commission d'enquête VISANT à éTABLIR LES RAISONS DE LA PERTE DE SOUVERAINETé ET D'INDéPENDANCE ÉNERGÉTIQUE DE LA FRANCE
Mardi 13 décembre 2022
La séance est ouverte à 16 heures 03.
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
La commission auditionne M. Laurent Michel, Directeur général de l'énergie et du climat au ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires.
Monsieur Michel, je vous remercie d'avoir répondu à notre sollicitation. Vous exercez les fonctions de directeur général de l'énergie et du climat au ministère de la transition écologique depuis 2012. Vous assumez des responsabilités administratives à la fois étendues et essentielles tant sur le plan de la politique relative à l'énergie et aux matières premières énergétiques que sur celui de la lutte contre le réchauffement climatique et la pollution atmosphérique. Nos précédentes auditions nous ont permis de mieux cerner le rôle dévolu à certaines entités relevant de votre ministère, comme le service de documentation et des études statistiques de votre ministère (Sdes), le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), ou encore la direction générale de l'aménagement du logement de la nature ( DGALN) notamment chargée des substances minérales non énergétiques.
Votre audition nous aidera à mieux comprendre comment les décisions sont élaborées, notamment au niveau européen, et la manière dont vous êtes associé aux négociations.
Depuis votre nomination, d'importants changements sont intervenus, en raison de l'application de l'accord de Paris sur le climat, de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), qui s'est substituée à la programmation pluriannuelle des investissements dans les domaines de la chaleur, de l'électricité et du gaz, et de la stratégie nationale bas carbone (SNBC), introduite par la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV). La PPE 2019-2028 doit faire place à une troisième PPE, qui, en application de la loi relative à l'énergie et au climat de 2019, s'inscrira, comme la SNBC, dans le cadre d'une future loi de programmation des énergies et du climat.
Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Laurent Michel prête serment.)
La direction générale de l'énergie et du climat (DGEC), administration centrale du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, a été créée en 2008. Elle est chargée de proposer et de mettre en œuvre les politiques relatives à l'énergie et au climat, qu'il s'agisse de l'adaptation au changement climatique, de l'atténuation des émissions de gaz à effet de serre, de la qualité de l'air, de la sécurité et des émissions des véhicules.
Ainsi, nous élaborons les réglementations ou les politiques incitatives, comme les diverses aides à la rénovation énergétique, aux énergies, ou à la mobilité décarbonée. Nous contribuons à leur application, directement ou indirectement, ou en nous appuyant sur des établissements publics comme l'Agence nationale de l'habitat (Anah), l'Agence de la transition écologique (Ademe) ou l'agence des services et paiements. Nous effectuons aussi des missions opérationnelles, comme l'homologation des véhicules, la surveillance de marchés, dont celui des véhicules, ou les contrôles des certificats d'économie d'énergie (CEE).
Ce travail est mené en lien avec plusieurs ministères et directions, dont le ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, celui de l'agriculture, celui de la transition écologique ainsi que les autorités indépendantes, comme la Commission de régulation de l'énergie (CRE) et l'autorité de sûreté nucléaire (ANS). Notre travail a une dimension européenne et internationale, mais aussi territoriale, puisque nombre de politiques réglementaires et incitatives sont appliquées par les services déconcentrés de l'État – en l'occurrence, les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal).
La souveraineté et l'indépendance dans le cadre des politiques énergétiques trouvent leurs racines dans des définitions et des objectifs fixés dans les lois ou dans les documents de programmation qui en découlent. Vous avez en particulier cité les PPE, qui dessinent l'ensemble des enjeux et actions énergétiques autour de grands axes, notamment la décarbonation de l'énergie, la sécurité d'approvisionnement, la compétitivité et la lutte contre la précarité énergétique. Ces objectifs sont également inscrits dans des directives et règlements européens. Le paquet Fit for 55, en cours d'étude, propose des objectifs et des outils pour l'Europe. D'autres de ces textes ont trait au marché ou encore à la sécurité d'approvisionnement.
La souveraineté désigne la capacité à définir et conduire sa politique. L'indépendance énergétique a souvent été définie comme la production sur le sol d'un pays d'une part importante de l'énergie consommée. Les lois parlent davantage de sécurité d'approvisionnement, que je définirai comme la capacité à satisfaire les besoins énergétiques de façon continue et à des coûts raisonnables par rapport à une demande prévisible. Un taux d'indépendance plus élevé contribue donc à la sécurité d'approvisionnement. Cependant, la France importe plus de 99 % des ressources utilisées pour produire des énergies fossiles et nucléaires.
Plusieurs stratégies permettent de lutter contre cette limite. La maîtrise de la demande, notamment en matière d'énergies fossiles, a toujours été importante en Europe. La France a cherché à développer des productions nationales et décarbonées en s'appuyant sur les énergies renouvelables et du nucléaire. Face aux limites en approvisionnement national, la diversification des sources d'approvisionnement, corrélée à l'existence d'infrastructures pour gérer les approvisionnements, fournit une piste de solution, doublée d'obligations légales et réglementaires pesant sur les fournisseurs d'énergie ou les opérateurs d'infrastructures. La sécurité de l'approvisionnement repose également sur l'anticipation sur le plus long terme.
Par ailleurs, les acteurs économiques et politiques et les politiques publiques accordent une importance croissante à la maîtrise des technologies pour gagner en souveraineté énergétique. Ce constat est particulièrement valable dans le domaine nucléaire, où les partenariats avec différents pays imposent de s'interroger sur le droit, ou non, de recourir à telle ou telle technologie. De plus, la technologie revêt divers enjeux de mobilité, porteurs de valeur ajoutée économique pour la France.
S'agissant de la crise actuelle, la France importe depuis longtemps 99 % de son pétrole brut ainsi qu'une part non négligeable de son diesel ou des carburants combustibles assimilés comme le fioul ou le kérosène – les raffineries, en proportion, produisant en effet plus d'essence que de diesel. Même si le pétrole a été fortement dérégulé durant des décennies, nous disposons de quelques leviers d'action. Tout d'abord, les biocarburants et le e-fioul peuvent être incorporés au gazole moteur jusqu'à environ 7 %. Cette proportion peut évoluer, mais elle sera néanmoins limitée en raison des conflits d'usage des sols : nous ne pourrons pas couvrir la totalité de notre consommation actuelle grâce aux biocarburants.
La diversification des approvisionnements représente un autre levier pour garantir notre sécurité. Nous assurons un suivi continu des acteurs raffineurs et réglementaires. L'embargo sur le pétrole brut russe est entré en vigueur le 5 décembre. Toutefois, la France avait déjà diversifié ses approvisionnements, puisqu'aucun de nos fournisseurs en pétrole brut ne représente plus de 20 % de nos approvisionnements.
Les stocks stratégiques forment une autre manière d'assurer notre sécurité d'approvisionnement. Les réglementations européennes et celles de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) imposent un stock de quatre-vingt-dix jours. Au niveau réglementaire, nous élaborons des plans de répartition de ces stocks sur le territoire.
La guerre en Ukraine a laissé place à deux approches successives. Nous craignions à la fois une rupture volontaire par la Russie de ses exportations, tout en souhaitant adopter rapidement des sanctions contre ce pays. Dès février, puis en juin, lorsque l'embargo est entré en vigueur, nous avons établi un suivi rapproché avec les opérateurs pour leur demander de nous rendre compte de leur plan d'approvisionnement. Le dérisquage est total pour le brut et il est en cours de finalisation pour les produits raffinés, les acteurs négociant généralement à l'automne les contrats d'approvisionnement pour un an. Nous pouvons penser que les approvisionnements sont aujourd'hui sécurisés, malgré les tensions logistiques engendrées, puisque la Russie était notre plus proche producteur. En raison d'une diminution de la demande, l'embargo n'a pas engendré d'augmentation des prix du pétrole.
S'agissant des carburants, la PPE à venir devra prendre en compte l'électrification croissante du secteur des transports ainsi que la fin de l'utilisation du fioul dans le chauffage. Par conséquent, le nombre d'infrastructures nécessaires diminuera. Nous devons donc nous demander comment maintenir les infrastructures actuelles, qu'il s'agisse d'oléoducs ou de dépôts.
Depuis la fin de l'exploitation du gisement de gaz du Lacq, la France importe la totalité de son gaz. Les objectifs définis dans les textes législatifs et réglementaires sont dimensionnés pour résister à un hiver cinquantennal et trois jours de pointe de froid. Ils sont traduits dans les plans décennaux des gestionnaires de réseau pour définir des infrastructures, entre autres de transport. Sept interconnexions aux frontières, quatre terminaux et douze stockages permettent d'injecter, en théorie, 6 TWh par jour, contre un besoin de pointe estimé selon cette prévision à 4 TWh. Le système intègre des redondances. Il résiste à l'arrêt total des imports russes en matière de volumes. Ces dernières années, les importations russes représentaient un peu moins de 20 % des importations de gaz en France. Par ailleurs, les fournisseurs sont soumis à des obligations concernant la diversification de leur portefeuille et l'aptitude à répondre aux pointes de froid. Par ailleurs, une disposition introduite par la loi en 2015 et finalisée par ordonnance fin 2018 après discussion avec la Commission européenne impose aux fournisseurs de réguler leur stockage pour assurer leur équilibre économique et d'élaborer un plan d'urgence.
La crise de 2022 a rappelé la nécessité de diversifier l'approvisionnement européen, mais aussi français, avec un recours accru au marché du gaz naturel liquéfié. Nous avons également dû faire preuve d'interactions européennes en maximisant notre rôle de plaque entrante et sortante vers l'Italie, la Suisse et l'Allemagne, ce dernier pays ne disposant pas de terminaux méthaniers et dépendant à 50 % du gaz russe.
Dans le cadre de cette crise, plusieurs mesures ont été prises. Un règlement européen fixe aux États des trajectoires de remplissage des stockages, tandis que sur le plan national, la loi du 16 août 2022 portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat a fait entrer en vigueur des dispositions qui permettent à l'État de demander aux stockeurs d'acheter du gaz pour son compte, en couvrant les éventuelles pertes financières. Cependant, le stockage s'est révélé suffisant pour cette année. En effet, à la mi-novembre, le niveau de stockage atteignait son maximum, soit 132 TWh. Le Gouvernement a également pris la décision d'implanter un terminal flottant au Havre en cours de déploiement par Total, qui permettra d'importer davantage de GNL pour une durée provisoire de cinq à dix ans. Ce terminal est situé dans la zone nord de la France, où les besoins en gaz sont plus importants, dans l'objectif également de fluidifier les flux vers nos voisins.
Enfin, nous devons poursuivre nos efforts sur la décarbonation et la maîtrise de la demande des usages du gaz. Le fonds chaleur a été augmenté, un appel à projets « industries zéro fossile » a été lancé. Notre ministre a annoncé un plan géothermie, qui permet de se chauffer à moindre prix qu'au gaz. Le développement du biogaz atteint 3,7 %, ce qui représente une réserve de gaz de plus de dix jours. Cette production devrait facilement pouvoir être doublée ou triplée.
La souveraineté énergétique sera mise à mal dans les années 2023 à 2025. La provision en gaz russe est en effet restée relativement importante en première partie d'année. Ainsi, nous devrons poursuivre nos efforts pour maîtriser la demande, développer le biogaz, sécuriser le GNL, voire, renforcer les obligations des fournisseurs d'établir des contrats de semi-long terme.
Pour finir, je souhaitais aborder la question de l'électricité. Le principal enjeu de sécurité d'approvisionnement en ce domaine concerne la capacité à surmonter les pointes de consommation en hiver, liées à la thermosensibilité du chauffage électrique. Un certain nombre de mécanismes ont de tout temps été prévus pour y faire face. Sur le long terme, je pense notamment à l'efficacité énergétique dans les logements, qui, même s'ils sont chauffés à l'électricité, est source d'économies. En 2018 est entré en vigueur le mécanisme de capacité, qui oblige les fournisseurs à prouver qu'ils ont la disponibilité suffisante pour faire face aux pointes grâce à des contrats avec des opérateurs. Des mesures de limitation des tensions, voire, de gestion des crises, sont également prévues, comme les mesures d'effacement et d'interruptibilité qui consistent à rémunérer les acteurs pour consommer moins en cas de pointes. La tension électrique peut également être diminuée de 5 % pendant quelques heures si nécessaire. Enfin, l'organisation d'un délestage est envisageable.
Trois facteurs pèsent sur l'approvisionnement électrique européen et français. Le premier identifié en Europe est la disponibilité de gaz et d'électricité produite à partir de gaz pour les pays importateurs ou consommateurs d'électricité gazière comme la France. Ce risque est un peu moindre en cœur d'hiver. La situation reste toutefois sous vigilance jusqu'au printemps.
Le second facteur de tension est l'hydroélectricité. La sécheresse cette année a entraîné une diminution des ressources, quoique les récentes pluies aient permis de reconstituer les réserves. La capacité en termes de puissance instantanée délivrable est ainsi quasiment revenue à son niveau habituel.
À ces facteurs s'ajoutent en France la faible disponibilité du parc nucléaire durant l'été et le début de l'automne, qui s'explique d'abord par le retard d'opérations de maintenance notamment reprogrammées en raison du covid. Ces maintenances étaient assez lourdes, puisque certains réacteurs attendaient leur troisième ou quatrième visite décennale, laquelle nécessite davantage de travaux importants. De plus, la découverte d'un phénomène de corrosion sous contrainte sur les réacteurs du palier 1450 MW a entraîné la mise à l'arrêt de plusieurs centrales pour réparer ou contrôler les fissures.
Pour remédier à ces tensions, plusieurs mesures ont été entreprises sur la consommation et le plan de sobriété, le renforcement des capacités d'effacement autour de divers appels d'offres, la mobilisation des capacités de production thermiques et renouvelables, le suivi très pointu demandé par la ministre à EDF de la remontée en puissance du parc, et, enfin, la préparation à la gestion de crise incluant, en dernier recours, le délestage. Plusieurs améliorations sont déjà à signaler, notamment en matière d'hydroélectricité et de disponibilité du gaz dans la première partie de l'hiver. Par ailleurs, certains réacteurs ont repris leur activité. La production s'élève ainsi à près de 42 GW. La vigilance reste néanmoins de mise.
Le Président de la République a dessiné les perspectives énergétiques lors de différentes interventions. Des études demandées par la précédente PPE nous poussent à considérer que nous devrons consommer moins d'énergie, mais que nous aurons toutefois besoin de davantage d'électricité. Il nous faudra donc renforcer les piliers de l'efficacité énergétique et développer les énergies renouvelables. Pour l'électricité, les deux piliers de développement significatifs sont la forte croissance des énergies renouvelables et un parc nucléaire important, prolongé tant que la sûreté le permet, et appuyé par un programme de construction de nouveaux réacteurs. Le renforcement des réseaux, de la flexibilité et du stockage sera nécessaire. Ces prospectives requerront aussi de nouveaux cadres de régulation. À la suite de la crise, sous l'impulsion de nombreux pays, dont la France, la Commission européenne devrait proposer prochainement une consultation sur la réforme des marchés de l'électricité. Nous estimons que ces derniers doivent mieux refléter les coûts pour l'ensemble des consommateurs, mais aussi donner une lisibilité aux investisseurs grâce à une moindre volatilité. Cela sera vrai tant pour notre nucléaire existant que nouveau, ou que pour les énergies renouvelables. En France, nous aurons aussi besoin de traiter le cas des concessions hydroélectriques et de leur prolongation à l'échéance déjà advenue pour certaines, afin de libérer un certain nombre d'investissements.
Parmi les défis auxquels nous devrons faire face figure celui du déploiement des énergies renouvelables, en accélérant les processus maîtrisés et en en développant d'autres procédés. S'agissant du nucléaire, aux chantiers de prolongation s'ajoutent le réacteur de recherche Jules Horowitz (RJH) en cours de finalisation au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le projet centre industriel de stockage géologique (Cigéo), et le développement de nouveaux réacteurs. L'État s'est doté d'une délégation au nouveau nucléaire conduite par M. Joël Barre.
Des défis spécifiques se poseront à la prolongation du parc, qui induit des arrêts plus longs. Cependant, des marges de progression subsistent sur la maîtrise des arrêts et leur durée. Le vieillissement des installations, en outre, fait souvent émerger de nouveaux problèmes, que nous devons mieux anticiper.
Nous devons également préparer l'avenir du cycle aval du combustible. La sécurité d'approvisionnement en uranium et en combustible de retraitement a été renforcée par les installations de La Hague et de Melox. Toutefois, les usines atteindront leur fin de vie aux alentours de 2040. Des investissements seront à envisager dans le cadre de la loi de programmation et de la PPE.
La maîtrise de la demande et les énergies renouvelables restent des leviers sur lesquels nous devons jouer davantage pour gagner souveraineté, en indépendance et en sécurité d'approvisionnement. Depuis quelques années, l'efficacité énergétique s'élève à 1,5 ou 2 % du PIB : notre consommation baisse de 2 % si notre PIB stagne ; pour une augmentation de 2 % du PIB, notre consommation est stable. Les projections montrent que les efforts doivent être doublés pour livrer assez énergie décarbonée dans le futur.
La production d'éolien et de solaire a atteint 50 TWh en 2021 et double avec l'hydraulique. Ce sont 100 TWh de gaz qui auraient été nécessaires pour les produire sur la plaque européenne. Chaque térawattheure gagné en énergie renouvelable électrique et en biogaz compte. Sur 400 TWh consommés, 15 sont issus du biogaz. Le doublement, voire, le triplement de ce volume aurait des effets importants, notamment sur les prix. En économisant 2 ou 3 TWh chaque année sur les réseaux de chaleur, nous économisons 45 TWH de gaz.
Enfin, le plan France 2030 a intégré la nécessité de mener la transition dans notre production, dans nos véhicules, dans nos usines, mais aussi de maîtriser les technologies et de développer de l'industrialisation. La moitié de ce plan est consacrée à la transition écologique et comprend des volets sur l'industrialisation du solaire et de l'éolien flottant. Un milliard d'euros sont dédiés aux petits réacteurs modulaires (SMR). Le plan intègre également un volet sur la décarbonation de l'industrie et dote enfin la stratégie hydrogène de 9 milliards d'euros. Le plan aborde la question des électrolyseurs, dont il est important que la France dispose, mais aussi celle des piles à combustible plus performantes ou l'intégration des chaînes, hydrogène ou mobilité par exemple.
Dix ministres ont successivement été chargés de l'énergie depuis 2012. En tant que directeur général de l'administration en charge de cette thématique, comment construisez-vous vos relations avec les cabinets ministériels, notamment dans la circulation des rapports et des conseils qui émanent de vos services techniques ou des tiers experts, comme l'ADEME ou la Haut-commissaire à l'énergie atomique ?
Notre fonctionnement n'est pas très différent de l'ensemble des administrations centrales et des cabinets ministériels. Nous œuvrons sous la direction des ministres et dans un cadre interministériel. Le Gouvernement défend un certain nombre de projets prioritaires. Lorsqu'un nouveau ministre est nommé, il nous revient de lui rapporter l'état des lieux des projets législatifs et réglementaires ainsi que des problématiques constatées, avant de formuler des initiatives. Dans le même temps, nous sommes soumis à une forme d'obéissance au pouvoir politique qui nous demande d'approfondir notre travail sur certains sujets.
Vous avez évoqué les tiers experts. La PPE adoptée en 2020 pour 2019-2028 prévoyait de mener une étude sur l'opportunité d'un éventuel programme de nouveau nucléaire, conduite par notre direction générale conjointement avec les administrations de Bercy. Dans ce cadre, nous avons mené des réunions et des études juridiques ou financières. Il arrive également que nous demandions des éclairages. Nous avons également interagi avec RTE, qui devait mener une étude sur les futurs énergétiques en 2050. Ces études nous amènent à émettre des propositions et à travailler en interaction avec Bercy, dans ses composantes macroéconomiques, microéconomiques et budgétaires. Nous sommes souvent en relation avec la direction générale des entreprises (DGE), le Trésor, la direction du budget, ou encore l'Agence des participations de l'État (APE), puisque plusieurs acteurs du secteur sont à capitaux publics. Ces interactions débouchent parfois sur des rapports communs présentés par les administrations à un ou plusieurs ministres, qui font l'objet d'arbitrages, avant d'éventuellement nourrir des projets de lois ou de textes.
Dans les dix dernières années, avez-vous anticipé la situation dans laquelle nous nous trouvons ? Quelles initiatives avez-vous prises et proposées aux ministres successifs pour l'éviter ?
