Jeudi 23 mai 2024
La séance est ouverte à 9 heures.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission, puis de Mme Raquel Garrido, Vice-Présidente)
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Mes chers collègues, nous auditionnons ce matin des représentants de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) : M. Jean-Christophe Niel, directeur général ; M. Jean-Christophe Gariel, directeur général adjoint chargé du pôle « santé et environnement » ; M. Dominique Laurier, adjoint au directeur de la santé et M. Philippe Renaud, chargé de mission auprès du directeur de l'environnement.
Messieurs, votre audition a pour premier objectif de nous permettre de mieux comprendre ce qui se passe pendant et après un essai nucléaire atmosphérique, consistant à faire exploser une bombe atomique à des fins expérimentales. Vous préciserez notamment la nature des produits émis et des particules radioactives ainsi libérées dans l'atmosphère, l'évolution de ces éléments dans les différentes couches du ciel, la durée qui s'écoule avant qu'ils ne retombent au sol et leurs effets sur la population, la faune, la flore, la chaîne alimentaire et les sources d'eau. Nous avons besoin de comprendre quelles peuvent être les sources d'exposition aux radionucléides.
Vous pourrez aussi nous présenter le modèle français de surveillance de la radioactivité et la place de l'IRSN dans notre dispositif. Nos investigations portant quasi exclusivement sur la Polynésie française, nous attendons notamment que vous présentiez à grands traits les conclusions des derniers rapports produits par l'IRSN ainsi que le rôle et les missions du Laboratoire d'étude et de suivi de l'environnement (Lese), implanté à Tahiti.
Nous souhaitons aussi obtenir des informations sur les niveaux d'exposition de la population et de l'environnement en France hexagonale. Si l'attention médiatique s'est à nouveau portée, en 2021, sur les conséquences des essais nucléaires, c'est en raison certes de la publication de l'enquête Toxique, mais aussi de la révélation par l'IRSN qu'en février de cette année-là, des particules de césium 137 issues d'essais nucléaires atmosphériques effectués dans les années 1960 dans le Sahara avaient atteint la France métropolitaine.
Notre rapporteure, Mme Mereana Reid Arbelot, vous a transmis un questionnaire. Le cadre de votre audition ne permettant pas d'en aborder toutes les questions de façon exhaustive, nous attendons de vous que vous lui fassiez parvenir des réponses écrites.
Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Jean-Christophe Niel, Jean-Christophe Gariel, Dominique Laurier et Philippe Renaud prêtent successivement serment.)
C'est un devoir et un honneur pour l'IRSN de répondre aux demandes de la représentation nationale, notamment dans le cadre d'une commission d'enquête. Je me présente devant vous entouré de ses meilleurs spécialistes.
L'IRSN est l'expert national de l'évaluation du risque nucléaire et radiologique. Son expertise couvre d'abord la sûreté nucléaire, qui vise à éviter les accidents et à en traiter les conséquences si malheureusement ils surviennent. Elle couvre ensuite la protection contre les effets néfastes des rayonnements ionisants, tant pour les personnes – le public exposé à la radioactivité naturelle ou aux conséquences d'accidents, les patients faisant l'objet de la délivrance de doses radioactives pour des raisons diagnostiques ou thérapeutiques et les 400 000 travailleurs concernés, relevant pour la plupart du secteur médical – que pour l'environnement. Elle couvre, enfin, la sécurité nucléaire, qui consiste à parer les actes de malveillance et de terrorisme.
Pour l'IRSN, l'évaluation des risques dans ces divers champs relève de deux grands métiers.
Le premier est l'expertise. L'IRSN est un organisme scientifique et technique qui adresse des avis scientifiques et techniques à un large spectre d'institutions dans le cadre de processus de décision, notamment l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), le Parlement, les ministères de la santé, de l'environnement, du travail, de l'intérieur et des affaires étrangères – le dossier de la situation actuelle de l'Ukraine se trouvant sur le haut de la pile. L'expertise consiste aussi à mener des activités de surveillance de l'environnement et des personnes. L'IRSN a notamment la responsabilité de suivre, conformément aux dispositions du code du travail, les doses reçues par les travailleurs.
Le second est la recherche, qui vise à améliorer les connaissances qui nous sont nécessaires, recherche et expertise s'alimentant mutuellement.
L'IRSN emploie 1 800 personnes. Il s'agit d'ingénieurs, de chercheurs, de techniciens, de médecins et de vétérinaires, tous de très haut niveau.
Le 1er janvier 2025, en application de la loi qui vient d'être promulguée, l'IRSN sera séparée en trois parties. La plus importante, avec 1 600 personnes, fusionnera avec l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) pour devenir l'Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR), laquelle a vocation à poursuivre les activités de l'IRSN qui ne seront pas confiées aux deux autres parties, notamment l'évaluation des impacts environnementaux et sanitaires de la radioactivité – soit précisément ceux que nous évoquons aujourd'hui.
Je commencerai par un bref rappel à propos des essais nucléaires, afin de donner un cadre à nos observations, que nous avons centrées sur l'évaluation des impacts environnementaux et sanitaires de ces essais. L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) a élaboré en 2001 un rapport intitulé Les incidences environnementales et sanitaires des essais nucléaires effectués par la France entre 1960 et 1996 et éléments de comparaison avec les essais des autres puissances nucléaires.
Se fondant notamment sur un rapport publié en 2000 par le Comité scientifique des Nations unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear) – Dominique Laurier, qui en est membre et participait cette semaine à la réunion de cette institution, est rentré de New York spécialement pour cette audition –, l'Opecst recense 543 essais nucléaires atmosphériques. La plupart ont été réalisés par l'URSS et les États-Unis, avec 219 tirs chacun, tandis que la France en a effectué 50, dont 46 en Polynésie, parmi lesquels 5 tirs dits « de sécurité ».
Les retombées des essais atmosphériques peuvent atteindre quelques dizaines à quelques centaines de kilomètres pour les particules les plus grosses. Les particules projetées dans la troposphère, à une altitude de 10 à 20 kilomètres, peuvent mettre jusqu'à trente jours pour se déposer, dans un rayon de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres. Quant à celles qui sont projetées dans la stratosphère, à une altitude allant jusqu'à 50 kilomètres, des phénomènes d'homogénéisation donnent lieu à des retombées planétaires pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, composées de radionucléides à vie moyenne et longue.
J'en viens à l'impact des essais nucléaires sur l'environnement et, éventuellement, sur les personnes. Dans le cadre de sa mission de surveillance, l'IRSN assure, depuis sa création en 2002, la surveillance de l'état radiologique de l'environnement de la Polynésie française, à l'exception des sites de Moruroa et de Fangataufa, qui relèvent du Centre d'expérimentation du Pacifique (CEP), grâce au Lese, le laboratoire dont elle dispose sur place. Auparavant, cette surveillance était assurée par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) dès 1962, deux ans avant les premiers essais atmosphériques français.
La surveillance de l'environnement consiste à prélever régulièrement des échantillons – environ 200 par an – dans l'air, dans l'eau, dans le sol et dans les denrées alimentaires, et à en mesurer la radioactivité, qu'elle soit d'origine naturelle ou artificielle. Initialement, cette surveillance était réalisée dans le cadre du réseau mondial français de surveillance radiologique, créé à l'époque des essais atmosphériques d'armes nucléaires effectués par la France dans le Pacifique. Ce réseau incluait, à sa création, plusieurs pays des hémisphères Nord et Sud et des territoires d'outre-mer. Ces mesures ont permis de surveiller notamment les retombées des essais atmosphériques réalisés par la France en Polynésie française de 1966 à 1974.
Après les derniers tirs, la couverture du réseau a été régulièrement réduite, pour se limiter en 1998 à sept îles situées dans les cinq archipels de la Polynésie française. Après une diminution régulière des niveaux de radioactivité depuis l'arrêt des essais atmosphériques français en 1974 et chinois en 1980 – ces derniers, réalisés dans l'hémisphère Nord, ont eu des retombées stratosphériques dans l'hémisphère Sud –, l'état radiologique constaté depuis plusieurs années en Polynésie française est stable et se situe à un niveau très bas.
