La séance est ouverte à onze heures.
La commission auditionne, à huis clos, M. Rodolphe Saadé, président-directeur général du groupe CMA CGM, accompagné de M. Jean-Christophe Tortora, directeur général de Whynot Media, président de La Tribune , M. Laurent Guimier, directeur général délégué à l'information de Whynot Media et Mme Camille Andrieu, directrice de cabinet.
Nous poursuivons nos auditions à huis clos. En effet, il nous semblait intéressant de recevoir le président Saadé et son équipe après l'annonce de la promesse de vente d'Altice Media à CMA CGM, c'est-à-dire, notamment des chaînes BFM TV et RMC dont l'autorisation d'émettre est en cours de renouvellement. Cette audition se heurte cependant au principe juridique du secret des affaires et aux procédures en cours auprès des autorités chargées de la concurrence et de l'Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique). Ce format du huis clos nous permettra d'obtenir plus de réponses, qui seront donc autant d'éléments supplémentaires pour M. le rapporteur.
Le choix du huis clos, par ailleurs, n'est pas le choix du secret. Un compte rendu de la présente audition sera rédigé et transmis au président Saadé et à ses équipes, ainsi qu'aux membres de la commission d'enquête et à M. le rapporteur. L'équilibre ainsi trouvé permettra à cette audition d'être la plus utile et la plus efficace possible, mais aussi la plus respectueuse des procédures en cours. L'objectif n'est pas de mettre en danger le projet de vente qui vient d'être lancé et, le cas échéant, le renouvellement des fréquences par l'Arcom.
Je souhaite la bienvenue à M. Rodolphe Saadé, accompagné de M. Jean-Christophe Tortora, de M. Laurent Guimier, de Whynot Média, ex-CMA CGM Médias, et de Mme Camille Andrieu, directrice de cabinet, qui ne prêtera pas serment et ne prendra pas la parole. Vous êtes, madame, messieurs, à la tête d'un des leaders mondiaux du transport maritime et de la logistique. Mais, en moins de deux ans, vous avez pris l'initiative de vous développer dans les médias, en acquérant successivement :
– le quotidien La Provence – à la suite d'une compétition et d'un contentieux avec M. Xavier Niel –,
– 10,25 % du capital du groupe M6,
– le quotidien La Tribune, qui a lancé depuis une édition dominicale – La Tribune Dimanche –
– et, bientôt, Altice Media, dont nous avons constaté la promesse de vente et dont vous avez annoncé l'acquisition le 15 mars, pour 1,55 milliard d'euros.
Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Dans un souci de transparence, j'invite les députés membres de la commission à rappeler le passé qu'ils ont pu avoir dans l'audiovisuel.
Le 1er février dernier, nous avons auditionné les dirigeants d'Altice Media, autrefois NextRadioTV, créé par M. Alain Weill et racheté en 2018 par le groupe SFR. Le groupe est présent sur le marché de la radio, avec RMC et BFM Business, et détient trois autorisations d'émettre sur la TNT nationale : pour BFM TV, dont l'autorisation d'émettre vient à expiration le 31 août 2025, ainsi que pour RMC Découverte et RMC Story (ex-Numéro 23), dont les autorisations d'émettre courent jusqu'au 11 décembre 2027. Il détient également dix chaînes d'information émettant sur la TNT locale – le réseau BFM Régions.
Cette audition concerne l'opération d'acquisition en cours d'agrément. Conformément aux règles du huis clos, seuls les membres de la commission d'enquête et le secrétariat sont présents dans la salle. Il n'y a pas de retransmission vidéo ; le compte rendu sera rendu public à l'issue de nos travaux et de l'appel à candidatures de l'Arcom, soit après le 15 mai.
Les informations révélées au cours de cette audition sont secrètes. En application de l'ordonnance du 17 novembre 1958, le fait de divulguer ou de publier une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête est susceptible de poursuites pénales, d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. Je remercie donc les personnes présentes de ne rien en révéler, notamment sur les réseaux sociaux.
Monsieur le président, si vous estimez préférable, pour protéger un intérêt spécifique lié à l'opération en cours, que certaines informations ne figurent pas dans le compte rendu, je vous propose de l'indiquer dans vos réponses ou de le signaler lors de sa relecture : je pense notamment à certaines informations chiffrées, celles-ci pouvant être communiquées par écrit aux membres de la commission si vous ne souhaitez pas les mentionner à l'oral.
Vous aurez la parole pour une intervention liminaire d'environ dix minutes et une présentation rapide de MM. Guimier et Tortora, qui pourront préciser leur rôle – actuel et éventuellement futur, compte tenu de la promesse de vente que j'évoquais.
Je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Rodolphe Saadé, M. Laurent Guimier et M. Jean-Christophe Tortora prêtent successivement serment.)
Je rappelle à nos collègues que l'actualité médiatique de La Provence n'est pas l'objet de notre commission d'enquête. Pour autant, personne n'ignore qu'elle est liée au fonctionnement général de Whynot Media et à votre rôle de contrôle de ces médias. Aussi pourrons-nous aborder ce sujet, sous les réserves que je viens d'évoquer.
Monsieur le président Saadé, comment concevez-vous votre rôle d'actionnaire principal de ces médias, y compris en matière de contrôle, notamment vis-à-vis de la rédaction, dans la perspective de vos éventuelles acquisitions ? Par ailleurs, pour quel projet, national mais aussi régional envisagez-vous ces acquisitions ? Pour mémoire, le groupe BFM TV est présent dans les régions, avec un réseau de plus en plus solide.
Je suis honoré de m'exprimer devant la représentation nationale et cette commission d'enquête, relativement à l'attribution, au contenu et au contrôle des autorisations de services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre, la TNT. C'est l'occasion de vous faire part du sens de mon engagement dans les médias, et des raisons qui m'ont poussé à investir dans cette industrie.
Nous sommes d'abord une entreprise familiale de transport et de logistique, dont l'aventure a démarré à Marseille le 13 septembre 1978. À cette époque, mon père décide de fuir Beyrouth et de venir s'installer à Marseille pour nous protéger de la guerre au Liban. Cela devait être temporaire ; nous y sommes depuis plus de quarante-cinq ans.
Convaincu que les échanges économiques par voie maritime seraient amenés à se développer et que le conteneur jouait un rôle prépondérant, mon père crée la Compagnie maritime d'affrètement (CMA) avec quatre collaborateurs et un bateau en location reliant Marseille, Livourne, Lattaquié et Beyrouth. Il ne cessera de se développer : en Asie dès 1986, en Chine dès 1992, puis en Océanie, en Afrique et sur tous les continents. En 1996, il rachète la Compagnie générale maritime (CGM), lourdement endettée et redressée en un an seulement. Ce rachat donnera naissance au groupe CMA CGM, qui deviendra dès 2005 le numéro 3 mondial du transport maritime.
En 2017, je prends la succession de mon père. En 2018, tout en poursuivant le développement de l'activité de transport maritime, je fais le choix de nous diversifier dans la logistique pour offrir à nos clients des solutions complètes, couvrant l'ensemble de leurs besoins, en faisant du point à point et pas seulement du port à port : nous rachetons ainsi Ceva Logistics, alors numéro 12 mondial du secteur et en grande difficulté financière. Ma première décision consiste à rapatrier cette entreprise en France, à Marseille. Ceva Logistics a perdu de l'argent pendant plus de dix ans, et il nous aura fallu dix-huit mois pour la redresser. Nous accélérons ensuite son développement, avec la volonté d'écrire une nouvelle page de son histoire pour en faire un leader mondial de la logistique.
En 2021, nous rachetons la société américaine Ingram Micro Commerce & Lifecycle Services (CLS), très présente en Europe et aux États-Unis, et nous faisons l'acquisition de Colis Privé, pour nous positionner sur le segment du dernier kilomètre en logistique. Nous rachetons également Gefco à un actionnaire russe pour nous développer dans la logistique des véhicules finis, et ce sous pavillon français.
Il y a trois semaines, nous avons annoncé et finalisé l'acquisition de Bolloré Logistics, et nous sommes désormais le cinquième logisticien mondial.
