La réunion

Source

La séance est ouverte à onze heures cinq.

La commission entend MM. Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique ; et Bruno Tinel, économiste, maître de conférences à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du centre d'économie de la Sorbonne.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête visant à établir les raisons de la très forte croissance de la dette française depuis l'élection de 2017 et ses conséquences sur le pouvoir d'achat des Français. Nous recevons M. Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique. Nous accueillons aussi à distance M. Bruno Tinel, professeur à l'université du Witwatersrand de Johannesburg.

Vous avez tous les deux exprimé des analyses critiques sur ce qu'on pourrait appeler un « catastrophisme de la dette publique » et le fonctionnement actuel du marché. Vous formulez des propositions sur la juste mesure de la dette, la politique de dépenses publiques et les moyens d'optimiser les politiques fiscales et monétaires.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Ragot et Tinel prêtent serment.)

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Ragot, l'OFCE a publié le 15 septembre une prévision de croissance française de 0,8 % pour l'année 2024. À l'époque, le Gouvernement tablait sur 1,4 %. Estimez-vous que le Gouvernement a surestimé ses prévisions ? Si tel est le cas, comment l'expliquez-vous ?

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Les observateurs et conjoncturistes étaient nombreux à estimer que la croissance allait être révisée à la baisse. Je pense que le Gouvernement attendait le dernier moment pour disposer de toute l'information possible avant de procéder à une baisse de prévision. En conséquence, j'ai l'intuition que le Gouvernement ne croyait pas à ce chiffre de 1,4 %, mais je le laisserai s'exprimer à ce sujet. Il ne s'agissait pas selon moi d'une manœuvre pour manipuler l'opinion, mais plutôt de trouver le bon moment pour effectuer cette révision, compte tenu de ses implications pour les finances publiques.

Je me permets de noter que la révision de croissance s'est effectuée à la baisse, mais que le dérapage du déficit public de 4,9 % à 5,5 % par rapport au PIB est indépendant de cette révision. Malheureusement, notre compréhension du déficit public et des enjeux budgétaires dépend non seulement de la croissance, mais aussi d'autres éléments difficiles à mesurer en temps réel.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

En amont de la prévision budgétaire, communiquez-vous avec le Gouvernement, à travers des échanges formels ou informels ?

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Des échanges informels récurrents ont lieu, de notre initiative. Le cadre formel intervient à deux moments : lors de l'audition du Haut Conseil des finances publiques et lors de la réunion de l'Observatoire français des comptes nationaux organisée chaque année par l'OFCE. À cette occasion, nous invitons tous les prévisionnistes de la place, le Gouvernement, le Trésor, la Commission européenne, le Fonds monétaire international (FMI) et des banques privées. Nous y discutons de nos prévisions respectives et de nos désaccords éventuels.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

À quel moment intervient cette réunion ? Est-elle annuelle ?

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Cette réunion est effectivement annuelle et nous essayons de l'organiser lors des mois de septembre et octobre, quand le projet de loi de finances (PLF) est en voie de finalisation. Nous rédigeons un document public, un policy brief, qui présente toutes les prévisions. Nous attribuons également depuis cette année un prix du meilleur prévisionniste. En 2023, la Commission européenne et l'OFCE étaient premiers ex aequo.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Avez-vous eu cette année des échanges avec les cabinets ministériels au sujet de cette divergence après la publication des chiffres ?

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Des échanges sont intervenus. L'OFCE est indépendant, mais lorsque des divergences de prévision interviennent, je me fais fort de les envoyer aux cabinets et de les faire circuler auprès de tous mes homologues de manière informelle. Le Gouvernement connaissait nos hypothèses, nous menons des réunions à l'issue desquelles nous actons des désaccords sur les prévisions de croissance. Le désaccord a été acté en 2023, mais une fois encore, je pense que le Gouvernement réfléchissait sur le meilleur moment pour communiquer ses révisions. C'est de cette manière que je comprends cette séquence un peu bizarre marquée par une telle divergence de prévision.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je ne suis pas certain d'avoir très bien compris. Pouvez-vous nous fournir plus de détails ?

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Je pense qu'au moment de ces réunions, pour des raisons qui leur appartiennent, les services étaient soumis à des doutes au sujet des chiffres de croissance. Peut-être essayaient-ils de trouver le meilleur moment pour communiquer les actualisations ? Je ne peux l'affirmer, mais j'en émets l'hypothèse. J'ignore quelle a été la séquence d'élaboration et la raison, un peu exceptionnelle cette année, qui a rallongé la durée de révision. Ce rallongement a créé des débats et a suscité un certain coût politique pour le Gouvernement, à n'en pas douter. Je me permets de noter que ce rallongement n'a cependant pas permis d'intégrer toute l'information, puisque le déficit a été, encore une fois, différent de celui qui était prévu.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez déclaré que « la hausse structurelle de la dette publique depuis 2017 est en grande partie attribuable à des mesures budgétaires non financées ». Pouvez-vous nous fournir plus d'explications ?

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

En lien avec le débat public, nous avons produit un document, en ligne depuis lundi dernier, qui porte sur la contribution des crises macroéconomiques à l'évolution de la dette publique française depuis 2007 et depuis 2017. En utilisant trois méthodes différentes, nous avons cherché à distinguer ce qui était lié aux crises (crise covid et crise énergétique) et ce qui était lié aux choix politiques. Durant le quinquennat, ces choix ont essentiellement concerné des baisses d'impôts non financées, qui aboutissent à un montant de 40 milliards d'euros en 2023. La contribution de la crise covid et de la crise énergétique explique 52 % de la progression de la dette entre 2017 et 2023. En incluant le plan de relance lié à la crise, ce qui peut être sujet à débats, ce taux augmente pour s'établir à 69 %. Lorsque l'on effectue le même exercice à partir de 2007, les crises contribuent à hauteur de 46 % à l'aggravation de la dette ; les 54 % restants correspondant au déficit structurel.