Nous menons un travail permanent sur la sécurité d'approvisionnement des différents vecteurs. S'agissant de l'électricité, le mécanisme de capacité voté en 2015 a été l'un des premiers volets importants que nous avons proposés. En effet, au début de la décennie 2010, nous constations que les lois simples du marché de l'électricité n'assuraient pas la disponibilité spontanée d'un certain nombre de moyens de pointe. Il était par conséquent nécessaire de trouver un mécanisme obligeant les fournisseurs à contracter.
Concernant l'équilibre à moyen et à long terme, nous avons anticipé en 2019 une augmentation de la consommation d'électricité à horizon 2030-2040, alors que cette dernière dessinait un plateau légèrement descendant depuis plusieurs années. Nous avons donc étudié les options viables pour assurer un mix assurant une plus forte production à court et moyen terme.
S'agissant de la crise actuelle, nous savions que les visites décennales engendreraient une production nucléaire inférieure aux meilleures années, lors desquelles nous atteignions 400 TWh. En outre, dès le déclenchement de l'épidémie de covid, nous avons anticipé les retards et avons échangé avec EDF pour demander de nouveaux plannings. C'est la raison pour laquelle la ministre de l'époque, Barbara Pompili, avait demandé des audits à EDF en 2021.
Nous n'avions pas identifié une conjonction aussi importante, amenant la production à n'atteindre que 280 TWh cette année. Nous devons désormais analyser les raisons de cette baisse, tout en réagissant rapidement pour retrouver une situation normale. Par ailleurs, l'effacement est une manière relativement économique de répondre aux problèmes de pointe. Depuis deux ou trois ans, notre direction a demandé aux ministres successifs – ce qu'ils ont en général accepté – de lancer des appels d'offres pour augmenter le stock d'effacement et en améliorer la qualité. La PPE 2020 intègre ainsi un objectif d'effacement afin d'augmenter son volume.
Il faut enfin continuer à développer les énergies renouvelables en s'appuyant sur le retour d'expérience d'une insuffisante planification, sans opter non plus pour une planification qui engendrerait des lenteurs. Ainsi, sur l'éolien en mer, il a été constaté qu'en organisant de plus longs débats en amont du projet, le déploiement se réalisait plus facilement par la suite.
Les premières cibles de l'effacement sont les industriels, qui sont les plus gros consommateurs. Une autre méthode pour passer la pointe est de s'appuyer sur des capacités de production mobilisables. Or, depuis dix ans, 13 GW de capacité de production pilotable ont été fermés. En incluant Fessenheim, ce total atteint près de 15 GW. Depuis 2012, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) donne l'alerte sur le risque de tension dans l'arbitrage à venir entre sécurité d'approvisionnement et sûreté d'exploitation. Comment avez-vous pris ces alertes en compte ? Comment avez-vous traité le conseil fait au ministre sur la possibilité ou non de valider la fermeture de ces 13 GW de capacité de production d'électricité pilotable et immédiatement mobilisable ?
Plusieurs acteurs énergétiques ont effectivement fait le choix de fermer des capacités, en grande partie de fioul et de charbon, qui ne figuraient plus dans leurs priorités, ni sur le marché. Le mécanisme de capacité est le signal que nous avons donné pour maintenir un certain nombre d'unités. En 2013, plusieurs centrales étaient au bord de la fermeture économique. Nous avons toutefois préféré les conserver grâce au mécanisme de capacité, car il s'agissait de centrales à gaz récentes et performantes. En outre, la fermeture après 2012 des quatre dernières centrales à charbon de Saint-Avold, Cordemais, Le Havre et Gardanne avait été décidée dans un objectif de décarbonation. Cependant, RTE avait alerté le Gouvernement de la nécessité de ne pas immédiatement fermer la centrale de Cordemais en attendant l'interconnexion avec l'Irlande – le projet Celtic – et le démarrage de Flamanville 3. La loi de 2019 relative à l'énergie et au climat a encadré le fonctionnement de ces centrales avec un volume limité. Cependant, pour conserver des marges, il a été jugé utile de prolonger le fonctionnement de Saint-Avold et de Cordemais cette année en faisant évoluer le plafond du nombre d'heures.
Nous nous appuyons toujours sur l'exercice annuel conduit par RTE ainsi que sur le bilan prévisionnel et les bilans décennaux pour vérifier l'existence de marges en matière de production et d'effacement. Comme l'a illustré RTE dans les « Futurs énergétiques 2050 », nous devrons préserver des marges du système électrique avec un volume d'installation fonctionnant en base ou semi-base – appuyés notamment sur l'éolien en mer et le nucléaire, qui sont ceux qui fonctionnent le plus en nombre d'heures – et pilotable – qui pourrait reposer sur l'hydrogène décarboné, l'effacement de la production et le stockage, qui devrait se développer plus rapidement que prévu. La loi de 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, notamment, a introduit la possibilité de lancer des appels d'offres. Nous travaillerons les cahiers des charges et les notifications à l'Union européenne en 2023, pour lancer en 2024 des appels d'offres sur le stockage, y compris les stations de transfert d'énergie par pompage (STEP), qui peut s'appuyer sur des technologies diverses, nécessitant des investissements parfois supérieurs à plusieurs centaines de millions d'euros dans le cas d'installations de plusieurs centaines de mégawatts.
Votre administration était donc alignée sur les choix des ministres de fermer 12 à 15 GW d'énergie, notamment pilotable. Comment avez-vous pris en compte les alertes répétées par l'ASN sur la fragilisation progressive du réseau depuis 2012 ?
Nous avons considéré que nous devions conserver des marges, en laissant certains sites ouverts et en nous reposant sur l'effacement et le développement des autres productions. Nous ne pouvons plus fermer d'autres moyens pilotables. La France a préservé l'ensemble de ses capacités en gaz dans la dernière décennie sur un cas particulier, relevant d'une décision du mandat de 2009 : en effet, le Gouvernement a décidé de ne pas fermer la centrale de Landivisiau. Désormais, nous devons agir sur la maîtrise de la demande en réduisant la consommation de pointe, par exemple grâce à la rénovation énergétique.
Nous avons donc adopté des outils pour l'effacement. Certains moyens pilotables ont été fermés, d'autres maintenus par les mécanismes que nous avons établis, comme le mécanisme de capacité, parfois plus longtemps que nous l'aurions souhaité pour respecter l'objectif de décarbonation, notamment pour les centrales à charbon dont le fonctionnement a été limité en nombre d'heures.
Ce sujet est donc au cœur des préoccupations et des analyses. Nul ne conteste les propos de l'ASN, qui affirme que la sûreté nucléaire ne doit pas être une variable d'ajustement.
Nous travaillons également à renforcer les interconnexions avec nos voisins afin de sécuriser les approvisionnements. Ainsi, l'interconnexion avec l'Espagne a été inaugurée en 2015, et celle avec l'Italie en 2022. Les projets Celtic, avec l'Irlande, et Golfe de Gascogne, devraient être prochainement terminés. Ils assurent une sécurité pour les deux parties, puisque nous pourrions être amenés à devenir exportateurs dans les années à venir.
Le calcul des marges cet hiver n'apportait peut-être pas autant de sécurité qu'il n'était prévu. J'en viens au processus législatif que vous avez préparé dans votre administration. La LTECV introduit pour la première fois d'un point de vue légal l'objectif de ramener à 50 % la part du nucléaire. D'où vient cet objectif, qui ne relève pas seulement d'un débat politique, mais également de considérations techniques ? Qu'en pensez-vous ? Comment votre administration a-t-elle préparé la loi qui prévoit en 2015 la fermeture de quatorze réacteurs nucléaires en France ?
La loi de 2015, déposée au Parlement en 2014, après avoir fait l'objet de deux navettes parlementaires, a été élaborée sur la base de plusieurs objectifs affirmés politiquement. Il s'agissait notamment d'une diversification du mix électrique et d'une réduction à 50 % à horizon 2025 de la production nucléaire. Par ailleurs, cette loi introduisait le plafonnement de la puissance nucléaire à 63,2 GW, induisant, au moment de l'autorisation de l'EPR de Flamanville 3, l'arrêt d'une capacité équivalente. Ces objectifs ont été inscrits dans le code de l'énergie, discutés au Parlement et votés.
Constatant assez rapidement la difficulté d'une diversification en volume global, mais aussi concernant les questions de pointe, de l'atteinte de deux piliers à peu près équivalents entre renouvelables et nucléaire à horizon 2025, la loi de 2019 – défendue sur ce point dès 2017 par Nicolas Hulot, à l'époque ministre de la transition écologique – a ramené cet objectif à 2035, même si la part du nucléaire pourrait atteindre 67 % ou 66 % en 2025, contre 75 à ce jour. Il reviendra au Gouvernement de proposer au Parlement de voter dans le cadre de la prochaine loi l'évolution éventuelle et les modalités de cet objectif. Ces éléments ne sont pas qu'un affichage politique. En effet, ils permettent aussi de donner de la visibilité aux filières et de déclencher légalement un certain nombre d'actions, comme des appels d'offres, pour les énergies renouvelables ou le stockage ou des mécanismes de soutien, comme pour le nucléaire.
En 2014, quand ce projet de loi est présenté aux assemblées parlementaires, il est accompagné d'une étude d'impact vraisemblablement produite par vos services. Avait-elle identifié le risque de glissement qui a été révélé trois ans plus tard ? En effet, dès 2017, ces objectifs temporels sont modifiés, et ils le seront peut-être à nouveau cinq ans plus tard.
Il était assez clair que l'objectif était ambitieux, sans paraître, pour autant, inatteignable en 2014. Le développement moins rapide des énergies renouvelables et la prise en compte d'autres considérations nous ont permis de conclure que l'objectif de 2025 n'était pas tenable.
Nous échangeons régulièrement avec nos ministres sur le rythme de développement des énergies renouvelables et sur l'atteinte ou pas des objectifs de réduction des consommations en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Nous leur avons donc fait savoir que cet objectif semblait difficilement atteignable.
Ces analyses n'ont pas été produites par un ministre. Elles font l'objet d'un processus et d'échanges. Nous avons donc informé le Gouvernement d'un certain nombre d'éléments.
Avez-vous le sentiment que les décisions politiques qui ont suivi vos conseils prenaient vos alertes en compte ?
En tant que fonctionnaire, il ne me revient pas de porter un jugement de cette nature. Mon administration est en mesure de défendre un certain nombre de sujets, qui ne sont jamais balayés d'un revers de main. Un certain nombre de décisions sont prises par le pouvoir réglementaire ou exécutif : je n'ai jamais eu le sentiment de ne pas être du tout écouté, ou que les avis des administrations n'étaient pas lus ni analysés. Néanmoins, le pouvoir politique a la légitimité de suivre ou non, totalement ou partiellement, ce type d'orientations. L'administration, bien que chargée de la proposition de la politique énergétique, s'appuie sur d'autres acteurs. La décision peut être contrebalancée par d'autres avis. Aucune de mes remontées auprès du pouvoir politique sur des sujets importants ou graves n'a pas été analysée.
Analysée, et prise en compte par la suite. Il est habituel que les administrations proposent des avis qui ne soient pas toujours suivis.
Dans les avis qui contribuent à la définition des politiques énergétiques, notamment électriques, les scénarios de RTE, entre 2012 et 2020, suggèrent que le besoin d'électricité pourrait baisser dans les années à venir en France. Le paradigme a désormais changé. Comment avez-vous reçu et analysé ces scénarios de RTE ?
Nous étudions les scénarios de RTE. Nous attendions une légère baisse ou une stabilité de la consommation. Dans les premières stratégies nationales bas carbone et dans la PPE publiées en 2015-2016, la situation devait rester stable ou poursuivre sa légère baisse jusqu'à 2035 au moins. En 2018-2019, la volonté d'électrifier le parc roulant français et d'accélérer la décarbonation de l'industrie autour de l'électrification des procédés, puis l'apparition de l'hydrogène ont contribué à une augmentation de la consommation. Le scénario du début estimait que les diverses augmentations seraient compensées par des baisses de la consommation, notamment dans le milieu du bâtiment – qui auront également lieu. L'accélération de certaines consommations électriques est néanmoins survenue avant la diminution d'autres facteurs de consommation. Alors qu'un plateau, légèrement descendant, suivi d'une remontée était attendu, un plateau plus court, suivi d'une plus forte remontée, a été constaté. Dès la PPE de 2020 – préparée par des travaux entamés en 201 – nous indiquions que l'augmentation de la consommation électricité serait plus précoce ou plus rapide que prévu.
Comment expliquez-vous alors que RTE ait pu prévoir une baisse de la consommation d'électricité entre 2015 et 2018, avant de signaler dès 2020 que la consommation d'électricité augmenterait plus vite que prévu ? Ce changement de prévision, sur un pas de temps aussi resserré, est incompréhensible. Les évolutions technologiques ou d'usage que vous évoquez contredisent la temporalité des scénarios de RTE de baisse de la consommation. Elles existaient dans le débat public, et figuraient dans les préoccupations industrielles et l'application sur le terrain des mesures de rénovation énergétique. Comment expliquez-vous cette situation ?
Le scénario que nous avons présenté aux autorités évoquait un plateau, dont il était difficile de définir s'il serait en très légère hausse ou baisse. La question n'est pas tant celle du court terme que celle d'un infléchissement, vers 2028, en raison de l'utilisation de l'hydrogène et du développement de la mobilité électrique. En fonction de ces rythmes, et de résultats un peu insuffisants sur les bâtiments, la prévision de 2015 a pu anticiper des baisses un peu trop fortes.
Les scénarios sont très utiles pour fonder les politiques. Cependant, plus leur horizon est lointain, plus ils visent à éclairer de possibles tendances. Au contraire, un scénario dont l'horizon serait de 2022-2023 pourrait estimer très précisément la consommation. Étant donné la complexité et la variabilité de la question, on peut donc considérer que les scénarios auraient pu mieux anticiper la situation. Il est toutefois louable que ces scénarios aient été révisés. Il ne me revient pas de juger si RTE s'est trompé ou non. Par ailleurs, je ne pense pas que la différence entre les prévisions et la réalité soient aussi drastiques que cela.
Non. RTE émet des scénarios. Comme ceux d'autres opérateurs, ailleurs en Europe, considérant le caractère très technique et la volatilité des hypothèses technologique, il n'est pas absurde que ce scénario ait anticipé une stabilité de la consommation de l'énergie électrique entre 2022 et 2030, suivie d'une augmentation à partir de 2035, et que la hausse soit survenue finalement plus rapidement et qu'elle ait été plus importante que prévu.
Dans les grands groupes industriels, entre 2014 et 2018, on constate peu de projets d'électrification massive, de changement de technologie des aciéries ou de développement de l'hydrogène. Or, à partir de 2018-2019, les mêmes acteurs promeuvent ces nouveaux projets. Cette demande industrielle est reflétée dans la PPE de 2020, et devrait s'amplifier, sous l'impulsion, notamment, du plan de relance et de France 2030.
Plusieurs facteurs expliquent cette accélération, comme la maturation de technologies ou le débat européen sur le système communautaire d'échange de quotas d'émission de l'Union européenne (ETS). Ainsi, quatre ou cinq années plus tard, la vision sur la production d'électricité a pu varier.
Ce sont tout de même ces scénarios qui ont justifié de nombreuses décisions, comme la fermeture de moyens pilotables, voire, nucléaires. Par ailleurs, les débats que vous évoquez sont contemporains de l'adoption de cette loi : la COP de Paris, qui promeut la décarbonation de l'industrie, a lieu à l'époque où est élaborée la LTECV.
Comment avez-vous anticipé le grand carénage ?
Quelle a été votre gestion de la maintenance dans les centrales nucléaires pendant le covid, eu égard au statut d'organe vital pour la nation des centrales nucléaires, et qui n'a pas réellement été mobilisé pour poursuivre leurs activités durant cette période ?
Le programme de grand carénage a commencé dès 2011, et devrait durer plusieurs années. Il mobilise d'importants financements.
L'État, la filière et les entreprises auraient pu mieux anticiper certains sujets, comme le volume, mais également l'organisation industrielle, pour mieux surveiller certaines évolutions liées au vieillissement des installations. Le grand carénage a laissé l'impression d'avoir débuté positivement. Nous avons suivi le travail d'anticipation mené par EDF pour élaborer les conditions de sûreté rendant acceptable par l'ASN la prolongation. Les visites décennales et les autres examens ont également été réalisés de manière satisfaisante. Le programme est en phase maximale. Les troisièmes et quatrièmes visites décennales sont les plus lourdes, et appellent sans doute une planification renforcée. Par ailleurs, plusieurs malfaçons techniques, peut-être un peu frauduleuses, ont été identifiées dans la construction nucléaire. Des plans d'amélioration de la qualité industrielle, comme le plan Excell d'EDF ou un plan équivalent chez Framatome ont été menés depuis le milieu des années 2010. L'enjeu est désormais de poursuivre le plan de grand carénage au même rythme tout en travaillant sur le nouveau nucléaire, ce qui nécessite des compétences renforcées dans la filière. Outre le plan de relance, des actions sur la formation et le recrutement, dans les écoles des métiers comme le soudage, devraient y contribuer. Ces actions de formation sont conduites par les entreprises, les filières ou les bassins.
S'agissant du covid, le confinement a débuté le 17 mars 2020. Dans les premiers jours du confinement, nous avons surveillé avant tout le bon fonctionnement de la distribution d'électricité et de gaz, des stockages, des raffineries et des centrales nucléaires, dans de bonnes conditions de sécurité. Très rapidement, la direction de la production nucléaire d'EDF a alerté la ministre de l'époque, Mme Borne, et l'administration, d'une réduction drastique des effectifs sur site. En effet, si l'exploitation des sites se poursuivait, les travaux étaient fortement ralentis, voire, mis à l'arrêt, ce qui a engendré de nombreux problèmes. Les problématiques de l'époque étaient effectivement très concrètes : il s'agissait de la désinfection des sites, de la distanciation sociale entre les salariés ou du port du masque dans des milieux particuliers. Les travaux de maintenance nécessitent par ailleurs la présence sur site d'un nombre très important d'employés.
EDF a échangé en visioconférence plusieurs fois par semaine avec le ministère sur l'élaboration de protocoles sanitaires, mais également sur la replanification des arrêts pour maintenir un certain volume. Certaines étaient suivies par le cabinet de la ministre, voire, Élisabeth Borne elle-même. EDF a proposé un nouveau programme de maintenance qui cherchait à limiter autant que possible le retard engendré, en réduisant par exemple l'utilisation de combustible par les réacteurs afin de repousser leur date de mise à l'arrêt. Ce programme nécessitait une très grande précision. Il était impossible de mettre tous les réacteurs d'un même site à l'arrêt, puisque cela aurait nécessité la présence d'un trop grand nombre de personnes à la fois. Le ministère a suivi de très près son élaboration. Nous en avons surveillé la réalisation, à l'aide d'indicateurs comme le nombre de salariés présents sur site – qui a augmenté assez rapidement. Nous avons également coordonné les relations entre les entreprises, le ministère de la santé et le ministère du travail pour faire adopter les protocoles sanitaires. L'ASN s'y est également montrée très attentive, étant donné son rôle d'inspection des travaux de sûreté. Le Gouvernement souhaitait donc que les protocoles soient validés par l'ASN.
Lors de son audition par notre commission, Yves Bréchet, haut-commissaire à l'énergie atomique de 2012 à 2018, a eu des mots très durs et un regard particulièrement critique sur la façon dont l'administration et les cabinets traitaient les rapports techniques. Selon vous, comment les rapports techniques sont-ils traités par le politique dans la construction des décisions publiques ?
M. Bréchet vous a donné son avis. Notre administration s'efforce d'intégrer l'ensemble des composantes techniques, économiques et sociales, sans négliger aucun rapport. Les alertes qui nous sont transmises sont remontées. Nos avis sont également souvent interrogés par les différents ministres. Les gouvernements ne se fient pas à la seule expertise de la DGEC et peuvent demander des rapports de tiers experts.
Vous estimez donc que les rapports techniques sont bien lus par les conseillers et résumés aux ministres de manière transparente et honnête, sans devenir des interprétations politiques.
Je m'efforce de toujours documenter les éléments que mes services remontent. Il m'arrive de les remettre en question, en demandant des précisions si elles me semblent nécessaires. Par ailleurs, ce travail est mené collectivement. Nous faisons donc figurer les incertitudes qui demeurent dans les informations que nous transmettons.
Je souhaite m'assurer que vous êtes d'accord avec la définition du décret d'attribution de la DGEC : « La direction de l'énergie élabore et met en œuvre la politique destinée à assurer la sécurité de l'approvisionnement de la France en énergie et en matières premières énergétiques. » Depuis 2012, avez-vous le sentiment d'élaborer et de mettre en œuvre la politique énergétique de la France en matière de sécurité d'approvisionnement ?