Je suis fier d'être à la tête d'un groupe français leader de son industrie, qui emploie plus de 170 000 collaborateurs à travers le monde, dont 17 000 en France, et est présent dans plus de 160 pays. Si le groupe CMA CGM a beaucoup évolué depuis ses débuts, certaines choses ne changent pas : notre dimension familiale et les valeurs humaines qui y sont associées, lesquelles s'expriment dans l'attachement que nous avons à l'entreprise et à ses collaborateurs ; notre esprit entrepreneurial et notre passion pour le développement – avec la conviction que pour réussir, il faut investir et garder le cap même dans les périodes difficiles ; notre attachement à la France et à Marseille ; notre volonté d'être utiles pour notre pays et notre territoire.
Vous retrouverez ces valeurs qui font dans nos investissements dans les médias. Whynot Media permet une diversification significative pour le groupe CMA CGM. Ce pôle a démarré avec les journaux La Provence et Corse-Matin. Je l'ai dit, je suis attaché à Marseille et La Provence est intimement liée à l'histoire de cette ville. Lors de la liquidation du groupe de Bernard Tapie, son maintien à Marseille et sa survie étaient en danger. Nous avons répondu présent et lancé un vaste plan de transformation et de développement, en investissant plus de 36 millions d'euros au-delà du prix de vente. Nous avons procédé à la refonte de la maquette du journal, des sites web et des applications de La Provence et de Corse-Matin. Nous avons lancé, fin 2023, un nouvel hebdomadaire consacré à l'Olympique de Marseille (OM), intitulé 1899 L'Hebdo. Nous développerons une nouvelle imprimerie et les équipes de La Provence emménageront dans un nouvel immeuble au cœur de Marseille, doté des moyens pour produire des journaux, de l'audio et de la vidéo de grande qualité.
Lors de l'acquisition de La Provence, je n'avais pas nécessairement l'intention de continuer à développer un groupe de presse. Mais, très vite, je me suis rendu compte qu'un média ne pouvait être pérenne en restant isolé : pour être compétitif, il doit pouvoir s'appuyer sur un pôle plus important. Cela permet, par exemple, de proposer aux clients une offre publicitaire élargie, de bénéficier de journalistes experts en leur domaine et de partager les coûts de développement, comme dans le digital. La solidité financière du groupe CMA CGM nous a permis de constituer un pôle de premier plan avec Whynot Media.
J'ai ainsi racheté La Tribune. Cette acquisition a eu beaucoup de sens, car elle a permis de lancer des partenariats gagnant-gagnant avec La Provence et Corse-Matin : je pense notamment aux pages économiques nationales et internationales, désormais rédigées et publiées quotidiennement par les équipes de La Tribune dans les journaux La Provence et Corse-Matin. La Tribune et La Provence ont également organisé de premiers événements communs, comme l'Artificial Intelligence Marseille (AIM) ou le Forum Europe-Afrique à Marseille.
Fort de notre esprit entrepreneurial, nous avons lancé La Tribune Dimanche, qui constitue un développement important de notre pôle. Les équipes ont réussi à lancer ce nouveau quotidien du dimanche en seulement huit semaines. Ce nouveau venu dans la presse écrite a déjà trouvé son public, qui apprécie l'information nuancée qui lui est apportée, et est publié à plus de 40 000 exemplaires par semaine.
Whynot Media est constitué de La Provence, de Corse-Matin, de La Tribune, de La Tribune Dimanche et de deux participations minoritaires – 10,25 % du capital de M6 et 15,5 % de celui de Brut.
Le 15 mars, nous avons signé une promesse d'achat avec le groupe Altice pour le rachat d'Altice Media, qui dispose de trois chaînes nationales et de dix chaînes locales faisant l'objet d'une autorisation de renouvellement de fréquences TNT – BFM TV, RMC Découverte et RMC Story pour les chaînes nationales, auxquelles s'ajoutent dix chaînes régionales de BFM TV. Le périmètre d'acquisition n'inclut pas la chaîne i24NEWS, la conclusion de cette transaction restant soumise à l'approbation des autorités réglementaires et de concurrence compétentes, en l'occurrence l'Arcom et très probablement l'autorité française de la concurrence.
Le rapprochement avec Altice Media constituerait une nouvelle étape pour Whynot Media. En nous appuyant sur ses marques emblématiques que sont BFM TV et RMC, nous serions présents dans tous les canaux de diffusion – TV, radio, digital, et événementiel –, avec des expertises fortes dans la presse économique, le journalisme politique et sportif et l' entertainment ou divertissement. Nous pourrions envisager de nouveaux partenariats entre les médias du groupe. Les journalistes de La Provence et de La Tribune, par exemple, pourront intervenir davantage et s'exprimer sur les plateaux radio et télévisés. Inversement, RMC pourrait utilement apporter à La Provence son expertise dans le domaine sportif.
Au total, notre division média emploierait 2 700 collaborateurs, dont 1 200 journalistes, et 40 % travailleraient hors de Paris, au cœur des territoires, pour une information de proximité. C'est une dimension essentielle à mes yeux, et je vous y sais également sensibles.
Au moment où ce nouveau pôle est en train de voir le jour, permettez-moi de partager avec vous ma conception et ma vision de cette nouvelle industrie.
D'abord, je suis convaincu que les médias sont essentiels à notre démocratie. Au vu des événements récents à La Provence, je tiens à redire l'importance de l'indépendance éditoriale et des valeurs du groupe CMA CGM. Pour garantir cette indépendance, nous avons pris des engagements concrets. À La Provence et Corse-Matin, nous co-construisons depuis plusieurs mois avec les salariés une charte d'indépendance éditoriale et de déontologie que nous avons l'ambition de signer dans les prochaines semaines. À La Tribune, les trois chartes d'indépendance en vigueur ont été confirmées lors du rachat. Ces textes incluent, pour chaque média, le principe d'un vote consultatif des journalistes au sujet du projet éditorial des nouveaux directeurs de rédaction. Il est aussi du devoir d'une rédaction d'être exemplaire et de donner une information fiable et claire, qui ne trompe pas le lecteur et qui lui permette de se forger sa propre opinion dans le respect des valeurs démocratiques et républicaines.
Ensuite, les médias sont indispensables à la vie sociale et économique de nos territoires. La presse régionale, avec des titres tel que La Provence, Corse-Matin et BFM Régions, apporte un regard différent dont nous avons besoin. La demande d'une information de proximité et de confiance est croissance. Je suis persuadé que les médias locaux verront leur rôle renforcé dans les années à venir.
Enfin, les médias sont une activité économique et doivent être gérés comme tel. Ils ne sont pas condamnés à perdre de l'argent. Ils peuvent être rentables : l'exemple de La Tribune en témoigne. Les équipes ont construit un business model ou plan d'affaires qui fonctionne, avec une information économique de qualité et un savoir-faire reconnu dans l'événementiel. BFM TV et RMC, qui développent de très belles chaînes, sont les rares médias du secteur à afficher de très bons niveaux de profitabilité.
Comme toute autre activité, les médias ont besoin d'investissements pour se développer, former leurs collaborateurs, saisir les avantages qu'offrent les nouvelles technologies, s'adapter à un monde qui change très vite. Ils doivent aussi innover. Or l'innovation est dans l'ADN du groupe CMA CGM. Dans Whynot Media, nous mettons l'accent sur la transition digitale et les nouvelles technologies.
Peut-être plus que d'autres activités, les médias sont à un tournant de leur histoire. Ils ne sont pas les seuls vecteurs de l'information et ils sont concurrencés par les réseaux sociaux, territoire de prédilection des fake news ou fausses nouvelles. L'intelligence artificielle pourrait être une menace, mais aussi une opportunité si elle est bien utilisée. L'industrie des médias doit se transformer pour s'adapter aux grands défis de notre temps. Pour y parvenir, elle a besoin d'investisseurs et d'entrepreneurs ; faute de quoi les médias disparaîtront, comme c'est le cas de la presse locale aux États-Unis. En outre, il me semble préférable pour notre pays que ces acteurs soient français.