Ensuite, les crises suscitent certes de la dette, mais peut-être en partie parce qu'elles sont mal gérées. À titre d'exemple, les montants dépensés face à la crise énergétique ont peut-être été trop élevés. Dès lors, la gestion de la crise par l'exécutif peut faire l'objet d'une discussion à part entière. En résumé, sans les crises, le niveau d'endettement public aurait représenté 87 % du PIB au lieu des 113 % actuels.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

En période de crise, il est normal que l'endettement augmente. Mais lorsque nous nous comparons avec un certain nombre de nos voisins, nous avons l'impression que la France éprouve des difficultés à diminuer son endettement une fois la crise passée. Qu'en pensez-vous ?

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Je partage complètement ce point de vue. Il est légitime que l'État s'endette en temps de crise pour soutenir le pouvoir d'achat. Je constate que lorsque cet événement intervient, les contribuables français ne se rendent pas compte de la réalité du soutien de l'État.

Le retour à l'équilibre des comptes publics, quel que soit l'instrument (hausse d'impôts – que j'aurais tendance à privilégier de manière transitoire – ou baisse des dépenses), est en dehors du débat. Lors de la crise énergétique, j'étais par exemple favorable au bouclier tarifaire et étais conscient que l'État dépenserait beaucoup d'argent au service des Français en limitant les prix de l'énergie. Il fallait le faire. L'État a agi vite, en utilisant le modèle à l'œuvre en outre-mer. Je savais que trop d'argent allait être dépensé, mais naïvement, je pensais qu'un consensus politique verrait le jour pour trouver des recettes fiscales après la crise, à travers des augmentations d'impôts, afin d'absorber le déséquilibre induit sur les comptes publics.

La mémoire du débat public est assez faible et la question des hausses d'impôts semble trop politisée pour être intégrée dans ce même débat public. Le rapport de la Cour des comptes du mois de mars 2024 sur les boucliers tarifaires a mis en évidence un excès de 30 milliards d'euros de dépenses dans le cadre de ces dispositifs. Il faudrait trouver les moyens fiscaux pour récupérer cette somme auprès de ceux qui en ont bénéficié afin d'améliorer les comptes publics. Malheureusement, une telle option politique a du mal à émerger dans le débat français.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Tinel, en mai dernier, vous avez déclaré à propos du déficit public 2023, annoncé en début d'année, que « le Gouvernement avait toutes ces informations, de première main, avant nous tous. Je ne crois pas du tout à la surprise, qui relève plus d'une mise en scène ». Cette affirmation est potentiellement grave puisqu'elle signifierait que le Gouvernement aurait dissimulé des informations à l'opinion publique. Disposez-vous d'éléments précis pour apporter des preuves à ce que vous avez affirmé ?

Permalien
Bruno Tinel, professeur à l'université Witwatersrand de Johannesburg

Bien sûr que non ; je n'ai pas d'argument supplémentaire à ajouter aux propos précédents de Xavier Ragot. Le Gouvernement savait ce qui se passait, au-delà des marges d'erreur, mais il a attendu. Je ne crois pas à la complète surprise. J'ai prononcé ces paroles dans la mesure où, comme beaucoup d'autres, je constate que le thème de la dette publique est fréquemment instrumentalisé, avec des arrière-pensées dans les différents camps politiques.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

À propos du déficit public établi à 5,5 % du PIB en 2023 selon l'Insee, plus important que ce que prévoyait initialement le Gouvernement (4,9 %), vous avez déclaré que « le Gouvernement aurait pu réviser ses plans en cours d'année, compte tenu de la baisse plus rapide de l'inflation ». Pouvez-vous commenter cette phrase ? Pourquoi ne l'a-t-il pas fait, selon vous ?

Permalien
Bruno Tinel, professeur à l'université Witwatersrand de Johannesburg

Je ne peux guère dire plus que ce que je vous ai indiqué précédemment ; je maîtrise moins le calendrier que mes collègues. Je ne sais pas pourquoi le Gouvernement n'a pas effectué une telle révision plus tôt, mais je pense qu'il avait déjà une idée assez claire de ce qui se passait, dès le mois de septembre, d'après ce qui a été dit précédemment.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Ragot, le président de la commission des finances, M. Coquerel, nous a dit que la dette devait s'évaluer à travers son poids relatif par rapport au PIB plutôt qu'en valeur absolue. Partagez-vous cette appréciation ? Ne conduit-elle pas à relativiser l'endettement constaté depuis 2017 ?

Si l'on neutralise les effets des crises et la dette héritée du passé, pouvons-nous considérer que l'endettement depuis 2017 est uniquement lié aux baisses d'impôts non financées ? Si tel est le cas, quel est son montant ?