Nous avons en effet le sentiment d'y travailler. Nous devons proposer un certain nombre d'éléments de textes législatifs et réglementaires, qui sont ensuite validés par des processus. Il revient par la suite au ministre et au Parlement de valider ces textes. Toutefois, le terme d'élaboration reflète notre travail de proposition – spontanée, ou fondée sur une orientation – de décrets d'application des lois. S'agissant de la mise en œuvre, nous menons un travail de suivi, qui nécessite parfois de proposer des améliorations. En matière de sécurité d'approvisionnement, nous émettons également des propositions. Les outils en la matière sont régulièrement mis à jour.
Vous considérez qu'il est de votre devoir d'assurer cette sécurité. Même si la décision revient au politique et au législateur, si vous estimiez que l'indépendance énergétique ou la sécurité d'approvisionnement étaient en danger, vous en tireriez donc toutes les conséquences en tant que fonctionnaire.
Je suis effectivement responsable de la politique sur la qualité de l'air et la sécurité des émissions des véhicules. J'ai été directeur général de la prévention des risques. Je dois donc assumer les propositions et les alertes que j'émets. Si j'estimais que les décisions prises sont graves, il faudrait que j'en tire les conséquences.
Je suppose que si vous êtes en poste depuis 2012, c'est que cette situation n'est pas arrivée.
Non. Je n'ai pas été d'accord avec toutes les décisions. J'aurais parfois aimé accélérer davantage certaines mesures.
Vous prenez votre poste à la tête de la DGEC en 2012. Que pensez-vous du rattachement de cette direction au ministère de la transition écologique ? Estimez-vous que cette organisation problématique pour suivre les filières industrielles, ou jugez-vous au contraire cohérent que l'ensemble des politiques qui concourent à la transition énergétique et écologique soit réuni dans un seul ministère ? Je précise que je vous demande votre avis personnel.
La décision de créer un grand ministère devant rassembler les compétences en matière d'environnement, d'équipements en transport et d'énergie pour faire émerger davantage de synergie dans ces domaines a été prise en 2007. J'étais alors directeur de la prévention des pollutions et des risques au ministère de l'environnement. J'ai eu l'honneur de me voir confier la préfiguration de la direction générale de la prévention des risques.
La création de ce grand ministère m'apparaissait – et c'est toujours le cas – comme une très bonne chose, car elle favorisait la création de synergies, et a montré de bons résultats, notamment sur la prise en compte des enjeux énergétiques et liés au carbone dans le transport. Elle a aussi induit des réorganisations des services déconcentrés de l'État, y compris dans le domaine industriel, ce qui n'allait pas de soi. Par ailleurs, le but consistait à rassembler l'énergie et le climat afin d'aligner les politiques y ayant trait.
Toute réorganisation présente des avantages, mais aussi des inconvénients. En effet, certains liens ont été affaiblis. La DGEC a pris certains virages sur la prise en compte du climat et de la qualité de l'air, sans perdre de vue les aspects liés aux filières. Nous sommes quotidiennement impliqués dans le suivi des grandes entreprises, la sécurité d'approvisionnement et la préparation de la gestion de crise.
Nous travaillons en relation étroite avec différents ministères : avec le ministère de l'agriculture sur la question des biocarburants, ou avec le ministère de l'industrie, avant même le plan France 2030. Ainsi, j'ai présidé le comité de pilotage du programme d'investissements d'avenir (PIA), qui rassemblait la direction générale des entreprises du ministère de l'industrie, la direction générale de la recherche et de l'innovation, le secrétariat général pour l'investissement (SGPI), l'Ademe et la DGEC, afin d'examiner les dossiers d'accélération de la décarbonation. Il est normal que des divergences s'expriment lors de ces travaux et qu'elles donnent lieu à des arbitrages.
Par ailleurs, si certaines décisions peuvent être mauvaises, il n'existe pas de décision qui soit absolument meilleure que les autres. Le rôle des fonctionnaires est de faire fonctionner la DGEC.
Vous prenez vos responsabilités en 2012. Votre ministre de tutelle, Mme Batho, organise alors avec vous un entretien de cadrage et vous donne mandat pour un certain nombre de réflexions et de directions. Pouvez-vous nous faire part des grandes directions qui vous ont été confiées ? Ces orientations se sont-elles confrontées avec votre appréciation du parc nucléaire, du mix électrique du pays, et de vos inquiétudes potentielles sur l'état de l'ensemble des capacités de production ?
J'ai d'abord passé une sorte d'un entretien d'embauche avant d'échanger avec le cabinet de la ministre et Mme Batho elle-même, dans une période relativement resserrée. En effet, j'ai été nommé fin décembre 2012 et la ministre a démissionné en juillet 2013. Nous avons échangé sur les suites à donner à plusieurs engagements politiques, sur la diversification du mix, la décarbonation, le développement des énergies renouvelables, la préparation et la conduite d'un débat national sur la transition énergétique. Nous n'avons pas abordé l'ensemble des sujets dans ce court laps de temps.
Quelles sont les grandes orientations que la ministre vous a demandé d'observer en matière d'énergies renouvelables et de nucléaire ? Vous paraissaient-elles cohérentes pour assurer au mieux la sécurité d'approvisionnement et l'indépendance énergétique du pays ?
Les orientations consistaient à accélérer le développement des énergies renouvelables – pas seulement électriques – et veiller à une diversification du mix, en construisant la trajectoire pour le nucléaire. Rapidement, nous avons compris que l'horizon 2025 semblait peu réaliste au regard du rythme de développement des énergies renouvelables, comme je vous l'ai indiqué.
Cependant, à cette époque, les trajectoires d'accélération en matière d'énergies renouvelables et la diversification du mix – c'est-à-dire la réduction de la proportion de la fabrication d'électricité à partir d'énergie nucléaire – ne vous paraissaient pas problématiques ou irréalistes.
Elles n'apparaissaient pas aussi difficiles que quelques années plus tard. Les nombreuses projections sur lesquelles nous nous appuyions nous laissaient penser que l'horizon 2025, ou une date approchante, était tenable.
Vous n'étiez donc pas à l'année près, mais jugiez que cet horizon était réaliste sous des conditions restrictives.
Nous jugions que le scénario était plausible, mais qu'il n'était pas simple à tenir. Nous misions sur l'accélération du solaire et de l'éolien en mer, notamment.
En 2012, lors de votre arrivée à la tête de la direction générale, vous avez reçu les principaux énergéticiens, qui sont alors vos interlocuteurs réguliers, et notamment EDF. Quelle était la position d'EDF sur sa capacité de production nucléaire, sur l'état de son parc nucléaire, sur ses capacités de production d'énergies renouvelables actuelles et à court et moyen termes ?
J'ai effectivement rencontré les grands énergéticiens, et M. Proglio, qui était alors président-directeur général d'EDF. Je n'ai pas le souvenir précis de tous les propos qui ont été tenus dans l'ensemble de ces réunions. M. Proglio ne m'a pas fait part d'alertes sur l'état de son parc. Cependant, il avait besoin de moyens financiers pour mener le grand carénage, qui venait d'être entamé et était considéré comme un projet lourd. Par ailleurs, au milieu des années 2010, l'une des priorités d'EDF était la finalisation de l'EPR, dont nous n'anticipions pas un retard aussi important.
Dès cette période, les filières des énergies renouvelables – dont EDF représente un acteur important, mais pas majoritaire – nous ont alertés sur la lourdeur des procédures, le manque de lisibilité des volumes d'appels d'offres afin de lancer les programmes industriels et sur la stabilisation des modèles économiques. En effet, certains acteurs avaient difficilement vécu les moratoires de 2010 et 2011, décidés selon moi à juste titre par les gouvernements en raison du niveau trop élevé des tarifs pour le solaire.
À partir du milieu des années 2010, concernant l'éolien en mer, il a été décidé de mieux anticiper les projets en établissant une cartographie plutôt qu'en prenant des mesures au cas par cas.
Nous échangeons donc avec EDF, Engie, Total, des syndicats professionnels et des acteurs émergents, qui nous font connaître leurs revendications – parfois contradictoires. Nous écoutons également l'avis des élus, par exemple sur l'éolien en mer.
Durant la première partie de la décennie, la réalisation des orientations du Gouvernement vous paraît donc plausible. En 2014, la nomination de Mme Royal a-t-elle induit un changement d'orientation – même mineur – sur le mix électrique ?
Les échanges et les orientations données par la ministre ont mis l'accent sur l'accélération de la rénovation énergétique, la décarbonation de la mobilité, et le déploiement des énergies renouvelables, y compris le biogaz. Des plans ont été lancés pour faire émerger des projets de méthaniseurs. L'objectif reste la diversification à l'horizon 2025. C'est d'ailleurs celui qui est proposé au Parlement.
Certains ingénieurs pourraient s'étonner que la prévision et la planification énergétiques de la LTECV soient exprimées en pourcentages. Jugez-vous que des pourcentages puissent traduire des objectifs de politique publique utiles ? Par ailleurs, la méthode qui a permis d'aboutir aux 50 % vous semble-t-elle rigoureuse d'un point de vue technique et scientifique, et cohérente avec nos capacités physiques et notre politique publique d'installation des énergies renouvelables ?
Les objectifs sont souvent évoqués ainsi dans les lois. La LTECV évoque également des valeurs absolues, s'agissant par exemple du rythme d'installation des bornes électriques.
Ces pourcentages sont appuyés par des documents et des études d'impact. Par ailleurs, la PPE, en aval, exprime des pourcentages, mais également des volumes de gigawatts installés. Le Parlement souhaite désormais que la loi intègre davantage de détails, qui figurent pour certains dans la PPE. Vous soulevez un débat important : la future loi sur le mix électrique devra-t-elle fixer des pourcentages bruts ou des fourchettes, en gigawatts ou en térawattheures produits ? En 2019, le Parlement a voté en faveur d'une loi de programmation plus détaillée. Nous pouvons donc nous attendre à des objectifs plus précis. Cependant, en dehors des lois de finances, les lois ne donnent pas à valider des tableaux de chiffres. Les hypothèses qui sous-tendent les pourcentages doivent dans tous les cas être claires, et les pourcentages s'appuient toujours sur des hypothèses, des sous-jacents.
Il existe donc toujours un sous-jacent en valeur absolue, qui pourrait être inscrit dans une loi de programmation. Au moment de la LTECV, ces hypothèses existaient et avaient été examinées et validées par la DGEC.
En 2015, ces sous-jacents étaient exprimés en puissance installée. La situation avait un peu évolué par rapport à 2012. Cependant, ces hypothèses vous paraissaient toujours réalistes.
Elles le paraissaient lorsque la loi a été déposée.
En 2017, la part des énergies renouvelables est de 16 %, soit deux points de pourcentage de plus qu'en 2012, très loin de l'objectif fixé à 20 %. La DGEC, je suppose, s'en est inquiétée. Des alertes ont-elles été transmises aux ministres à la fin de la mandature ? Quelles réponses vous ont été adressées ?
Vous évoquez l'objectif global de consommation des renouvelables – qui dépasse le seul domaine de l'électricité. Les alertes sur le retard en la matière ne datent pas seulement de 2017. Nous avions par exemple fait part d'alertes sur la chaleur renouvelable.
La prise en compte de ces alertes s'est traduite par la définition de nouveaux mécanismes de soutien à la production de biogaz injecté, par la prolongation d'arrêtés tarifaires, ou encore par l'augmentation du fonds chaleur de l'Ademe, resté stable entre 2012-2017 aux alentours de 220 ou 250 millions d'euros, pour atteindre 520 millions d'euros en 2022. En outre, des simplifications ont été permises par plusieurs dispositions législatives, dont certaines ne concernaient pas directement le secteur énergétique. Je pense notamment à la loi du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique (loi Asap). Les processus visant les énergies renouvelables terrestres et maritimes ont aussi été modifiés, par un aménagement de l'organisation du débat public.
L'atteinte de ces objectifs fait donc partie des sujets que nous évoquons avec les ministres. Sous la mandature précédente, de nombreuses décisions ont été prises, par exemple sur le soutien aux installations de type pompe à chaleur ou chaudière biomasse grâce à MaPrimeRénov' ou sur les CEE. Il est important que ces dispositifs soient maintenus dans la durée pour être utiles.
M. Bréchet et M. Verwaerde, ancien administrateur général du CEA, ont estimé que le refus de poursuivre le projet de réacteur rapide refroidi au sodium à visée industrielle (projet Astrid) par la construction d'un démonstrateur avait découlé d'une décision qui ne reposait pas sur des faits techniques. L'actuel administrateur général du CEA juge quant à lui que cette décision émanait d'une concertation rassemblant les services de l'État, dont la DGEC, et les industriels, et qu'elle avait ensuite été présentée aux pouvoirs publics. Plutôt que d'engager ce démonstrateur, l'objectif était de poursuivre les simulations. Ces dernières années, la recherche en matière de nucléaire, à la fois sur la quatrième génération, mais aussi en matière de sûreté sur la troisième génération, relève indirectement de votre portefeuille.
Ce projet était soutenu depuis plusieurs années par l'État, mais avait déjà accusé du retard et dépassé les financements prévus. Lorsque la construction du démonstrateur a été débattue, plusieurs éléments devaient être pris en compte, comme la disponibilité de l'uranium qui ne soulevait pas de difficulté, ou le type de réacteurs qui seraient construits à l'avenir sur le plan industriel. Ainsi, les acteurs estimaient que la génération suivante de réacteurs ne serait pas de ce type, de génération IV, mais des EPR 2 évolués, à eau pressurisée, avec maintenant des variantes SMR. Par ailleurs, la construction d'un démonstrateur aurait nécessité des financements élevés et des ressources humaines importantes de la filière. Il a donc été décidé de ne pas réaliser le démonstrateur, mais de poursuivre la recherche. Il me semble qu'il était indispensable de mettre ce projet à l'arrêt à cette époque, pour concentrer la filière sur les défis que représentaient le grand carénage, le nouveau programme, la diversification par SMR, et le réacteur de recherche Jules Horowitz (RJH), sans ajouter de dispersion supplémentaire. À cette époque, il s'agissait de maintenir l'effort de recherche, sans mobiliser des ressources sur le plan industriel pour le démonstrateur.
S'agissant de la recherche, notamment en sûreté nucléaire, la France compte deux acteurs publics spécialisés importants. Il s'agit du CEA et de l'institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui joue un rôle d'expert auprès de l'ASN et qui dispose de réacteurs de recherche pour effectuer des tests en matière de sûreté. D'autres acteurs existent dans le domaine de la recherche fondamentale. Le contrat d'objectifs et de performance du CEA accompagne des orientations futuristes, comme la recherche sur la quatrième génération de réacteurs, des projets de filières innovantes – notamment dans le cadre de l'appel à projets de France 2030 qui s'adresse aussi à des acteurs extérieurs – ainsi que la montée en puissance et en performance du parc existant autour de sa prolongation, ou d'autres sujets comme le multirecyclage. Nous avons souhaité stabiliser les financements et séparer le budget R&D de celui dédié au démantèlement qui pèse lourdement, le CEA ayant en charge le démantèlement de ses installations tant civiles que militaires.
Vous avez dit que la DGEC n'a jamais perdu de vue la filière et ses compétences. Néanmoins, M. Fontana, patron de Framatome, M. Gadonneix, ancien PDG d'EDF, ou encore le rapport Folz, en particulier sur l'EPR, décrivent tous dans les mêmes termes une perte de compétences généralisée dans la filière nucléaire. Cet abandon progressif est attribué à des causes différentes, comme la construction d'un seul EPR ou la désindustrialisation générale du pays. Cependant, tous font le diagnostic d'un déficit de compétences en matière nucléaire pour la maintenance, pour les visites décennales et pour la construction d'éventuels nouveaux réacteurs. Partagez-vous ce diagnostic ? Le cas échéant, en avez-vous fait part au Gouvernement ?
Nous avons été alertés de ralentissements, de dysfonctionnements et de semi-échecs de projets. Nous étions conscients de la tension sur les compétences, non seulement techniques, mais également liées au management. Les rapports que vous citez ont été commandés par les pouvoirs publics ou par EDF sous l'impulsion de son actionnaire majoritaire. Ce sujet fait l'objet de notre vigilance depuis plusieurs années, et de mesures pour y remédier. J'ai cité le plan Excell d'EDF. Davantage d'anticipation de la part des différents acteurs aurait contribué à prendre des mesures de manière plus précoce. Toutefois, l'identification de dynamiques lentes est toujours complexe. À ce titre, les efforts menés entre 2020 et 2023 dans ce domaine ne résoudront pas l'ensemble des questions soulevées. Ils porteront leurs fruits dans les deux décennies à venir, au moins.
Ainsi, une perte progressive de compétences dans le domaine de la filière nucléaire s'est observée, alors qu'elle aurait pu collectivement être mieux identifiée et prévenue.
Probablement.
Vous avez indiqué au président de la commission que l'industrie ne donnait pas de signes d'électrification importante, ce qui expliquait que les prévisions de RTE n'invitaient pas la DGEC et le Gouvernement à anticiper une hausse importante de la consommation.
À une certaine époque.
Tout à fait. En même temps, vous étiez directeur général du climat. Ainsi, entre 2012 et 2015, vous étiez, je suppose, inquiet envers notre capacité à atteindre nos objectifs climatiques. Or, vous semblez expliquer qu'il était rassurant que l'industrie ne s'électrifie pas rapidement. Pourtant, cette absence d'inquiétude – dans une période que certaines personnes auditionnées ont qualifiée d'abondance énergétique – était corrélée à l'inadéquation du rythme d'électrification dans l'objectif de réduire nos émissions de gaz à effet de serre.
Je n'ai pas dit que l'absence d'électrification des procédés industriels me rassurait. À l'époque, peu de projets très importants émergeaient. L'ETS précédent n'encourageait sans doute pas suffisamment à atteindre l'objectif climatique. Néanmoins, la décarbonation de l'industrie était déjà amorcée. Quelques années plus tard, soit grâce à la maturation des technologies, soit en raison de la pression du système européen ETS, la PPE de 2020 – qui s'appuie sur des calculs élaborés dans les deux années précédentes – évoque une décarbonation industrielle. Cette PPE inclut en outre une part d'hydrogène dédiée à la décarbonation de l'industrie. Les plateformes industrielles électrifiées existent désormais et doivent être raccordées de manière renforcée. On le constate aujourd'hui.
Le 26 mars 2019, devant la commission d'enquête sur l'impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l'acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique, vous avez dit : « Je pense que si l'on fixe à 2045 ou 2050 l'objectif de 50 % de nucléaire dans le mix énergétique – ou de 51 %, ou de 52 %, peu importe –, on ne prépare pas l'avenir et on commet une très grave erreur. » Pourriez-vous remettre ces propos dans leur contexte ? Les maintenez-vous ? Quels échos ont-ils trouvés auprès des pouvoirs publics ?
Par ces propos, que je maintiens, j'indiquais qu'il faut effectivement fixer des objectifs puissants à horizon 2050, mais que sans points d'étape à plus courte échéance, ces derniers, quels qu'ils soient, ne seront pas mobilisateurs et ne pourront pas donner de lisibilité.
Vous trouvez donc que l'échéance est un peu courte pour parier sur une telle montée en puissance des énergies renouvelables.
Vous avez expliqué que, dans l'ensemble des conseils ou des propositions que vous adressez aux pouvoirs publics, tout n'est pas toujours retenu. Depuis 2012, avez-vous le sentiment d'avoir commis des erreurs d'appréciation manifestes en matière de politique énergétique ? Estimez-vous que certaines de vos alertes importantes n'ont pas été écoutées par les pouvoirs publics ?
J'ai sûrement commis des erreurs. J'espère ne pas en avoir commis d'importantes. Je ne pense pas que certaines de mes alertes importantes n'aient pas été entendues. Cependant, elles n'ont pas toujours été suivies d'effets.
Le marché de gros de l'énergie nous a permis de nous fournir en électricité pendant de nombreuses années à un prix très abordable. Ce n'est plus le cas, et nous remettons désormais en cause son mécanisme. Quelle est votre opinion sur ce sujet ? Comment la sécurisation de l'approvisionnement a-t-elle été protégée pendant les dernières décennies ? Comment pouvons-nous nous projeter pour les années à venir ?
Les questions liées au marché de gros ne concernent pas les questions d'équilibrage à court terme, où ce marché joue tout à fait son rôle en appelant les capacités nécessaires dans l'ordre du « merit order » et des prix, mais davantage la formation des prix trop influencés par les moyens marginaux – qui sont généralement les énergies fossiles, le gaz et le charbon – alors que le volume ces derniers est appelé à diminuer dans les années à venir. Face à cette discordance, la France plaide depuis longtemps pour adopter des outils assurant le découplage. Toutefois, les prix actuellement élevés du gaz ont renforcé cet effet. Le prix de l'électricité s'éloigne beaucoup plus des prix moyens des différents marchés. En effet, en France, l'électricité est décarbonée à 90 %, mais dans d'autres pays, comme en Espagne où les renouvelables sont importants, le prix moyen est différent du prix marginal très élevé et par ailleurs très volatile. Ces prix peuvent également être très bas, lorsque le prix des moyens marginaux diminue.
