Mon propos liminaire sera rapide afin de vous éviter de longs palabres et de pouvoir répondre à vos questions qui me paraissent plus pertinentes que ce que je pourrais vous dire. Il n'en reste pas moins que le thème de l'indépendance énergétique que vous évoquez est essentiel et la situation ne le rend que plus sensible.
Je me propose de vous livrer mon point de vue sur ce qu'a été et ce qu'est devenue l'électricité française. Comment la France est-elle devenue un grand énergéticien, pourquoi est-elle parvenue à cette indépendance dont elle a largement bénéficié pendant des années, et comment en est-elle arrivée à la situation actuelle ? Je tracerai cette perspective devant vous avant de répondre à vos questions sur l'action que j'ai menée ou sur les sujets divers que vous aurez à traiter.
J'ai été administrateur indépendant d'EDF de 2005 à 2009. J'étais à l'époque président de Veolia, une grande entreprise privée de délégation de service public. J'ignore si cela a eu un impact sur le choix de ma personne – je le pense pour ma part. C'est ainsi que j'ai été nommé en novembre 2009 à la tête d'EDF, formidable entreprise, qui, à l'époque, figurait comme l'une des grandes valeurs françaises du CAC40 ; accessoirement, elle était l'entreprise préférée des Français. Par ailleurs, elle était connue dans le monde entier pour sa pertinence et son efficacité. J'étais donc très fier d'arriver à la tête de cette formidable entreprise, dont le chiffre d'affaires s'élevait quasiment à 80 milliards d'euros et dont les caractéristiques financières étaient très satisfaisantes.
J'avais la fierté de prendre la responsabilité d'une entreprise que je pensais être une entreprise de service public. Elle était identifiée comme telle partout dans le monde. Elle était le premier opérateur européen, probablement mondial, si l'on excepte la Chine, les contours de leurs opérateurs n'étant pas faciles à cerner.
L'entreprise EDF a été le résultat d'une formidable aventure, mais surtout d'une vision et d'une volonté, celle d'un gouvernement qui, en 1945 et 1946, date de la création d'EDF, a considéré que l'énergie, et donc l'électricité, était un élément essentiel de la vie économique et qu'il était important de la considérer comme stratégique.
Ce gouvernement a pris conscience du fait que la France n'avait pas beaucoup de matières premières – pratiquement pas de gaz, peu de charbon comparé à ses voisins – et qu'elle était, par conséquent, dépendante de ses importations d'énergie en général, de l'électricité en particulier. Il s'est lancé trois défis majeurs : le défi de l'indépendance énergétique ; le défi de la compétitivité du territoire ; et, parce que le gouvernement de l'époque était fait d'une alliance entre les gaullistes et les communistes, le défi du service public de l'électricité, pour concevoir un service public accessible à tous et pour que tous les Français, quels que soient leur classe sociale et leur lieu de résidence sur le territoire, en France métropolitaine ou en outre-mer, aient droit à une électricité de même qualité et au même prix.
C'était un défi incroyablement exigeant. Il a été entrepris, adossé à un choix technologique clair : l'hydraulique et le nucléaire. Ces choix ont conduit à des errements tant il est vrai que, s'agissant du nucléaire, les choix technologiques, dont je ne rappellerai pas le détail, ont évolué dans le temps. Toujours est-il qu'ils ont répondu à une continuité, une vision à long terme et à une volonté ferme d'aboutir, donnant naissance à cette aventure industrielle.
La filière comprenait un outil pour la recherche, le CEA (Commissariat à l'énergie atomique), et deux entreprises adossées à EDF, Framatome et Cogema, l'une pour la partie industrielle de fabrication, l'autre pour la partie retraitement. Cet ensemble constitue la filière nucléaire française. EDF a été considérée comme étant l'architecte ensemblier et l'opérateur du service public de l'électricité. Ce système intégré, cohérent et optimisé comprend la production, le transport au travers de RTE (Réseau de transport d'électricité), et Enedis, autrefois EDF, pour la distribution.