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Votre première question, principielle, revient à se demander si la dette publique représente un problème. Selon moi, le coût réel d'une dette publique correspond aux charges d'intérêts, soit les impôts nécessaires pour payer les intérêts sur la dette. La question centrale est donc bien le coût budgétaire de la dette publique. C'est d'ailleurs ce qu'ont montré les travaux de Jason Furman et Lawrence Summers. Les impôts qu'il fallait prélever auprès des contribuables pour rembourser la dette représentaient 3 % du PIB dans les années 2000, avec une dette à 60 % du PIB et un taux d'intérêt à 5 %. Aujourd'hui, ce taux n'est que de 1,8 % du PIB. Certes, il faut diminuer la dette, mais il faut se méfier du catastrophisme, contre lequel je lutte. Le taux d'intérêt sur la dette augmente, mais très lentement, puisque la maturité de la dette publique française s'établit entre 8,5 ans et 9 ans. Nous disposons de temps pour réfléchir à la bonne stratégie afin d'équilibrer les comptes publics avec un bon instrument.

Ensuite, quel est le bon montant de la dette publique ? Au regard des données historiques, les économistes estiment que lorsque la dette publique augmente de dix points de PIB, il faut que les taux d'intérêt de la dette augmentent de 0,3 point pour attirer les investisseurs. Depuis 2000, la dette publique est passée de 60 % à 110 %, quand les taux d'intérêt – qui auraient dû augmenter d'un point – ont baissé de deux points. Les taux d'intérêt étaient à 3 % en 2000, contre 1,8 % aujourd'hui. Cela signifie que l'épargne mondiale est tellement importante que les créanciers luttent pour détenir de la dette publique de pays sûrs, dont fait partie la France. Il s'agit là selon moi d'un changement fondamental dans l'équilibre du capitalisme moderne. Si les taux d'intérêt vont légèrement augmenter du fait des besoins d'investissement pour la transition énergétique, ils vont rester entre 2 % et 3 %. En conséquence, il ne faut pas céder à la panique, tout en produisant des efforts pour stabiliser la dette publique.

Par ailleurs, quels sont les montants d'impôts non financés qui expliquent, au-delà du plan de relance, cette dette résiduelle de 50 % ? Le document que nous avons mis en ligne comporte un certain nombre de calculs. Nous avons retenu le programme présidentiel de 2017, qui comportait un ensemble de mesures aboutissant à une stabilisation, voire une réduction de la dette. Nous avons ensuite mis en lumière les mesures additionnelles, essentiellement des baisses d'impôts non financées.

Parmi les mesures figurent la hausse de la taxe carbone, qui n'a pas été mise en place, pour un montant de 11 milliards d'euros ; l'annulation de la hausse de la CSG (contribution sociale généralisée) s'agissant des retraités modestes pour 1,5 milliard d'euros ; la baisse de l'impôt sur le revenu à partir de 2020 (5 milliards d'euros) ; la suppression de la taxe d'habitation pour la tranche la plus élevée des 20 % (8,2 milliards d'euros) ; la baisse des impôts de production (11 milliards d'euros) et l'élargissement supplémentaire de la prime d'activité à partir de 2019 et le mouvement des gilets jaunes (8 milliards d'euros). Au total, ces montants s'élèvent à 40 milliards d'euros, qui expliquent la hausse additionnelle de la dette française par rapport à la contribution additionnelle des crises. Je vous transmettrai ces éléments.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez évoqué la réponse qu'a apportée l'État aux différentes crises, en jugeant qu'elle pouvait être excessive ou non financée, soit deux arguments malgré tout différents l'un de l'autre. Disposez-vous d'éléments de comparaison européenne sur l'endettement lié aux crises sanitaire et énergétique ? Enfin, selon vous, l'euro a-t-il joué un rôle majeur dans cette diminution de la charge d'intérêt de la dette ?

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Les comparaisons internationales sont extrêmement délicates, chaque cas étant assez singulier. Les États-Unis pratiquent désormais un jeu complètement différent. Je pense que nous sous-estimons le changement de paradigme international lié au choix de la politique budgétaire des États-Unis, qui décident volontairement de réaliser 8 % de déficit. À la lumière de ces éléments, il faut repenser l'architecture de la dette publique européenne.

À l'autre extrême, parmi les grands pays, l'Allemagne constitue un cas singulier. Sa dette publique est de l'ordre de 65 % du PIB et elle a réussi à gérer les crises avec un endettement minimal. Comment y est-elle parvenue ? L'Allemagne dispose d'un excédent de sa balance commerciale, à hauteur de 6 %, contre  2 % par exemple pour la France. Quand la situation est mauvaise, l'Allemagne ne demande pas de l'argent aux contribuables, car le reste du monde (la Chine, les États-Unis), qui a un autre cycle économique, soutient la demande allemande. L'insertion internationale puissante de l'Allemagne lui permet donc de se passer des mécanismes de soutien à la demande nationale de type keynésien. Cependant, compte tenu de la crise énergétique et des barrières tarifaires, l'Allemagne devra aussi changer de paradigme. De fait, les Allemands sont en train de revoir leur position dure sur la dette publique, y compris dans leur Loi fondamentale.

Il existe donc une hétérogénéité des stratégies de croissance entre d'une part la France, dont la croissance est très liée à sa demande interne et qui a besoin de soutenir celle-ci en phase de récession ; et d'autre part l'Allemagne et les pays du Nord liés à la structure commerciale allemande, qui utilisent un autre modèle. Je pense que les différents modèles européens sont aujourd'hui plutôt en phase de convergence et non de divergence.