Dans un monde incertain, la liberté – voire le devoir – d'informer est un pilier vital de nos démocraties. Les moyens économiques sont une condition indispensable à la pérennité des médias. Je suis déterminé à permettre à ceux du pôle Whynot Media d'affronter l'avenir avec la confiance que représente un actionnaire solide, qui s'appuie sur des valeurs fortes, des valeurs qui ont fondé le parcours de ma famille et du groupe que nous avons bâti et qui résonne avec l'exigence du journalisme : l'indépendance, la rigueur, l'exigence, la précision et le travail. Pour Whynot Media, la liberté et la qualité de l'information sont davantage qu'une déclaration d'intention : elles constituent son ADN.
Merci. Je laisserai à MM. Tortora et Guimier le soin de se présenter.
Par ailleurs, vous êtes revenu sur le sujet de La Provence et sur la conception de votre rôle vis-à-vis des médias de votre groupe. L'un de vous peut-il présenter votre projet national et vos projets régionaux ?
Vous avez devant vous un passionné des médias depuis l'âge de 10 ans, puisque j'ai créé des journaux au collège et au lycée, et un entrepreneur depuis l'âge de 22 ans. J'ai d'abord créé des journaux en région et de la production audiovisuelle pour les productions locales. En 2012, j'ai repris La Tribune qui se trouvait en condition difficile. Un retournement a été permis grâce au travail collectif de nos équipes. L'an dernier, j'ai pris la décision, difficile pour un entrepreneur, d'un adossement au groupe CMA CGM.
Quand on est entrepreneur, on est attaché à la liberté. J'ai souhaité m'adosser au groupe CGA CGM car trois critères essentiels étaient réunis. D'abord, je voulais trouver un groupe industriel qui puisse accélérer et accompagner les projets de développement du groupe La Tribune ; ensuite, la liberté et l'indépendance de nos journalistes étaient non négociables. Or j'ai trouvé, chez Rodolphe Saadé, une écoute et l'acceptation de jouer uniquement un rôle d'actionnaire. Enfin, je voulais développer une presse d'information au cœur des territoires. C'est le combat de ma vie ; je suis un défenseur de la décentralisation. J'ai pu obtenir l'écoute d'un groupe qui s'est développé dans les Bouches-du-Rhône, à Marseille. Pour la vie démocratique de notre pays, il est essentiel de défendre une presse au plus près des territoires et des régions.
Vous avez devant vous un journaliste qui a embrassé cette vocation et cette profession depuis trente ans, et plus encore si l'on parle de passion. Aujourd'hui encore, je m'escrime à développer, à partager et à structurer des médias dans un monde qui s'est transformé.
Journaliste depuis 1994, j'ai travaillé en radio, en télévision et en presse écrite. J'ai plongé dans la vie numérique en 2006, lors d'une première expérience au Figaro dont j'ai dirigé la rédaction internet. Ce faisant, j'ai participé à la plus grande transformation de l'histoire de la presse et des médias depuis 400 ans et la création de La Gazette de Renaudot. Depuis vingt ans, nous sommes plongés dans ce bain numérique, fait de difficultés mais aussi de formidables opportunités. M. Saadé l'a rappelé, après le web et les réseaux sociaux, nous vivons une troisième révolution avec l'intelligence artificielle. Dans les médias que nous dirigeons – La Provence, Corse-Matin et La Tribune –, nous relevons ce défi.
Directeur général délégué en charge de l'information de Whynot Media depuis le 20 janvier, après avoir eu l'honneur d'intégrer le groupe le 20 février 2023, je participe à la définition des lignes éditoriales de chacun de nos médias. Je m'assure de l'équité avec laquelle l'information est traitée dans nos colonnes et nos supports numériques, de sa qualité et de son impact. Je m'assure aussi, sous la responsabilité de Jean-Christophe Tortora, de l'action de nos médias et de l'amélioration des synergies entre eux. Depuis l'été, nous avons développé de premières et fortes synergies et mutualisations entre La Tribune et nos médias locaux, avec l'assentiment des rédactions et dans le respect des normes légales en vigueur, à destination et pour le bien de nos lecteurs. Enfin, l'innovation est un important axe de travail, puisque la presse, la radio et la télévision sont et seront de plus en plus violemment percutées par les questions posées par l'innovation que l'on appelle, de façon générique, l'intelligence artificielle.
Il va falloir que l'un d'entre vous se lance pour présenter votre projet, concernant notamment BFM TV et RMC Story, dont l'autorisation est en cours de renouvellement. Comment concevez-vous ce projet ? Nous avons pu voir, dans d'autres groupes, que les synergies entre différents médias pouvaient apporter leur lot de travers ou de limites pour le lectorat ou les auditeurs. Comment les éviter ?
Altice Media est un actif unique, capable de produire un contenu de qualité de manière efficiente – en particulier BFM TV, qui touche plus de 13 millions de Français au quotidien et a largement réussi sa transformation digitale. Altice Media, ce sont surtout 1 700 collaborateurs, dont 900 journalistes reconnus, et de nombreuses complémentarités avec La Tribune et La Tribune Dimanche.
Comme nous ne sommes pas encore propriétaires de BFM TV, il m'est difficile de répondre à votre question. Toutefois, Jean-Christophe peut apporter un éclairage quant à ce que pourrait nous apporter une opération avec BFM TV.
Monsieur Tortora, nous avons pu consulter l'interview que vous avez donnée à France Info, au cours de laquelle vous avez apporté des éléments concernant le projet et les équipes. Nous ne nous attendons donc pas à moins d'informations que celles que vous avez pu déjà donner à la presse la semaine dernière.
Comme le président Rodolphe Saadé vient de l'indiquer, le groupe Altice Media fonctionne bien. Il est bien géré, ses audiences sont bonnes et les Français sont attachés à ses marques – BFM TV, RMC et BFM Régions. BFM TV, qui est dotée d'une grande rédaction, est la première chaîne d'information de France.
Nous devons rester humbles concernant notre arrivée dans le secteur de l'audiovisuel et de la radio. Jusqu'à présent, Whynot Media n'est pas entré dans ce secteur. Nous sommes uniquement présents dans la presse. Notre philosophie est de nous reposer sur les équipes en place et sur les 1 700 talents qui constituent le groupe Altice Media. Un processus est en cours avec l'Autorité de la concurrence et l'Arcom ; lorsqu'il aura abouti, des partenariats pourront être développés entre tous les médias du groupe, pour renforcer chacune des marques.
Nous pouvons, par exemple, imaginer des partenariats sportifs entre RMC, radio populaire à forte audience et référente dans le domaine du débat ou talk et du sport, nos quotidiens régionaux et La Tribune Dimanche. Dans tous les cas, il s'agira de valoriser les expertises des femmes et des hommes qui constitueront le groupe de demain, tout en respectant leurs héritages respectifs. Certes, notre ambition est celle d'un projet industriel, mais nous n'entendons pas défaire l'héritage et l'histoire de chacun de ces médias. Les rédactions resteront indépendantes et ne fusionneront pas, non plus que les marques. Altice Media est un très bel actif. Le rôle de l'actionnaire et de Whynot Media consiste à préserver le travail effectué depuis bientôt vingt ans. Le groupe BFM TV-RMC est aussi le fruit du travail d'un entrepreneur, Alain Weill.
Notre première mission est d'accompagner et d'accélérer les projets d'investissement du groupe Altice Media, dans une logique de respect et de diversité des marques et des rédactions.
Les coopérations, les mutualisations et les coproductions entre différents médias font partie de la culture de Whynot Media. Nos journaux coopèrent. Les synergies sont également constitutives de la culture et des valeurs du groupe Altice Media. Le projet est donc celui de la rencontre de deux groupes qui ont naturellement la capacité à faire travailler ensemble des rédactions séparées. Jean-Christophe Tortora l'a dit, il n'y a pas d'obligation, d'envie ou d'acharnement à penser que la fusion doit précéder les coopérations. En revanche, les coopérations sont bénéfiques pour le public et pour les collaborateurs et les collaboratrices, à condition qu'on leur donne du sens et que le contenu soit de qualité. Un bon contenu journalistique produit a tout intérêt à être partagé au maximum dans l'ensemble des supports d'un groupe. Je le répète, le travail commun de la radio et de la télévision est constitutif du groupe NextRadioTV, devenu Altice Media.