Un quatrième défi a été relevé sans même que nous nous en rendions compte : celui des émissions de gaz à effet de serre, qui n'était pas une préoccupation en 1946 et qui l'est devenue depuis. Il reste que ces quatre défis étaient quasiment impossibles à tenir dans la France de 1946. Au début du XXIe siècle, toutefois, EDF était devenue exportateur d'énergie, elle pratiquait le prix le plus bas d'Europe, deux fois et demie moins élevé que celui de l'Allemagne, son contrat de service public faisait référence dans le monde et elle donnait à la France un atout formidable en matière d'émission de gaz à effet de serre.
Les quatre paris ont été relevés. Il n'y avait plus qu'à tout détruire. C'est chose faite ! Pourquoi ? Comment ? Arrivés en haut de l'asymptote, comment en sommes-nous arrivés à la situation actuelle ? Pour ma part, je vois deux acteurs principaux : l'Europe et le Gouvernement français.
L'Europe. Toute la réglementation européenne depuis dix ans n'a comme conséquence que la désactivation de l'entreprise EDF, cette Europe qui a pris la concurrence comme axe idéologique quasi unique, qui, bien sûr, fait le bonheur des peuples. On en voit le résultat en matière d'énergie !
En termes concrets, comment cela s'est-il traduit pour l'entreprise ? Lorsque je suis arrivé à la tête de cette maison, on ne nous parlait que d'une chose, traumatisme absolu, la mise en concurrence des barrages. Formidable idée ! Un barrage étant essentiellement un outil d'optimisation du système électrique puisqu'il est la seule « pile combustible » intelligente et efficace dont nous disposions aujourd'hui : un barrage sert d'abord à stocker bien plus qu'à produire. La mise en concurrence consistait à supprimer le stockage. C'est génial ! Et nous voyions débarquer sur nos sites des Canadiens, des Allemands, des Russes, des Chinois, le monde entier, qui venaient visiter les barrages.
Il se trouve que les barrages appartiennent à l'État et sont gérés par EDF. L'État avait envisagé d'obéir à la doctrine européenne et de mettre en concurrence les barrages. Je me suis battu avec l'ensemble de l'entreprise. Rien n'a été conclu, mais rien n'est réglé. Nous restons en lévitation. Les règles européennes existent toujours, nous ne les avons pas encore respectées, sans doute serons-nous sanctionnés.
La deuxième loi géniale est la loi du 7 décembre 2010 sur la nouvelle organisation du marché de l'électricité dite loi NOME, qui consiste à imposer à EDF la vente à prix cassé de 25 % de sa production électronucléaire à ses propres concurrents pour que ces derniers puissent vendre leur énergie aux clients d'EDF. Ce fut une réussite, nos concurrents sont devenus riches. C'est d'une pertinence absolue. J'ai dénoncé cette pratique pendant des années avec l'efficacité que vous constatez !
Pour couronner le tout, il fallait définir un prix de marché, puisqu'il n'y avait pas de marché. Le prix du marché a été indexé sur le gaz. Vous me demanderez pourquoi, puisque nous n'en utilisons pas : tout simplement parce que les Allemands utilisent le gaz. Toute cette démarche est une démarche allemande, toute l'argumentation européenne est une réglementation allemande.
J'ouvrirai une petite parenthèse, politiquement encore plus incorrecte. Depuis la création de la Bundesrepublik, l'Allemagne a choisi l'industrie comme axe majeur de son économie, l'Ostpolitik pour son développement. C'est clair et cohérent pour l'Allemagne.
Les Allemands ont compris leur problématique énergétique et ont tenté l' Energiewende, la transition allemande – ils ont inventé le mot avant nous –, qui s'est transformée en catastrophe absolue puisqu'elle s'est traduite par un affaiblissement historique des opérateurs allemands. Les deux grands, VEBA et RWE, se sont quasiment ruinés. J'ai d'ailleurs profité de l'occasion pour vendre notre propre filiale allemande aux Allemands avant qu'il ne soit trop tard. Je l'ai très bien vendue, pour sept milliards d'euros, ce qui m'a valu un procès, que j'ai gagné. Les énergéticiens étaient totalement dépassés et ruinés, et l'Allemagne vulnérable en matière énergétique. Comment voulez-vous que ce pays qui a fondé sa richesse, son efficacité, sa crédibilité sur son industrie accepte que la France dispose d'un outil compétitif aussi puissant qu'EDF à sa porte ? Depuis trente ans, l'obsession allemande est la désintégration d'EDF ; ils ont réussi !
