Les rémunérations sont un sujet extrêmement sensible et, en tout état de cause, difficile à aborder parce que le public a du mal à considérer le niveau de rémunération des cadres dirigeants.
J'ai dirigé la Générale des Eaux, devenue Veolia, où j'ai eu la chance de sévir pendant très longtemps. À mon départ, cette maison comptait 300 000 collaborateurs. EDF n'en compte que 180 000. Autant Veolia comprend 20 % de cadres et agents de maîtrise et 80 % de cols-bleus, autant le rapport est rigoureusement l'inverse chez EDF, puisque l'essentiel des travaux est sous-traité et seule l'activité de distribution, d'emploi et de transport comprend des effectifs de cols-bleus en nombre significatif. Pour le reste, EDF compte essentiellement des cadres et des agents de maîtrise.
Les coûts de personnels d'EDF, société globale, société intégrée, si je puis dire – si l'on pouvait continuer à intégrer la distribution à la production – représentent 11 % du chiffre d'affaires. Chez EDF société-mère, qui recouvre la production et la recherche, soit l'essentiel de ce qui reste à ce jour, on descend à 9 %. C'est dire que l'impact de 10 % d'économie sur la masse salariale d'EDF est modéré, pour ne pas dire très faible. Cela ne signifie pas pour autant qu'il ne faille pas le faire. Les chiffres sont difficiles à manier : soit on les met sur la place publique et les gens vous demandent à quoi cela sert. Pourquoi subir des grèves si serrer un peu la vis, éviter les sureffectifs, gérer avec rigueur n'a aucun impact sensible sur le résultat ? En même temps, vous voyez bien le risque que l'on prend selon qu'on le fait ou non. Le sujet n'est donc pas simple.
Pour revenir au monde réel, force est de constater que le monde de la finance affiche un niveau de rémunération inaccessible par le monde de l'industrie. Le coefficient multiplicateur peut être très important, y compris au sein d'EDF. La particularité du salaire des cadres d'EDF réside, pour une large part, dans le fait que certains sont sous statut, que d'autres sont hors statut, la différence étant que des personnes bénéficient des avantages statutaires contrairement à d'autres et que l'écart entre les deux est d'environ 15 %, les non-statutaires étant 15 % mieux payés que les statutaires, ce qui rend la discussion du statut sensible. Je n'aurais pas de termes simplistes pour évoquer les régimes spéciaux, comme d'aucuns le prétendent. Il faut faire très attention à ce que l'on dit.
Arrivant fin novembre-décembre 2009, j'ai convoqué ma DRH pour passer en revue les cadres et prendre la mesure de leur profil. C'est le moment des augmentations, des bonus, c'est le moment de l'année où l'on se penche sur le sujet. Elle m'a dit : « Mais vous n'y pensez pas, monsieur ! » J'ai insisté. Elle m'a répondu qu'ils étaient très nombreux. Je lui ai répondu que nous y passerions les week-ends, les nuits, y compris les fêtes s'il le fallait, mais que nous le ferions. Je l'ai fait.
J'ai été surpris du niveau relativement modéré, pour ne pas dire très modéré, des rémunérations des cadres d'EDF, notamment dans le nucléaire. J'ai posé la question. Il m'a été répondu qu'il n'y avait pas de concurrence, et il est vrai qu'il n'y a pas d'autres sociétés nucléaires en Europe qu'en France depuis que l'Allemagne est sortie du nucléaire. En vertu du libéralisme et en l'absence de concurrence, on considère comme inutile de payer les gens plus qu'ils n'acceptent de l'être. Ce n'est pas ainsi non plus qu'on les recrute ! J'ai donc essayé de corriger le tir, ce qui m'a valu quelques remarques acerbes de la Cour des comptes qui estimait que « Proglio achetait la paix sociale » !
Il faut avoir cela à l'esprit lorsque l'on parle d'un sujet qui a pour horizon le long terme. La compétence de demain se construit aujourd'hui. Nous avons donc perdu des cadres, et nous continuons d'en perdre. Dès qu'il a pu prendre sa retraite, le patron du parc nucléaire français est parti au Canada gérer une utility américaine comptant deux ou trois centrales nucléaires. Il a multiplié par trois sa rémunération et il vit au Canada où les impôts sont inférieurs. Il a quelques avantages.