Cette radioactivité résiduelle est essentiellement attribuable au césium 137 et aux isotopes du plutonium. Depuis plus de dix ans, la dose efficace annuelle ajoutée par la radioactivité résiduelle d'origine artificielle est inférieure à trois microsieverts par an, soit moins de 0,2 % de la dose associée à la radioactivité naturelle en Polynésie, qui est de 1 400 microsieverts par an. Ce chiffre ne tient pas compte des examens médicaux et ne porte que sur la radioactivité liée à l'environnement et à l'alimentation.
Jusqu'en 2017, les résultats de cette surveillance étaient synthétisés dans des rapports publiés annuellement. Depuis lors, ces rapports sont publiés tous les deux ans, en raison de la diminution du niveau de radioactivité, et périodiquement transmis à l'Unscear. Tous les rapports de surveillance de l'IRSN sur la Polynésie française sont disponibles sur le site internet de l'IRSN.
Outre cette surveillance régulière, le Lese effectue des études et des recherches ponctuelles sur l'évolution des niveaux de radioactivité dans les compartiments spécifiques de l'environnement, comme le sol ou les organismes marins. Le Lese a été mobilisé en 2011 et dans les années suivantes pour faire des mesures de radioactivité dans l'environnement après l'accident de Fukushima.
Des experts de l'IRSN ont participé ou participent encore aux travaux d'instances de l'État traitant des conséquences des essais nucléaires. La Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) est composée de personnalités scientifiques, de représentants des ministères de la défense, de la santé, de l'outre-mer, des affaires étrangères, du gouvernement et de l'assemblée de la Polynésie française, de parlementaires, d'associations de victimes des essais nucléaires et d'un expert de l'IRSN.
Jusqu'au début de cette année, l'IRSN a été membre du conseil scientifique de l'Observatoire de la santé des vétérans (OSV), que présidait Dominique Laurier et qui a cessé son activité. Nous sommes également représentés à la Commission d'information auprès des anciens sites d'expérimentations nucléaires du Pacifique, devant laquelle le responsable du Lese présente chaque année les résultats de la surveillance de la radioactivité.
En raison de sa capacité d'expertise en matière d'effets de la radioactivité sur les personnes et l'environnement, l'IRSN est régulièrement sollicitée par des autorités sur des points spécifiques concernant les conséquences dosimétriques et sanitaires des essais nucléaires en Polynésie.
En 2017, la direction générale de la santé (DGS) nous a interrogés sur l'état de la base des connaissances scientifiques sur les maladies radio-induites dans le cadre des essais nucléaires français, afin de disposer d'une analyse sur la liste initiale de dix-sept cancers fixée par le décret du 25 juin 2010. Cette liste a été complétée et comporte désormais vingt et-une maladies susceptibles d'être induites par les rayonnements ionisants.
En 2019, en réponse à une demande du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), l'IRSN a estimé les doses efficaces annuelles, pour les adultes et les enfants, liées aux retombées globales des essais atmosphériques d'armes nucléaires potentiellement reçues par les populations résidentes aux îles Gambier, à Tureia et dans quatre communes de Tahiti de 1975 à 1981.
En mars 2021, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a publié son rapport d'expertise, auquel l'IRSN a contribué. La DGS nous a interrogés sur la possibilité d'effectuer des travaux afin de répondre à deux recommandations du rapport : affiner les estimations de doses reçues par les populations locales et par les personnels civils et militaires, en particulier via l'accès à l'ensemble des mesures de surveillance radiologique environnementale et des mesures d'exposition et de contamination effectuées sur les personnels ayant travaillé sur les sites d'expérimentation nucléaire ; réaliser une veille attentive et rigoureuse de la littérature scientifique internationale sur la problématique des effets des faibles doses de rayonnements ionisants, en particulier pour certains cancers à ce jour non reconnus par les instances internationales comme pouvant être radio-induits, les maladies cardio-vasculaires et les effets sur la descendance. Cette demande a amené l'IRSN à effectuer, notamment au printemps 2021, des travaux préliminaires d'évaluation des doses à partir des mesures réalisées après l'essai Centaure selon une méthode différente de celle utilisée par le CEA et par Disclose.
En juin 2021, la DGS a demandé à l'IRSN de contribuer à la table ronde du 2 juillet qu'elle coordonnait sur le thème « Polynésie française : enjeux sanitaires ». L'IRSN a fait trois présentations relatives à la liste des maladies radio-induites, aux effets des faibles doses de rayonnements ionisants sur la santé et aux effets héritables des rayonnements ionisants sur la santé.
En 2022, le président du Civen a demandé à l'IRSN son éclairage sur la question de la dosimétrie en 1974, en partie dans les îles de la Société à la suite de l'essai Centaure. Nous avons présenté les résultats de l'analyse préliminaire précitée.
À l'heure actuelle, l'IRSN maintient son activité de veille scientifique sur les effets des faibles doses de rayonnements ionisants pour les cancers, les maladies cardio-vasculaires et les effets sur la descendance, et contribue aux travaux d'expertise menés sur ces sujets aux échelons international et européen, notamment dans le cadre de l'Unscear et de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), qui donne le « la » en matière de radioprotection – Dominique Laurier est membre de sa commission principale.
Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions et compléterons nos réponses par écrit. Nous avons d'ailleurs déjà rédigé un rapport à la demande d'une précédente commission d'enquête consacrée à la sécurité nucléaire.
Merci pour vos propos liminaires. La fusion entre l'IRSN et l'ASN, qui prendra effet l'année prochaine, aura-t-elle des conséquences sur vos activités en Polynésie française ?
A priori, non. Le principe est que toutes les activités attribuées à l'ASNR se poursuivront. Ce point a été débattu lors de l'élaboration de la loi.
Les activités qui ne sont pas attribuées à l'ASNR sont de deux ordres. Il s'agit d'abord de la dosimétrie – l'IRSN fabrique et vend 1,2 million de dosimètres par an à 25 000 clients, dont l'Assemblée nationale, où notre dispositif équipe les tunnels de contrôle des bagages –, qui sera attribuée au CEA. Il s'agit ensuite des activités de défense et de sécurité, qui rejoindront le ministère des armées. Les autres activités, notamment l'évaluation de l'impact des essais sur les personnes et sur l'environnement se poursuivront, au moyen notamment du Lese.
Les méthodes de surveillance radiologique utilisées par la France, notamment par l'IRSN, diffèrent-elles de celles utilisées par d'autres pays, tels que les États-Unis et le Royaume-Uni, notamment dans le Pacifique ? Le cas échéant, comment expliquer les éventuelles différences d'approche ?
Il n'y a pas de différence notable entre les surveillances effectuées par ces trois pays. Il s'agit essentiellement de surveiller les rejets des installations nucléaires avec des moyens similaires, en mesurant la radioactivité ambiante sur les aérosols et échantillons d'eau collectés.
Par ailleurs, la surveillance porte sur le « bruit de fond radiologique », constitué des radionucléides hérités des retombées des essais nucléaires et de l'accident de Tchernobyl. L'IRSN consacre des moyens à cette surveillance, qui vise trois objectifs : évaluer la radioactivité ajoutée par les installations nucléaires, estimer les expositions des populations à cette radioactivité rémanente et disposer d'un état de référence pour le cas où un nouvel événement se produirait. Bien qu'il n'y ait aucune installation nucléaire en Polynésie ni à proximité, nous y surveillons le bruit de fond radiologique et cette surveillance est même un peu plus développée qu'en métropole.
Pourquoi les sites de Moruroa et de Fangataufa ne font-ils pas l'objet d'une surveillance ?
La surveillance exercée par l'IRSN s'effectue sur l'espace public. La sûreté nucléaire repose sur le principe selon lequel l'exploitant, EDF par exemple, est responsable de la surveillance de ses emprises.
L'IRSN a hérité le Lese du CEA. Dès sa création en 1962, ce laboratoire a été consacré à la surveillance exclusive des îles habitées, en dehors du site du Centre d'expérimentation du Pacifique (CEP).
L'IRSN dispose-t-elle de données sur l'exposition radiologique des populations civiles et militaires présentes en Polynésie française avant, pendant et après les tirs ?
Concernant la population civile présente pendant les essais nucléaires menés de 1966 à 1974, l'IRSN dispose uniquement des doses estimées par le CEA après les retombées des essais pour lesquels des conditions météorologiques défavorables ont entraîné des niveaux d'exposition et de contamination plus élevés qu'attendu. Pour cette période, l'IRSN ne dispose pas, comme c'est le cas à partir de 1975, d'estimations de doses annuelles dues aux essais nucléaires.