Pour couronner le tout, il fallait séparer les réseaux de distribution et de transport du reste. Aujourd'hui, la France est une sorte d'Autriche-Hongrie rabougrie. Un empire est devenu une société productrice d'énergie électrique, qui n'a plus accès à ses clients, dont l'optimisation dépend de la société RTE, qui est en lévitation, avec laquelle EDF n'a plus de rapports possibles, puisqu'il lui est interdit de s'en occuper. Tout cela va dans le sens de la désoptimisation totale du système à laquelle nous assistons aujourd'hui.
Le second acteur du paysage est la politique nationale française. Vous connaissez le sujet bien mieux que moi. On a assisté à la recherche pathétique d'un accord électoral avec un parti antinucléaire, dont la seule doctrine était celle-là. On en voyait les prémices dès 1997-1998, avec l'abandon des réacteurs à neutrons rapides, première infraction dans le système, qui remettait en cause la logique du système nucléaire français. Ont suivi Fukushima et la formidable opération médiatique autour de la catastrophe : les 20 000 morts de Fukushima qui n'ont jamais existé, sauf à confondre le tsunami et l'accident nucléaire.
L'apogée a été la campagne de 2012 avec son cortège de joyeusetés : la fermeture envisagée et annoncée de vingt-huit réacteurs nucléaires, qui a évolué progressivement, car il fallait trouver une sortie, vers l'engagement pris sur la fermeture de Fessenheim, mais l'engagement était de baisser de 50 % la part du nucléaire dans la production électrique.
Plus encore, j'ai assisté avec grand désespoir à la mise au point de la théorie absurde de la décroissance électrique, qui m'a été imposée à l'époque avec beaucoup d'insistance par les pouvoirs publics. Il était de bon ton d'accepter l'idée, de gré ou de force, selon laquelle la demande électrique allait baisser en France, et que, par conséquent, le nucléaire était surpuissant et qu'il fallait en diminuer la puissance.
Tout cela a eu pour effet la baisse des efforts de recherche, le désalignement des stratégies des entreprises dépendantes de l'État – le CEA, Areva et EDF, mus par des courants divergents – avec pour corollaire l'affaiblissement global du système et, anecdotiquement, les difficultés de recrutement que nous avons connues. Dans ce paysage où le nucléaire était considéré comme infâme et où le nucléaire n'avait aucun avenir, comment voulez-vous recruter des gens compétents ? Le nucléaire avait pourtant disposé des meilleures compétences possible dans ce pays qui sait former des ingénieurs de très haut niveau.
Je considère, je vous prie de m'en excuser, qu'EDF ne surpaye pas ses collaborateurs de haut niveau ; ils sont normalement payés, mais non sur-rénumérés. Les différentiels de rémunération entre l'industrie et la finance sont devenus gigantesques ; entre l'industrie privée et EDF, l'écart s'est encore creusé. Pour finir, on leur explique qu'ils n'ont pas d'avenir et qu'ils devraient avoir honte de ce qu'ils font. Rien de plus attractif ! C'est ainsi que l'on est confronté depuis dix ans à une panne des recrutements de personnes de qualité qui se sentent honteuses aujourd'hui quand, par un hasard extraordinaire, on veut relancer le nucléaire. Telle est la situation.
Rien n'est jamais désespéré, mais les choses ont été très abîmées. Le constat est aisé. Quelques éléments extérieurs font qu'il s'impose à nous assez naturellement alors que la situation était visible depuis des années et que je l'ai dénoncée depuis très longtemps. Face à ce constat, que faire pour redresser le cap ?
Je pense nécessaire de se consacrer à des sujets et à des actions prioritaires. La réflexion est faite, l'action reste à mener. Si j'osais, je vous dirais : donnez donc la priorité au développement de l'hydraulique, car il existe encore des opportunités d'accélérer la filière hydraulique en France. Pourquoi hésiter, pourquoi attendre ? Enfin, faisons le nécessaire pour sécuriser le prolongement de la durée de vie du parc nucléaire existant. En agissant ainsi, nous pourrions progressivement redresser la barre et se donner le temps de relancer le nucléaire, car il faudra dix à quinze ans pour relancer le nouveau nucléaire, cela ne se fera pas du jour au lendemain.
Voilà, sans détours, monsieur le président, quelques explications sur ce que j'ai vécu.