Nous devons donc trouver des mécanismes qui, tout en permettant d'ajuster les moyens de production et de faire des échanges aux frontières, reflètent davantage les coûts de production. Il existe plusieurs façons de le faire. Les mécanismes ex post, comme nous l'observons actuellement, consistent en un prélèvement par les États des bénéfices rétrocédés aux acteurs par des réductions de facture. D'autres mécanismes intègrent une forme de chambre de compensation.
La Commission européenne a reçu de nombreuses propositions des États membres et s'est engagée publiquement à présenter une ligne directrice sur de nouvelles modalités de déploiement du marché de l'électricité. Ce mécanisme permettra aux États – y compris d'ailleurs sur base nationale – de mieux refléter les coûts de l'énergie, associés à une marge, directement auprès des consommateurs. Cette marge sera contrôlée, grâce, par exemple, à des appels d'offres. Cette orientation européenne devra trouver une traduction dans les droits nationaux, adaptée à chaque pays. Par ailleurs, nous devrons décider si ce mécanisme sera général, ou s'il fera l'objet de contrats directs entre les producteurs et les acheteurs. Le Gouvernement aura sans doute le choix entre plusieurs options de transposition.
Cette réforme devrait en tout cas être possible. Elle aura également l'intérêt de faciliter les investissements en indiquant aux producteurs les rémunérations attendues. C'est la manière dont sont financés les nouveaux réacteurs nucléaires au Royaume-Uni.
Je m'interroge sur l'adéquation de l'offre et de la demande en électricité dans les prochaines années. 30 milliards d'euros ont été investis dans la décarbonation de l'industrie via le plan France 2030. Des mesures ont été adoptées pour accélérer l'établissement de zones à faibles émissions. MaPrimeRénov' intègre massivement des pompes à chaleur, sans forcément augmenter le nombre de rénovations globales des logements. Des secteurs se développent rapidement, comme le numérique, avec des projections d'augmentation de la consommation électrique de l'ordre de 20 % à échéance 2030. Alors que la décarbonation et ces secteurs font augmenter la demande en électricité, un goulet d'étranglement s'exerce sur l'offre d'énergie décarbonée. En effet, l'accélération des énergies renouvelables prend du temps, tandis qu'à l'exception de Flamanville, les nouvelles capacités nucléaires ne seront pas disponibles d'ici 2035, selon l'ASN. Est-il possible que la demande en électricité dépasse de façon structurelle l'offre en électricité décarbonée dans les prochaines années ?
Les efforts d'efficacité énergétique devraient selon vous être augmentés significativement. Quel regard portez-vous sur les politiques de sobriété énergétique menées depuis votre entrée en fonction par les gouvernements successifs ?
Une nouvelle étude de l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) estime que notre retard sur les renouvelables nous coûterait 6 à 9 milliards d'euros par an en importations en gaz. Au regard des projections sur le marché du gaz depuis l'invasion de l'Ukraine, et étant donné que les États dont nous importons du gaz nous le vendent à un prix bien plus élevé que celui observé dans leur marché intérieur, notre dépendance au gaz ne risque-t-elle pas de devenir un problème économique, et non seulement climatique, dans les années à venir si on n'accélère pas rapidement nos efforts sur les énergies renouvelables et la sobriété ? En effet, la France consomme quasiment autant de gaz que d'électricité.
Quel est votre jugement sur le signal envoyé par le projet de loi sur les énergies renouvelables ? Le discours de Belfort annonçait un coup d'arrêt sur l'éolien terrestre, et reposait la question de l'absence de capacité de l'État à reprendre la main l'atteinte des objectifs de développement des énergies renouvelables dans le projet de loi actuel.
Enfin, le président d'honneur d'EDF, M. Gadonneix, nous a fait part de difficultés à investir dans le parc nucléaire qu'il estime surtout liées à l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) et aux contraintes exercées par ce dernier sur le modèle économique d'EDF. Aviez-vous eu part de ces observations lors de vos échanges avec EDF sur les besoins financiers liés au grand carénage ?
La question de l'adéquation entre l'offre et la demande en électricité se pose différemment selon qu'il s'agisse du court, du moyen ou du long terme. Sur le court terme, outre l'accélération des énergies renouvelables, l'enjeu est de revenir en 2023 puis en 2024 à une disponibilité plus normale du parc nucléaire. Nous retrouverons alors notre équilibre, voire, nous redeviendrons légèrement exportateurs.
À moyen et long terme, l'accélération des énergies renouvelables puis la réalisation du programme nouveau nucléaire devront répondre à l'augmentation de la demande – accrue par l'industrie et la mobilité décarbonées. L'équilibre peut être maintenu, à condition d'économiser l'énergie lorsque cela est possible. En dépendent, notamment, la massification et la qualité de la rénovation énergétique des logements et des bâtiments collectifs. Le décret « économie d'énergie tertiaire » fixe des objectifs à horizons 2030, 2040 et 2050 de réduction de consommation des bâtiments pour consommer moins de gaz, d'électricité et de chaleur. Il est regrettable que de nombreux combats et des difficultés juridiques aient retardé sa parution, alors que le tertiaire porte des enjeux importants.
S'agissant du gaz, tout térawattheure supplémentaire d'électricité renouvelable produit à court terme nous économisera 2 tWh de gaz, c'est-à-dire 0,5 % de notre consommation antérieure à la crise. Sans cela, nous devrons produire cette énergie avec du gaz. La situation est identique pour la chaleur. Nous pouvons donc réaliser des économies importantes. La consommation devrait diminuer. Des efforts doivent être menés sur la géothermie pour chauffer les bâtiments tertiaires et industriels. Des gains potentiels peuvent être attendus sur le gaz, avant qu'il soit nécessaire de fermer des usines. Un effort à la fois français et européen sur le gaz assurera la sécurité d'approvisionnement tout en garantissant des prix qui s'éloigneront des 140 euros actuels, sans revenir au niveau de 20 ou 30 euros des périodes de détente. La maîtrise de la demande doit nous permettre d'agir. Pour faire baisser les prix, nous pourrions aussi proposer aux acteurs américains ou norvégiens par exemple, qui ont un pouvoir de marché, des achats de moyen à long terme, pour compenser l'absence de gaz russe.
L'administration appuie totalement sa ministre pour la préparation du projet de loi sur lequel vous m'avez interrogé. Il permet notamment de faire émerger des simplifications, ainsi qu'une planification territoriale, qui sera plus ascendante afin d'être plus consensuelle. À mon sens, une planification descendante ne serait probablement pas très efficace.
Enfin, l'Arenh avait l'avantage de donner de la lisibilité sur les revenus. Toutefois, ces derniers devaient être indexés sur l'inflation. Ils l'ont été jusqu'à 39, 41 puis 42 euros le mégawattheure. Une décision européenne a mis fin à ce système. Le Gouvernement avait souhaité procéder à des augmentations, ce qui avait suscité des débats dans le cadre du précédent projet Hercule. Ce dernier visait à donner à EDF une vision attestée par un audit de la CRE, en rémunérant le nucléaire à 49 euros le mégawattheure. Nous défendions cette revalorisation, mais n'en étions pas les seuls décisionnaires.
Je souhaite revenir sur la thermosensibilité française. Pour effacer les pics de la consommation et en raison de la typicité ou de l'a-typicité de la France en la matière, où le chauffage électrique est répandu, vous avez indiqué que vous aviez conservé des moyens fossiles. Vous avez évoqué les centrales à charbon ou la centrale à gaz de Landivisiau. D'autres mesures ont-elles été envisagées, comme le changement des modes de chauffage ? La spécificité française vient-elle du fait que nous disposions d'une électricité peu chère, grâce au programme nucléaire ? Qu'a-t-il été envisagé pour remédier à cette fragilité ?
L'ouverture d'une centrale à gaz le 31 mars 2022 n'allait pas de soi, dans un contexte d'effort de décarbonation du mix énergétique et de l'électricité. Est-ce une stratégie modèle pour la souveraineté énergétique ?
J'ai rencontré le directeur régional d'EDF des Pays de la Loire et le directeur de la centrale de Cordemais. Vous avez évoqué le récent projet de loi sur le pouvoir d'achat, qui a prolongé la durée de vie des centrales à charbon. Cependant, cette prolongation n'est pas évoquée dans la planification énergétique, tant sur la sécurisation de l'approvisionnement que sur la baisse de nos émissions de gaz à effet de serre dans notre mix électrique. Les investissements nécessaires par EDF pour le maintien de la centrale ne le sont pas davantage. Des documents circulent en interne, évoquant la possibilité de placer un SMR sur l'actuel positionnement de la centrale à charbon de Cordemais. Pouvez-vous confirmer ces hypothèses ?
Après les annonces du Président de la République à Belfort, le Gouvernement a publié un rapport intitulé « Les travaux relatifs au nouveau nucléaire – Programme pluriannuel de l'énergie (PPE) 2019-2028 » pour anticiper la relance de la filière du nucléaire, sur lequel s'appuie l'Exécutif dans le cadre des débats sur le futur mix énergétique français. Je suppose que vous avez participé à son élaboration. Quelques mois plus tôt, une version interne, dévoilée dans la presse, présentait des hypothèses très différentes quant aux délais de faisabilité du programme sur les nouveaux EPR et aux coûts. La première version évoquait une première paire d'EPR en 2039-2040 au plus tôt, voire, après 2045, pour un coût de 64 milliards d'euros, contre un horizon 2035 associé à un coût de 51,7 milliards dans la seconde version. Le rapport de 2021 mentionnait des incertitudes sur la faisabilité des projets par EDF. Ces dernières sont placées dans la case « observations » dans le rapport de 2022. Quelles sont les raisons de ces décalages ? Quels éléments ont permis de revoir les hypothèses en moins de six mois ? Des analyses complémentaires ont-elles été menées ? Des réponses ont-elles été apportées par EDF, et, le cas échéant, lesquelles ? Une influence politique expliquerait-elle la parution d'une version édulcorée du premier rapport ? Une analyse plus aboutie est-elle attendue avant la prochaine PPE ?
Quelle est la date du dernier conseil de politique nucléaire ? Le dernier semble remonter à 2018, soit avant le discours de Belfort. Il paraît étonnant de décider de relancer la filière nucléaire avant que ce conseil se soit tenu. De même, le dernier comité à l'énergie atomique date-t-il bien de mai 2019 ?
S'agissant du fort recours au chauffage électrique, les radiateurs électriques que nous installons désormais ont un moindre impact en matière de pointe. Le parc neuf, en outre, ajoutera très peu à la thermosensibilité française. Les bâtiments chauffés à l'électrique doivent faire l'objet de rénovations ou de changements de mode de chauffage.
La centrale de Landivisiau est un cas particulier, puisqu'elle vise surtout à assurer l'équilibre entre l'offre et la demande en Bretagne. La PPE de 2020 n'autorise pas la construction de nouveaux moyens à gaz. L'objectif reste par ailleurs de sortir du charbon.
L'idée d'implantation d'un SMR en France sur le site de la centrale de Cordemais a été évoquée. Pour l'heure, les seuls points d'implantation préfigurés pour les nouveaux réacteurs sont la paire d'EPR à Penly où un débat public a commencé, deux autres à Gravelines, et deux autres sur un site de la vallée du Rhône, Bugey ou Tricastin. Le choix d'opter ou non pour des SMR se posera lorsque le prototype sera suffisamment avancé. La question de leur localisation ne se pose pas immédiatement. Par ailleurs, la puissance des SMR est similaire à celle des centrales à charbon.
Un rapport du Gouvernement fait l'objet d'allers-retours et d'échanges, y compris avec les acteurs. La version que nous assumons est celle qui a été publiée. Elle comporte certaines incertitudes, et nous devrons approfondir les modalités et les coûts évoqués, puisque ces derniers ont été évalués avant l'inflation. Cette tâche reviendra notamment au délégué interministériel au nouveau nucléaire. Ce rapport sera suivi d'un programme industriel. De même, l'objectif de 2035 semble réaliste et plausible. Certains le jugent un peu trop optimiste, tandis que d'autres pensent que nous pourrions faire mieux encore.
Je n'ai pas en tête le calendrier précis des réunions du conseil de politique nucléaire et du comité à l'énergie atomique. Au-delà de ces réunions formelles, instituées par les lois, de nombreuses réunions de ministres présidées par le Président de la République se tiennent et sont le lieu de prises de décision, même si elles ne portent pas ce nom. Le 2 septembre, un conseil de défense présidé par le Président de la République a été consacré à l'ensemble des sujets liés à l'énergie.
Si la loi prévoit des réunions qui ont un certain nom et qui se tiennent d'une certaine façon, ce n'est pas pour qu'elles se cachent sous d'autres modalités. Nous ne faisons qu'exercer notre pouvoir de contrôle sur le Gouvernement.
En tant que technicien, administrateur et fonctionnaire, pouvez-vous m'expliquer le plan concret pour produire de l'électricité en France en plein hiver, quand une pointe de consommation liée au grand froid a lieu et qu'il n'y a ni soleil ni vent dans toute l'Europe ? Comment souhaitez-vous rendre cela crédible ? Quels paris technologiques sous-tendent les scénarios qui nous sont proposés depuis des années, notamment de la part de RTE ?
La stratégie minimaliste du ministre Hulot relative à l'hydrogène, mobilisant quelques centaines de millions d'euros, a laissé place en quelques mois à un plan massif de six à huit milliards. Quelle crédibilité accorder à un tel changement d'échelle sur une si courte période ? Des technologies disponibles et opérationnelles à court terme justifient-elles des financements de cette ampleur ? Les rumeurs qui circulent sur la capacité de McPhy à fournir des électrolyseurs dans un temps court sont particulièrement inquiétantes.
Enfin, de nouvelles voix se font entendre sur la possibilité de rouvrir la centrale de Fessenheim. Lors de leur audition par la commission des finances les 6 et 9 décembre, Mme Lauvergeon et M. Gupta, pour l'ASN, ont contredit les propos du Gouvernement et d'EDF depuis plusieurs mois. Quelle est la réalité objective de l'état du chantier de Fessenheim ? Des étapes irréversibles techniquement ont-elles été franchies ? Ou le démantèlement s'est-il arrêté à des pièces détachées qui ne représenteraient pas un frein à un réenclenchement de la centrale ?
Les énergies renouvelables permettent de produire plus ou moins d'électricité selon les circonstances météorologiques. En revanche, en France comme en Europe, les parcs éoliens en mer permettent de produire de l'électricité régulièrement. Toutefois, nous avons besoin de moyens stables et pilotables, qui s'appuieront sur le nucléaire en majorité et sur l'hydroélectricité, qui peut fournir une électricité stockable. Le foisonnement des énergies renouvelables au niveau européen modère par ailleurs l'intermittence. Nous devrons développer le stockage de manière plus ample en lançant des appels d'offres en 2023 ou 2024 pour déployer des stations de pompage de puissance importante, pour passer les pointes.
Cette réponse ne me satisfait pas. Le foisonnement est un argument très contestable. Le rapport de RTE mentionne le « pari technologique ». Qu'entend la direction du ministère derrière cette expression ?
Il m'est difficile de commenter cette expression en dehors de son contexte. Le volume et la nature des technologies renouvelables font l'objet de paris, comme sur l'éolien flottant, lequel devrait être performant et produire de l'électricité de manière régulière.
De même, concernant l'hydrogène, une stratégie avait été élaborée sur les fondements des débuts d'évolutions technologiques. Vos questions soulèvent des enjeux importants. Nous travaillons avec des soutiens aux phases de recherche et de prototype sur les électrolyseurs. Vous avez cité McPhy, mais d'autres projets existent. Le CEA, notamment, mène des recherches sur l'électrolyse de haute température. Le Gouvernement n'a pas indiqué que nous produirions une très grande quantité d'hydrogène en 2024. Cette production va monter en puissance. Nous souhaitons que les électrolyseurs soient européens, et performants sur le plan énergétique. De premiers espoirs sur l'hydrogène avaient été déçus dans les années 2010. Je suis désormais plus optimiste, mais je ne prétends pas que cette solution résoudra tous les défis auxquels nous serons confrontés.
Fessenheim a fait l'objet de nombreux travaux. Si certains estiment qu'il suffirait de quelques pièces de rechange pour rouvrir la centrale, il en va de leur responsabilité de tenir de tels propos. M. Gupta a plutôt évoqué des travaux très compliqués à mener. Par ailleurs, les autorisations, les étapes et les investissements nécessaires au renforcement de la sûreté de la centrale ont conduit le Gouvernement de la législature précédente à estimer que sa prolongation ou son redémarrage n'étaient pas souhaitables.
Monsieur Michel, je vous remercie de vos réponses. Nous avons découvert les termes et les manières dans lesquels votre administration aborde ces sujets. Notre commission d'enquête a vocation à vulgariser et rendre perceptibles par les Français certains processus décisionnels. De ce point de vue, je ne suis pas sûr que nous ayons remporté un grand succès cet après-midi.
La commission auditionne ensuite M. Henri Proglio, Président d'honneur d'Électricité de France (EDF).
Monsieur Proglio, nous vous remercions d'avoir accepté de répondre à notre invitation devant cette commission d'enquête chargée d'établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France pour nous présenter les changements qui sont intervenus au cours de votre mandat de président d'EDF entre 2009 et 2014.
La semaine dernière, nous avons reçu votre prédécesseur, Pierre Gadonneix, qui s'est, lui aussi, aimablement plié à cet exercice. Cette audition, comme celle des autres dirigeants d'entreprise que nous avons entendus, nous a d'ailleurs permis de prendre conscience de la variété des questions que vous avez à traiter et des conditions dans lesquelles les priorités peuvent être définies ou des opportunités saisies. Elle a révélé aussi l'enjeu important pour les pouvoirs publics que représentaient et représentent toujours le contrôle de la maîtrise des tarifs de l'électricité.
Les années au cours desquelles vous avez exercé les fonctions de président d'EDF ont été marquées notamment par le Grenelle de l'environnement et ses suites, par l'adoption de la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché d'électricité, qui a mis en place le dispositif de l'accès régulé à l'énergie nucléaire historique, par l'accident de Fukushima en 2011 et par la décision prise par l'Allemagne de sortir du nucléaire ainsi qu'en France, la poursuite du chantier de Flamanville 3.
Si nous prenons en considération l'échelon européen, votre mandat a été rythmé par une communication sur la politique énergétique de l'Union européenne, un règlement pour les infrastructures énergétiques transeuropéennes, la stratégie pour une union de l'énergie, des directives sur l'efficacité énergétique et la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables, les règlements sur le marché intérieur de l'électricité et sur la préparation aux risques dans le secteur de l'électricité ; enfin, le règlement instituant l'Agence de l'Union européenne pour la coopération des régulateurs de l'énergie. Dans le domaine économique, la crise financière de 2008 continuait lors de votre prise de fonction, de produire ses effets.
Il ne s'agit là que de quelques éléments qui nous permettent collectivement de nous repositionner dans le contexte qui fut celui de votre mandat.
Je ne doute pas, comme nous avons pu le constater lors des précédentes auditions, que les échanges que nous pourrons avoir avec vous auront ce caractère propre aux industriels d'être clairs et directs, contrairement aux administrations dont le discours est parfois plus confus, rendant les choses plus difficiles à comprendre.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif, il me revient de vous demander, en vertu de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous prie de lever la main droite et dire « Je le jure ».
(M. Henri Proglio prête serment.)
Mon propos liminaire sera rapide afin de vous éviter de longs palabres et de pouvoir répondre à vos questions qui me paraissent plus pertinentes que ce que je pourrais vous dire. Il n'en reste pas moins que le thème de l'indépendance énergétique que vous évoquez est essentiel et la situation ne le rend que plus sensible.
Je me propose de vous livrer mon point de vue sur ce qu'a été et ce qu'est devenue l'électricité française. Comment la France est-elle devenue un grand énergéticien, pourquoi est-elle parvenue à cette indépendance dont elle a largement bénéficié pendant des années, et comment en est-elle arrivée à la situation actuelle ? Je tracerai cette perspective devant vous avant de répondre à vos questions sur l'action que j'ai menée ou sur les sujets divers que vous aurez à traiter.
