terme de ce mandat, mais souhaite postuler en dépit d'une image que d'aucuns estiment dégradée, car je considère que les grands objectifs que j'ai développés lors de mon propos introductif méritent d'être poursuivis. Je suis, fondamentalement, un serviteur des citoyens et de la République et puis vous affirmer que si j'avais l'impression que ma présence était de nature à perturber la vie du CCNE, je démissionnerais immédiatement. Cela fait écho à mon éthique personnelle.

Il m'apparaît par ailleurs fondamental de comptabiliser et de valoriser, au même titre que les actes techniques, le temps consacré par les soignants au contact avec les patients.

Le CCNE a déjà pris position sur les questions éthiques relatives à l'accompagnement de la fin de vie, en entrouvrant éventuellement la porte au suicide assisté assorti de conditions éthiques et en refusant l'idée d'une ouverture vers l'euthanasie. La Convention citoyenne a également rendu ses conclusions. Nous entrons à présent dans le temps démocratique de construction d'une loi et il appartient aux parlementaires d'appréhender le sujet. Les rapporteurs de l'avis n° 139 et moi-même nous tenons évidemment à votre disposition pour venir vous présenter plus précisément le contenu de la réflexion conduite par le CCNE.

Le CCNE entretient des relations régulières avec la HAS. L'avis n° 135 sur l'accès aux innovations thérapeutiques a été rendu public juste avant la crise covid, ce qui explique sans doute qu'il soit passé relativement inaperçu. Il soulevait une question très importante et d'actualité sur la pertinence d'une vision strictement française en matière de stratégie relative aux innovations thérapeutiques, autour des éléments de coût et d'accès aux traitements innovants. Faut-il continuer à privilégier une approche nationale ou aller vers une vision européenne de ces questions, malgré les disparités observées en Europe ? Une construction à l'échelle européenne me semblerait beaucoup plus logique.

Je terminerai en répondant à vos interpellations concernant la gestion de la crise covid, non sans avoir rappelé que cette audition a pour objet mon éventuel renouvellement à la présidence du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé.

Je ne me justifierai pas des propos que j'ai pu tenir ou ne pas tenir dans ce contexte, mais tiens à souligner que les recommandations formulées dans le cadre du Conseil scientifique covid-19 ne relevaient pas du seul président de cette instance, mais procédaient d'une réflexion collective. La question de l'indépendance de cette instance vis-à-vis des autorités politiques s'est posée, comme elle se pose pour le CCNE. Je tiens à préciser que le Conseil scientifique disposait lui aussi d'une capacité d'autosaisine et que ses membres n'étaient pas rétribués par le politique.

Il ne m'appartient pas de dresser le bilan de la gestion de la crise sanitaire, dont j'ai d'une certaine manière été acteur, bien que les décisions aient été prises à l'échelon politique. Je tiens néanmoins à souligner que plusieurs grandes études menées récemment par des équipes américaines, anglaises et par l'Organisation mondiale de la santé se sont attachées à évaluer la perte de durée de vie par pays suite à la pandémie. Il apparaît que les populations des grands pays d'Europe de l'Ouest perdent quelques mois seulement de durée de vie : cela va de trois mois en France à neuf mois en Espagne, Italie et Royaume-Uni, en passant par six mois en Allemagne. En Europe de l'Est, la perte est d'environ un an et demi. Quant aux États-Unis, qui ont comme toujours été la démocratie la plus innovante, avec le développement du vaccin et du premier traitement oral contre le covid, le Paxlovid, il faut savoir que la population y a perdu en moyenne deux ans et demi de durée de vie. Cela s'explique par le fait que les populations afro-américaine et hispanique n'ont pas eu accès aux soins et ont été moins vaccinées, ce qui montre que les réponses apportées par nos pays n'ont pas été si mauvaises que d'aucuns le prétendent. La démarche consistant à vivre avec le virus en ayant une population largement vaccinée s'avère efficace, à condition de permettre un large accès aux soins. Il s'agit là d'un enjeu essentiel.

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