Permalien
Bruno Tinel, professeur à l'université Witwatersrand de Johannesburg

Au-delà des aspects purement comptables, la discussion doit également porter sur les divergences de dynamique entre les pays européens, en termes de ratio de dette publique sur PIB, en particulier entre l'Allemagne et la France. Ces pays disposaient ainsi de ratios similaires jusqu'en 2009, avant de diverger pour les raisons évoquées par M. Ragot. Entre deux épisodes de crise, le ratio tend à augmenter en France, quand il diminue en Allemagne. La raison relève de la singularité de nos modèles de croissance. Comme l'a indiqué mon collègue, le modèle allemand est fondé sur l'importation de la croissance des autres.

La France, en lien avec ses voisins, doit s'interroger pour améliorer les perspectives de croissance à long terme dans l'ensemble de la zone euro et atténuer l'écart croissant qui se creuse face à l'économie des États-Unis. Ce pays a fait le choix d'augmenter considérablement ses investissements à long terme et donc son potentiel de croissance ainsi que sa capacité à soutenir ses finances publiques à long terme. La zone européenne connaît de son côté une trajectoire de croissance beaucoup plus lente, associée à un niveau d'investissement beaucoup plus modeste, ce qui interroge par ailleurs sur notre capacité à transiter vers une économie moins consommatrice d'énergie.

S'agissant de l'appréciation de la dette en valeur ou en pourcentage du PIB, je partage la réponse de M. Ragot.

Ensuite, quel aurait été le coût pour les finances publiques d'une absence de réponse ou d'une réponse moindre de la part de l'État face aux crises sanitaire et énergétique ? On peut imaginer qu'il aurait été probablement très élevé, puisque la chute considérable de l'activité aurait entraîné la chute des recettes fiscales.

Le rôle de l'euro comme vecteur de stabilisation de la charge d'intérêt reste très ambigu. Pendant une première période, jusqu'en 2009, l'euro a sans doute joué un rôle sur la baisse des taux d'intérêt. Mais sur la longue période, la France était inscrite dans une trajectoire de baisse des taux depuis le début des années 1990. Je ne suis donc pas sûr que l'économie française ait autant bénéficié que d'autres économies de cet effet euro, qui me semble plus favorable sur l'inflation que sur les taux longs.

Nous vivons une situation contradictoire bien connue depuis les années 1990. Nous ne sommes plus souverains sur notre monnaie. Comment agir, dans ce cas, pour nos budgets publics, la planification longue, les projets d'investissement et la croissance de l'Europe ? J'ai le regret de constater que la croissance de l'Europe est en train de s'éroder très profondément.

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

La France est entrée dans l'euro surévaluée, quand l'Allemagne, qui n'avait pas encore absorbé complètement l'Allemagne de l'Est, était sous-évaluée. Cet écart a permis à l'Allemagne d'enregistrer des gains commerciaux énormes au début des années 2000, mais je pense qu'il est résorbé, après beaucoup d'efforts de notre part, y compris sur le plan budgétaire, pour faire converger les taux de change internes et les coûts du travail. Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) a notamment participé de cet effort.

Depuis 2017, j'ai l'impression que la structure de l'euro et la Banque centrale contribuent à offrir des taux français relativement faibles par rapport à ce qu'ils devraient être, compte tenu de notre écart avec l'Allemagne. Je suis beaucoup plus inquiet sur l'attitude des investisseurs internationaux, en cas de perception d'un conflit entre la France et l'Allemagne et d'une moindre solidarité européenne sur les taux d'émission.

La structure globale de l'euro est assez complète, avec une monnaie unique, des mécanismes d'assurance, la Banque centrale européenne (BCE) et, désormais, la capacité d'utiliser le plan d'endettement NextGenerationEU, qui a été massivement orienté vers des pays qui en avaient besoin, notamment l'Italie. Au niveau international, la structure budgétaire européenne semble plus cohérente désormais, envoyant un signal rassurant sur toutes les émissions de dettes publiques. Malgré les tensions de court terme, l'architecture géopolitique de l'euro est en ce moment plutôt rassurante. La France en profite, l'écart des taux d'émission français et allemand est faible, mais le spread de l'Italie face à l'Allemagne est trois fois supérieur au nôtre.

Ma crainte pour la trajectoire des finances publiques françaises est celle d'un scénario à l'italienne. L'Italie dispose d'un excédent budgétaire primaire de 1 %, mais ses charges d'intérêt sur la dette s'établissent à 4 % du PIB, menant à une impasse politique. De fait, un pays qui doit lever des impôts pour payer essentiellement les charges d'intérêt sur sa dette n'a plus de marge de manœuvre. Cette situation doit absolument être évitée.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

L'Assemblée nationale a la responsabilité de voter des politiques économiques, éclairée par les informations techniques d'experts comme l'OFCE. La question de la dette peut aussi être instrumentalisée pour diffuser des récits.

Vous avez souligné la question essentielle de la destination de cette dette, la manière dont elle peut être orientée vers différentes politiques. À qui a profité la dette ? A-t-elle profité aux citoyens, comme le suggère le rapporteur à l'appui des plans d'urgence établis lors des crises sanitaire et énergétique ? Une partie de la population l'aurait-elle captée pour investir ailleurs ? Je pense notamment aux fonds de pension.

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

L'économie politique de la dette publique suscite les questions les plus délicates. L'OFCE, comme d'autres organismes, mène une analyse des effets redistributifs et des impacts des mesures. Je séparerais pour ma part la dette liée à la crise de la dette liée aux mesures non financées.