J'ai été administrateur indépendant d'EDF de 2005 à 2009. J'étais à l'époque président de Veolia, une grande entreprise privée de délégation de service public. J'ignore si cela a eu un impact sur le choix de ma personne – je le pense pour ma part. C'est ainsi que j'ai été nommé en novembre 2009 à la tête d'EDF, formidable entreprise, qui, à l'époque, figurait comme l'une des grandes valeurs françaises du CAC40 ; accessoirement, elle était l'entreprise préférée des Français. Par ailleurs, elle était connue dans le monde entier pour sa pertinence et son efficacité. J'étais donc très fier d'arriver à la tête de cette formidable entreprise, dont le chiffre d'affaires s'élevait quasiment à 80 milliards d'euros et dont les caractéristiques financières étaient très satisfaisantes.
J'avais la fierté de prendre la responsabilité d'une entreprise que je pensais être une entreprise de service public. Elle était identifiée comme telle partout dans le monde. Elle était le premier opérateur européen, probablement mondial, si l'on excepte la Chine, les contours de leurs opérateurs n'étant pas faciles à cerner.
L'entreprise EDF a été le résultat d'une formidable aventure, mais surtout d'une vision et d'une volonté, celle d'un gouvernement qui, en 1945 et 1946, date de la création d'EDF, a considéré que l'énergie, et donc l'électricité, était un élément essentiel de la vie économique et qu'il était important de la considérer comme stratégique.
Ce gouvernement a pris conscience du fait que la France n'avait pas beaucoup de matières premières – pratiquement pas de gaz, peu de charbon comparé à ses voisins – et qu'elle était, par conséquent, dépendante de ses importations d'énergie en général, de l'électricité en particulier. Il s'est lancé trois défis majeurs : le défi de l'indépendance énergétique ; le défi de la compétitivité du territoire ; et, parce que le gouvernement de l'époque était fait d'une alliance entre les gaullistes et les communistes, le défi du service public de l'électricité, pour concevoir un service public accessible à tous et pour que tous les Français, quels que soient leur classe sociale et leur lieu de résidence sur le territoire, en France métropolitaine ou en outre-mer, aient droit à une électricité de même qualité et au même prix.
C'était un défi incroyablement exigeant. Il a été entrepris, adossé à un choix technologique clair : l'hydraulique et le nucléaire. Ces choix ont conduit à des errements tant il est vrai que, s'agissant du nucléaire, les choix technologiques, dont je ne rappellerai pas le détail, ont évolué dans le temps. Toujours est-il qu'ils ont répondu à une continuité, une vision à long terme et à une volonté ferme d'aboutir, donnant naissance à cette aventure industrielle.
La filière comprenait un outil pour la recherche, le CEA (Commissariat à l'énergie atomique), et deux entreprises adossées à EDF, Framatome et Cogema, l'une pour la partie industrielle de fabrication, l'autre pour la partie retraitement. Cet ensemble constitue la filière nucléaire française. EDF a été considérée comme étant l'architecte ensemblier et l'opérateur du service public de l'électricité. Ce système intégré, cohérent et optimisé comprend la production, le transport au travers de RTE (Réseau de transport d'électricité), et Enedis, autrefois EDF, pour la distribution.
Un quatrième défi a été relevé sans même que nous nous en rendions compte : celui des émissions de gaz à effet de serre, qui n'était pas une préoccupation en 1946 et qui l'est devenue depuis. Il reste que ces quatre défis étaient quasiment impossibles à tenir dans la France de 1946. Au début du XXIe siècle, toutefois, EDF était devenue exportateur d'énergie, elle pratiquait le prix le plus bas d'Europe, deux fois et demie moins élevé que celui de l'Allemagne, son contrat de service public faisait référence dans le monde et elle donnait à la France un atout formidable en matière d'émission de gaz à effet de serre.
Les quatre paris ont été relevés. Il n'y avait plus qu'à tout détruire. C'est chose faite ! Pourquoi ? Comment ? Arrivés en haut de l'asymptote, comment en sommes-nous arrivés à la situation actuelle ? Pour ma part, je vois deux acteurs principaux : l'Europe et le Gouvernement français.
L'Europe. Toute la réglementation européenne depuis dix ans n'a comme conséquence que la désactivation de l'entreprise EDF, cette Europe qui a pris la concurrence comme axe idéologique quasi unique, qui, bien sûr, fait le bonheur des peuples. On en voit le résultat en matière d'énergie !
En termes concrets, comment cela s'est-il traduit pour l'entreprise ? Lorsque je suis arrivé à la tête de cette maison, on ne nous parlait que d'une chose, traumatisme absolu, la mise en concurrence des barrages. Formidable idée ! Un barrage étant essentiellement un outil d'optimisation du système électrique puisqu'il est la seule « pile combustible » intelligente et efficace dont nous disposions aujourd'hui : un barrage sert d'abord à stocker bien plus qu'à produire. La mise en concurrence consistait à supprimer le stockage. C'est génial ! Et nous voyions débarquer sur nos sites des Canadiens, des Allemands, des Russes, des Chinois, le monde entier, qui venaient visiter les barrages.
Il se trouve que les barrages appartiennent à l'État et sont gérés par EDF. L'État avait envisagé d'obéir à la doctrine européenne et de mettre en concurrence les barrages. Je me suis battu avec l'ensemble de l'entreprise. Rien n'a été conclu, mais rien n'est réglé. Nous restons en lévitation. Les règles européennes existent toujours, nous ne les avons pas encore respectées, sans doute serons-nous sanctionnés.
La deuxième loi géniale est la loi du 7 décembre 2010 sur la nouvelle organisation du marché de l'électricité dite loi NOME, qui consiste à imposer à EDF la vente à prix cassé de 25 % de sa production électronucléaire à ses propres concurrents pour que ces derniers puissent vendre leur énergie aux clients d'EDF. Ce fut une réussite, nos concurrents sont devenus riches. C'est d'une pertinence absolue. J'ai dénoncé cette pratique pendant des années avec l'efficacité que vous constatez !
Pour couronner le tout, il fallait définir un prix de marché, puisqu'il n'y avait pas de marché. Le prix du marché a été indexé sur le gaz. Vous me demanderez pourquoi, puisque nous n'en utilisons pas : tout simplement parce que les Allemands utilisent le gaz. Toute cette démarche est une démarche allemande, toute l'argumentation européenne est une réglementation allemande.
J'ouvrirai une petite parenthèse, politiquement encore plus incorrecte. Depuis la création de la Bundesrepublik, l'Allemagne a choisi l'industrie comme axe majeur de son économie, l'Ostpolitik pour son développement. C'est clair et cohérent pour l'Allemagne.
Les Allemands ont compris leur problématique énergétique et ont tenté l' Energiewende, la transition allemande – ils ont inventé le mot avant nous –, qui s'est transformée en catastrophe absolue puisqu'elle s'est traduite par un affaiblissement historique des opérateurs allemands. Les deux grands, VEBA et RWE, se sont quasiment ruinés. J'ai d'ailleurs profité de l'occasion pour vendre notre propre filiale allemande aux Allemands avant qu'il ne soit trop tard. Je l'ai très bien vendue, pour sept milliards d'euros, ce qui m'a valu un procès, que j'ai gagné. Les énergéticiens étaient totalement dépassés et ruinés, et l'Allemagne vulnérable en matière énergétique. Comment voulez-vous que ce pays qui a fondé sa richesse, son efficacité, sa crédibilité sur son industrie accepte que la France dispose d'un outil compétitif aussi puissant qu'EDF à sa porte ? Depuis trente ans, l'obsession allemande est la désintégration d'EDF ; ils ont réussi !
Pour couronner le tout, il fallait séparer les réseaux de distribution et de transport du reste. Aujourd'hui, la France est une sorte d'Autriche-Hongrie rabougrie. Un empire est devenu une société productrice d'énergie électrique, qui n'a plus accès à ses clients, dont l'optimisation dépend de la société RTE, qui est en lévitation, avec laquelle EDF n'a plus de rapports possibles, puisqu'il lui est interdit de s'en occuper. Tout cela va dans le sens de la désoptimisation totale du système à laquelle nous assistons aujourd'hui.
Le second acteur du paysage est la politique nationale française. Vous connaissez le sujet bien mieux que moi. On a assisté à la recherche pathétique d'un accord électoral avec un parti antinucléaire, dont la seule doctrine était celle-là. On en voyait les prémices dès 1997-1998, avec l'abandon des réacteurs à neutrons rapides, première infraction dans le système, qui remettait en cause la logique du système nucléaire français. Ont suivi Fukushima et la formidable opération médiatique autour de la catastrophe : les 20 000 morts de Fukushima qui n'ont jamais existé, sauf à confondre le tsunami et l'accident nucléaire.
L'apogée a été la campagne de 2012 avec son cortège de joyeusetés : la fermeture envisagée et annoncée de vingt-huit réacteurs nucléaires, qui a évolué progressivement, car il fallait trouver une sortie, vers l'engagement pris sur la fermeture de Fessenheim, mais l'engagement était de baisser de 50 % la part du nucléaire dans la production électrique.
Plus encore, j'ai assisté avec grand désespoir à la mise au point de la théorie absurde de la décroissance électrique, qui m'a été imposée à l'époque avec beaucoup d'insistance par les pouvoirs publics. Il était de bon ton d'accepter l'idée, de gré ou de force, selon laquelle la demande électrique allait baisser en France, et que, par conséquent, le nucléaire était surpuissant et qu'il fallait en diminuer la puissance.
Tout cela a eu pour effet la baisse des efforts de recherche, le désalignement des stratégies des entreprises dépendantes de l'État – le CEA, Areva et EDF, mus par des courants divergents – avec pour corollaire l'affaiblissement global du système et, anecdotiquement, les difficultés de recrutement que nous avons connues. Dans ce paysage où le nucléaire était considéré comme infâme et où le nucléaire n'avait aucun avenir, comment voulez-vous recruter des gens compétents ? Le nucléaire avait pourtant disposé des meilleures compétences possible dans ce pays qui sait former des ingénieurs de très haut niveau.
Je considère, je vous prie de m'en excuser, qu'EDF ne surpaye pas ses collaborateurs de haut niveau ; ils sont normalement payés, mais non sur-rénumérés. Les différentiels de rémunération entre l'industrie et la finance sont devenus gigantesques ; entre l'industrie privée et EDF, l'écart s'est encore creusé. Pour finir, on leur explique qu'ils n'ont pas d'avenir et qu'ils devraient avoir honte de ce qu'ils font. Rien de plus attractif ! C'est ainsi que l'on est confronté depuis dix ans à une panne des recrutements de personnes de qualité qui se sentent honteuses aujourd'hui quand, par un hasard extraordinaire, on veut relancer le nucléaire. Telle est la situation.
Rien n'est jamais désespéré, mais les choses ont été très abîmées. Le constat est aisé. Quelques éléments extérieurs font qu'il s'impose à nous assez naturellement alors que la situation était visible depuis des années et que je l'ai dénoncée depuis très longtemps. Face à ce constat, que faire pour redresser le cap ?
Je pense nécessaire de se consacrer à des sujets et à des actions prioritaires. La réflexion est faite, l'action reste à mener. Si j'osais, je vous dirais : donnez donc la priorité au développement de l'hydraulique, car il existe encore des opportunités d'accélérer la filière hydraulique en France. Pourquoi hésiter, pourquoi attendre ? Enfin, faisons le nécessaire pour sécuriser le prolongement de la durée de vie du parc nucléaire existant. En agissant ainsi, nous pourrions progressivement redresser la barre et se donner le temps de relancer le nucléaire, car il faudra dix à quinze ans pour relancer le nouveau nucléaire, cela ne se fera pas du jour au lendemain.
Voilà, sans détours, monsieur le président, quelques explications sur ce que j'ai vécu.
Merci beaucoup, monsieur le président, de vos propos très clairs et compréhensibles par tous
Ma première question concerne les mécanismes européens que vous avez abordés : la loi Nome, l'Arenh (Accès régulé à l'énergie nucléaire historique) et son absence d'évolution. Sous votre mandat, comment était défini le tarif de l'Arenh ? Comment les mécanismes d'évolution étaient-ils alors imaginés ? Pourquoi un blocage est-il intervenu à un moment donné ?
L'Arenh m'a valu des combats homériques. L'État voulait absolument qu'il soit fixé à 39 euros. Le prix de 36 euros avait été évoqué, puis de 39 euros. Je me suis battu sans relâche pour obtenir 42 euros, ce qui était inimaginable à l'époque pour mes interlocuteurs. Bien évidemment, aucune évolution n'a été prise en compte. Je vous ferai même la confidence qu'à ce moment-là, en 2012, dans mon combat contre les administrations compétentes, du moins réputées comme telles, j'ai laissé filer la réglementation thermique de 2012 tant le combat sur l'Arenh était compliqué. J'ai préféré sacrifier ce combat qui conduit à une catastrophe qui favorise totalement le gaz. Les tarifs ont été fixés par voie autoritaire, au bout d'un combat très inégal : essayant de défendre le bon sens, j'étais dans le mauvais camp.
Le principe même du prix de cession était absurde. Pour un industriel, l'idée même d'accepter de céder sa propre production à ses concurrents virtuels, qui n'ont eux-mêmes aucune obligation de production, est surréaliste. Nous avons fait la fortune de traders, non d'industriels. Nous n'avions pas de concurrents, si ce ne sont quelques éoliennes dispersées aux quatre vents et quelques champs photovoltaïques ! C'est l'aspect risible du sujet.
Parallèlement, nous assistions à des campagnes de communication de ces traders qui prétendaient vendre de l'énergie verte : « Je vends de l'énergie verte. » Mais, camarade, c'est la mienne ! Nous avons assisté à cela pendant des années avant que le client, qui s'était laissé abuser, finisse par se rendre compte qu'il n'avait plus de garantie, cette garantie dont il s'était félicité pendant des années, le tarif régulé lui permettant une visibilité, une certitude, une cohérence, avait disparu. Où est le service public de l'électricité qui nous a tant et tant récompensés ? Pourquoi l'avoir abattu ? Pourquoi revient-il aujourd'hui à l'État de procéder aux compensations nécessaires pour que les personnes à faible revenu accèdent à l'énergie ?... Tout cela était écrit.
Au cours d'une précédente audition, on nous a décrit une forme de mécanisme de chantage autour de la révision du tarif de l'Arenh...
...et des concessions hydrauliques qui sont dans une impasse. Est-ce une situation que vous avez déjà vécue puisque l'Arenh n'a pas été revalorisé depuis 2012 ?
Cela ne m'a pas jamais impressionné, mais j'ai vécu tous les chantages. Le seul chantage qui m'obsède, c'est l'intérêt de la France. Pourquoi prendre la France en otage de ce genre de réglementation absurde ? Comment l'expliquer ?
La question de fond est simple : pour qui et à quoi servent ces réglementations, quel est leur objectif ? On me répondait qu'ainsi, avec la libre concurrence, on faisait le bonheur du peuple. Mais il n'y a qu'un seul producteur, camarade !
Il était clair que cela allait se traduire par un désastre. Nous y assistons aujourd'hui.
Dans votre propos introductif, vous avez évoqué la théorie de la décroissance du besoin électrique qui apparaît à partir de 2012. Avez-vous le sentiment que RTE a contribué à abonder cette théorie sur la base d'études supposées techniques ?
Le RTE d'avant ou d'après ?
Les technocrates sont cohérents avec eux-mêmes. Les extrapolations font partie du monde virtuel. Il suffit d'extrapoler à l'infini les économies d'énergie pour se convaincre de la baisse future de la demande d'énergie, d'énergie électrique en particulier. Mensonges sur toute la ligne. Les technocrates sont nombreux, il faut donc bien qu'ils s'occupent ! Mais comment voulez-vous l'expliquer à une personne qui serait simplement quelqu'un de bon sens ? Si l'on avait nommé un artisan boulanger à la tête de la direction générale de l'énergie, il n'aurait probablement pas réagi de la sorte.
Vous avez vécu ce basculement en 2012. Il est une question à laquelle nous n'avons pas encore trouvé de réponse : de quoi sont formés les 50 % qui constituent l'objectif de parts du nucléaire dans le mix électrique français ?
Les autres 50 %, voulez-vous dire ?
La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) de 2015 fixe à 50 % l'objectif du nucléaire. Comment a été construit ce pourcentage ?
Au doigt mouillé ! On a décrété que le tout nucléaire ne serait pas, que l'on allait baisser la part du nucléaire, qui se situait un peu au-dessus de 75 %, et qu'il fallait faire une ristourne. Tout cela au doigt mouillé, personne n'a jamais estimé autrement qu'ainsi ! Ensuite, on a réajusté. Pour atteindre 50 %, non seulement il fallait abaisser la consommation d'électricité, mais diminuer la part du nucléaire. Il était donc légitime de réduire le nombre de réacteurs. Personne, en revanche, n'a jamais su d'où provenaient les autres 50 %. L'hydraulique, certes, qui est renouvelable et stable ; c'est une très belle énergie. Le reste des sources renouvelables est l'expérience allemande : l'Allemagne a investi 500 milliards d'euros dans le renouvelable. On en voit l'efficacité !
C'est un mix assez carboné en ce moment, avec le charbon allemand, qui nous permet de tenir l'hiver.
N'oubliez pas la lignite, encore plus vertueuse !
Ma dernière question portera sur la filière. À l'époque où vous dirigiez EDF, Areva existait encore. Des batailles homériques ont été menées entre EDF et Areva pour vendre des EPR, le même EPR aux mêmes clients. Comment l'avez-vous perçu ?
Il n'y a jamais eu de vente d'EPR à qui que ce soit. Areva prétendait vendre des Atmea, un petit EPR de mille mégawatts qui n'a jamais existé.
Le gouvernement avait décidé qu'EDF était le chef de file de la filière nucléaire française. Il en était ainsi, j'ai hérité de cette responsabilité par la fonction que j'exerçais. Puis, le nouveau gouvernement de l'époque a décrété que ce serait le Premier ministre qui serait le patron de la filière nucléaire.
Je connaissais relativement bien, de mes fonctions précédentes, le Premier ministre qui avait été maire de Nantes. Je le voyais quelque peu gêné. Il organisait des réunions à Matignon de répartition des rôles. Ubu roi ! Il y avait onze ministres, onze directeurs de cabinet, vingt patrons de l'administration et quatre pelés, dont Gérard Mestrallet, Anne Lauvergeon, Patrick Kron et moi-même, et nous nous répartissions les développements du nouveau nucléaire à l'international. J'ai assisté à des réunions hautes en couleur !
Le roi de Jordanie était venu à Paris – il y était déjà venu lors du précédent gouvernement – pour acheter aux Français un réacteur nucléaire, mais un 900 mégawatts du parc existant, un réacteur amorti que la France lui enverrait. Le gouvernement lui avait répondu qu'un réacteur n'étant pas mobile, on lui en construirait un. Le Premier ministre nous a demandé qui s'occupait de la Jordanie. Tout le monde regardait ses chaussures ; je donnai le nom de Gérard Mestrallet. Le Premier ministre s'est étonné de ce cadeau fait à Gérard Mestrallet. J'ai confirmé le fait qu'il était en charge des dossiers jordaniens. M. Mestrallet n'osait dire non. Le Premier ministre a insisté et m'en a demandé les raisons, ce à quoi je lui ai répondu qu'en Jordanie, il n'y avait ni d'eau pour refroidir les réacteurs ni d'argent pour payer, autant que ce soit lui !
(Sourires.)
Ensuite, nous étions censés vendre des Atmea à la Turquie. J'ai indiqué que cela concernait Mme Lauvergeon, puisque les Atmea n'existaient pas. « Comment ! » s'est-elle exclamée, devenant toute rouge. Il est un fait, les Atmea n'ont jamais existé ! La répartition était assez simple en l'occurrence.
Le projet de la Grande-Bretagne est venu sur la table. C'était l'époque où l'on commençait la négociation sur la centrale d'Hinkley Point et les EPR britanniques. Mon prédécesseur, que vous avez interrogé, avait racheté British Energy, devenue EDF Énergie. Nous étions donc propriétaires de tous les sites nucléaires britanniques. J'avais proposé aux Britanniques de nous les racheter et d'opérer le développement qu'ils souhaitaient, mais tant que EDF était propriétaire des sites, j'en décidais. L'affaire a été vite réglée, il n'y a pas eu de longs débats.
Oui, après la dérive d'Areva. Nous avons vu ce que cela a donné.
Oh, la vanité ! La mission d'Areva était d'être chaudronnier et de gérer les centres de retraitement. Concevoir et vendre des réacteurs n'étaient pas son métier. On en a vu les conséquences, tout d'abord, dans la conception de l'EPR, dont on aurait beaucoup à dire, et dans la « réussite » phénoménale de la centrale d'Olkiluoto qui a cloué le cercueil d'Areva ! Après le dépôt de bilan d'Areva, ce fut une autre histoire.
Merci, monsieur le président, pour ces premières réponses.