Les doses reçues annuellement en Polynésie de 1975 à 1981 ont été estimées par l'IRSN à la demande du Civen, sur la base notamment des rapports du CEA, qui ont été déclassifiés en 2013. Les doses sont bien plus faibles que ce qu'elles étaient à l'époque des retombées et n'ont jamais atteint 100 microsieverts. De 1975 à 1981, elles diminuent environ de moitié, en raison de la disparition de certains radionucléides de période courte et moyenne et de l'arrêt, en 1980, des essais atmosphériques chinois d'armes nucléaires, qui ont eu une contribution faible mais mesurable dans les retombées stratosphériques sur la Polynésie.
À partir de 1982, les doses ont été estimées annuellement par l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) puis par l'IRSN. Elles sont principalement dues au césium 137 et au carbone 14 issus des retombées stratosphériques des essais nucléaires des cinq puissances nucléaires d'alors, notamment celles des essais américains et soviétiques.
Je déduis de vos propos qu'il n'existe aucune donnée disponible sur l'exposition de la population polynésienne avant l'installation du CEP.
Une étude du CEA portant sur l'année 1962 offre une forme d'état de référence, mesurant en particulier l'activité dans l'air. On y décèle notamment les traces des retombées des essais américains effectués en 1962 sur l'île Christmas, située sur l'équateur au nord de Tahiti. Ces retombées étaient faibles.
Nous confirmons que l'IRSN ne dispose pas de données antérieures.
Toutes les données du CEA ont été transmises à l'Unscear, dans le cadre d'un réseau mondial de surveillance. Elles sont donc disponibles.
Il existe donc un état zéro de l'exposition de la population en 1962, avant que les essais ne débutent. C'est un point fondamental.
Le CEA est le mieux à même de préciser ce point. Ses rapports indiquent que les mesures ont commencé en 1962, avant les premiers tirs français. Il s'agissait de mesurer les conséquences des tirs effectués antérieurement par les autres puissances.
En récupérant la mission de surveillance, vous n'avez donc pas récupéré les archives du CEA ?
La seule chose dont nous disposons, ce sont les rapports de l'Unscear (comité scientifique des Nations unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants). Certains des rapports du CEA d'origine, qui contenaient l'essentiel des données, ont été en partie déclassifiés en 2013.
Pour le moment, nous n'utilisons que les rapports relatifs aux années 1975 à 1981, en réponse à la demande du Civen. Nous avons aussi utilisé la note technique du CEA, qui a évalué les retombées des essais Centaure sur la Polynésie, pour l'étude préliminaire mentionnée par M. Niel sur la possibilité d'utiliser une méthodologie différente de celle du CEA pour évaluer ces retombées.
Avez-vous un rôle dans le processus de reconnaissance du fait que ces essais nucléaires ont rendu les gens malades ? Je constate qu'en Polynésie, être atteint d'une maladie inscrite sur la liste des maladies radio-induites n'entraîne pas forcément une reconnaissance immédiate du fait que l'on est malade du fait des essais nucléaires. À l'inverse, quand des travailleurs du nucléaire – en Normandie, par exemple, dont je suis élu – sont atteints d'une telle maladie, elle est reconnue quasi immédiatement comme une maladie professionnelle. Pourquoi cette différence de traitement entre ceux qui travaillent dans les centrales et les Polynésiens, voire les Algériens ? Pourquoi le doute ne profite-t-il pas au malade ? Quel rôle jouez-vous dans cette appréciation ?
Notre rôle est scientifique et technique : notre métier n'est pas d'apprécier au cas par cas le lien de causalité entre les doses reçues et les pathologies. Notre travail – qui n'est pas simple pour autant – consiste à surveiller, et d'autre part à évaluer les doses reçues par les personnes. Aujourd'hui, la dose est considérée comme un indicateur de l'effet potentiel.
Cette évaluation est faite a posteriori, puisqu'elle n'a pas été faite sur le moment. J'insiste sur le fait que ce sont des calculs complexes, à partir de données qui sont ce qu'elles sont, et donc avec des incertitudes importantes.
Pour ce qu'on sait des effets radio-induits, l'IRSN a trois types d'activité.
La première, c'est la recherche : nous menons des travaux de biologie et de radiotoxicologie, sur l'animal mais aussi, par des études épidémiologiques, sur l'homme, par exemple sur des enfants qui passent des scanners, sur les travailleurs de l'industrie nucléaire ou les personnels navigants des compagnies aériennes. Nous essayons ainsi d'en savoir davantage sur les effets des rayonnements ionisants.
Notre deuxième activité est de synthétiser les connaissances : les questions sur les effets des faibles doses sont nombreuses. Nous avons ainsi réalisé récemment un rapport dans le cadre du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) sur la question des sites de stockage, où la question des faibles doses se pose de la même façon.
Notre troisième activité est de contribuer à la synthèse internationale, aux travaux des Nations unies, donc à l'Unscear et à la Commission internationale de protection radiologique.
Nous disposons donc d'une assez bonne connaissance des effets des rayonnements ionisants à faible dose. Mais nous n'agissons pas sur les systèmes de compensation. Du reste, les deux systèmes que vous évoquez – celui des travailleurs du nucléaire et celui qui s'applique en Polynésie – sont très différents et, pour les travailleurs, la liste des pathologies concernées est très limitée.
Ce qu'on peut dire aujourd'hui sur les effets des rayonnements ionisants et le risque de cancer, c'est que, parce que nous n'avons pas d'observation, nous ne pouvons pas affirmer qu'il existe un risque à très faible dose. Nos niveaux de connaissance concernent des niveaux d'exposition à quelques dizaines ou quelques centaines de millisieverts : on peut aujourd'hui démontrer une augmentation du risque de certains cancers à des niveaux d'exposition de l'ordre de 100 millisieverts. En dessous, le système de radioprotection suppose, dans l'état actuel des connaissances, que ce risque est continu et que des doses plus faibles entraînent elles aussi une augmentation du risque – c'est-à-dire une augmentation de la probabilité de cancer. Les rayonnements ionisants ne sont qu'un seul des nombreux facteurs de risque de cancer connus ; si les doses sont faibles, la contribution des rayonnements ionisants au risque est faible, et cela rend difficile d'identifier leur contribution au risque de cancer, de la quantifier et de la prendre en compte dans des systèmes de compensation.
Quel que soit le système, les seuils retenus – la limite à 1 millisievert pour être éligible au système de compensation actuelle par le Civen, par exemple – sont des décisions de gestion, pas des limites de risque. Je le redis, nos connaissances ne nous permettent pas d'identifier un seuil en deçà duquel le risque serait nul : on considère que le risque est progressif, même si on ne peut pas l'observer dans des études épidémiologiques pour des doses sont très faibles. On ne peut pas aujourd'hui confirmer ce fait, on suppose que c'est le cas ; nos observations s'arrêtent à quelques dizaines ou centaines de millisieverts, pour les expositions professionnelles comme pour les expositions en Polynésie.
L'outil épidémiologique – regarder, de façon très contrôlée, un groupe de personnes pour essayer d'établir un lien entre la dose qu'elles reçoivent et les pathologies qu'elles développent – a du mal à faire la démonstration d'un effet si la dose est faible. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'effet : ce n'est pas parce qu'on ne le voit pas qu'il n'existe pas. En revanche, on peut dire qu'il est faible.
Ce lien entre la dose et l'effet fait l'objet de discussions – pour ne pas dire de polémiques – à l'échelle internationale. Le système de gestion international est fondé sur cette idée que plus la dose est faible, plus l'effet l'est aussi, mais que toute dose engendre effet. Cependant, certains acteurs scientifiques, notamment aux États-Unis, contestent ce lien et considèrent qu'en dessous d'une certaine dose, il n'y a pas d'effet. Ce n'est pas la position adoptée par l'IRSN dans le système de gestion. Nous avons produit en 2023 un document de doctrine sur ce sujet, que nous pourrons vous transmettre. Nous considérons que cette approche dite « linéaire sans seuil » – qui consiste à tracer une ligne droite sur la courbe en deçà des mesures observables – reste pertinente, notamment au vu des résultats récents, tant des études épidémiologiques, qui étudient des cohortes de plus en plus grandes, que des études radiobiologiques.