Il faut du temps pour expliquer et partager avec les salariés le sens de l'opération que nous menons. J'ai eu de la chance de le faire en 2015 dans l'audiovisuel public, qui n'est pas un contexte plus facile que celui des médias privés. Nous y sommes parvenus, pour le bénéfice des citoyens, des téléspectateurs, des auditeurs et des salariés. C'est dans cette logique que nous continuerons ces coopérations, si le groupe venait à être constitué.
La vente d'Altice Media avait été évoquée il y a longtemps dans la presse. L'Informé, par exemple, affirmait que lors d'une conférence organisée à New York le 7 septembre 2023 par la banque Goldman Sachs, un conseiller d'Altice avait évoqué, devant des investisseurs, la possibilité de vendre les médias du groupe s'il en obtenait un bon prix. Patrick Drahi, quant à lui, a affirmé que le pôle média du groupe n'était pas à vendre, bien qu'il ait été approché. Est-ce vous qui avez approché Altice, ou l'inverse ? Quand a eu lieu le premier échange concernant cette transaction ?
Je connais Patrick Drahi depuis plusieurs années. Nous lui avons acheté des abonnements SFR. Depuis quelques mois, nous avons commencé à avoir des échanges informels quant à la possibilité de racheter Altice Media si Patrick Drahi décidait de le céder. C'est à partir de là que les échanges ont eu lieu, uniquement avec lui.
Il s'est donc agi d'échanges informels et personnels, directement entre vous et M. Drahi, sans que la direction d'Altice Media ne soit informée à aucun niveau.
Notre histoire dans les médias est courte. Elle a commencé avec La Provence et s'est développée rapidement dans la presse. Nous avons également pris une participation de 10,25 % dans M6. Quand est arrivée l'opportunité d'étudier le dossier BFM TV-RMC, j'ai pensé qu'il valait la peine d'aller au bout du raisonnement. Avec la presse, pour commencer, puis l'audiovisuel, il s'agissait de constituer un vrai pôle média, élément de diversification du groupe CMA CGM.
Il y a environ un mois et demi.
Avez-vous déjà eu des échanges avec l'Arcom quant aux conditions à remplir pour que la transaction soit validée ?
Bien sûr. J'ai informé l'Arcom de l'accord que nous avions négocié avec Altice Media dans la perspective d'un partenariat.
La veille de l'annonce officielle.
Pour l'Arcom et l'Autorité de la concurrence, la question est celle du risque de concentration et d'atteinte à la concurrence. L'objectif même de constituer un grand pôle média n'est-il pas de nature à limiter la concurrence et à vous donner un rôle prépondérant problématique, en particulier dans la région marseillaise ?
Nous sommes présents à Marseille depuis quarante-cinq ans ; nous n'avons donc pas attendu de posséder un média pour y jouer un rôle. Nous sommes présents au quotidien et nous investissons beaucoup dans notre ville.
Les médias sont une économie fragile qui, pour se développer et former les collaborateurs, a besoin d'investisseurs. Sans eux, certains médias peuvent disparaître. Le rôle des investisseurs est de tenter de créer des synergies entre les différents médias d'un pôle, pour avancer. Faire vivre un média requiert des investissements. Nous avons parlé du digital et de l'intelligence artificielle, qui demandent des moyens. Plus un pôle est important, plus il permet des synergies et du développement.
Vous êtes sans doute le premier acteur économique de la ville de Marseille. Vous avez une activité dans le transport et dans la logistique ainsi qu'un journal de presse écrite, et vous disposerez sans doute bientôt d'une chaîne locale. N'est-ce pas de nature à biaiser vos relations avec les donneurs d'ordre et les responsables politiques ? Cela ne vous confère-t-il pas une influence excessive sur la vie locale ?
Nous sommes arrivés à Marseille en 1978 et nous sommes attachés à cette ville qui nous a accueillis. Le groupe est solide financièrement. Il investit partout dans le monde. Si nous avons décidé d'investir à Marseille, ce n'est pas pour avoir de l'influence ou viser une mairie, ou quoi que ce soit d'autre. Nous le faisons parce que nous nous sommes attachés à Marseille et que nous voulons développer cette ville, qui en a bien besoin. Je n'ai aucune autre ambition.
Comment comptez-vous garantir l'indépendance de toutes vos rédactions ? Alors que Whynot Media dirige des titres de presse papier, considérez-vous que les mêmes obligations s'imposeront aux chaînes de télévision ? Utiliserez-vous les mêmes méthodes, ou les spécificités de l'audiovisuel vous conduiront-elles à développer des procédures de veille ou de conformité différentes ?
J'insiste : l'indépendance éditoriale est très importante à mes yeux. Je n'ai pas vocation à intervenir dans la ligne éditoriale des médias qui seront détenus par le groupe ; en revanche, je souhaite qu'ils respectent les valeurs et la déontologie du groupe CMA CGM – lesquelles sont universelles.
La règle d'indépendance des journalistes s'applique à l'ensemble des médias. Dès lors que nous avons l'engagement de l'actionnaire, que j'ai pu vérifier, cette indépendance s'applique dans les mêmes conditions en télévision, en radio, en presse régionale et en presse nationale. À la demande de nos journalistes et des représentants du comité social et économique (CSE) et de la société des journalistes (SDJ), nous avons renforcé les chartes éditoriales applicables à La Provence, à Corse-Matin et à La Tribune. Lorsque M. Saadé est devenu actionnaire de La Tribune, il a donné des moyens de renforcement de l'indépendance de nos journalistes, en instaurant un vote consultatif suite à la nomination d'un nouveau directeur de la rédaction, de nouveaux droits qui ne s'appliquaient pas à l'époque où j'étais président entrepreneur. Nous avons entamé le travail autour de chartes il y a quelques mois ; il doit s'achever à La Provence et à La Tribune le 15 avril. Ce dialogue permanent aboutira à un renforcement du dispositif. Il vise aussi à préserver le capital confiance entre nos lecteurs et, demain, nos téléspectateurs et nos auditeurs.
Nous voulons faire un travail de précision pour être crédibles. Nos concitoyens attendent beaucoup des médias, dans les territoires, avec l'exigence d'une information indépendante, éloignée des pouvoirs économiques et politiques, et vérifiée.
Hier, la direction générale, la direction de la rédaction et les syndicats représentant les journalistes de La Provence ont travaillé à la charte d'indépendance, conformément à l'un des engagements fort pris par le président Saadé au moment du rachat, il y a dix mois. Ce texte de dix pages, encore en projet, est le fruit d'un consensus.
Dès que le groupe CMA CGM est évoqué dans nos journaux, la mention « propriétaire de La Tribune, La Provence ou Corse-Matin » est systématiquement apportée. D'ici au 15 avril, d'autres garanties assiéront les principes d'indépendance et de transparence qui prévalent dans nos rédactions. Nous discuterons aussi des différences entre la presse et l'audiovisuel, et nous nous conformerons évidemment au principe de pluralisme, qui figure dans la loi et que l'Arcom nous charge de respecter.
L'indépendance compte autant que l'apparence d'indépendance, pour préserver une crédibilité à l'égard du public et des journalistes. Prévoyez-vous de rencontrer prochainement les sociétés de journalistes et les rédactions des chaînes du groupe Altice ?
C'est prévu, même si nous n'avons pas encore fixé de calendrier. La promesse d'achat a été annoncée la semaine dernière. Nous avons prévu de finaliser nos discussions en juillet. Durant cette période, nous aurons certainement l'occasion de rencontrer les équipes de BFM TV et de RMC, y compris les journalistes.
C'est une discussion que les directions de BFM TV et de RMC auront directement avec les journalistes. Pour ma part, je ne suis pas opposé à dupliquer ce que nous avons fait à La Provence et à La Tribune.
C'est une discussion à avoir directement avec la direction de BFM TV. Je ne ferai pas ce travail à sa place.
Je souhaite revenir sur l'actualité récente de La Provence, qui éclairera vos conceptions en matière d'indépendance et de qualité du journalisme. Pouvez-vous relater brièvement cet épisode, qui a conduit à la mise à pied ou à la suspension du directeur de la rédaction M. Viers ?
Les équipes de Whynot Media, en l'occurrence Jean-Christophe Tortora, m'ont tenu informé d'une crise à La Provence à la suite de la parution d'une une qui ne respectait pas les valeurs du groupe CMA CGM. J'ai demandé à Jean-Christophe de gérer la situation et de prendre les mesures qui s'imposaient pour trouver une solution afin que les valeurs du groupe et l'indépendance de la rédaction soient respectées. Cela explique que Jean-Christophe et Laurent Guimier soient intervenus pendant le week-end et aient eu un échange ouvert et constructif avec Aurélien Viers.