S'agissant de la dette de crise, le choix du bouclier tarifaire a par exemple plutôt servi à financer les gros consommateurs en volume d'énergie, dans la mesure où ce dispositif ne comportait pas de conditions de ressources. Il a donc eu des effets anti-redistributifs, même s'il a aussi bénéficié aux ménages les plus pauvres.

En revanche, l'activité partielle a soutenu l'emploi et les prêts garantis par l'État ont soutenu les entreprises. Nous sommes sortis de la crise avec un taux de chômage relativement faible, à l'inverse de l'épisode de 2009, qui avait fortement accru le chômage. Ces dispositifs ont donc probablement eu pour effet indirect une stabilisation de l'emploi.

En résumé, nous essayons de produire des effets globaux de redistribution, mais une très grande incertitude demeure.

Les politiques de stabilisation, via des baisses de dépenses ou des hausses d'impôts, contribuent toutes deux à diminuer le pouvoir d'achat de certains ménages, pouvoir d'achat dont nous savons par ailleurs qu'il représente la première des préoccupations des Français. C'est le « moment churchillien » dont nous avons besoin. À qui doit s'appliquer cette stabilisation ? Cette décision relève du pouvoir politique et législatif. Je conclus en précisant qu'en tant « qu'expert », je reconnais une incertitude dans nos évaluations.

Permalien
Bruno Tinel, professeur à l'université Witwatersrand de Johannesburg

La dette publique induit des effets redistributifs divers selon que l'on s'intéresse aux contreparties financières ou aux contreparties non financières.

Du côté des contreparties financières, tout dépend en réalité du niveau des taux d'intérêt. Lorsque les taux d'intérêt sont élevés, il est alors nécessaire de puiser fortement dans les impôts pour rémunérer la dette publique par les taux. Dans ce cas, la redistribution s'effectue depuis l'ensemble des contribuables vers les détenteurs de la dette publique, qui sont en moyenne ceux qui disposent d'une richesse financière élevée. Cela n'est pas le cas actuellement, puisque nous vivons encore une période de taux d'intérêt – et donc de charges d'intérêts – relativement modestes, qui nous permet de soutenir un volume d'émissions très élevé. L'effet anti-redistributif, purement financier, par la dette, est donc très limité. Cet argument est parfois mobilisé dans les débats, mais je pense qu'il n'est pas pertinent.

Ensuite, les contreparties non financières de la dette concernent des aspects que l'on pourrait qualifier de « réels ». Les contreparties de la dette publique ne sont pas simplement une collection de dépenses, notamment fiscales, mais également un ensemble de choix de politique économique : la dette à moyen et long terme reflète cette politique économique et ses effets sur la solidarité nationale, la qualité du système de soins ou le niveau de l'emploi. Ces effets ne peuvent pas être caractérisés globalement ; ils dépendent des époques et des échéances retenues.

La dette générée lors de la période de crise a globalement permis de limiter la casse, notamment pour les fractions les plus modestes de la population. Ensuite, l'évolution à long terme des inégalités pourrait être envisagée comme une forme de mesure, de proxy, pour apprécier la qualité d'une politique économique en termes de solidarité nationale. Mais il faudrait également doubler cet indicateur par l'évolution en termes d'emploi, mais aussi, pourquoi pas, de la qualité de ces emplois.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je souhaite vous interroger sur le déficit structurel, les dépenses structurelles, en me concentrant sur la présidence d'Emmanuel Macron et en comparant les budgets 2018 et 2019 aux budgets 2023 et 2024. Je mets de côté volontairement les budgets de crise, dans la mesure où ils correspondent à des événements exceptionnels. J'aimerais connaître votre perception d'une part, de la construction des budgets 2018 et 2019, quand la majorité présidentielle était absolue ; et d'autre part des budgets 2023 et 2024, quand elle était relative. J'ai l'impression qu'en période de majorité relative, l'exécutif s'efforce de produire des gestes assez nombreux pour essayer de répondre aux différentes aspirations des groupes d'opposition, ce qui entraîne des conséquences sur les dépenses de l'État.

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Il est vrai que les budgets 2018 et 2019 s'inscrivaient dans une trajectoire de réduction de la dette publique et de consolidation budgétaire sensible, propriétés que n'avaient pas les budgets de sortie de crise. Vous nous avez interrogés sur les effets des équilibres parlementaires sur ces éléments. Pour ma part, j'ai l'impression que la crise des gilets jaunes a changé la formation de la politique économique. Parmi les mesures que j'ai évoquées précédemment, nombre d'entre elles sont liées à la réponse au mouvement des gilets jaunes, comme la fin de la taxe carbone ou l'extension de la prime d'activité.

Permalien
Bruno Tinel, professeur à l'université Witwatersrand de Johannesburg

Je n'ai rien à rajouter de plus à ce raisonnement.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Parmi les personnes que nous avons auditionnées précédemment, certains ont évoqué la théorie des « gouvernements faibles » qui sont obligés, quand ils n'ont pas de majorité forte, de composer forcément avec des « politiques du chèque ».

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

J'ignore si ce Gouvernement est « faible », mais la consolidation annoncée, à hauteur de 10 milliards d'euros, me semble « forte ».

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je souhaite revenir sur la manière dont est distribuée la dette entre le marché intérieur et le reste du monde. Vous avez évoqué le cas de l'Italie, en soulignant que la charge de la dette pesait extrêmement lourd sur ce pays. J'aurais tendance à dire que la France est dans une situation quelque peu différente, dans la mesure où cette dette est à moitié souscrite par des nationaux et que les flux financiers se déroulent donc à l'intérieur même du pays.