N'oubliez pas cela : il faut savoir reconnaître les mérites et le talent des gens, et non pas uniquement se limiter à la concurrence. Je crains que l'on ne fasse pas grand-chose pour faire évoluer la situation. Je le dis de manière très sincère et très simple. J'ai découvert cette maison sur le tard. En principe, on ne devient pas président d'EDF en début de carrière. J'avais donc une longue expérience de gestion des hommes et des talents. Il faut y être très attentif, et que l'État le soit plus qu'il ne l'est à l'heure actuelle. Ce n'est pas par le nombre mais par le talent que l'on construit une aventure.
S'agissant de l'hydroélectricité, je n'ai pas fait le recensement ni porté à la connaissance des pouvoirs publics les textes exhaustifs des opportunités qui existent, mais il suffit de se rendre sur le terrain, auprès des collectivités territoriales, qui sont mieux à même que les grands spécialistes de vous dire quels sont les potentiels présents. Je sais que dans la région niçoise, dont je suis originaire, on peut sensiblement augmenter les capacités hydrauliques par des investissements raisonnables, grâce au relief qui est adapté. Il en va de même de chaque région française.
Nous aurions intérêt à favoriser la coopération entre les techniciens d'EDF, pour aller au plus simple, parce qu'ils sont opérationnels, et les responsables des pouvoirs publics locaux, pour qu'ils se parlent davantage encore qu'ils ne le font aujourd'hui pour dresser le détail des optimisations possibles. Je suis convaincu que nous pouvons gagner entre 10 à 15 % de capacité hydraulique, ce qui peut se révéler essentiel pour les années à venir, notamment grâce aux nouvelles Step auxquelles vous avez fait référence.
Pourquoi le lobbying allemand est-il plus puissant que le lobbying français ? Je me souviens d'un dîner en petit comité avec Angela Merkel, à l'occasion de l'inauguration de la foire de Hanovre. J'accompagnais le Premier ministre français. Nous n'étions que cinq de part et d'autre.
Je venais de vendre EnBV, notre filiale de Bade-Wurtenberg aux Allemands, à un prix inespéré de 7 milliards d'euros. C'était trois semaines après Fukushima, l'Allemagne venait de sortir du nucléaire et la société ne valait plus rien. J'ai ramassé 7 milliards. Les Allemands m'ont intenté un procès, que j'ai gagné ès qualités. Mme Merkel m'a fait observer que j'avais fait une bonne affaire sur le dos des Allemands. Je lui ai répondu que c'était grâce à elle. Elle n'a pas du tout apprécié ! Je lui ai fait remarquer que l'Allemagne était sortie du nucléaire, ce qui l'a beaucoup énervée. Elle a ajouté qu'elle était Allemande de l'Est, une scientifique de l'Allemagne de l'Est et qu'elle croyait totalement au nucléaire. En 2012, elle était en pleine période d'élections régionales, elle avait perdu le Land de Rhénanie-du-Nord Westphalie. Confrontée à des élections générales à haut risque, il fallait qu'elle bâtisse un accord de coalition. Elle était engagée dans une négociation avec le SPD, mais elle voulait une alternative, faute de quoi elle était coincée. Elle a donc ouvert une négociation avec les Verts conservateurs. En Allemagne, il y a des Verts conservateurs et des Verts de gauche, ce ne sont pas les mêmes. Pour boucler ces négociations, elle a sacrifié le nucléaire. Elle m'a dit qu'elle le faisait pour des raisons politiques, non pour des raisons techniques ou scientifiques. Le mot était lâché. Siemens est sorti du nucléaire et toute l'Allemagne a suivi, avec les conséquences que l'on sait pour la France.
L'Allemagne est consciente de ses responsabilités, de ses propres enjeux et intérêts. D'ailleurs, en Allemagne, personne ne parle du couple franco-allemand, il n'y a qu'en France où l'on utilise ce vocable. Cela me donne le sentiment d'une femme désespérée qui s'accroche à son homme en clamant « Nous sommes un couple » et qui est prête à tout lâcher pour que le couple ait l'illusion d'exister. Contre le sacrifice d'EDF, la France n'a rien négocié. En tout cas, je n'ai pas connaissance de contreparties qu'elle aurait obtenues. C'est pénible, mais c'est la seule réponse que je puisse apporter à votre question.
Je ne vois pas pourquoi la France ne prend pas l'initiative, comme l'Espagne ou le Portugal, de sortir du marché européen de l'énergie.