Vous arrivez à la tête d'EDF en 2009, mais vous êtes administrateur chez EDF depuis 2005. Dans quel état trouvez-vous l'entreprise en termes de capacités d'investissement, de compétences, de moral des troupes et de projections sur l'avenir en matière de production d'énergie nucléaire et de production d'énergies renouvelables ?
Il est traditionnel que le nouvel arrivant trouve beaucoup de défauts à son prédécesseur et, bien sûr, à son successeur !
J'ai trouvé, quant à moi, une maison en assez bon état, avec de très belles compétences. Je dois reconnaître que j'ai été très heureux de la densité des compétences que j'ai trouvées à mon arrivée. En outre, EDF, qui avait tout de même financé le programme nucléaire français, ce que l'on oublie souvent de mentionner, ne rencontrait pas de grandes difficultés financières. L'endettement de la société en était le résultat, mais il était parfaitement acceptable.
J'ai donc trouvé une maison plutôt en bon état. J'ai essayé de lui donner une impulsion supplémentaire. J'ai procédé à quelques arbitrages : j'ai donc vendu la filière allemande ; j'ai repris le contrôle de la filière italienne puisque nous détenions 40 % de la filière italienne Edison et 2,5 % du droit de vote – nous avons pris le contrôle d'Edison par échanges de titres avec les organisations de l'Italie du nord, sans rien débourser ; j'ai, par ailleurs, mené à bien la négociation du contrat britannique sur le nucléaire.
J'ai quitté EDF avec émotion à la fin de l'année 2014, le bilan ayant, par définition, été arrêté par mon successeur. Lorsque l'on quitte une entreprise à la fin de l'année, le successeur arrête les comptes.
Le bilan de l'année 2014 s'est établi à 78 milliards d'euros de chiffre d'affaires, 17,5 milliards d'Ebitda (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement), et le résultat net après impôts ressortait à 3,75 milliards, le meilleur résultat obtenu par EDF de tout son parcours. Le ratio dette/Ebitda, qui sert à calculer le niveau d'endettement, acceptable puisque ce n'est pas la valeur absolue qui compte, était légèrement inférieur à trois, parfaitement acceptable au regard des normes les plus sévères. J'en félicite mes équipes, car il ne s'agit pas d'un travail individuel, mais EDF était en pleine forme, malgré toutes les vicissitudes auxquelles nous avions été soumis par les réglementations françaises et européennes, loi Nome et autres. Nous avions donc survécu à tout cela. Il n'en reste pas moins que toutes ces réglementations ont abîmé durablement les performances de l'entreprise – nous en avons vu les conséquences.
Une préoccupation se dessinait toutefois en matière sociale. Je n'avais pas été confronté à des mouvements de grève au cours des cinq années de mon mandat ; le climat social était apaisé. La préoccupation portait plutôt sur la formation qui, à mon sens, méritait d'être renforcée. J'ai donc créé un centre de formation dédié afin de renforcer la capacité de formation des équipes au sens large, en ne me limitant pas aux cadres dirigeants. Par ailleurs, une préoccupation de fond portait sur le renouvellement des cadres du nucléaire, auquel nous n'avons pas réussi à apporter une vraie réponse pour les raisons que j'ai rappelées : le désamour du nucléaire dans l'opinion publique et les médias, et le fait que l'on respectait une norme de rémunération assez exigeante.
À votre arrivée ou quasi simultanément, le rapport Champsaur a été rendu au ministre de l'époque, M. Jean-Louis Borloo, qui a mis en œuvre l'une des deux préconisations principales qui est devenue l'Arenh. Vous avez indiqué que vous aviez alerté à de nombreuses reprises. Vous êtes-vous entretenu avec le ministre de l'époque pour lui expliquer que vous considériez que c'était une erreur et une faute industrielle pour EDF ?
Il acquiesçait : « Je comprends, je comprends, je comprends. » Oui, mais que faisons-nous ? Il arrive un moment où la décision l'emporte sur la réflexion, et l'on ne peut éterniser ce moment.
Encore une fois, cette mesure était inique, destinée à casser la logique de l'entreprise EDF, et je déplore qu'elle ait été acceptée par le gouvernement français, bien sûr, sous la pression bruxello-allemande.
Je n'ai pas la vanité de décider à la place du politique, j'ai simplement souhaité alerter pendant toute la période de mon mandat.
Vous succédez à Pierre Gagonneix qui a expliqué lors de son audition qu'il s'était battu pour faire remonter les investissements d'EDF, notamment en France, et qu'il alertait le gouvernement depuis de nombreuses années sur la question du prix de l'électricité et la capacité pour EDF, avant même le vote de l'Arenh, à investir dans un monde où le prix de l'énergie ne reflétait pas les investissements nécessaires. J'imagine qu'il vous a transmis cette alerte à votre arrivée. Quelle réflexion cela vous a-t-il inspirée ? En avez-vous parlé aux pouvoirs publics ?
Bien évidemment ! J'ai négocié une pente tarifaire avec les pouvoirs publics au plus haut niveau. Plutôt que de procéder par augmentations successives, disposer d'une visibilité me paraissait préférable. Je crois davantage à une forme d'indexation des tarifs qui, par projection, permet à chacun de gérer ses contraintes. Peut-être est-ce mon ancien métier d'opérateur délégué de service public dans la distribution d'eau ou dans les déchets qui veut cela. Dans ces secteurs, des formules de variation de prix sont négociées à l'avance et permettent d'anticiper des évolutions tarifaires plusieurs années à l'avance, de sorte que les responsables politiques puissent en prendre acte et secourir les personnes qui ont besoin d'être aidées, tout cela intervenant dans un continuum plus rationnel. J'ai négocié cela et reconnais avoir obtenu de mon interlocuteur une pente tarifaire.
Quelques mois plus tard, elle a été cassée par décret du ministre ou de la ministre. J'en ai eu sept en cinq ans ; cela fait aussi partie des joyeusetés qui s'attachent au sujet. On investit sur des durées très longues, c'est un métier où l'on gère le temps long : les investissements sont amortis sur quarante, soixante ans, voire cent ans pour les barrages, non pas comptablement mais économiquement. Travailler avec des ministres dont la durée de vie ne dépasse pas neuf mois est assez difficile à gérer ; je le dis pour l'avoir vécu. Chaque ministre est très demandeur de communication et désireux d'attacher son nom à un projet populaire. Prendre la décision de refuser l'augmentation des prix de l'électricité était, à court terme, relativement populaire. J'y ai eu droit aussi.
La discussion avec les pouvoirs publics, sous toutes leurs formes, est inévitablement complexe, mais tout cela remonte assez vite à de très hauts niveaux, car personne ne peut prendre une telle décision sans avoir l'aval et l'accord explicites du politique. Je comprends qu'augmenter les tarifs place le politique en difficulté. C'est la raison pour laquelle j'ai suggéré une gestion commune au travers d'une pente tarifaire. J'ai toujours la faiblesse de penser que c'était la bonne solution.
Vous décrivez donc à votre arrivée une entreprise globalement en bon état, y compris du point de vue de sa santé financière et de ses compétences. Un projet doit néanmoins vous interroger à votre arrivée, celui de l'EPR de Flamanville. En 2005, vous êtes administrateur. La construction d'un seul réacteur est lancée. Selon le rapport Folz, le coût est estimé à environ 3 milliards d'euros avec une mise en service prévue en juin 2012.
C'était le livre de référence d'Areva !
À votre arrivée en juillet 2010, le coût est de 5 milliards d'euros avec un couplage prévu au réseau en 2014. En novembre de la même année, le coût atteint 9 milliards, le démarrage étant prévu en 2017.
Pouvez-vous nous expliquer ce qui s'est passé lorsque vous étiez administrateur et ensuite président d'EDF ?
Malheureusement oui ! L'EPR est un engin trop compliqué, quasi inconstructible, dont on voit aujourd'hui les difficultés. Les grands patrons du nucléaire d'EDF les avaient anticipées, mais la dérive d'organisation du système nucléaire et la prédominance d'Areva dans ce dispositif, pour des raisons non techniques et absurdes, ont fait que l'EPR était le seul outil disponible dans notre univers.
Administrateur indépendant, j'ai pesté contre les avenants au contrat de construction de l'entreprise. Nous en étions au quinzième avenant. Tous les trois mois, un avenant était porté à la connaissance du conseil. J'avais alors mis en avant qu'il s'agissait un contrat au forfait. J'ai rencontré le patron, au patronyme bien connu, de l'entreprise de construction de Flamanville. Je lui ai dit que cela ne pouvait continuer ainsi ; il m'a alors emmené sur le site. L'entreprise connaissait une situation relativement confortable, dans la mesure où il m'a dit que s'il n'obtenait pas gain de cause, il arrêtait les travaux, car il ne s'en sortait pas financièrement. Il avait déjà perdu 250 millions d'euros. C'est ainsi que nous avons vu passé le 17e, le 18e, le 19e et le 20e avenant. C'était une vis sans fin !
J'ai eu la faiblesse d'annoncer la connexion au réseau en 2014 parce que mes ingénieurs l'avaient prévue en 2012. J'avais pris deux ans de marge. Or le réseau n'est toujours pas connecté en 2022. L'EPR pose un vrai problème.
Vous avez raison, c'est intolérable. Il faut revoir la conception de l'EPR.
Nous ne recherchons pas des fautes individuelles, nous voulons comprendre ce qui peut permettre à des ingénieurs d'EDF de présenter au président-directeur général un délai et un coût, que l'on sait inenvisageables d'un point de vue technique.
Ni maîtrisables. J'ai changé les équipes, je n'ai pas réussi à changer l'EPR.
Nous sommes à la conjonction de deux phénomènes. D'une part, la complexité du design de l'EPR qui est totalement à revoir. Après le départ de Mme Lauvergeon, nous avions lancé un premier travail en commun avec Areva pour concevoir un EPR nouveau, qui ne s'appelait pas encore EPR 2 et que l'on croyait destiné à la Pologne – qui a fini par acheter américain –, afin de tirer les enseignements des erreurs de départ de l'EPR.
D'autre part, la filière nucléaire française n'a plus construit de nouveau réacteur depuis vingt ans. Le savoir-faire en matière de maintenance a été bien maîtrisé. En revanche, ce n'est pas le cas en matière de construction nouvelle.
J'ai imaginé – et telle est l'orientation que j'ai donnée au cours de mon mandat – qu'il fallait repenser l'EPR en totalité, construire un réacteur différent, au nouveau design, dont la mise au point prendrait dix à douze ans. Pendant ce temps, nous ne pouvions pas laisser la filière nucléaire sans carnet de commandes. Le grand carénage, c'est-à-dire les investissements de rénovation du parc existant, ne suffisant pas, je pensais à l'époque à une coopération avec les Chinois et les Russes, qui étaient ceux qui développaient le nouveau nucléaire. Il se construit dix réacteurs chaque année en Chine et les Russes comptent à peu près quarante nouveaux réacteurs en commande. Je pensais qu'il était bon pour la filière française de ne pas être absente et qu'en attendant un réacteur français, nos entreprises pourraient travailler sur le nouveau nucléaire. Nous connaissons la suite, mais comment j'avais imaginé l'évolution.
Je comprends donc que se pose une question de compétences lorsque vous arrivez à la tête d'EDF car, si le dernier réacteur a été mis en service au début des années 2000, le déficit de compétences ne devait pas être si grand.
Il y a un déficit d'expérience des sous-traitants, de construction. L'effet de série qui avait tant réussi à la France, qui a construit jusqu'à cinq réacteurs par an au moment de la réalisation du parc, a eu un effet extrêmement positif sur la filière. Ne plus en avoir construit depuis quinze ans, car la mise en service du dernier EPR signifiait qu'il était déjà construit, a eu un impact extrêmement négatif sur la même filière – le BTP, l'industrie lourde, la chaudronnerie –, dont on voit les conséquences aujourd'hui.
À la suite des questions soulevées par le président, je vous interrogerai sur les projections au cours de la période de 2012, à la fois sur les prévisions de consommation d'électricité et sur la capacité à renouveler les énergies renouvelables.
Le directeur général de l'énergie et du climat, en poste en 2012, nous a indiqué qu'à cette époque, les prévisions de RTE sur la consommation électrique apparaissaient crédibles. Elles n'ont d'ailleurs pas été invalidées avec le temps, puisque les prévisions à court terme se sont révélées assez stables ; le changement est intervenu plus tard.
Première question : à l'époque, aviez-vous déjà l'intuition que ces prévisions n'étaient pas bonnes ? Aviez-vous connaissance d'interlocuteurs qui savaient que ces prévisions, qui étaient pourtant celles de RTE, n'étaient pas bonnes ?
Seconde question : le directeur général de l'énergie et du climat nous a expliqué qu'il avait fait le tour des interlocuteurs en accédant à ses responsabilités. J'imagine qu'il a rencontré le PDG d'EDF. Il a souligné que déjà, à l'époque, le nouveau gouvernement avait des objectifs très volontaristes en matière d'énergies renouvelables. Ce scénario lui a paru plausible, y compris eu égard aux capacités industrielles du pays. Partagiez-vous à l'époque cette analyse ?
Vous avez rencontré le nouveau DGEC à la fin de l'année 2012. Vous rapportez que le gouvernement considère que les capacités en énergie renouvelables sont importantes. Qu'en pensez-vous en tant qu'énergéticien ?
À cette époque, le parc nucléaire français fournissait de 75 à 80 % des besoins électriques de la France, l'hydraulique entre 12 et 12,5 %. Restait un delta qui était réservé aux moyens de pointe. Nous dispositions encore de quelques centrales de pointe, des centrales au fioul situées dans l'ouest de Paris et quelques centrales de charbon, ensuite transformées en charbon propre. On pouvait considérer que le renouvelable avait potentiellement une place à occuper. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de prendre le contrôle d'EDF Énergies nouvelles, qui étaient la filiale d'EDF dédiée à 50/50, dont le fondateur était Pâris Mourataglou.
Il fallait d'abord montrer que nous n'étions pas totalement absents des énergies nouvelles et que nous n'étions pas des nucléaristes obstinés et, ensuite, que ces moyens pouvaient être utilisés éventuellement en complément de la capacité existante, sans oublier que le renouvelable est intermittent, le stockage n'est toujours pas disponible. Nos centres de recherche considèrent encore aujourd'hui que vingt à vingt-cinq ans sont nécessaires avant que le stockage soit efficace en termes économiques. Le renouvelable reste une énergie complexe à gérer, auquel on accorde par principe la priorité d'accès au réseau, mais qui n'intervient que lorsqu'il y a du vent ou du soleil, c'est-à-dire ni la nuit ni quand il fait très froid car, en principe, il n'y a pas de vent quand il fait très froid. Le renouvelable n'est donc pas utile en période de pointe.
L'injection du renouvelable dans le système impose une flexibilité au nucléaire dont ce dernier ne dispose pas spontanément. Nous avons investi pour mettre au point un système afin de rendre les centrales plus flexibles, car elles sont conçues, en principe, pour des besoins de base. Telle est la façon dont je considérais le renouvelable. Selon moi, la France n'est pas un pays où le renouvelable a une place considérable à prendre.
Ces dernières années, une capacité entre 12 et 15 gigawatts de production pilotable a été fermée, dont une partie sous votre mandat. Comment le choix de fermer des centrales pilotables – charbon, fioul – intervient-il, s'imagine-t-il, se conçoit-il à l'échelle du système et de la pointe ?
Tout d'abord, cela se conçoit longtemps à l'avance. Nous avions décidé d'arrêter le fioul parce qu'il s'agissait de l'énergie la moins compétitive et la moins propre. Lorsque j'ai pris les rênes d'EDF, le projet de fermeture des centrales au fioul était déjà dans les cartons. Quant au charbon, nous savions que son avenir était limité, si ce n'est que nos équipes ont conçu des centrales thermiques à charbon propre, à la centrale de Cordemais en particulier, qui répond à toutes les exigences de qualité environnementale. Par conséquent, on pouvait l'utiliser en pointe ou en appoint.
Les décisions se prennent des années à l'avance, car les problèmes industriels et sociaux sont à prendre en compte et à traiter, ce qui ne s'improvise pas. On ne peut gérer de telles décisions à la petite semaine. Un biseau dans le temps doit être établi. J'ai pris quelques initiatives et mis en œuvre celles prises par mes prédécesseurs dans ce domaine.
Il est essentiel : la capacité de production doit pouvoir répondre, y compris jusqu'à la pointe. Sachant qu'il existe par ailleurs des interconnexions, notre capacité de production excédentaire est facilement exportable. EDF était exportateur net d'énergie électrique pendant toute la période de mon mandat. En réalité, dans la même journée, on achète et on vend, car nous optimisons. Mais, globalement et pour simplifier, EDF était exportateur net d'énergie électrique. À l'époque, la production d'électronucléaire tournait autour de 420 à 430 térawattheures ; l'hydraulique, qui sert d'optimisation, était assez stable. L'essentiel du parc français répondait donc aux besoins et à la pointe, hormis quelques rares exceptions lors des très grands froids l'hiver.
J'ai assisté à quelques réunions au centre de dispatching de RTE à Saint-Denis. On évoquait l'éventualité de délestages partiels qui n'ont jamais eu lieu, mais ils étaient prévus, le cas échéant, pour répondre à une crise éventuelle. On ne peut d'ailleurs jamais exclure un problème sur une centrale. C'est arrivé l'été en raison de la baisse du régime d'étiage des fleuves qui nous imposait, par précaution et souci environnemental, d'arrêter des réacteurs afin d'éviter que les eaux de refroidissement ne pompent par trop la rivière. C'est arrivé, mais sans que ne se produisent jamais de graves dysfonctionnements.
C'est sous votre mandat que démarre la prospective du projet Hinkley Point. Comment avez-vous imaginé à l'époque la structure de son financement ?
Hinkley Point est la première étape d'un programme nucléaire britannique qui en compte trois, prévu et négocié avec les pouvoirs publics. J'ai négocié personnellement le contrat avec le Premier ministre britannique.
Le financement était très simple. Le contrat portait sur plusieurs thèmes.
Premièrement, la construction de deux réacteurs nucléaires EPR.
Deuxièmement, j'ai réussi à faire adopter par les Britanniques un contrat qu'ils appelaient Contract for difference, qui n'est autre que l'application en droit britannique de ce que nous appelons en France un contrat de garantie de recettes dans le transport public. Je me suis calqué sur ce schéma : une bande passante tarifaire est prévue ; si les prix du marché la dépassent, une redevance est due au concédant qu'est l'autorité britannique ; si, inversement, les recettes sont insuffisantes, le gouvernement britannique a droit à une subvention jusqu'au haut de la bande passante. Cela correspond exactement au contrat de garantie de recettes à la française. Le contrat de base d'Hinkley Point se fonde sur ce principe.
Troisièmement, j'ai négocié avec les Britanniques que le tarif appliqué serait de 92,50 livres le mégawattheure quand, à l'époque, le prix du marché en Grande-Bretagne était de 40 livres. Le contrat était garanti sur trente-cinq ans à 92,50 livres le mégawattheure.
Enfin, j'ai négocié avec les pouvoirs publics britanniques que EDF soit actionnaire à 45 % seulement du projet afin que nous déconsolidions la dette de notre bilan. Il manquait 55 %. J'avais tordu le bras d'Areva pour lui imposer de prendre 10 % du capital, sous les couinements de mon interlocuteur, Luc Oursel, qui nous a malheureusement quittés prématurément. Je l'avais informé que le capital social serait de 5 à 7 milliards de livres. Dix pour cent représentant 700 millions de livres, je lui avais proposé de lui verser un acompte sur commande, à due concurrence, évitant tout problème de trésorerie. Il a finalement accepté.
Puis, j'étais parti vendre le projet en Chine. J'ai trouvé deux acteurs chinois : China National Nuclear Corporation (CNNC) et China General Nuclear Power Group (CGN), notre partenaire historique. Cela s'est fini, comme toujours, par un arbitrage du président chinois, Hu Jintao à l'époque, qui a désigné CGN comme opérateur, en demandant aux deux nucléaristes d'être à parité. CNNC et CGN voulaient prendre 45 % du capital. Je pensais qu'avoir une participation chinoise à 45 % poserait problème. Je ne voulais pas qu'ils soient à parité avec nous afin d'éviter tout conflit de responsabilité ; j'avais donc convaincu les Saoudiens qui avaient un programme nucléaire « sous le coude » de se joindre au projet. Les Saoudiens avaient choisi le groupe Ben Laden pour être leur représentant. J'avoue avoir rencontré un succès mitigé auprès de David Cameron quand je lui ai annoncé que le groupe Ben Laden allait investir dans le nucléaire en Grande-Bretagne. Il m'a dit : « Non, attendez, les Chinois, c'était déjà difficile, mais Ben Laden dans le nucléaire... Laissez-moi passer les élections. » Il a été battu.