La dette française est détenue à 53 % par des non-résidents, soit environ une trentaine de milliards d'euros sur les 50 milliards d'euros d'intérêts que nous avons payés l'année dernière. Quelles peuvent être les conséquences macroéconomiques quand la dette est détenue en majorité par des non-résidents ? Cela n'est certainement pas neutre.

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Je suis tout à fait d'accord avec vous ; je le formule de manière différente, mais j'aboutis à la même conclusion. Le problème français est double : il porte à la fois sur le déficit public, mais surtout sur le déficit de notre balance courante et essentiellement de notre balance commerciale.

Contrairement à ce qui est souvent dit, l'épargne des Français est élevée, mais insuffisamment : la France s'endette continûment par rapport au reste du monde pour financer ses investissements et sa dette publique. À l'inverse, certains pays dont la dette publique est élevée, ne s'endettent pas par rapport au reste du monde, voire prêtent au reste du monde. L'exemple même en est le Japon, dont le ratio de dette sur le PIB est de 250 % et l'excédent courant de 3 %. Le Japon investit fortement dans le reste du bassin Pacifique et accumule de manière assez impressionnante des ressources par rapport au reste du monde.

Le problème français ne relève pas tant de la proportion de la dette détenue par les étrangers. En revanche, globalement, la France continue à s'endetter par rapport au reste du monde. La position extérieure nette représente le patrimoine ou l'endettement net des Français (des résidents) vis-à-vis du reste du monde. Or la position extérieure nette de l'État français est de  30 %, quand celle de l'État allemand est de + 30 % à + 40 % : l'Allemagne accumule beaucoup d'actifs sur le reste du monde. En France, le déficit d'épargne nationale est coûteux : le principal problème n'est pas tant la détention étrangère de dette publique que le caractère négatif de notre balance courante, alors que nous avions un excédent de 2 % au début des années 2000, comme l'Allemagne, laquelle est passée à + 6 % quand, dans le même temps, nous avons évolué vers  2 %.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Cela me semble contradictoire avec vos propos précédents concernant une épargne liquide considérable au sein de la France.

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Le taux d'épargne français est trop faible par rapport au taux d'investissement, entraînant une balance courante négative ; cette balance courante représentant la différence entre le taux d'épargne et le taux d'investissement. Le taux d'épargne en France n'est pas assez élevé par rapport à notre niveau de consommation. Il convient donc d'agir pour rééquilibrer les choses.

Ensuite, vous avez raison sur un point : notre épargne est peut-être trop fléchée vers des actifs liquides qualifiés de « sûrs » (les réserves de trésorerie sont colossales), quand l'investissement dans d'autres supports est plus faible. À ce titre, je pense notamment à l'assurance-vie, c'est-à-dire une niche fiscale, qui absorbe l'épargne des Français. Peut-être existe-t-il des gisements d'économie à réaliser sur certaines niches fiscales.

Permalien
Bruno Tinel, professeur à l'université Witwatersrand de Johannesburg

Il serait nécessaire de tenir un débat public sur les dépenses fiscales, qui manquent vraiment d'une nomenclature et de statistiques claires.

L'asymétrie durable entre la France et l'Allemagne est liée à l'incapacité de la France à rétablir sa balance courante à long terme et à sa position extérieure nette qui devient de plus en plus négative. Les décisions de fond concernant l'économie française, notamment dans le secteur privé, sont de plus en plus prises ailleurs qu'en France, dans la mesure où de plus en plus d'entreprises françaises sont détenues par capitaux étrangers.

Selon moi, l'euro demeure surévalué pour la France. La France s'est tellement désindustrialisée qu'elle a besoin d'importer un ensemble de biens nécessaires à son fonctionnement ordinaire, pour sa consommation et pour le reste d'industries qui demeurent. Il semble qu'une prise de conscience ait eu lieu concernant cette désindustrialisation, mais ce problème ne peut se résoudre que sur le long terme. Ici encore, se pose la question de l'investissement public, qui joue un rôle très important pour déterminer l'investissement privé. En effet, quoi qu'en disent certains, il ne suffit pas de baisser l'investissement public pour que l'investissement privé prenne le relais. Malheureusement, cela ne fonctionne pas de cette manière.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je souhaite évoquer un sujet spécifique, en lien avec ma fonction de rapporteur spécial sur la dette. Je m'intéresse particulièrement à la partie de la dette qui est indexée sur l'inflation, les obligations assimilables du Trésor indexées sur l'inflation (OATi). Notre dette est constituée à hauteur de 12 % environ de telles obligations. Je souhaiterais connaître votre avis sur ce point. Est-il opportun de les conserver ?

Plusieurs personnes auditionnées ont souligné qu'il n'est pas possible de prévoir, en réalité, une diminution de l'inflation, encore moins dans le monde actuel où la transition énergétique entraînera probablement un renforcement de l'inflation, qui est par ailleurs affectée par des crises géopolitiques de plus en plus récurrentes. Dans la mesure où l'inflation pourrait à nouveau s'emballer, quelle est l'opportunité de conserver une dette indexée sur l'inflation, en sachant que les taux de couverture sont quand même importants sur les émissions françaises ?

Il a été relevé à plusieurs reprises dans la défense du Gouvernement que la dette indexée sur l'inflation nous coûtait peu, puisque l'inflation joue à la fois sur la charge de la dette, mais aussi sur les rentrées fiscales. Mais un tiers de la dette est indexé sur l'inflation européenne, que nous ne maîtrisons pas, et qui peut être plus élevée que l'inflation française, alors que nos rentrées fiscales correspondent à l'inflation française, plus faible.