Comme je l'ai dit, j'ai démarré ce métier très jeune. Depuis l'âge de 22 ans, j'ai validé des centaines de unes de journaux. Jeudi dernier, lorsque j'ai découvert cette une, j'ai considéré qu'elle posait un problème et laissait planer une ambiguïté.
Tous les matins, à chaque instant, nous sommes jugés par les Français quant à notre crédibilité et à notre fiabilité. Préserver la crédibilité de notre mission d'information est un enjeu de taille. J'ai découvert cette une vers sept heures et demie, jeudi dernier. J'ai immédiatement envoyé un mail à Laurent Guimier et au directeur général de La Provence, Gabriel d'Harcourt, pour leur signaler que je la trouvais ambiguë, car elle pouvait laisser penser que le journal avait laissé la parole à des narcotrafiquants.
L'indépendance des journalistes n'a pas été mise en question dans cette affaire. M. Saadé est propriétaire de La Provence et de Corse-Matin depuis un an et demi et il n'y a jamais eu, depuis, d'ingérence. Dans le cas contraire, nous l'aurions su. Lorsque j'ai rencontré les journalistes de La Provence, vendredi matin, aucun n'a soulevé la question de leur indépendance depuis que le groupe Whynot Media existe et depuis que M. Rodolphe Saadé en est propriétaire.
Le seul point de désaccord éventuel vient de ce que je considère que la une est la vitrine d'un journal et qu'il ne peut pas y avoir d'ambiguïté quand on s'inscrit dans les valeurs de la République – en l'occurrence, en laissant penser que l'on aurait donné la parole à des narcotrafiquants comme on le ferait avec des policiers, des pompiers ou des travailleurs sociaux. Les journalistes avec qui j'ai dialogué ont reconnu qu'il y avait eu un problème d'édition. Certains lecteurs ont pensé qu'on avait donné la parole à des habitants de La Castellane, mais d'autres ont pensé qu'on l'avait donnée à des narcotrafiquants, ce qui était une provocation à l'égard des habitants de ce quartier et des Marseillais.
Un quotidien régional a une mission et une responsabilité. En tant que dirigeants de journaux, nous sommes directeurs de la publication. Il m'est arrivé, au cours de ma carrière, de me retrouver devant des tribunaux pour assumer la responsabilité des contenus de nos journaux.
S'agissant de cette une, nous considérons qu'il y a eu une erreur d'édition. Notre directeur de la rédaction était en Pologne lorsqu'elle est parue. Lorsque j'ai demandé à le voir, vendredi matin, j'ai assumé de le mettre en dispense d'activité le temps de conduire un audit pour comprendre la défaillance dans la production et dans la chaîne de commandement. Il n'a nullement été envisagé de le licencier, comme ce qui a pu être écrit. Pour nous, il était très important, conformément à notre engagement vis-à-vis des lecteurs, de comprendre ce qui s'est passé et ce qui a permis que cette erreur soit commise en une.
Si M. Viers n'était pas là quand ce que vous considérez comme une erreur s'est produit, qui était alors aux manettes ?
Étaient présents, ce soir-là, son numéro 2 et le directeur de la publication, qui est le directeur général. C'est pour cette raison qu'il nous a paru important d'échanger avec Aurélien Viers dès dimanche, pour comprendre ce qui s'était passé. Ce type d'incident peut arriver dans les médias ; mais si nous souhaitons conserver une crédibilité à l'égard de nos lecteurs et de nos concitoyens, nous devons savoir reconnaître nos erreurs. C'est ce qu'a fait le directeur général de La Provence. Dès vendredi matin, dans le journal, il a présenté ses excuses aux lecteurs au nom de la direction du journal.
On a le droit de se tromper et de faire des erreurs, raison pour laquelle Aurélien Viers a été réintégré dès lundi matin. Mais il est également important de montrer que les médias ne sont pas au-dessus des Français et peuvent commettre des erreurs. Nous avons eu une réunion de travail constructive avec notre directeur de la rédaction. Alors que nous savons la perception que les Français ont des médias, il est important de reconnaître avoir fait une erreur, le cas échéant.
Durant neuf heures, dimanche, nous avons décortiqué la chaîne de production avec nos équipes, qui forment une très bonne rédaction – je mets d'ailleurs à l'honneur le travail parfois difficile de nos journalistes sur le terrain, à Marseille. Grâce à ces échanges, nous allons améliorer le processus de production.
Il est important de comprendre le fonctionnement du groupe avec ses médias, mais ne transformons pas cette commission d'enquête en une autre qui porterait sur un incident survenu à La Provence. Je n'ai pas limité les questions, car il était important de comprendre ce que pense M. Saadé en matière de déontologie et d'éthique – j'ai d'ailleurs moi-même abordé ce sujet. Mais lorsqu'on entre dans le détail de cet incident, on dépasse l'objet de notre commission d'enquête. Je vous laisse répondre à cette question, mais avançons ensuite sur les projets globaux.
Lors de notre entretien avec Aurélien Viers, vendredi matin, je lui ai signifié une dispense d'activité tant que nous n'aurions pas audité ce qui s'était passé. Cet audit a eu lieu le dimanche. De vendredi à lundi matin, en accord avec le directeur général du journal M. Gabriel d'Harcourt, un collectif de trois journalistes a assuré l'intérim.
Y compris Nicolas Rey, qui était aux responsabilités lorsque cette erreur a été commise, et M. d'Harcourt qui est le directeur de la publication et dont vous considérez qu'il n'est pas responsable de cette erreur ?
Nous avons identifié la responsabilité de l'ensemble des acteurs. Une erreur peut arriver, dans un journal. Cette erreur est collective. Elle relève à la fois du directeur de la rédaction, du numéro 2 et du directeur de la publication.
Si M. Aurélien Viers a été réinséré, c'est parce que lui-même et M. d'Harcourt ont affirmé qu'ils étaient capables de surmonter cette difficulté et de rebâtir la conduite de ce journal dans la confiance.
Que l'on soit directeur de la rédaction, directeur général ou directeur de la publication, on doit assumer ses responsabilités. En l'occurrence, il ne s'agissait pas d'être contre Aurélien Viers, mais c'est lui qui assure la direction de la rédaction. Il l'a bien compris.
Quels échanges avez-vous eus avec M. d'Harcourt lorsque vous avez lu cette une que vous considérez toujours comme une erreur ? L'avez-vous sollicité ?
Comme je vous l'ai dit, je lui ai écrit à sept heures cinquante, ainsi qu'à M. Guimier. À huit heures et demie, j'étais au journal, dans son bureau, pour identifier les raisons qui ont conduit à cette une.
M. d'Harcourt s'est-il rendu à ce que l'on appelle « la Tour » à Marseille, c'est-à-dire la tour dans laquelle se trouve la direction de CMA CGM ?
Après cette question, je vous invite à aborder le sujet global des médias. Nous pouvons tous attester que ces questions concernent uniquement La Provence.
Je me suis rendu à la Tour CMA CGM, où j'ai mon bureau, plus tard dans la journée, mais la décision a été prise dès le jeudi matin, dans le bureau de M. Gabriel d'Harcourt, en présence de M. Guimier et moi-même. J'ai informé notre actionnaire de cette décision, que j'ai prise et que j'assume.
Revenons au sujet de la TNT, monsieur le rapporteur. Nous sommes entrés dans le détail de l'affaire de La Provence, allant jusqu'à savoir qui était entré dans quel bâtiment. Notre objet est la TNT. Nous avons abordé les risques de collision et de synergie. Avançons, s'il vous plaît. Si votre question ne concerne pas la TNT, il n'y aura pas de demande de réponse.
Un témoignage affirme que la une de La Provence a provoqué une crise majeure à la Tour, parce qu'elle pouvait laisser supposer que la parole avait été donnée à des dealers. Or la Tour, c'est vous, monsieur Tortora ?
J'ai un bureau à la Tour CMA CGM.