L'idée reposait donc sur une participation à hauteur de 45 % d'EDF et des consolidations. Le sujet se limitait, d'une part, au capital social, mais 7 milliards de livres ne sont pas la mer à boire, et 45 % de 7 milliards ne représentent pas un montant problématique pour EDF. D'autre part, la dette, autre élément de discussion, était garantie par la Banque d'Angleterre. Passant un contrat avec les Britanniques, il me semblait préférable de se garantir. J'ai pensé que les 92,50 livres ne seraient appliqués que dix ans plus tard – j'étais optimiste sur la construction de l'EPR ! – et qu'il valait mieux que les Britanniques soient solidaires de l'équilibre économique du projet. Aussi leur ai-je demandé de garantir la dette, ce qu'ils ont accepté. Le financement ne posait guère de problèmes métaphysiques. Après mon départ, le contrat a évolué de manière très différente, d'où la démission de mon directeur financier.
Merci, monsieur Proglio, de votre exposé très complet qui couvre des sujets très différents.
Au début de votre présentation, vous avez soulevé un sujet assez original sur lequel j'aimerais que vous reveniez, à savoir le problème de la rémunération des professionnels, en particulier des cadres, aussi bien dans l'ingénierie que dans la gestion, susceptibles d'être conservés dans la filière par rapport à la concurrence mondiale qui s'opère s'agissant des cadres dirigeants et des ingénieurs. Pourriez-vous revenir sur la situation que vous avez trouvée : retenir les talents susceptibles de quitter votre entreprise pour d'autres entreprises françaises ou internationales a-t-il été un problème ? Conserver ou retenir des talents continue-t-il d'être une difficulté à l'heure actuelle ? Une réflexion doit-elle être menée pour garder les compétences formées en France ou, le cas échéant, pour attirer des compétences de l'étranger dans la reconstitution de la filière ?
Vous avez évoqué le potentiel d'énergie hydraulique qui reste à exploiter. Lorsque vous étiez président d'EDF, avez-vous transmis aux gouvernements des éléments quantifiés sur le potentiel restant à exploiter, aussi bien pour la production d'électricité que pour l'installation de nouvelles Step (station de transfert d'énergie par pompage-turbinage) ?
Vous avez souligné – j'essaie de respecter les termes que vous avez employés – que vous aviez assisté à des décisions absurdes ; vous avez ajouté que les conséquences de ces décisions étaient prévisibles. Vous avez également décrit des capacités d'influence, des lobbyings de l'Allemagne, qui ont réussi, au travers de l'autorité bruxelloise. Comment expliquez-vous qu'une nation arrive à défendre, d'un côté, des intérêts purement nationaux à l'échelon européen et que, inversement, des responsables politiques, vos interlocuteurs, mais aussi des responsables industriels, voire des responsables administratifs, non soumis à la pression des élections et, par nature, inamovibles et protégés, ne défendent pas l'intérêt national, voire prennent des décisions en pleine connaissance de cause contraires à l'intérêt national, et même contraires à leurs propres intérêts égoïstes ?
Vous avez poursuivi votre propos en évoquant les conséquences financières de l'Arenh. Depuis de nombreuses années, avant même mon mandat, j'ai essayé d'obtenir une estimation de la perte financière qu'a représenté la mise en place de l'Arenh pour EDF. Cette perte liée à l'augmentation de l'Arenh a été estimée à 16 milliards d'Ebitda sur un an, de mémoire. Certes, les circonstances étaient exceptionnelles. Cela dit, même avant la crise du gaz et l'emballement du prix de l'électricité européenne, en tant que dirigeant d'EDF, avez-vous estimé et transmis au gouvernement le montant que l'Arenh faisait perdre à EDF ? Par projection, combien a-t-on perdu sur l'ensemble de ces années ? Au-delà de la question du prix de l'électricité que vous avez bien expliquée, quelles ont été les conséquences de l'Arenh pour la pérennité et la capacité d'investissement d'EDF ?
Sous les questions du président de la commission, vous avez commencé à aborder les questions des filières industrielles. Vous avez cité M. Kron, à l'époque président d'Alstom, Mme Lauvergeon, présidente d'Areva, et M. Mestrallet, responsable de Suez. La filière industrielle de production de matériel industriel s'est effondrée avec la vente d'Alstom. Vous avez été président d'EDF entre deux événements : d'une part, le premier démantèlement d'Alstom sous l'impulsion bruxelloise que l'on présentait à l'époque comme un plan de redressement – mon propos n'engage que le parti que je représente : c'était le premier plan d'affaiblissement d'Alstom, prémices de son effondrement ; d'autre part, sa vente par M. Montebourg, puis M. Macron.
Vous avez donc vécu la période intermédiaire, notamment les relations entre Alstom et Areva. On avait obligé Alstom à transmettre à Areva ses transmissions-distributions, qui était une filière particulièrement rentable qui, me semble-t-il, est revenue à Alstom sous votre mandat. En tant qu'expert du domaine, avez-vous un commentaire à faire sur la fragilisation aussi bien d'Alstom que d'Areva, voire d'autres filières comme Power Conversion, dont vous avez eu à connaître le dossier ?
En tant qu'acteur, le gouvernement vous a-t-il demandé, à un moment ou à un autre, de reprendre le contrôle capitalistique de certaines activités industrielles ? Pensez-vous que cela aurait été une bonne idée ? Les dirigeants d'EDF ont ensuite, visiblement sous la contrainte, pris le contrôle de certains outils industriels, faisant savoir au gouvernement, selon les informations dont nous disposons à travers la presse, que ce n'était pas précisément le métier d'EDF. Cela ne l'a pas empêchée d'acquérir Framatome et de récupérer les turbines Arabelle en 2021. Que pensez-vous de ces mouvements ? Estimez-vous que c'est le métier d'EDF ou, au contraire, qu'il aurait été préférable de créer un champion type CGE, capable de maîtriser l'ensemble de la filière industrielle comme le font Toshiba, Hitachi et d'autres conglomérats à travers le monde ?
Autre sujet industriel, sauf erreur de ma part, sous votre mandat, vous avez acquis Photowatt, producteur de panneaux photovoltaïques français. Quelles sont les conditions de cette acquisition ? S'agissait-il d'une stratégie de votre part, d'une demande du gouvernement ? Que pensez-vous de cette entreprise ? Plus globalement, le Parlement étudie actuellement la suite de la planification du potentiel photovoltaïque dupliqué par dix, sans filière française. Que pensez-vous de la stratégie qui a été menée pour développer et protéger – ou surtout ne pas protéger – la filière française ? Quelle leçon pourrions-nous en tirer afin que cela ne se reproduise pas ?
Pourriez-vous nous éclairer sur les conditions des négociations du réacteur Penly 2 ? Où en étaient les négociations ? Comment ont-elles pris fin ?
Enfin, il me semble que vous étiez particulièrement offensif – selon moi, à juste titre – dans la défense des intérêts d'EDF, et donc du contribuable consommateur, dans l'accord de fermeture de la centrale de Fessenheim. Je ne sais plus si c'est sous votre mandat ou sous celui de votre successeur que l'accord final a été conclu. Que pensez-vous de cet accord ? L'analyse du parti que je représente estime qu'il s'agit d'un accord au rabais, qu'il ne défendait pas les accords d'EDF. Une fois de plus, EDF n'a-t-elle payé à double titre, en fermant son outil d'industrie économique et en acceptant un accord fondé sur des fondamentaux économiques qu'aucune autre entreprise privée n'aurait accepté ?
Au regard de votre expertise, estimez-vous que des étapes définitives du démantèlement de la centrale de Fessenheim ont été franchies puisque, depuis une semaine, on entend des voix discordantes sur ce sujet ?
Les rémunérations sont un sujet extrêmement sensible et, en tout état de cause, difficile à aborder parce que le public a du mal à considérer le niveau de rémunération des cadres dirigeants.
J'ai dirigé la Générale des Eaux, devenue Veolia, où j'ai eu la chance de sévir pendant très longtemps. À mon départ, cette maison comptait 300 000 collaborateurs. EDF n'en compte que 180 000. Autant Veolia comprend 20 % de cadres et agents de maîtrise et 80 % de cols-bleus, autant le rapport est rigoureusement l'inverse chez EDF, puisque l'essentiel des travaux est sous-traité et seule l'activité de distribution, d'emploi et de transport comprend des effectifs de cols-bleus en nombre significatif. Pour le reste, EDF compte essentiellement des cadres et des agents de maîtrise.
Les coûts de personnels d'EDF, société globale, société intégrée, si je puis dire – si l'on pouvait continuer à intégrer la distribution à la production – représentent 11 % du chiffre d'affaires. Chez EDF société-mère, qui recouvre la production et la recherche, soit l'essentiel de ce qui reste à ce jour, on descend à 9 %. C'est dire que l'impact de 10 % d'économie sur la masse salariale d'EDF est modéré, pour ne pas dire très faible. Cela ne signifie pas pour autant qu'il ne faille pas le faire. Les chiffres sont difficiles à manier : soit on les met sur la place publique et les gens vous demandent à quoi cela sert. Pourquoi subir des grèves si serrer un peu la vis, éviter les sureffectifs, gérer avec rigueur n'a aucun impact sensible sur le résultat ? En même temps, vous voyez bien le risque que l'on prend selon qu'on le fait ou non. Le sujet n'est donc pas simple.
Pour revenir au monde réel, force est de constater que le monde de la finance affiche un niveau de rémunération inaccessible par le monde de l'industrie. Le coefficient multiplicateur peut être très important, y compris au sein d'EDF. La particularité du salaire des cadres d'EDF réside, pour une large part, dans le fait que certains sont sous statut, que d'autres sont hors statut, la différence étant que des personnes bénéficient des avantages statutaires contrairement à d'autres et que l'écart entre les deux est d'environ 15 %, les non-statutaires étant 15 % mieux payés que les statutaires, ce qui rend la discussion du statut sensible. Je n'aurais pas de termes simplistes pour évoquer les régimes spéciaux, comme d'aucuns le prétendent. Il faut faire très attention à ce que l'on dit.
Arrivant fin novembre-décembre 2009, j'ai convoqué ma DRH pour passer en revue les cadres et prendre la mesure de leur profil. C'est le moment des augmentations, des bonus, c'est le moment de l'année où l'on se penche sur le sujet. Elle m'a dit : « Mais vous n'y pensez pas, monsieur ! » J'ai insisté. Elle m'a répondu qu'ils étaient très nombreux. Je lui ai répondu que nous y passerions les week-ends, les nuits, y compris les fêtes s'il le fallait, mais que nous le ferions. Je l'ai fait.
J'ai été surpris du niveau relativement modéré, pour ne pas dire très modéré, des rémunérations des cadres d'EDF, notamment dans le nucléaire. J'ai posé la question. Il m'a été répondu qu'il n'y avait pas de concurrence, et il est vrai qu'il n'y a pas d'autres sociétés nucléaires en Europe qu'en France depuis que l'Allemagne est sortie du nucléaire. En vertu du libéralisme et en l'absence de concurrence, on considère comme inutile de payer les gens plus qu'ils n'acceptent de l'être. Ce n'est pas ainsi non plus qu'on les recrute ! J'ai donc essayé de corriger le tir, ce qui m'a valu quelques remarques acerbes de la Cour des comptes qui estimait que « Proglio achetait la paix sociale » !
Il faut avoir cela à l'esprit lorsque l'on parle d'un sujet qui a pour horizon le long terme. La compétence de demain se construit aujourd'hui. Nous avons donc perdu des cadres, et nous continuons d'en perdre. Dès qu'il a pu prendre sa retraite, le patron du parc nucléaire français est parti au Canada gérer une utility américaine comptant deux ou trois centrales nucléaires. Il a multiplié par trois sa rémunération et il vit au Canada où les impôts sont inférieurs. Il a quelques avantages.
N'oubliez pas cela : il faut savoir reconnaître les mérites et le talent des gens, et non pas uniquement se limiter à la concurrence. Je crains que l'on ne fasse pas grand-chose pour faire évoluer la situation. Je le dis de manière très sincère et très simple. J'ai découvert cette maison sur le tard. En principe, on ne devient pas président d'EDF en début de carrière. J'avais donc une longue expérience de gestion des hommes et des talents. Il faut y être très attentif, et que l'État le soit plus qu'il ne l'est à l'heure actuelle. Ce n'est pas par le nombre mais par le talent que l'on construit une aventure.
S'agissant de l'hydroélectricité, je n'ai pas fait le recensement ni porté à la connaissance des pouvoirs publics les textes exhaustifs des opportunités qui existent, mais il suffit de se rendre sur le terrain, auprès des collectivités territoriales, qui sont mieux à même que les grands spécialistes de vous dire quels sont les potentiels présents. Je sais que dans la région niçoise, dont je suis originaire, on peut sensiblement augmenter les capacités hydrauliques par des investissements raisonnables, grâce au relief qui est adapté. Il en va de même de chaque région française.
Nous aurions intérêt à favoriser la coopération entre les techniciens d'EDF, pour aller au plus simple, parce qu'ils sont opérationnels, et les responsables des pouvoirs publics locaux, pour qu'ils se parlent davantage encore qu'ils ne le font aujourd'hui pour dresser le détail des optimisations possibles. Je suis convaincu que nous pouvons gagner entre 10 à 15 % de capacité hydraulique, ce qui peut se révéler essentiel pour les années à venir, notamment grâce aux nouvelles Step auxquelles vous avez fait référence.
Pourquoi le lobbying allemand est-il plus puissant que le lobbying français ? Je me souviens d'un dîner en petit comité avec Angela Merkel, à l'occasion de l'inauguration de la foire de Hanovre. J'accompagnais le Premier ministre français. Nous n'étions que cinq de part et d'autre.
Je venais de vendre EnBV, notre filiale de Bade-Wurtenberg aux Allemands, à un prix inespéré de 7 milliards d'euros. C'était trois semaines après Fukushima, l'Allemagne venait de sortir du nucléaire et la société ne valait plus rien. J'ai ramassé 7 milliards. Les Allemands m'ont intenté un procès, que j'ai gagné ès qualités. Mme Merkel m'a fait observer que j'avais fait une bonne affaire sur le dos des Allemands. Je lui ai répondu que c'était grâce à elle. Elle n'a pas du tout apprécié ! Je lui ai fait remarquer que l'Allemagne était sortie du nucléaire, ce qui l'a beaucoup énervée. Elle a ajouté qu'elle était Allemande de l'Est, une scientifique de l'Allemagne de l'Est et qu'elle croyait totalement au nucléaire. En 2012, elle était en pleine période d'élections régionales, elle avait perdu le Land de Rhénanie-du-Nord Westphalie. Confrontée à des élections générales à haut risque, il fallait qu'elle bâtisse un accord de coalition. Elle était engagée dans une négociation avec le SPD, mais elle voulait une alternative, faute de quoi elle était coincée. Elle a donc ouvert une négociation avec les Verts conservateurs. En Allemagne, il y a des Verts conservateurs et des Verts de gauche, ce ne sont pas les mêmes. Pour boucler ces négociations, elle a sacrifié le nucléaire. Elle m'a dit qu'elle le faisait pour des raisons politiques, non pour des raisons techniques ou scientifiques. Le mot était lâché. Siemens est sorti du nucléaire et toute l'Allemagne a suivi, avec les conséquences que l'on sait pour la France.
L'Allemagne est consciente de ses responsabilités, de ses propres enjeux et intérêts. D'ailleurs, en Allemagne, personne ne parle du couple franco-allemand, il n'y a qu'en France où l'on utilise ce vocable. Cela me donne le sentiment d'une femme désespérée qui s'accroche à son homme en clamant « Nous sommes un couple » et qui est prête à tout lâcher pour que le couple ait l'illusion d'exister. Contre le sacrifice d'EDF, la France n'a rien négocié. En tout cas, je n'ai pas connaissance de contreparties qu'elle aurait obtenues. C'est pénible, mais c'est la seule réponse que je puisse apporter à votre question.
Je ne vois pas pourquoi la France ne prend pas l'initiative, comme l'Espagne ou le Portugal, de sortir du marché européen de l'énergie.
Monsieur, avec tout le respect que je vous dois et que je dois aux auditions, des propos comme « une femme désespérée qui s'accroche à son homme » n'ont pas leur place ici. Il convient de respecter l'égalité entre les hommes et les femmes.
Pardon de cette image. Je la retire. J'aurais tout aussi bien pu dire la même chose d'un homme.
S'agissant des conséquences de l'Arenh sur l'équilibre financier d'EDF, nous pouvons nous livrer à des calculs : sur la base de 25 % de la production nucléaire d'EDF, si l'on vend un quart d'une production normale de 430 kilowattheures à 42 euros, il convient ensuite de déterminer le manque à gagner par rapport au tarif normal. Cela dépend si l'on se réfère au tarif régulé, qui était le tarif de l'époque, ou au tarif de marché avec les vicissitudes d'un marché qui passe de 50 à 1 000. En tout état de cause, le résultat du calcul est considérable. Il est pondéré par le fait que la France est obligée, à cause de cela, d'augmenter les tarifs de vente aux Français pour compenser le manque à gagner d'EDF. Au fond, rien ne se perd, rien ne se crée. EDF a survécu à cela parce que nous avons négocié des augmentations tarifaires pour préserver l'équilibre économique du groupe. Il est plus compliqué d'analyser finement que de procéder à des multiplications et à des additions. Si quelqu'un pouvait opérer ce calcul, même approximativement, et déterminer les impacts sur le coût de vente de l'énergie, le sujet mériterait une certaine attention.
J'ai été spectateur du démantèlement d'Alstom. Je corrigerai simplement un de vos propos car j'ai assisté à des réunions à cette époque. M. Montebourg a démissionné à cause de cela. On ne peut pas le rendre complice de cette action. Il était révolté contre la vente d'Alstom aux Américains. Je le dis, car j'en ai le témoin et que je suis obligé d'en porter connaissance.
Est-ce le métier d'EDF ? EDF n'est pas un industriel, c'est un architecte ensemblier, gestionnaire, opérateur, qui sous-traite la dimension industrielle des éléments constitutifs de son patrimoine industriel à des entreprises spécialisées, qu'il s'agisse du BTP, de la chaudronnerie. L'ensemble de la partie industrielle avait vocation à être développé par la filière, non par EDF. Voilà ce que je peux dire.
J'ai essayé de sauver Photowatt parce qu'il s'agissait de la dernière entreprise européenne et française qui restait dans le domaine du photovoltaïque et que je considérais qu'il était de mon devoir d'essayer de la sauver. Je l'ai fait. Les chiffres en cause étaient ridicules par rapport aux 15 à 17 milliards d'euros d'investissement annuels d'EDF. C'était marginal. Encore fallait-il obtenir, si possible, que Photowatt bénéficie d'une priorité dans l'installation des parcs photovoltaïques, ce qui n'a pas été le cas. Donc, aujourd'hui, le parc est chinois et l'on s'en satisfait. Aucune stratégie de filière française n'a été pensée, cela n'a pas existé.
Fut un temps lointain où Penly 2 a fait l'objet d'arbitrages ministériels. Penly était réservé à Suez pour le dédommager de ne pas être un acteur important de la filière. Je reconnais avoir un peu réagi. Que Penly 2 ne se réalise pas ne m'a pas fait pleurer à chaudes larmes ! Nous aurions aujourd'hui un EPR supplémentaire en situation de difficulté. Avec Suez, la situation aurait été pire, le groupe n'ayant aucune centrale nucléaire en dehors de la Belgique. Le groupe en avait hérité par Electrabel qui l'avait dans son patrimoine. C'était un peu psychédélique. J'ai réussi à le faire comprendre. On a enterré Penly avec les honneurs dus à ses promoteurs.
Quant à Fessenheim, en réunion, dans cette noble maison, j'avais eu l'audace de répondre à la même question que seul le président d'EDF pouvait fermer Fessenheim, que, juridiquement, l'État n'avait pas le droit de fermer Fessenheim sans l'accord du président d'EDF. C'est un problème juridique qui, d'ailleurs a été traité entre-temps. À ce titre, j'ai demandé une compensation. Fessenheim représentait 400 millions d'Ebitda. Je me souviens très précisément des titres. J'ai obtenu une extension de dix ans de la durée de Fessenheim. J'étais assuré d'avoir les dix ans suivants. J'ai demandé à l'État une compensation de huit milliards. J'avoue que c'est passé difficilement. J'ai été lourdement montré du doigt. Certains, dans la salle, se sont réjouis, mais pas tous. J'ai donc demandé huit milliards. Je suis parti avant que Fessenheim ne ferme. Il me semble avoir lu qu'EDF a obtenu 400 millions. No comment, je n'étais plus en fonction !