Avec le temps, nos connaissances se sont beaucoup améliorées : on démontre aujourd'hui des effets à une centaine de millisieverts, mais dans les années 1960, cette limite n'était que de 1 gray. Toutefois, l'hypothèse selon laquelle il existait un risque qu'on ne pouvait pas démonter était déjà posée.
Existe-t-il dans l'environnement des concentrateurs de radioactivité, par exemple des plantes ou des mollusques, qui exposeraient à des doses plus importantes ceux qui les consomment en grandes quantités ? Si tel est le cas, comment les gens sont-ils informés ? Les incite-t-on à ne pas consommer ces produits ou à modérer leur consommation ? Y a-t-il une éducation sur ce sujet ?
Oui, il existe dans l'environnement ce que nous appelons des bio-indicateurs. Ainsi, pour suivre les rejets des installations nucléaires en métropole, nous utilisons des plantes aquatiques, car on ne sait pas mesurer la radioactivité dans l'eau. Pour la Polynésie, un bon exemple est celui des bénitiers. En milieu marin, il y a des radionucléides naturels, dont le polonium 210, un descendant de la chaîne de l'uranium 238 qui est l'un des radionucléides les plus radiotoxiques. Il se trouve que le polonium 210 se concentre en milieu marin dans le plancton : il est ainsi transféré à tous les organismes qui se nourrissent de plancton, notamment les mollusques, et parmi eux les bénitiers. L'IRSN a identifié dans les bénitiers des concentrations importantes en polonium 210, qui peuvent donner des doses dépassant – suivant la quantité consommée, qui peut être grande dans certains atolls polynésiens – 1 millisievert, voire 2, 3 ou 10 millisieverts. Notre dernier rapport sur la Polynésie, qui porte sur les années 2021 et 2022, revient sur ce sujet (page 36) : nous y exposons le constat et formulons des recommandations de consommation modérée.
Quelles sont les parts respectives des retombées atmosphériques – qui, par définition, n'ont pas de frontière – des essais d'armes nucléaires français en Polynésie française, à Reggane au Sahara, et ailleurs dans le monde ? Quelles sont les responsabilités ?
Une explosion nucléaire provoque l'émission de radionucléides, qui sont soit des produits de fusion soit des produits d'activation, et qui se fixent sur des particules en suspension dans l'air, lesquelles retombent ensuite au sol.
Comme l'a dit M. Niel, il existe trois types de retombées.
Les premières sont locales : on retrouve les particules les plus grosses jusqu'à quelques centaines de kilomètres. Seuls les essais nucléaires français ont pu provoquer de telles retombées sur les atolls les plus proches du Moruroa et de Fangataufa ; on a trouvé des traces de plutonium français au niveau des îles Gambier.
Les particules les plus fines, micrométriques, vont dans la troposphère, c'est-à-dire la basse couche de l'atmosphère ; assez rapidement, elles y sont prises en charge par des circulations atmosphériques très importantes. Sur la Terre, ces masses d'air vont toujours d'ouest en est : les retombées troposphériques des essais nucléaires français sur Moruroa et Fangataufa allaient directement en Amérique du Sud, cette région ayant ainsi été la plus exposée par suite des essais nucléaires français. Ces masses d'air contaminées font ensuite le tour du globe et reviennent au niveau de la Polynésie française, un peu diluées, les radionucléides de période courte ayant eu en outre, au cours des vingt à trente jours de transit, le temps de s'éliminer en partie. Dans l'hémisphère Sud, malheureusement, des anticyclones tournent dans le sens inverse des aiguilles d'une montre : durant le transit d'ouest en est, si les masses d'air contaminées ont été prises en charge par un anticyclone, celui-ci les a ramenées vers l'ouest, donc potentiellement vers la Polynésie. Il est ainsi arrivé pour un certain nombre d'essais nucléaires français que, sous l'effet d'une météorologie défavorable, les retombées troposphériques, au lieu d'être dirigées vers l'Amérique du Sud et de faire le tour du globe, soient prélevées dans le panache par l'anticyclone et ramenées en arrière. Le cas le plus connu est celui des retombées de l'essai Centaure, en 1974.
Enfin, lors d'un essai nucléaire de très forte puissance ou tiré en altitude, une partie du champignon monte au niveau stratosphérique : il est alors pris en charge par des circulations de masses d'air qui le redistribuent à l'échelle planétaire, mais principalement dans le lieu d'émission. La plupart des essais américano-soviétiques ont eu lieu dans l'hémisphère Nord : les retombées stratosphériques y ont plus particulièrement eu lieu, notamment dans la bande latitudinale où se trouve la France métropolitaine. Celle-ci a reçu environ 18 % des retombées stratosphériques mondiales. Une autre partie de ces retombées se sont faites dans l'hémisphère Sud, à hauteur d'environ 6 % pour la Polynésie.
Les retombées troposphériques en Polynésie liées aux essais nucléaires français qui ont subi ces phénomènes de retour anticycloniques concernent une vingtaine de radionucléides, notamment l'iode 131. Les radionucléides de période plus longue – césium 137, strontium 90 ou plutonium notamment – y sont plutôt issus de retombées stratosphériques résultant des essais américano-soviétiques.
Puisqu'on peut identifier la responsabilité de cinq puissances nucléaires, d'autres nations – notamment en Amérique du Sud – ont-elles cherché à obtenir des dédommagements de la part de ces États ? Comment la France, le cas échéant, y a-t-elle réagi ?
Que savez-vous, par ailleurs, des essais qui ont eu lieu en Algérie et de leurs effets ?
Je ne sais pas répondre à votre première question, qui est au-delà de notre champ de compétences. Certains pays, comme les États-Unis, ont mis en place des systèmes de compensation pour leur propre population.
L'IRSN ne dispose pas de données sur les tirs qui ont eu lieu en Algérie. On peut peut-être évoquer ici le phénomène des sables sahariens.
Il arrive régulièrement que les vents qui viennent du Sahara apportent des particules – on les voit se déposer sur les voitures, par exemple. Comme il y a plus de particules dans l'air, la concentration en césium 137 est plus importante. Ce césium 137 provient majoritairement des retombées des essais américano-soviétiques. Il y a certainement une contribution du césium 137 déposé localement, à proximité des sites de tir français, mais nous ne pouvons pas le distinguer de l'ensemble des retombées de césium 137.
Vous trouverez sur le site de l'IRSN une note d'information sur ces phénomènes. Nous informons le public sur les mesures que nous prenons à chaque événement de ce type.
À l'époque du CEP, l'état des connaissances dans le domaine de la météorologie permettait-il d'anticiper ces retombées ?
Je ne sais pas vous répondre précisément, car j'ignore quel était, à l'époque, l'état exact des connaissances en météorologie, science qui a beaucoup évolué. Ainsi, la question de la circulation des masses d'air stratosphériques n'était pas connue avant les essais nucléaires : ce sont précisément eux qui ont permis de les étudier, les radionucléides ayant servi de traceurs.
C'est une question qui s'adresse plutôt au CEA, qui était l'opérateur des essais nucléaires.
L'IRSN est-il amené à donner des consignes particulières à la Polynésie pour les examens médicaux qui se déroulent dans les cabinets de radiologie ?
La Polynésie est indépendante dans ce domaine : de telles consignes ne relèvent pas de la responsabilité de l'IRSN. En revanche, la radioprotection des patients est une partie de notre métier. Nous sommes en relation avec les sociétés savantes pour donner des consignes. En matière de diagnostic, nous travaillons sur des niveaux de référence qui permettent aux professionnels de choisir la meilleure dose à délivrer pour le meilleur résultat.
Oui. Ces niveaux de référence sont fournis à l'Autorité de sûreté nucléaire, qui les publie et les met à jour régulièrement.
Dans le domaine médical, le rayonnement doit être assez fort pour remplir sa mission diagnostique ou thérapeutique, mais pas trop fort, afin d'éviter que le traitement – notamment d'un cancer, par radiothérapie – ou l'examen lui-même ait des conséquences préjudiciables pour le patient. Notre rôle est de contribuer à aider les professionnels à faire le bon geste.