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Je pense que nous changeons de monde et vivons désormais dans un monde de gros chocs macroéconomiques, qui changent complètement la compréhension de l'évolution des finances publiques.

L'économiste Claudia Goldin, qui vient de recevoir le prix Nobel d'économie pour ses études sur le genre, a publié il y a quelques années un très bon article sur le financement des guerres, puisqu'il est aujourd'hui question d'économie de guerre. Elle y évoque les outils fiscaux utilisés pour absorber les dettes publiques liées aux crises. Je vous invite à lire cet article, qui est complètement en phase avec les récentes décisions de Vladimir Poutine pour financer sa guerre en Ukraine, c'est-à-dire l'augmentation transitoire de la fiscalité du capital. Les États-Unis ont toujours agi de la sorte pour financer leurs guerres au XXe siècle, à l'exception de la guerre du Vietnam, qui a été en partie financée par le choc inflationniste des années 1970.

Ensuite, il semble intéressant que l'État aide les épargnants à s'assurer contre un risque résiduel d'inflation en échange d'une petite prime, laquelle permet de réduire le coût de la dette publique. Mais cette démarche me semble appartenir au « monde d'avant » notamment parce que, comme vous l'avez souligné, l'inflation est difficile à prévoir et qu'il existe des effets de déport – puisque l'inflation des bases fiscales n'est pas forcément identique à l'inflation sur laquelle une OATi est indexée. Si les épargnants veulent s'assurer contre le risque inflationniste, ils peuvent toujours contracter avec leurs banques. En conclusion, il me semble que, dans ce nouveau contexte, l'opportunité des OATi a décru.

Permalien
Bruno Tinel, professeur à l'université Witwatersrand de Johannesburg

Je suis entièrement d'accord avec ces derniers propos. Les OATi correspondaient peut-être également à un signal « marketing », une volonté de s'établir comme un pays moderne et attractif dans le champ de la grande finance internationale.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ces dernières années, nous avons connu une période de taux négatifs. Quel est votre jugement sur le maintien d'émissions de dette indexée à cette période ?

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Quand les taux étaient négatifs, j'avais écrit qu'il fallait s'endetter pour investir et transformer le portefeuille de l'État, en lançant des projets d'investissement ou de réindustrialisation. Il aurait été possible de réduire les OATi et d'émettre des dettes à taux négatif. Désormais, il est sans doute trop tard. Nous avons peut-être manqué une opportunité quand les taux étaient négatifs pour lancer un plan de transformation du tissu productif français.

Permalien
Bruno Tinel, professeur à l'université Witwatersrand de Johannesburg

La demande des OATi a dû être relativement faible durant la période des taux négatifs, par rapport aux autres outils. Durant la décennie 2010, nous avons perdu beaucoup de temps et j'avais également publié des articles à cette époque pour prôner des projets d'investissement à long terme, pour améliorer notre capacité à croître en polluant moins et en réchauffant moins la planète.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Ragot, vous avez indiqué que la moitié de l'endettement depuis 2017 était due aux crises, l'autre moitié relevant de baisses d'impôts non financées. Or le Gouvernement envisage de diminuer le déficit public en jouant sur la baisse des dépenses sociales et dans les services publics. Le remède répond-il au mal selon vous ?

Ensuite, comme solution pour financer la guerre, vous évoquez la taxation du capital. Elle demeure la grande oubliée des dernières années, notamment pour financer les investissements nécessaires à la transition écologique. Dans une tribune publiée dans Le Monde, vous évoquez ainsi les investissements nécessaires en matière de mobilité, de rénovation thermique, mais aussi de politiques de défense ou de recherche, notamment universitaire. Quels outils envisagez-vous pour mener de tels investissements massifs ?

Enfin, Monsieur Tinel, afin de diminuer notre déficit commercial, que pensez-vous de l'idée consistant à passer de l'obsession de plus nombreuses exportations à un impératif de moindres importations ?

Permalien
Bruno Tinel, professeur à l'université Witwatersrand de Johannesburg

Votre dernière question relève d'un choix de développement à long terme. Si nous voulons nous intéresser à la question de la transition écologique, il n'est pas possible de continuer à miser sur une globalisation telle que celle qui a eu lieu au cours des trente dernières années. Il faut relocaliser un ensemble de productions et nous débrouiller pour produire ce que nous consommons, dans de meilleures conditions. Une telle trajectoire ne peut être prise sans un projet d'investissement très ambitieux impulsé par l'État au niveau national et/ou européen.

Ensuite, je souhaite revenir sur le mantra de la baisse des dépenses. Les finances publiques ne fonctionnent pas comme les finances privées : la dépense publique a un effet sur l'ensemble de l'économie. La diminution des dépenses entraîne une diminution de la demande agrégée et donc de la consommation et une diminution des recettes fiscales. Établir une consolidation budgétaire uniquement en limitant les dépenses ne fonctionne pas bien, voire plutôt mal. Par ailleurs, la baisse des dépenses sociales n'améliore pas le solde budgétaire, puisque la plupart des dépenses sociales relèvent d'un budget qui est globalement voté à l'équilibre.