Cette audition est liée à la publicité de l'information de votre rachat d'Altice Media, donc de plusieurs chaînes de la TNT. Ce rachat est onéreux, puisqu'il est évalué à 1,5 milliard d'euros, soit plus de la moitié de votre bénéfice de 2023 et quatorze fois le résultat brut d'exploitation d'Altice Media. Cette différence est de nature à nous rassurer sur un point : la télévision n'est pas morte. Elle continue à attirer des spectateurs et des investisseurs. C'est tant mieux, car les investissements indispensables à la transformation digitale de la télévision nécessiteront des moyens solides. À combien avez-vous évalué ce que représenterait, d'un point de vue financier, l'attribution d'un canal TNT – qui, je le rappelle, est un bien public ?
Depuis quelques années, vous construisez un pôle média dans votre groupe, avec des journaux locaux et nationaux et, maintenant, des télévisions et des radios. Comment imaginez-vous la coordination de ces titres ? Voulez-vous leur laisser leur identité, ou construire un groupe avec une image et une ligne éditoriale communes ?
La volonté de développer un pôle audiovisuel était forte. Aujourd'hui, en France, le plus beau média est BFM TV-RMC, avec 13 millions de téléspectateurs et 1 700 collaborateurs, dont 900 journalistes. Financièrement parlant, nous avons conclu que le prix annoncé était le bon. Il n'existe pas d'autre média de cette valeur à vendre, en France. Je considère donc que nous avons payé le bon prix pour acheter BFM TV et RMC. Je fais cet investissement parce que je crois dans cette diversification. Certains se demandent pourquoi, mais je pense que c'est mon rôle d'intervenir dans ce genre de projet.
Selon une étude de l'Arcom, la presse devrait perdre 30 % de ses recettes publicitaires d'ici à 2030, et la télévision et la radio, environ 10 % chacune. Dans ce contexte, comment imaginez-vous l'avenir des médias historiques ? Quelles synergies anticipez-vous entre ces deux groupes ?
Les statistiques peuvent inquiéter, mais il faut les regarder de différentes manières. Certes, les journaux papier sont en déclin ; mais je ne pense pas qu'ils disparaîtront, surtout en région. De la même façon, un nombre croissant de téléspectateurs continuent à regarder les chaînes d'information. Même si les réseaux sociaux se développent, les chaînes de télévision, notamment celles d'information, continuent aussi à le faire. Je fais le pari que l'ensemble constitué par la chaîne d'information BFM TV et ses chaînes régionales – qui se développent et fonctionnent bien financièrement parlant –, RMC et RMC Story – qui sont les pépites d'Altice Media – fait grand sens. Même si l'on regardera peut-être davantage les réseaux sociaux que les chaînes d'information, RMC Story et RMC Découverte sont le vrai « carton » d'Altice Media.
Si l'on avait tenté de décrire il y a vingt ans ce que deviendrait le monde des médias, on se serait bien trompé ! À l'époque, Twitter et Facebook n'existaient pas, Twitch encore moins, et l'intelligence artificielle, ce n'était encore que des robots. Bien sûr, l'acquisition d'Altice Media est celle de canaux existants, d'antennes, de fréquences radio et de chaînes de télévision locales. Mais nous avons l'appétit et le désir de partager le plus rapidement possible avec le collectif incroyable d'Altice Media cette envie d'innover, d'inventer et d'aller chercher du public et des annonceurs là où l'information se fabrique et là où elle est consommée. Pour citer cet exemple, les équipes d'Altice Media chargées du football sont présentes sur Twitch. Faire de l'information, du talk et de l' entertainment à la frontière de la consommation des médias, c'est créer de la valeur. C'est à la fois aller chercher du business et de l'audience, et participer à la consolidation de l'information en France.
BFM TV est la grande chaîne d'information, qui donne le « la » en diffusant la bonne information. Les 900 journalistes d'Altice Media forment un collectif chargé de fabriquer de la bonne information et de la diffuser sur les bons réseaux, quels que soient les supports. Regarder devant, être innovant et plutôt positif quant à l'avenir fait partie des valeurs du groupe. Aussi devons-nous considérer cette acquisition comme un partage avec un collectif qui inventera beaucoup de choses en matière d'information.
La France compte une multitude de médias, avec soixante-dix titres nationaux et régionaux, au moins 1 300 radios, 200 chaînes de télévision et de nombreux sites numériques. Vous êtes un bon exemple de média global, incluant de la télévision, de la radio, du digital et de la presse. Vous suivez une logique économique, mais aussi éditoriale. C'est important pour conserver des capacités d'investissement et pour lutter face aux géants du numérique.
Vous avez rappelé que votre opération d'acquisition n'entraînerait pas de fusion des rédactions et des marques, mais vous avez exprimé une volonté de coopération et de mutualisation. Souhaitez-vous instaurer une ligne éditoriale commune en matière d'information, et un pôle information à 360 degrés – télévision, radio et numérique ?
Nous commençons seulement à travailler sur ce sujet. Nous avons une vision et une intention, mais nous construirons un projet avec les salariés d'Altice Media. La culture de la mutualisation et de la coopération fait partie du code génétique de notre petit groupe naissant. Il s'agit de faire travailler ensemble les rédactions sans les fusionner. La question de faire fusionner les rédactions de La Tribune, de La Provence et de Corse-Matin ne s'est pas posée, mais nous faisons en sorte que les équipes se parlent et échangent des contenus quand cela leur paraît important pour leurs lecteurs. Il en va de même pour Altice Media. La moitié de la grille de la radio RMC, par exemple, est diffusée sur une chaîne de la TNT, RMC Story.
Les notions de 360° ou de multicanal signifient que quand on a un bon contenu – dont « l'atome » est une bonne information –, il est essentiel d'y donner accès au plus grand nombre. Encore faut-il être capable de fabriquer une bonne information, puis de la diffuser sur les bons supports, de quelque rédaction qu'elle vienne. C'est le cas à RMC : la rédaction de RMC Sport produit de la très bonne information sportive pour l'ensemble des canaux des médias d'Altice. Il est vraisemblable que nous travaillerons à une coopération entre les équipes de La Tribune et celles de BFM Business. Cette rédaction d'une soixantaine de journalistes qui travaillent sur des thématiques économiques est pourvoyeuse d'informations et de scoops. C'est aussi le cas de La Tribune et de La Tribune dimanche, dont la petite équipe travaille largement avec latribune.fr et est très fière de diffuser des informations exclusives que nous pourrons mieux partager en coopérant avec les rédactions de RMC et de BFM TV, et surtout sur un support digital, la plateforme d'information bfmtv.com, qui est l'une des quatre plus grandes de France.
Outre la radio, la télévision et le digital, il faut mentionner la dimension événementielle, que nous appelons « médias en direct » ou « médias du réel ». Elle est très importante dans le modèle économique de La Tribune. Ces événements portés par la rédaction, qui organisent la rencontre entre des citoyens, des chefs d'entreprise, des associations et des intellectuels, ont vocation à mieux rayonner qu'aujourd'hui. Avec Altice Media, en effet, nous bénéficierons de l'appui et de la coopération de chaînes locales d'information qui pourront les relayer.
Par souci de transparence, j'indique que je suis membre du conseil d'administration de Radio France.
Les médias sont en profonde mutation. La fragilisation des modèles économiques, la concentration des médias, la guerre de l'information, la révolution technologique et la concurrence des réseaux sociaux sont autant de défis que nous devons relever collectivement pour garantir une information fiable, de qualité et plurielle. Avec 1 600 journalistes, votre groupe est devenu en quelques années un groupe de médias de premier plan. Votre rôle est donc majeur dans la réponse à ces défis.
Vous avez retracé, monsieur le président Saadé, votre parcours et celui de votre famille, une famille d'industriels qui a construit un groupe majeur de notre économie et de notre souveraineté. Quelles raisons vous ont poussé à cette diversification dans les médias ? Vincent Bolloré a clairement indiqué devant cette commission d'enquête que les médias constituent pour lui d'un des secteurs les plus rentables, et que c'est sa motivation principale. Quelle est la vôtre ?