Quand vous constatez, par exemple, que les bénitiers contiennent des doses importantes de polonium 210, j'imagine que vous ne vous contentez pas de le mentionner dans un rapport. Y a-t-il une alerte aux autorités sanitaires ? En Bretagne, au moindre doute toxicologique sur les coquillages, l'ARS, l'agence régionale de santé, interdit tout ramassage.
Il faut remettre ces niveaux de danger en perspective. Dans le cas des bénitiers, les concentrations de radionucléides n'appellent pas de mesures sanitaires. On peut sensibiliser la population au fait que d'énormes consommations peuvent être néfastes, mais je veux rassurer tout le monde : par pitié, continuez à consommer des bénitiers !
Il faut également relever que la dose que reçoivent les Polynésiens est plus faible que celle reçue par les personnes qui vivent en métropole.
Nous parlons en effet de faibles doses. La concentration mesurée dans les bénitiers peut atteindre quelques millisieverts, mais celle du radon dans certaines habitations en métropole peut atteindre les mêmes niveaux. Ils peuvent aussi être dépassés lors d'un scanner abdomino-pelvien. Il faut donc relativiser ces niveaux d'exposition.
En métropole, les expositions liées à la fois aux essais nucléaires et à l'accident de Tchernobyl sont actuellement de l'ordre de quelques microsieverts par an. Pour simplifier, le strontium 90, le carbone 14 et quelques isotopes du plutonium, issus de retombées des essais nucléaires, sont à l'origine de doses de 1 ou 2 microsieverts par an, et le césium 137 présent dans les sols français expose par voie externe la population à des niveaux de quelques dizaines de microsieverts. En Polynésie, les niveaux sont encore un peu inférieurs, puisque le niveau global des doses dues à la radioactivité artificielle est de l'ordre de 3 microsieverts – c'est-à-dire entre plusieurs centaines de fois et mille fois moins que la valeur de référence de 1 millisievert.
Philippe Renaud a évoqué les doses reçues au titre de l'activité humaine – par le biais des essais nucléaires, des accidents ou des rejets des installations. C'est une petite fraction de la dose d'origine naturelle que chacun reçoit quotidiennement et qui représente de l'ordre de quelques millisieverts par an.
On parle donc de quelques microsieverts d'origine artificielle, à comparer avec les doses supérieures reçues du fait du rayonnement tellurique ou de l'ingestion d'éléments radioactifs, comme le potassium 40 présent dans le lait. Il faut avoir ces ordres de grandeur à l'esprit. La dose reçue globalement par les personnes du fait de l'ensemble de ces rayonnements est plus faible en Polynésie qu'en métropole.
C'est exact. Elle est de l'ordre de 1,4 millisievert par an et essentiellement due à la radioactivité naturelle. Cette dernière résulte à la fois du rayonnement cosmique, auquel on n'échappe pas, du rayonnement tellurique, lié à la présence de radionucléides dans les sols, et de l'ingestion de denrées, qui contiennent toutes des radionucléides naturels.
Nous avons parlé notamment du cas du polonium 210, qui a un peu plus tendance à se concentrer, mais on trouve d'autres radionucléides naturels dans toutes les denrées consommées. Et il y en a un peu plus en métropole, car ces radionucléides y sont mieux retenus par les sols qu'en Polynésie, où ces derniers sont davantage lessivés. Il faut aussi rappeler que si l'on a pu ouvrir des mines d'uranium en France, c'est bien parce que nous sommes dans une zone où l'on en trouve pas mal.
Nous parlons du présent, mais cette commission d'enquête se préoccupe particulièrement des doses reçues par les populations dans le passé. Je suis étonnée que l'on vous ait demandé de porter votre attention sur les données recueillies entre 1975 et 1981, alors que les essais les plus polluants ont pris fin en 1974. Vous êtes-vous également intéressés à la période des essais atmosphérique, qui s'étend de 1966 à 1974 ?
Estimez-vous, par ailleurs, que des doses inférieures à 100 millisieverts sont faibles ?
Ce seuil de 100 millisieverts est issu d'une sorte de guide international qui hiérarchise les différents niveaux d'exposition. On considère qu'au-delà de 1 gray la personne a absorbé une forte dose, liée soit à une exposition accidentelle, soit à une irradiation thérapeutique destinée à tuer des cellules.
Immédiatement en dessous de ce seuil, on estime que l'on se situe dans des zones de doses intermédiaires. Certaines personnes ont peut-être reçu des doses de ce niveau-là à la suite des essais, en particulier celles qui ont travaillé au Centre d'expérimentation du Pacifique.
Lorsque l'on est encore plus bas, on entre dans le domaine des faibles doses. Les quantités de doses ajoutées par les essais sont de l'ordre de quelques millisieverts pour la population polynésienne. On est donc nettement en dessous du seuil de 100 millisieverts.
Ce n'est pas l'IRSN qui a déterminé ce seuil de 100 millisieverts, mais les experts internationaux, qui considèrent qu'en deçà, on a affaire à de faibles doses.
S'agissant de votre première question, nous n'avons pas été sollicités pour travailler de manière systématique sur les essais réalisés avant 1975. Nous avons cependant eu des échanges avec le Civen sur les conséquences de l'essai Centaure et nous avons à cette occasion réalisé une étude préliminaire. Pour ce qui concerne la période après 1975, comme cela a déjà été indiqué, nous avons effectué pour le Civen une étude sur la base des données fournies par le CEA.
Vous savez que le Civen retient le seuil de 1 millisievert comme critère permettant de statuer sur une demande d'indemnisation, c'est-à-dire d'accorder à un malade le statut de victime. C'est bien inférieur à 100 millisieverts. 1 millisievert constitue donc bien une faible dose ?
Oui, tout à fait. Le seuil de 100 millisieverts ne constitue pas une limite en dessous de laquelle il n'y aurait pas de risque. Le consensus scientifique actuel est que l'on a beaucoup plus d'incertitudes sur la quantification du risque en dessous de 100 millisieverts, mais qu'un risque demeure, proportionnel à la dose reçue, même lorsqu'elle est très faible avec 1 millisievert. On parle de doses très faible en-dessous de 10 millisievert.
On suppose que le risque va se matérialiser par une augmentation de la proportion de cancers dans la population exposée. Quand les doses reçues dont élevées, le nombre de cancers en excès est suffisamment important pour être perceptible. Quand ces doses sont très faibles, on suppose que la probabilité de développer un cancer augmente, même si elle devient très faible.
Le seuil de 1 millisievert n'est pas un seuil de risque, mais cela correspond en effet à une dose très faible.
Cette valeur figure dans la réglementation pour la protection du public.
C'est une valeur limite destinée à gérer les expositions supplémentaires de la population. Il est recommandé que cette dernière ne reçoive pas plus de 1 millisievert par an du fait des différentes sources d'exposition liées à l'activité humaine.
Je voudrais connaître votre avis sur le tir Centaure, puisque vous avez fait une étude préliminaire à son sujet. Avez-vous eu accès sans restriction à toutes les archives du CEA pour pouvoir faire une étude très poussée ? On relève en effet de nombreuses différences entre les points de vue des scientifiques. Les auteurs du livre Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie ne sont pas d'accord avec les chiffres avancés par le CEA.
Vous avez mentionné une étude radiotoxicologique portant sur différents corps de métier. Avez-vous aussi été sollicité pour en réaliser une sur l'ensemble des Polynésiens ?
L'étude que nous avons réalisée sur l'essai Centaure est préliminaire. Elle n'est donc pas très robuste.
Philippe Renaud peut expliquer la logique de cette étude et en quoi elle diffère de celle qu'avait réalisée le CEA, qui est citée dans le livre que vous avez mentionné.
Pour la clarté de nos débats, je rappelle que Centaure est le nom de code du dernier essai nucléaire atmosphérique, effectué en 1974.
Dont les retombées ont malheureusement été ramenées par un anticyclone.
Nous avons eu accès à une note technique du CEA, qui fournissait les résultats de mesures disponibles dans l'air, dans les dépôts radioactifs et dans certaines catégories de denrées. Ce document décrivait aussi la méthodologie suivie par le CEA pour évaluer les doses reçues par la population polynésienne.