Le problème de fond concerne la taxation du capital. La tendance à la hausse du ratio dette sur PIB est installée depuis le début des années 1980, depuis la libéralisation des marchés financiers et la « commercialisation » de notre dette. Auparavant, elle figurait au bilan des différents acteurs, en particulier des banques. Aussi, parmi les grandes évolutions depuis les années 1980 figure une érosion considérable de la progressivité de la taxation et en particulier de la taxation du capital. Or ces éléments jouent un rôle très important dans la hausse, à long terme, des ratios de dette sur PIB. En conséquence, si l'on veut diminuer la dette publique, il n'existe pas d'autre solution que d'améliorer la progressivité du système fiscal et, bien sûr, d'augmenter la taxation du capital.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Simultanément, il est loisible de s'intéresser à l'efficacité de la dépense publique.

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Votre débat sur la dette publique intervient effectivement dans le cadre d'une hausse anticipée des dépenses publiques pour mener la transition écologique (+ 0,8 à + 1 point de PIB) et des dépenses militaires (+ 0,5 point de PIB), sans parler du vieillissement démographique et des dépenses de santé associées. En résumé, nous ne vivons pas un moment marqué par une dynamique de réduction de la dette publique, alors que nous devons stabiliser l'endettement.

Les pays qui ont réussi à transformer leur système de financement partagent quelques similarités. Dans les années 1990, la Suède a pris le temps de mener un grand débat national et de parvenir à un consensus sans totem ni tabou. Or nous manquons en France d'un tel débat sur la cohérence globale du système, qui est la condition de l'acceptabilité de l'impôt supplémentaire.

Je ne veux pas être démagogique : nous avons effectivement un problème de désindustrialisation, qui s'oppose à une trop forte imposition des entreprises. J'étais par exemple favorable à la baisse des impôts de production, mais avec une augmentation du même montant de l'impôt sur les sociétés. Ce mouvement d'assiette fiscale aurait permis de stimuler la production sans entraîner de pertes de recettes. S'agissant de la fiscalité du capital, je souhaite être neutre du point de vue des débats politiques, mais je ne vois pas d'assiette fiscale compatibles avec l'effort de réindustrialisation.

Ensuite, il existe une liste récurrente de moyens à mettre en œuvre pour augmenter l'efficacité des dépenses publiques en ciblant les niches fiscales : le crédit d'impôt recherche, le fléchage des baisses de charges sur les salaires, la TVA à taux réduit. Il serait ainsi possible d'économiser environ 20 milliards d'euros sur des dépenses fiscales. D'autres mesures peuvent notamment concerner le « millefeuille » territorial. Pour autant, en cumulant toutes ces mesures, nous n'atteignons que 30 à 40 milliards d'euros, il en manque donc une soixantaine pour parvenir aux 100 milliards d'euros recherchés pour stabiliser la dette publique.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

S'agissant de l'efficacité de la fiscalité dans la répartition entre capital et travail, d'autres pistes peuvent-elles être explorées, notamment à l'ère des transactions électroniques ? Je pense notamment aux exonérations fiscales en place depuis une dizaine d'années. Ont-elles eu un effet positif sur le pouvoir d'achat des Français, sur la consommation et éventuellement le développement de l'appareil productif français ?

Enfin, s'agissant des « gouvernements faibles », le cas de l'Allemagne est particulier. Dans ce pays, le gouvernement n'est pas faible, la majorité relative est permanente. Dès lors, la situation que nous vivons actuellement ne constitue pas un obstacle pour trouver des solutions partagées.

Permalien
Xavier Ragot, directeur de recherche au CNRS, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et membre du conseil d'analyse économique

Il est délicat de répondre à votre question. Nous avons construit des modèles qui prennent en compte l'effet d'entraînement des dépenses additionnelles. En moyenne, une dépense supplémentaire de 1 génère à peu près 0,8 d'activités supplémentaires, sur lesquels l'État taxe environ 0,57. Cela signifie que les dépenses publiques ne s'autofinancent pas complètement à court terme et qu'une partie d'entre elles augmentent structurellement la dette publique. C'est la raison pour laquelle le consensus des économistes préconise une aide publique en période de crise, suivie par de meilleures recettes fiscales lorsque la situation s'améliore. Nous n'arrivons pas à mettre en place une telle démarche en France ; le second « cerveau » de la pensée keynésienne est trop occulté.

Enfin, l'effet de long terme de certaines dépenses fiscales sur la stimulation de l'outil productif et la réindustrialisation fait toujours l'objet de débats. Nous ne savons pas si ces dépenses fiscales ont contribué à maintenir l'emploi industriel.

Permalien
Bruno Tinel, professeur à l'université Witwatersrand de Johannesburg

Nous manquons d'informations propres et bien codifiées en termes de nomenclature sur la dépense fiscale, ce qui affecte le débat public. Nous sommes très loin d'une transparence démocratique dans ce domaine, ce qui pourrait d'ailleurs faire l'objet d'une nouvelle commission d'enquête.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie d'avoir pris part à cette réflexion. Il vous est loisible de compléter nos échanges, le cas échéant, en répondant par écrit aux questions qui vous ont été posées et en envoyant au secrétariat tous les documents que vous jugerez utiles. Nous serions très heureux de continuer à vous lire.

La séance est levée à douze heures trente.

Membres présents ou excusés

Réunion du jeudi 30 mai 2024 à 11 h 05

Présents. - M. Damien Adam, M. Rodrigo Arenas, M. Michel Castellani, M. Philippe Juvin, M. Mathieu Lefèvre, M. Kévin Mauvieux, M. François Ruffin, M. Stéphane Vojetta

Excusés. - M. Jean-René Cazeneuve, Mme Lise Magnier, Mme Valérie Rabault