Pour piloter votre groupe de médias, vous êtes entourés de personnalités expérimentées et reconnues de ce secteur, comme MM. Tortora et Guimier. Comment considérez-vous votre rôle d'actionnaire ? Est-il purement économique et financier ? Souhaitez-vous peser sur la ligne éditoriale ? Vous avez évoqué à plusieurs reprises les valeurs du groupe CMA CGM. Les valeurs d'un groupe industriel peuvent-elles être les mêmes que celle d'un média ?
Que pensez-vous du droit d'agrément appliqué dans d'autres médias, comme Le Monde ? Seriez-vous prêt à soumettre le choix des directeurs de la rédaction à un tel processus ?
Enfin, considérez-vous que Whynot Media est suffisamment diversifié pour optimiser les synergies ou les coopérations, ou souhaitez-vous effectuer de nouveaux investissements ?
Monsieur Guimier, nous avons auditionné avant vous la société de production Bangumi, qui ne souhaite pas recevoir les responsables politiques du Rassemblement national. Quelle est votre vision de la pluralité de l'information ? Serez-vous prêt à continuer à inviter l'ensemble des responsables politiques sur les chaînes du groupe Altice Media, devenu Whynot Media ?
Par ailleurs, vous avez précisé votre rôle, consistant à définir les lignes éditoriales des médias possédés par M. Saadé. Vous faites donc le lien entre les rédactions et l'actionnaire. Pouvez-vous préciser davantage votre conception de ce rôle ?
Pourquoi investir dans les médias quand on vient d'un groupe de transport maritime et de logistique ? Vous avez raison de me poser la question, car je me la pose aussi ! Je me suis positionné pour investir dans La Provence car je ne voulais pas qu'elle soit transférée à Nice et que Marseille, deuxième ville de France, n'ait plus de journal. Dans le cadre de cette opération, nous avons racheté La Provence et Corse-Matin. J'ai ensuite cherché à acheter un média de presse qui pourrait apporter à La Provence une, voire plusieurs pages économiques. C'est dans ce cadre que j'ai rencontré Jean-Christophe et son actionnaire, à qui j'ai proposé un projet commun. Une fois que l'opération avec La Tribune a été engagée, j'ai demandé à Jean-Christophe de réfléchir à un journal qui paraîtrait le dimanche. Il m'a dit qu'un tel projet était dans les cartons, prêt à être lancé sous huit semaines.
Nous sommes une famille d'entrepreneurs, de développeurs. Notre objectif n'est pas d'investir de l'argent à perte ou pour plaire à quiconque. C'est l'argent de la famille et du groupe, et j'y fais très attention. Je crois au pôle média comme une diversification qui peut rapporter. Si j'investis autant d'argent dans BFM TV, pour reprendre les propos de l'un d'entre vous, c'est parce que je crois à ce modèle. Je crois qu'il y a quelque chose à faire. J'achète une pépite qu'il me revient, avec les équipes, de développer. Je crois aux médias et à leur développement, à une époque où le digital et l'intelligence artificielle occupent une place croissante.
Dans les médias, chacun a son rôle. Le mien est celui de l'actionnaire. Je n'interviens pas dans la ligne éditoriale. Toutefois, comme dans toute filiale qui appartient au groupe, je dois être informé quand il y a une crise. J'ai des équipes qui gèrent, et qui gèrent bien. Mais c'est une entreprise familiale : quand il y a une crise, comme celle que nous avons connue le week-end dernier à La Provence, j'en suis informé. C'est de cette façon que je souhaite bâtir mon pôle média. D'un côté, la ligne éditoriale est indépendante et je me suis engagé à respecter cette indépendance. Mais, de l'autre côté, j'engage aussi beaucoup d'argent. Or il ne s'agit pas de confier de l'argent à des tiers pour qu'ils jouent avec. C'est en cela qu'il faut faire attention à la manière dont l'opération est menée.
J'ai donné d'emblée mon feu vert à l'indépendance de la ligne éditoriale.
Par ailleurs, nous partageons tous les mêmes valeurs : le travail, l'audace, l'ambition, la volonté, l'éthique et le pluralisme. Ce ne sont pas des valeurs que CMA CGM aurait sorties du chapeau pour les appliquer uniquement à ses intérêts. Elles sont universelles et s'appliquent dans tous les domaines. Ce sont elles qui nous définissent, raison pour laquelle nous les mettons en avant.
Concernant la réception d'invités de toute couleur politique, nous nous conformerons à la règle du pluralisme, qui s'applique différemment hors période électorale et en période électorale. Nous respectons tous les courants d'opinion et nous les traitons équitablement. Nous en donnerons les preuves. Au-delà des pétitions de principe et des auditions, il y aura la réalité des antennes de RMC et de BFM TV. Le principe d'équité de traitement d'un invité nous semble extrêmement important. Nous le respectons dans les colonnes de nos journaux. L'intégrité s'exerce par l'équité de traitement des invités ; c'est l'une des valeurs du groupe et de Whynot Media. Le principe d'équité sera respecté matin, midi et soir sur nos antennes.
Mon rôle de directeur de l'information s'exerce dans la relation avec l'actionnaire ; M. Saadé en a donné la preuve tout à l'heure. Nous avoir demandé, le 28 juillet dernier, de lancer un journal en huit semaines est la preuve que cet échange est bon. L'autre partie de mon rôle, qui constitue l'écrasante majorité de ma fonction, est de faire en sorte que les conditions de l'indépendance soient respectées, décrites de la façon la plus transparente qui soit et partagées entre les salariés et la direction. Nous nous dotons des garanties maximales pour que l'indépendance, dont je suis garant à mon poste, ne souffre d'aucune exception ou soupçon. Hier encore, nous avons continué à travailler dans ce sens avec l'équipe de La Provence.
Monsieur Saadé, vous dites que vous n'avez pas à intervenir dans la ligne éditoriale, mais que vous êtes garant de vos intérêts financiers. Il existe donc une forme de contradiction possible, a fortiori si l'on reprend les propos que vous avez tenus devant le comité social et économique d'Altice Média, dans l'hypothèse où les journaux que vous possédez auraient à traiter d'informations concernant votre groupe, notamment des informations qui ne vous seraient pas favorables. La question de la concentration se pose non seulement quant à l'utilisation politique des médias, mais aussi quant à leur utilisation économique, pour protéger les intérêts des actionnaires. Elle est aussi au fondement de la notion d'indépendance des médias, inscrite dans la Constitution.
Par ailleurs, avez-vous créé La Tribune Dimanche en réaction au changement de ligne éditoriale du Journal du dimanche ?
Non. Je l'ai fait dans un esprit de développement. La Tribune avait son modèle digital, et j'ai pensé qu'il y avait de la place pour un deuxième journal papier le dimanche. Le contenu de celui qui existait déjà n'est pas mon sujet. Ce que je veux, c'est développer La Tribune et faire en sorte qu'elle accroisse son activité et améliore sa rentabilité.
Je reviens à votre première question, dont je m'attendais que vous la posiez. Lors du CSE que vous évoquez, on m'a demandé comment je réagirais si un scandale concernant mon groupe était couvert dans l'un de nos médias. J'ai répondu que je réagirais comme un patron, c'est-à-dire mal. En effet, je me sentirais concerné, dès lors qu'il s'agit d'un groupe familial. Mais j'ai ajouté que je respecterais la décision prise par la ligne éditoriale. Je n'ai pas à m'immiscer dans la rédaction. Dès lors que ce qui est écrit est objectif, je n'ai pas à intervenir. Je l'ai dit. Mais, en tant que PDG, je ferais savoir que je n'apprécie pas qu'on dise du mal de mon groupe – et ce, sans intervenir dans la ligne éditoriale. Un patron, et même n'importe quel autre homme, est nécessairement gêné quand on l'attaque. En tout état de cause, j'ai répondu que je n'interviendrais pas et que je respecterais la ligne éditoriale du média concerné, journal ou chaîne de télévision.
Ma première question s'adressera à vous, président Saadé. Qu'est-ce qui motive un leader du transport maritime et de la logistique à devenir un leader des médias : la rentabilité, la capacité à influencer le débat public, y compris au-delà de Marseille ? Comment ressentez-vous le fait d'être présenté par les médias comme « le chouchou d'Emmanuel Macron » ?