Nous avons essayé de développer une méthodologie différente, afin de voir à quels résultats cela aboutirait. Tel était l'objet de cette étude préliminaire. Nous nous sommes appuyés plus largement sur les résultats des mesures et nous avons tenu compte des transferts dans l'environnement. Les résultats en matière de doses sont assez proches de ceux du CEA.
Nous avons aussi examiné l'article publié par Sébastien Philippe, qui a lui-aussi essayé de reconstituer les doses reçues du fait de Centaure. De ce que nous avons compris, car tout n'est pas très clair dans cette publication, il a utilisé la même méthodologie que le CEA mais a modifié les valeurs de certains paramètres. Cela aboutit à des doses qui sont un peu plus élevées que celles du CEA. Vous noterez que j'ai dit « un peu plus élevées ».
Tant notre méthodologie que celle du CEA, reprise par Sébastien Philippe, sont toutes entachées d'incertitudes. Il est très difficile de préciser ces incertitudes, mais quand on le fait, on a une idée de la robustesse de l'évaluation. Selon nous, les résultats obtenus par chacune des trois études ne montre qu'une chose : les doses reçues sont de l'ordre de 1 millisievert. On n'est pas forcément capable de distinguer entre les personnes qui ont reçu des doses au-dessus ou en dessous de ce niveau.
Il faut être bien conscient que les transferts dans l'environnement sont des phénomènes complexes. Le nombre de nucléides en jeu est important et des incertitudes sont associées à chacune de ces évaluations. Tout ce que nous pouvons dire c'est que, de manière schématique, en développant notre méthodologie nous avons trouvé des résultats qui sont à la fois proches de ceux du CEA et pas très éloignés de ceux de Sébastien Philippe.
Présidence de Mme Raquel Garrido, vice-présidente
S'agissant de votre deuxième question, à ma connaissance, l'IRSN n'a pas été réalisé d'étude sur la santé des populations polynésiennes.
Il existe deux études sur ce sujet. L'une a été faite pour l'Inserm par Florent de Vathaire, que vous allez auditionner très prochainement. L'autre porte sur une cohorte de personnels civils de la défense et de militaires qui ont été employés sur les sites d'essai. Elle a été réalisée par Sépia-Santé pour l'Observatoire de la santé des vétérans.
Il s'agit là, je le répète, de niveaux d'exposition faibles et la démonstration d'effets sera limitée pour la population polynésienne. En revanche, les données internationales et celles collectées par l'IRSN sur d'autres populations dans le cadre d'études de grande ampleur sont tout à fait transférables. Les connaissances ainsi acquises sur les effets des faibles doses sont utilisables pour évaluer les risques en Polynésie.
Vous indiquez que vous avez utilisé une méthodologie différente de celle utilisée par le CEA, laquelle a été approuvée par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et a aussi été utilisée par Sébastien Philippe, lequel a utilisé des données différentes. Sans entrer dans les détails, pourriez-vous indiquer les caractéristiques de votre méthode ?
Vous êtes arrivé à un résultat d'environ 1 millisievert pour l'exposition au retombées du tir Centaure, un anticyclone ayant détourné le nuage toxique vers les îles les plus habitées de Polynésie. Sachant que la dose de 1 millisievert sur l'année est celle retenue par le Civen pour déterminer si les demandeurs sont victimes des essais, les gens ont-ils reçu cette même dose le jour des retombées ?
J'insiste sur le fait que l'étude que nous avons conduite est préliminaire. Nous savons déjà quelles sont les pistes à suivre pour l'approfondir le cas échéant, mais je ne pense pas que les ordres de grandeur des résultats changeraient.
Les doses que nous avons mentionnées n'ont pas été reçues en une seule fois, mais bien en une année. Lors des retombées de Centaure, les gens ont inhalé les radionucléides présents dans l'air. Ils ont été exposés au dépôt radioactif. Ce dépôt est resté, tout en diminuant par décroissance radioactive. Les gens ont consommé pendant des semaines, voire des mois, des denrées contaminées par les retombées. Quand on prend en compte l'ensemble de ces voies d'exposition et des niveaux de contamination, on arrive à cette dose de l'ordre du millisievert, qui ne résulte donc pas d'une exposition instantanée, mais d'une accumulation d'expositions.
Exposer en détail la méthodologie risque d'être très technique. Disons pour simplifier que, lors d'une explosion nucléaire, un certain nombre de produits de fission et d'activation sont générés. On connaît leurs proportions – c'est ce que l'on appelle le spectre. Le CEA est parti de ces données, complétées par les résultats de mesures de dépôts sur l'île de Tahiti. À partir de cet ensemble, il en a déduit les concentrations dans l'air, dans les sols et dans les denrées alimentaires.
Si l'IRSN avait utilisé la même méthodologie, cela n'aurait servi à rien car nous serions probablement arrivés d'office à un résultat très proche. Nous avons donc choisi de partir des niveaux mesurés dans l'air par des filtres pour différents radionucléides qui sont parmi les principaux contributeurs à l'exposition de la population. Nous avons reconstitué les dépôts à partir de ces données et fait tourner un modèle de transferts dans l'environnement, notamment sur la chaîne alimentaire. Cela nous a permis de reconstituer l'évolution de la contamination résultant des principaux radionucléides dans les denrées locales. Nous avons calé ce modèle sur les trop rares résultats de mesures disponibles. Il se trouve qu'avec ces deux méthodes tout à fait différentes nous avons trouvé un résultat similaire.
Cette méthodologie de l'IRSN avait déjà été utilisée pour évaluer les conséquences en métropole des essais nucléaires, mais nous avions alors eu accès à des dizaines de milliers de résultats de mesures pertinentes, ce qui nous avait permis d'appliquer cette méthodologie avec succès. Lorsqu'il s'agit d'estimer les conséquences des retombées radioactives sur Tahiti à la suite de l'essai Centaure, le problème est que l'on dispose de beaucoup moins de résultats de mesures. C'est ce qui explique les incertitudes dont j'ai parlé, aussi bien avec la méthodologie du CEA qu'avec celle que nous avons développée.
Selon vous, les mesures étaient-elles proportionnées à l'ampleur des activités d'expérimentations nucléaires dans la région ?
Le fait est que les mesures disponibles à la suite de Centaure sont moins complètes que celles dont nous disposions en métropole à la même époque, et même antérieurement, lesquelles étaient alors effectuées par le service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI).
Peut-on dire que le CEP a maîtrisé les risques associés aux essais nucléaires en Polynésie française ?
L'IRSN n'a pas participé à ces essais. Cette question devrait être posée au CEA.
Lorsque je vous écoute – et je ne suis pas le seul à le faire, puisque cette audition est diffusée en direct et le sera ultérieurement sur LCP –, j'ai l'impression qu'il n'y a pas trop de problèmes, puisque l'on ne dépasse pas les normes internationalement reconnues.
Le 31 mai je vais recevoir au Havre des hibakucha – des survivants des bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki. Je les ai rencontrés lorsque je me suis rendu dans ces deux villes, où j'avais discuté avec des chercheurs japonais travaillant eux-aussi sur les questions d'irradiation. Bien entendu, les doses reçues ont été très supérieures au moment des explosions et des mois voire des années après. Les conséquences se font toujours sentir, notamment sur les générations qui ont suivi – point que nous n'avons pas encore abordé.
Aujourd'hui encore, lorsqu'un jeune d'Hiroshima ou de Nagasaki va faire ses études à l'université de Kyoto, personne ne veut fonder une famille avec lui car ses parents ou ses grands-parents ont subi les explosions. Des dizaines d'années après, il continue à y avoir des conséquences, avec des taux plus élevés de malformations et de handicaps parmi les enfants.
Si j'ai bien compris ce que vous avez dit, vous formulez des recommandations en métropole mais pas en Polynésie, car cela relèverait des prérogatives de ce territoire. Mais vous devriez faire des recommandations au monde entier en vous appuyant sur les résultats de vos recherches ! Il est nécessaire de partager ces données pour faire prendre conscience des conséquences sur les populations et les générations à venir et ne plus jamais refaire les mêmes erreurs. Pourquoi ne conseillez-vous pas la Polynésie ? Pourquoi ne mettez-vous pas vos moyens à sa disposition ?
Les normes internationales font-elles l'objet d'un consensus absolu ? Ou bien certains pays – comme le Japon, par exemple – ont-ils estimé qu'il conviendrait d'abaisser les seuils ?