Voilà rapidement résumées les réponses à vos questions. Pardon si elles ont été un peu courtes.
Monsieur Proglio, merci de vos propos qui éclairent, sans mauvais jeu de mots, en profondeur la situation.
Avant mon arrivée, le slogan d'EDF était « Nous vous devons plus que la lumière ! » Cela m'avait marqué. Pour une fois, une entreprise disait qu'elle devait quelque chose. C'est le fondement même du service public : on vous doit quelque chose, et plus que la lumière était un bon résumé. J'aurais dû le conserver.
Je reviens à 2012. Vous indiquez que le nucléaire produisait 80 %, l'hydroélectricité 15 % et les énergies nouvelles le reste. Lors de la campagne des présidentielles de 2012, un candidat annonçait dans son programme la fermeture de vingt-huit réacteurs afin de baisser à 50 % la production du nucléaire, ce qui nous amène aujourd'hui au mix énergétique. Je souhaiterais que vous confirmiez notre souveraineté électrique à l'époque, que nous avons perdue. La politique française reste le mix énergétique et nous nous rendons compte que, parmi les énergies renouvelables, l'hydroélectricité occupe une part de 49 %. Vous paraît-il pertinent de développer à l'avenir les têtes de pompage-turbinage ? En tant que président d'honneur d'Électricité de France, comment pensez-vous que nous pourrions relancer des investissements, notamment sur ces Step, et comment sortir de ce problème de renouvellement des concessions si nous voulons conserver l'entreprise EDF ? Quelles solutions proposeriez-vous pour en sortir, si vous étiez aujourd'hui président d'Électricité de France ?
Ma diplomatie n'a jamais été mise en cause, je me suis toujours exprimé de manière assez carrée, sans trop de nuances. Je ne crois pas qu'il faille nuancer son propos : il est hors de question que la France se prive de ses barrages ! La France doit opposer un niet à l'Europe. D'où sort cette absurdité qui consiste à dire que, grâce à notre relief et aux investissements faits par la nation – n'oublions pas que les barrages appartiennent à la nation française, non à EDF qui les gère –, nous devrions donner notre hydroélectricité ? Ce serait un gâchis épouvantable en termes industriels et économiques : elle serait achetée pour la valeur de production et non de stockage qui est immatérielle, et qui a valeur d'optimisation. Il faut simplement refuser, quitte à payer des amendes. Les troupes belges vont-elles envahir la France ? Mais de quoi parle-t-on ? S'il s'agit de négocier des amendes, nous les négocierons, si amendes il y a, mais il appartient à la France de faire valoir ses intérêts vitaux. Pour quelle raison absurde accepterions-nous de faire des appels d'offres de gestion des barrages ? Cela n'a pas de sens !
Les nouveaux investissements sont souvent des investissements d'appoint. Ce n'est pas fondamentalement un souci pour EDF, sauf à être arrivé à un niveau de désagrégation élevé. Encore une fois, EDF investit, bon an, mal an, 15 à 17 milliards. Il s'agit là d'investissements d'appoint, d'extension de capacité ou de nouvelles Step, qui se traduiront par dizaines, voire quelques centaines de millions, non par des milliards. C'est plus un sujet de recensement et d'optimisation que d'investissement.
Mes questions porteront sur la perte de la superbe de la filière nucléaire française qui découle de certains faits précis, notamment des contrats perdus avec les Émirats arabes unis et de l'échec commercial d'Abu Dhabi. Pourquoi la filière française, présentée comme le fleuron de notre industrie et référence mondiale dans le domaine du nucléaire, a-t-elle perdu en 2009 le contrat de 20 milliards de dollars, qualifié comme imperdable ? L'EPR était-il trop cher ? Les difficultés rencontrées sur les chantiers de Taishan ou d'Olkiluoto en Finlande ont-elles refroidi le gouvernement émirien ? Plus globalement, de votre point de vue, ces difficultés ont-elles entaché de façon durable et permanente la réputation du programme nucléaire français dans le monde ?
Nombreux sont ceux qui affirment que la France a, pendant des années, arrêté d'investir dans le nucléaire en France pour faire le choix prioritaire de l'exportation de l'EPR à l'étranger, notamment en Finlande et en Chine. Corroborez-vous ces propos ? A-t-on privilégié l'exportation avec des succès à géométrie variable, comme nous pouvons le constater, et au détriment d'investissements qui auraient été nécessaires en France ?
Autre sujet, les moteurs diesel d'ultime secours (DUS). Concernant l'appel d'offres relatif à l'installation des moteurs diesel d'ultime secours, qui a été remporté par Clemenssy-Westinghouse en 2013, de nombreuses voix s'élèvent depuis 2014 pour le contester, notamment Yves Marie Le Marchand, ingénieur en génie atomique et ancien membre de l'ASN (Autorité de sûreté nucléaire), ainsi que des ingénieurs d'EDF, pour critiquer le choix de retenir un prestataire sur des critères de prix plutôt que de qualité technique. Des contestations d'ordre juridique ont d'ailleurs été émises. Pourquoi ce choix a-t-il été fait à l'époque alors qu'il était largement contesté, y compris par les experts du nucléaire ? Avez-vous délibérément fait un choix économique au détriment de la sécurité ? Existe-t-il d'autres marchés sur lesquels EDF a privilégié des critères financiers au détriment de la qualité technique et de la sûreté ? Que pouvez-vous dire à ce jour de la qualité de ces DUS au regard de l'analyse qui en a été faite, notamment par Yves Marie Le Marchand, et des multiples départs de feu en 2021 ?
Ces DUS ont connu des retards d'installation mais également des problèmes techniques, lesquels n'ont été signalés à l'ASN par EDF que plusieurs mois après qu'ils se sont produits. Est-ce symptomatique de la communication entre EDF et l'ASN ? EDF tarde-t-il toujours à prévenir son agence de sûreté des défaillances techniques ? Il me semble important de vérifier ces points.
J'en viens aux liens maintenus avec Rosatom. Pendant des années, vous avez dirigé l'entreprise française de production de fourniture d'électricité. Aujourd'hui, vous continuez à siéger au Conseil consultatif international de Rosatom, le géant nucléaire russe, fondé par Vladimir Poutine, avec lequel vous vous êtes entretenu, comme le rapportent certaines revues de presse.
Actuellement, Vladimir Poutine occupe illégalement la centrale de Zaporijiia en Ukraine et fait subir des traitements inhumains aux employés ukrainiens. Il me paraît donc légitime de vous interroger sur la nature de votre poste au sein de cette firme. En quoi consistent vos activités ? Quels conseils êtes-vous susceptible d'apporter à cette firme ? Êtes-vous impliqué de près ou de loin dans les accords-cadres entre Framatome et Rosatom ? L'occupation de la centrale ukrainienne est-elle évoquée au sein du conseil consultatif et, question bien humaine, pourquoi maintenez-vous vos liens avec cet acteur russe ? Pourquoi ne démissionnez-vous pas ?
Toujours en lien avec la Russie, en 2013, vous avez cessé l'activité de réenrichissement de l'uranium de retraitement parce que les pratiques environnementales de Tenex, filiale de Rosatom, avaient été sévèrement critiquées et parce que le procédé dans les usines russes semblait insuffisant. Cela s'est passé sous votre direction. Comment expliquez-vous que les accords-cadres aient été passés en 2018 pour reconduire cette activité ? De quelles compétences manque-t-on en France pour réenrichir l'uranium de retraitement, ce qui justifierait que l'on conclue des accords avec les entreprises russes comme Rosatom et Tenex ?
J'en viens aux liens avec la Chine, à l'équipe du nucléaire et aux désaccords manifestes dont vous avez fait état lors de l'audition avec la présidente d'Areva de l'époque, Mme Lauvergeon. L'enquête de l'Inspection générale des finances lancée en 2013 devait déterminer si vous aviez fourni des secrets technologiques nucléaires à la Chine. L'ouverture de cette enquête aurait-elle joué, selon vous, un rôle dans le non-renouvellement de votre contrat à la tête d'EDF en 2014, puisque, manifestement, vous pensiez être reconduit et que vous ne l'avez pas été ? Des raisons ont bien dû présider à cette décision.
Nous parlons d'indépendance et de sécurité d'approvisionnement énergétique. Sur le plan des enjeux géopolitiques, vous avez évoqué les liens avec les Saoudiens, notamment l'entreprise du beau-frère de Ben Laden. J'imagine bien qu'à cette évocation, les Britanniques aient éprouvé un mouvement de recul. Manifestement, l'État français, en tout cas l'entreprise EDF, a manifesté moins de réticences ! Cela peut poser des interrogations sur la place de l'État français et surtout sur l'indépendance et la souveraineté de nos décisions, y compris en matière énergétique.
Il n'y a aucun mystère ni de sujet tabou.
J'ai vécu la fin des négociations d'Abu Dhabi. Je suis arrivé dix jours avant la remise définitive des plis, EDF ne participant pas au groupement constitué par Engie – Suez à l'époque –, Areva et Alstom. Les pouvoirs publics de l'époque m'ont sollicité car les Émiratis étaient très déçus que EDF ne soit pas autour de la table, considérant que la référence mondiale du nucléaire était EDF et non pas Suez qui n'en a pratiquement pas, ni personne d'autre. Les autorités d'Abu Dhabi se sont senties très humiliées par l'absence d'EDF.
Par ailleurs, il y a eu de nombreuses maladresses. Le consortium en question était constitué de personnes tirant chacune la couverture à elle. J'ai vécu cela en direct. Je n'entrerai pas dans le détail. Nous avons perdu le contrat d'Abu Dhabi, parce que la France était mal organisée, ni plus ni moins. Les Coréens l'ont emporté. Certes, nous étions plus chers. Nous aurions eu des possibilités, mais qu'à cela ne tienne, il arrive que nous perdions des appels d'offres. Je ne jette la pierre à personne. Nous avons perdu celui-là !
Cela a-t-il des conséquences ? Non. Les Coréens étant un petit groupe qui n'a pas les moyens de conquérir le monde du nucléaire, les conséquences ont été faibles. Il s'agit simplement d'un échec pour la France, je le reconnais.
S'agissant des investissements dans le nouveau nucléaire, vous avez cité le cas d'Olkiluoto qui concerne Areva, dont les mésaventures n'ont pas empêché EDF de continuer à investir. Elles ont probablement porté un préjudice grave à Areva. Mais c'est tout, cela n'a pas influé sur les choix de l'international par rapport à la France, jamais. Je vous ai indiqué précédemment les circonstances et la manière dont j'avais négocié le contrat britannique pour vous éclairer sur la manière que j'ai toujours eue d'optimiser nos investissements, en réservant à la France une position privilégiée. J'ai fait en sorte que les développements internationaux renforcent le groupe, mais non au détriment de ses capacités d'investissement en France. Ma réponse est très simple : non.
S'agissant des diesels d'ultime secours, vous savez ce qu'est un moteur diesel. Il ne s'agit pas de technologie lunaire ! Il fallait construire des moteurs de secours pour produire de l'électricité en cas de coupure, en cas de tsunami, une conséquence de Fukushima. On en a construit partout, y compris en Alsace, où les tsunamis sont plutôt rares, mais passons.
Comment gérons-nous un appel d'offres de ce type ? Tout simplement en ayant recours à une commission d'appel d'offres et à des techniciens qui jugent de la compétence des prestataires. De mauvais coucheurs ont considéré qu'ils auraient dû être choisis. C'est possible. Je me souviens même de chantages de l'entreprise allemande Man, qui considérait que cela lui était dû. Elle a engagé un procès, qu'elle a perdu.
J'assume la responsabilité du choix fait par la commission d'appel d'offres, à laquelle je n'ai pas participé. Entre-temps, j'ai quitté EDF. Cet appel d'offres n'avait d'ailleurs pour objet que de vérifier qu'ils étaient susceptibles de pouvoir être utilisés, car jamais un diesel de secours ne l'a été effectivement dans les centrales françaises qui n'ont jamais connu de coupure d'alimentation. Cet investissement était-il utile ? Cela se discute. Nous l'avons fait à hauteur de 1 milliard d'euros. La technologie était-elle la bonne ? Je le crois. Est-ce un choix économique ? Probablement en partie. Une fois encore, ce n'est pas la technologie qui peut aider à partager les gens : c'est du béton et des moteurs !
Ce qu'ils disent m'importe peu ! Un diesel de secours est un moteur diesel dans une tour en béton, car il faut le positionner au-dessus d'un certain niveau pour éviter son immersion en cas d'inondation. Encore une fois, ce n'est pas le voyage dans la lune, ce n'est pas SpaceX. Il s'agit d'un moteur diesel ! Je reconnais que j'ai fait confiance à mes ingénieurs pour choisir les meilleurs moteurs. Ont-ils choisi en fonction du rapport prix/performance ? Oui, sans doute.
Plusieurs personnes travaillant chez EDF, cadres et ingénieurs, ont déclaré, je cite « Le choix des prestataires pose toujours problème ; c'est toujours le moins cher qui l'emporte. »
S'agissant de la question financière, ils ont également déclaré, je cite : « Avec d'autres collègues, ils doutent de la qualité du matériel fourni par les sous-traitants...
Je ne veux pas passer la soirée sur des moteurs diesel. Si vous choisissez une voiture, soit vous êtes compétent et vous pouvez choisir votre moteur diesel ; soit vous faites confiance à des personnes réputées compétentes qui vous diront si les moteurs sont fiables ou pas. C'est ce que j'ai fait, sans complaisance. S'ils étaient moins chers, tant mieux ! Il n'y a aucune raison d'acheter un V 12 super sophistiqué.
Des retards d'installation, des départs de feux, c'est possible ; je n'en sais rien.
Je ne suis pas au conseil de Rosatom contrairement à ce que les gens disent. J'ai connu Rosatom en raison de ma position chez EDF puisque mon interlocuteur naturel était M. Sergueï Kirienko, président de Rosatom, l'un des grands acteurs industriels russes, avec lequel nous entretenions des relations agréables et efficaces. Rosatom compte 300 000 collaborateurs, c'est probablement la plus grande industrie de haute technologie en Russie, qui n'est pas sous sanction. Le nucléaire, je le précise, n'est pas sous sanction.
Lorsque j'ai quitté la maison EDF, ils m'ont fait l'honneur de me coopter à un conseil consultatif sur le nucléaire civil qui regroupe des autorités de sûreté nucléaire : un Italien, un Espagnol, un Japonais, un Russe et moi-même. Nous nous réunissons une fois de temps en temps pour évoquer les nouvelles technologies nucléaires, se rapportant notamment aux petits réacteurs. Je trouve que c'est intéressant. Je ne suis pas rémunéré ou si peu que cela ne paie pas les voyages.
Oui, cela ne paye pas les voyages. La somme est déclarée, je paie un impôt sur cette somme ; il n'y a donc pas de problème. Suis-je à 2 000 euros près ? Non. Je ne fais donc pas cela pour l'appât du gain, mais parce que j'y trouve un intérêt intellectuel, d'une part, que je connais ces personnes depuis toujours, d'autre part. Je ne vois donc pas pourquoi je leur ferai l'affront de démissionner, que cela fasse plaisir ou pas à certains. Cela n'a rien d'illégal, puisque, encore une fois, le nucléaire est à part, il ne fait pas partie des secteurs sous sanction. EDF et le nucléaire français continuent de travailler avec le nucléaire russe, et elle devra encore durablement travailler avec les nucléaires russe et chinois, ne vous en déplaise !
J'apprends, c'est chose probable, que quand j'étais en poste, le contrat Tenex a été dénoncé parce qu'il était insuffisamment compétitif ou insuffisamment efficace. Il a été repris en 2018, vous me dites par mon successeur. Et alors ? Ils ont dû améliorer le retraitement. Je n'imagine pas autre chose, ce n'est pas par complaisance.
Actuellement, ce ne sont pas tant les compétences technologiques que les outils qui manquent. On peut investir. D'ailleurs la question se pose : faut-il investir pour être autonomes ou pouvons-nous continuer à sous-traiter ? Il convient donc de la poser aux ingénieurs compétents. De mon temps, la question ne se posait même pas ; elle pourrait l'être aujourd'hui en se fondant sur des éléments rationnels : avons-nous la taille critique et disposons-nous d'un volume suffisant pour investir massivement ou est-il encore possible de sous-traiter ? Dans ce domaine, nous sous-traitons à Westinghouse, donc aux Américains, et nous sous-traitons aux Russes. Je veux bien que nous nous retranchions, et que nous soyons autonomes. Mais, je le répète, c'est un choix à faire.
Dès lors que l'on maîtrise la technologie, on peut décider de construire l'outil. L'essentiel est d'avoir la compétence technologie, nous en disposons.
La fameuse enquête sur les dossiers avec la Chine n'a jamais été publiée parce qu'elle a été classifiée secret-défense, tellement elle était meurtrière pour l'État qui l'avait commanditée. J'aimerais qu'elle soit publiée. J'ai été informé par l'un des enquêteurs qui m'a dit que c'était dramatique. Mais ce n'est pas grave, il n'y a pas eu de suites. Cela a fait plouf ! Très bien. N'en profitez pas pour dire qu'il y avait une raison sous-jacente. Non, ce n'est pas du tout le cas. D'ailleurs, interrogez M. Hollande, il vous dira pourquoi il ne m'a pas renouvelé. Ce n'est pas à moi de vous le dire, puisque c'est lui qui a pris la décision après que ma ministre de tutelle et sa ministre de l'écologie et de la transition énergétique m'a informé du contraire. Cette dernière m'a appelée pour me dire qu'elle était ravie, qu'elle avait obtenu du Président mon renouvellement.
Elle est vivante pour vous le dire !
Donc, pas de débat. C'était bien après cet épisode grotesque d'enquête.
Nous nous sommes rencontrés longuement avec le Président après cette décision. Je lui ai dit qu'il était inutile de trouver des prétextes puisqu'il possédait 85 % du capital. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé de dire à un président d'entreprise dont j'avais le contrôle que j'étais très content de son travail, mais que j'avais besoin du poste ! Il n'y a pas d'état d'âme à avoir. Je ne suis propriétaire de rien, j'ai eu la fierté de diriger EDF, je ne vais pas me plaindre. Je ne suis pas une victime. C'est une décision régalienne d'une personne qui est l'actionnaire et qui a le droit de décider. Il a hésité, il a dit oui, puis il a dit non. Cela arrive. Dont acte. Je ne me plains de rien. J'ai eu une vie passionnante. Je suis très reconnaissant à la République française de m'avoir donné cette chance. On ne va pas épiloguer là-dessus. Mais je ne peux pas laisser quelques esprits malsains prétendre le contraire. Il s'agit d'une décision logique, mais non venimeuse pour dissimuler je ne sais quelle turpitude.
Ben Laden était le premier groupe saoudien de l'époque, notamment dans le domaine du BTP et de la construction. C'est le groupe qu'avait retenu le royaume d'Arabie saoudite pour développer le nucléaire. Le choix n'est pas de mon fait. Je rends à César ou au roi d'Arabie ce qui lui revient. Il a choisi le groupe Ben Laden, qui nous a été désigné.
Arnaud Montebourg, qui était ministre à l'époque et qui m'a accompagné au cours de plus d'un voyage pour pousser le nucléaire français en Arabie saoudite, pourra vous en parler. Le groupe saoudien Ben Laden avait été désigné. Point final. Lorsque l'Arabie saoudite m'a indiqué que ce serait le groupe Ben Laden qui porterait le projet, cela m'a paru naturel et logique. Que par la suite le nom de Ben Laden soit connoté en raison d'événements que nous connaissons et que les Saoudiens connaissaient aussi bien que nous mais considéraient comme n'ayant aucun rapport avec l'affaire en question, est un fait.
Je vous ai rapporté mot pour mot les conversations que j'ai eues à l'époque. L'Arabie saoudite vient de signer avec les Russes. Peut-être cela vous a-t-il échappé. Nous avons perdu une autre opportunité, d'une autre ampleur que celle relative aux Émirats. Dont acte. Peut-être aurait-il fallu être plus présent auprès de ce client potentiel pour développer le nucléaire français, mais c'est un avis tout personnel.
Merci beaucoup, monsieur le président. Nous concluons cette audition. Je vous remercie de votre disponibilité et des réponses claires et compréhensibles par tous que vous avez apportées à nos questions.
Je vous remercie de m'avoir donné l'occasion de témoigner de ce que j'ai connu, sans prétention, animé toutefois d'une certaine vanité à vouloir servir le pays. J'ai défendu des positions, que je continue à soutenir. Je n'ai pas toujours été entendu, mais c'est naturel.
La séance s'achève à 20 heures 55.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, M. Vincent Descoeur, M. Francis Dubois, Mme Julie Laernoes, M. Stéphane Mazars, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Lionel Vuibert.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.