L'IRSN mène des recherches avec les Japonais dans le cadre du Projet triangle, une structure qui associe les universités d'Hiroshima, de Nagasaki et de Fukushima. Notre organisme est l'un des rares à collaborer avec ces trois universités.
Quant au fait que nous ne formulions pas de recommandations en Polynésie, il faut tout d'abord comprendre que nous intervenons dans le cadre d'instances internationales pour contribuer à l'élaboration de normes partagées. C'est notamment le cas pour le seuil d'exposition de la population de 1 millisievert par an ajouté à la radioactivité naturelle. Nous pourrions vous en détailler la genèse. D'une certaine manière, nous travaillons ainsi pour tout le monde, en Polynésie comme en métropole.
Ensuite, nous n'intervenons pas en Polynésie française sur les aspects médicaux – c'est-à-dire la manière de bien gérer les doses de rayonnement ionisants pour atteindre des objectifs diagnostiques ou thérapeutiques sans avoir d'effets néfastes –, car cela relève des compétences du ministère de la santé de ce territoire.
J'ai dit que nous n'avions pas d'activités dans le domaine de la santé en Polynésie, mais ce n'est pas tout à fait vrai. Nous avons été sollicités par la direction générale de la santé (DGS) en 2017 pour donner notre avis sur la classification des cancers radio-induits réalisée par l'Unscear, par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) et par des pays comme les États-Unis ou le Royaume-Uni. Nous nous attendons à une saisine prochaine de la DGS sur ce même sujet.
Nous ne faisons pas de recommandations particulières pour la Polynésie, car nos recommandations s'appuient sur l'état des connaissances concernant la relation entre l'exposition aux rayonnements ionisants et les risques pour une population donnée. Nous proposons des synthèses au niveau national ou international valables pour différentes situations d'exposition. Nos recommandations s'appliquent globalement et ne sont donc pas spécifiques à la Polynésie.
À l'occasion de la mise à jour des connaissances sur les cancers radio-induits, notamment dans le cadre de groupes de travail au sein de l'Unscear, de nombreux avis divergents s'expriment et il peut se passer plusieurs années avant qu'un rapport ne soit publié. Nous discutions il y a encore deux jours à l'Unscear et les débats étaient très chauds, notamment sur l'interprétation des résultats pour les faibles doses. La position de l'IRSN est qu'il existe un risque dans ces cas, mais tout le monde n'est pas d'accord. Notre position est basée sur la science, mais le consensus est toujours en discussion.
Concernant les effets sur la descendance, nous avons réalisé une synthèse de la littérature qui a fait l'objet de deux publications il y a deux mois. Nous avons recensé 140 publications scientifiques. Il est acquis que l'exposition in utero, c'est-à-dire une exposition de la mère pendant la grossesse, augmente – en fonction des doses – les risques de cancer, de certaines pathologies et de malformations congénitales. En revanche, pour les effets héréditaires, liés à des expositions avant la conception jouant sur les cellules germinales transmises aux générations suivantes, nous avons beaucoup plus de mal à détecter les risques. Jusque dans les années 1970, les tests étaient réalisés sur des drosophiles et ils indiquaient une modification des caractéristiques des descendants dont les parents avaient été exposés à de fortes doses. Des résultats similaires ont été obtenus depuis avec des souris, qui sont beaucoup plus proches des humains. Nous constatons des modifications génétiques dans la descendance alors qu'elles ne sont pas présentes chez les parents.
Cette synthèse, réalisée dans le cadre international de la CIPR et de plateformes européennes de recherche, conclut que nous ne sommes pas capables de démontrer chez l'homme des transmissions génétiques et une augmentation des risques de cancer ou de malformations à la naissance. Les études concernant les humains sont très limitées et beaucoup plus difficiles à interpréter que celles dont nous disposons sur le cancer. C'est pourquoi nous restons très prudents sur l'effet héréditaire chez l'homme et avançons des hypothèses pouvant expliquer pourquoi ces effets sont démontrables chez l'animal mais pas chez l'homme.
Nous disposons d'un laboratoire en Polynésie auquel est attachée une personne dont le rôle ne se limite pas à la réalisation de mesures et à la collecte d'échantillons, puisqu'elle a également un rôle très important en termes de communication et de pédagogie auprès de la population et des responsables locaux – j'ai une liste de tous les débats publics auxquels elle a participé. Elle ne travaille pas isolée dans son coin puisqu'elle dispose d'un réseau de correspondants locaux pour surveiller sept îles.
Pour ma part, j'ai essayé plusieurs fois de joindre cette personne, par mail et par téléphone, mais elle ne m'a jamais répondu.
Je comprends qu'il est difficile de prouver qu'il existe des risques de cancer dû à la radioactivité à faible dose, mais préconisez-vous de supprimer ou de garder la référence à un seuil d'exposition d'1 millisievert dans la loi Morin pour l'indemnisation des malades ?
Nous ne sommes pas capables de démontrer qu'il existe un seuil, exprimé en millisieverts, en dessous duquel il n'existe pas de risque de cancer. La question ne doit pas être posée d'une façon binaire, mais en considérant que la dose fait le risque : en dessous d'un seuil de 1 millisievert, l'augmentation de la fréquence de cancers dans une population est très faible, ce qui signifie que la majorité des cancers survenant au sein de cette population ne sont certainement pas dus à l'exposition à la radioactivité. Cependant, comme nous ne pouvons démontrer dans ce cas que le risque est nul, la question n'est plus scientifique, mais sociale. Je ne peux donc me prononcer sur le maintien du seuil, qui n'est pas justifié par les connaissances scientifiques actuelles. Il s'agit d'un critère de gestion utilisé par le Civen, qui s'est basé sur les limites recommandées internationalement pour la radioprotection. En tout cas, le choix de cette valeur précise n'a pas de justification scientifique.
Le cœur de métier de l'IRSN est d'éclairer la décision publique par des faits scientifiques et techniques, mais la décision ne nous appartient pas et il est très important de maintenir cette distinction entre l'expertise et la décision, qui est d'ailleurs un élément central des discussions sur la création de l'ASNR. Notre métier est de vous fournir des données et de réduire leur incertitude grâce à la recherche. Une fois que ces données sont rassemblées et partagées, nous sommes ouverts à toute confrontation de nature scientifique et technique, avec qui que ce soit. In fine, c'est au décideur qu'il revient de décider.
Votre doctrine, exposée dans un rapport publié l'année dernière, peut donc être résumée comme une approche linéaire sans seuil : toute dose engendre un effet. Il revient dès lors au politique de décider si l'on doit prendre en charge socialement tout effet possiblement causé par une exposition, à l'époque des essais, à une radioactivité dont les causes sont en partie naturelles et en partie artificielles, liées à des essais nucléaires décidés par le pouvoir politique, notamment français.
Monsieur le directeur général, vous avez rappelé que l'IRSN avait réalisé un rapport pour une commission d'enquête antérieure. Devons-nous comprendre que vous seriez disponible pour répondre à une demande de rapport que la nôtre pourrait formuler ? Si oui, quels types de données serait-il intéressant de rechercher ou de synthétiser pour notre commission ? Un tel rapport, réalisé pour une commission d'enquête parlementaire, vous permettrait-il d'obtenir des informations nouvelles ?
Vous dites avoir eu accès, dans le cas de l'enquête préliminaire dont il a déjà été question, à une note technique du CEA. Quel était son niveau de complétude par rapport aux données dont dispose le CEA ? Pensez-vous qu'il existe encore des enjeux de secret défense ? Vous avez indiqué que les informations étaient peu abondantes. Pensez-vous qu'il en existe davantage, qui pourraient être obtenues avec le concours du CEA ?
Nous vous disons tout, mais si, à l'issue de vos auditions, vous souhaitez que nous approfondissions certains sujets scientifiques ou techniques au-delà du questionnaire, nous sommes, bien sûr, disponibles. Nous aurons alors besoin d'un cadrage pour bien préciser la question.
La note du CEA est une note technique présentant des données et la méthodologie suivie. Il existe plusieurs notes de ce type concernant d'autres essais et leurs retombées sur des îles et atolls voisins en raison de retours anticycloniques. La méthodologie suivie indique que le CEA semble avoir exploité tout ce qui existait. Toutefois, je ne suis pas en mesure d'affirmer qu'il n'existe pas encore des données supplémentaires qui pourraient nous intéresser.
Je vous prie d'excuser ma question, qui pourra vous sembler être une question de béotien. Vous avez distingué trois types de retombées, or les vétérans que nous avons auditionnés nous ont dit que, lors d'un essai le jour J, leurs chefs leur donnaient l'ordre de mettre des lunettes et de s'équiper d'un petit dosimètre avant de se retourner au moment du flash. Cette exposition relève-t-elle d'un type de retombée ou s'agit-il d'une autre catégorie d'irradiation ?
Il s'agit d'une autre catégorie. Les retombées résultent de la contamination de l'air et produisent des dépôts sur les sols et une contamination des denrées. Elles concernent la population civile habitant à une certaine distance du lieu de l'explosion. Je ne suis pas du tout compétent pour me prononcer sur les effets de l'irradiation directe lors de l'explosion.
Quelle différence faites-vous entre les tirs de sécurité – ou tirs froids – et les différents types de tirs atmosphériques ? Pourquoi ces tirs de sécurité étaient-ils réalisés ? Peut-on dire qu'il s'agissait de bombes ?
Cette question n'entre pas dans notre champ de compétences. Nous ne sommes ni fabricant ni testeur d'armes. Notre rôle est d'évaluer les risques. Cette question est à poser au CEA.
La science a un spectre large. Nous ne sommes pas compétents sur tous les sujets.
Vous mentionnez dans vos rapports des phénomènes de rémanence de radioactivité d'origine artificielle dans les sols de la Polynésie française. Pourquoi n'y a-t-il pas eu de prélèvements en 2021 et 2022 ?
Nous avons effectué des prélèvements en 2021 et 2022, et d'ailleurs plus que d'habitude. Nous suivons régulièrement chaque année huit îles et atolls – nous en ajoutons une chaque année afin de varier –, mais, en 2021 et 2022 nous en avons ajouté sept supplémentaires.
Nous n'avons pas assez parlé des conséquences environnementales, alors que vous indiquez dans votre rapport 2021-2022 votre intention de renforcer votre vocation environnementale et vous avez d'ailleurs déjà expliqué les raisons de cette évolution.
Les conséquences du changement climatique – montée des eaux, phénomènes météorologiques plus violents et plus fréquents – sont-elles prises en comme dans vos travaux, notamment sur le stockage des déchets ? Le matériel ayant servi aux essais a été océanisé sur l'atoll de Hao. Vous ne vous occupez pas des sites eux-mêmes et ce site n'est pas un site d'essais comme ceux de Moruroa ou de Fangataufa. Avez-vous pensé à surveiller cet atoll, qui se trouve hors du giron du ministère des armées ? Les phénomènes météorologiques plus violents et plus fréquents liés au changement climatique peuvent-ils avoir un effet de dispersion de la radioactivité ?
Nous n'avons, jusqu'ici, pas du tout réfléchi aux conséquences du changement climatique.
En ce qui concerne l'atoll de Hao, l'IRSN a réalisé, voilà une bonne dizaine d'années, des mesures sur la dalle Vautour. Cette dalle, dont le sous-sol est composé de corail concassé, étaient nettoyés à l'eau les avions revenant de leurs patrouilles aux alentours des sites nucléaires avec de la poussière sur leurs ailes et sur leur carlingue. Les radionucléides contenus dans la poussière se retrouvaient donc sur la dalle et, pour partie, s'y fixaient. La dalle a été lessivée par les fortes pluies tropicales, mais nous y avons retrouvé des traces de césium 137 et de plutonium. Le strontium 90 a complètement disparu, emporté par les pluies successives qui transfèrent des éléments du sol vers la profondeur et vers le milieu marin. Il y a donc beaucoup moins de radionucléides dans les sols aujourd'hui qu'il pouvait y en avoir à l'époque. De mémoire, nous avions recommandé de laisser la dalle en l'état.
Pensez-vous qu'elle présente encore des dangers pour la population ? Le lessivage des radionucléides ne risque-t-il pas de les transférer vers la faune et la flore marine et donc vers des poissons ou des bénitiers consommés par la population ?
La dalle de Hao ne présente aucun danger. Je suis moi-même allé sur place. Les niveaux de plutonium y sont très faibles. Ils sont équivalents aux niveaux des sols français.
Le milieu marin est un milieu très dispersif. Ainsi, lors de l'accident de Fukushima, le milieu marin côtier a été fortement contaminé, mais aucune augmentation des niveaux de césium 137 en Polynésie n'a été constatée. Les éléments radioactifs ont en effet été dilués dans les énormes masses d'eau océaniques et aucun effet visible ne peut être constaté au bout d'un certain temps. Je ne parle pas des lagons de Moruroa et de Fangataufa, que nous ne connaissons pas.
Les milieux marins présentent parfois des niveaux d'activité plus faibles que les milieux terrestres. Le césium 137 est peu présent dans les sols polynésiens. Toutefois, le transfert du sol vers les plantes étant plus important en milieu tropical, il est davantage présent dans les fruits et les légumes, mais à des niveaux qui restent extrêmement faibles, de l'ordre de quelques microsieverts. Ces faits relèvent de la curiosité scientifique.
À l'époque de l'événement de Fukushima, il avait pourtant été recommandé de ne pas consommer de thon, base de l'alimentation des Polynésiens, de tous les Océaniens et des Japonais.
Nous avons fait des mesures après l'accident de Fukushima. Patrick Bouisset, le responsable de l'antenne, pourra vous en dire plus, mais, en aucun cas, il n'y avait matière à faire des recommandations de non-consommation. À proximité immédiate des côtes japonaises, des niveaux de contamination de poissons supérieurs à certaines réglementations ont été constatés et des interdictions de consommation ont été prononcées, mais aujourd'hui, ces niveaux sont revenus en dessous de ces limites. Les puissants courants qui passent au large du Japon ont homogénéisé assez rapidement la contamination à l'échelle de tout l'océan Pacifique.
Excusez mon impertinence, mais ma question précédente, qui est tombée à plat, était justifiée : un de vos rapports sur la surveillance des milieux spécifie qu'aucun prélèvement de sol n'a été effectué en 2021 et 2022.
La surveillance de l'IRSN porte sur la principale voie d'exposition de la population polynésienne, qui est la consommation de denrées. Nous prélevons donc régulièrement des denrées sur les îles et atolls.
Nous avons entrepris, à partir de 2014, des campagnes de mesure de la radioactivité dans les sols. Leur principal objectif est de déterminer la contribution des essais français par rapport aux essais d'autres pays dans la présence de plutonium dans les sols. Il ne s'agit donc pas d'une surveillance régulière. Nous n'avons effectivement pas réalisé de prélèvements en 2021 et 2022 dans ce cadre.
Depuis les essais, la situation évolue par décroissance radioactive, qui désintègre le radioélément, ou par transfert, notamment par la pluie, mais la situation reste stable. En cas de mesure anormale, nous pourrions être conduits à augmenter la fréquence des prélèvements, mais aucune raison ne nous laisse aujourd'hui entrevoir une évolution brutale de la contamination. Les mesures ont donc été allégées.
Nous sommes donc d'accord pour dire que les essais nucléaires, atmosphériques de 1966 à 1974, puis souterrains de 1974 à 1996, ont eu pour conséquence de déposer des particules, qui se désintègrent ou se dispersent en milieu marin, mais en partie seulement puisque leur présence est encore mesurée aujourd'hui. Il existe une différence entre le milieu marin et le milieu stratosphérique : dans ce dernier, des mesures constantes attestent de la permanence des conséquences de cette activité humaine française.
Notre commission cherche à appréhender les conséquences de cette activité sur les populations et l'environnement. Scientifiquement, nous sommes fondés à considérer que la société doit pouvoir en assumer ces conséquences.
Je vous remercie pour ces échanges, qui seront complétés par vos réponses au questionnaire et, éventuellement, par tout document qui vous semblera pertinent.
La séance est levée à 11 heures.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Raquel Garrido, M. José Gonzales, Mme Marine Hamelet, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Joëlle Mélin, Mme Mereana Reid Arbelot.
Excusés. – M. Jean-Charles Larsonneur.