Par ailleurs, vous avez parlé des chartes d'indépendance de vos médias. Nous voyons les soupçons d'interventionnisme de l'actionnariat qui peuvent peser chez certains. L'effacement n'est-il pas une autre façon d'intervenir ? Comment l'appréhendez-vous ?
Enfin, considérez-vous que vos médias sont des médias d'opinion ?
Si l'effacement signifie disparaître complètement, ce n'est pas le but d'un actionnaire de média.
Dans les médias, pouvez-vous inciter ou inviter, d'une façon ou d'une autre, des journalistes à surtraiter les intervenants de telle ou telle force politique ou, à l'inverse, à en effacer certains – notamment dans la presse écrite, où les contraintes en matière de pluralisme ne sont pas les mêmes que dans l'audiovisuel ?
Ainsi que je l'ai affirmé à plusieurs reprises, je suis pour le pluralisme. Je n'ai pas à dire à un journal d'interviewer une personne plutôt qu'une autre. C'est à lui de décider ce qu'il a à faire. Je n'interviendrai pas.
Les règles du pluralisme ne sont pas les mêmes dans la presse écrite et dans l'audiovisuel. J'ignore si vous faites allusion à quelque risque ou soupçon d'effacement dans nos médias ; en tout cas, il n'y a pas d'effacement : dans nos médias, toutes les forces politiques s'expriment. Dans La Provence, par exemple, les meetings d'ouverture de la campagne européenne qui se déroulent à Marseille sont traités de façon équitable et honorable. Parfois, nous avons même droit à une interview du président du parti concerné.
Vous m'avez demandé si j'étais « le chouchou d'Emmanuel Macron » ou « l'anti-Bolloré ». Je les apprécie tous les deux, ce sont deux grands hommes. Mais je suis Rodolphe Saadé, PDG de CMA CGM, qui est en train de développer son pôle média. C'est tout.
Dans les années récentes, avez-vous déjà pensé à candidater pour l'attribution d'une fréquence TNT ? Le cas échéant, qu'est-ce qui vous en avait finalement dissuadé, ou pourquoi privilégiez-vous une offre d'achat comportant déjà des canaux TNT ? Existe-t-il une place pour les nouveaux entrants, dans cette procédure de renouvellement ? Nous avons entendu les témoignages d'autres industriels qui investissent dans les médias, lesquels ont déploré une moindre place pour les nouveaux entrants. Quel est votre avis en la matière ?
En rachetant ce groupe à hauteur de 1,5 milliard d'euros, vous disposerez d'expertises, de marques, d'audiences et de fréquences TNT. À combien estimez-vous le fait de pouvoir bénéficier des morceaux de domaine public que sont ces fréquences ?
Nous sommes un nouvel entrant dans le domaine de l'audiovisuel. Il me semble qu'aujourd'hui, si on en a les moyens, il est préférable d'investir dans un acteur déjà présent, avec des fréquences et déjà établi avec une équipe de professionnels plutôt que de démarrer de zéro. Pour un nouvel entrant, proposer une solution de zéro serait un projet très ambitieux. J'ai préféré acheter un acteur déjà établi, avec un nombre important de journalistes, de lecteurs et de téléspectateurs, sur lequel capitaliser.
Quelle estimation faites-vous de la valeur de la fréquence mise à disposition par l'État ?
Le processus engagé est bien établi. Nous n'avons pas de remarque particulière à exprimer.
En tant que députés, nous souhaitons que soit estimée la valeur des fréquences TNT, dans lesquelles l'État a investi et espère encore, peut-être, un retour sur investissement. Il s'agit d'une mise à disposition du domaine public. Lorsqu'un industriel investit, il doit prendre en compte la valeur de cet investissement. Pouvons-nous avoir une certaine idée de la valeur économique annuelle que représente la mise à disposition de ces fréquences ?
Lorsque j'indiquais que nous n'avons pas de remarque particulière à exprimer, je voulais dire que c'est à l'Arcom de prendre position. Ce n'est ni à moi ni au groupe Whytnot Media d'indiquer ce que peut valoir une licence.
Avant de poser mes dernières questions et de vous libérer, je vous fais part de mon souhait que vous mettiez à disposition de la commission d'enquête le mail que vous avez adressé à MM. Guimier, d'Harcourt et Tortora et ceux que vous avez éventuellement reçus au sujet de la une de La Provence dont nous avons parlé, ainsi que les projets de charte que vous avez évoqués et auxquels vous avez travaillé.
La presse a annoncé qu'Altice et CMA CGM devraient déposer le même dossier de candidature devant l'Arcom avant le 15 mai, date d'expiration de l'appel à candidatures, puis qu'Altice devrait retirer son dossier après l'agrément du rachat. Considérez-vous que ce dispositif est conforme à la lettre et à l'esprit de l'appel à candidatures ?
Un cadre a été défini et nous nous y plions.
Vous déposez un dossier de candidature sur la base de l'expertise d'une entreprise dont vous n'êtes pas encore propriétaire. Comme l'évoquait Céline Calvez à l'instant, nous avons l'impression que vous achetez la position d' insider, pour faciliter le renouvellement de l'autorisation d'émettre. Cela vous paraît-il conforme à l'idée d'un appel à candidatures pour un projet original et spécifique ?
Oui. Nous adhérons au projet d'Altice Media. Nous avons beaucoup parlé de continuité et le projet que déposera Altice Media nous convient. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé, en accord avec les autorités compétentes, de déposer le même dossier. Je suis ce qui m'est demandé.
Quelle est la ligne éditoriale de ce projet auquel vous adhérez, qui implique notamment BFM TV ?
Il serait prématuré de répondre à cette question. Nous avons besoin de travailler le dossier. Nous ne sommes que fin mars. La ligne éditoriale de BFM TV nous convient. Nous la suivrons en y ajoutant les valeurs du groupe, qui sont des valeurs universelles qu'Altice Media applique aussi.
Il est difficile de répondre à cette question, mais nous allons faire au mieux.
Je peux donner, à titre personnel et au nom de Whynot Media, l'avis que nous formulons sur BFM TV et sur sa ligne éditoriale aujourd'hui. C'est la ligne éditoriale d'un média leader de l'information en continu de qualité, qui traite l'actualité de façon équitable et, surtout, extraordinairement professionnelle, dès les premières heures d'un événement. BFM TV est la chaîne de l'événement.
Nous avons évoqué l'affaire de la une de La Provence. Dans votre récit, vous n'abordez pas du tout l'épisode de la grève, comme si cette dernière n'avait pas été un élément de la décision de réintégration de M. Viers. N'a-t-elle eu aucune influence sur votre jugement ?
La mission d'un dirigeant d'entreprise, lorsqu'il y a une grève, est de rapidement trouver une solution pour relancer le dialogue. En effet, il y a eu une grève, qui a paralysé l'entreprise, nos collaborateurs mais aussi nos lecteurs, qui n'ont pas pu recevoir La Provence samedi et dimanche matin. Il était donc normal de reprendre le dialogue social, qui est permanent dans le groupe Whynot Media, comme dans n'importe quelle entreprise.
Vous indiquiez considérer cette une comme une erreur, et vous avez laissé entendre que cet avis était désormais partagé par les équipes de la rédaction. Est-ce exact, ou comprennent-elles votre point de vue tout en maintenant que ce n'était pas une erreur ?
Pour tenir une réunion constructive, il faut réunir les différents acteurs. Tel a été le cas. J'ai réuni M. d'Harcourt, le directeur général et directeur de la publication, et M. Aurélien Viers. Chacun était de bonne foi dans l'appréciation de cette une. C'est important, dès lors qu'il s'agit désormais de bâtir l'avenir. Aurélien Viers a reconnu qu'il y avait eu un problème d'édition, lequel avait fait naître une ambiguïté chez nos lecteurs. Cela a même fait l'objet d'un communiqué qu'il a validé et qui a été diffusé en fin de journée. Le vendredi, lorsque nous avons dialogué avec les syndicats et les journalistes, ils étaient peut-être émus de cette dispense d'activité, mais ils ont reconnu que l'affichage, en une, d'une citation dont on ignore l'auteur crée automatiquement une ambiguïté. C'est quelque chose que l'on nous apprend dans nos études – j'ai fait l'école de journalisme de Toulouse.
Pour La Provence comme pour tous les médias du groupe, il ne peut pas y avoir d'ambiguïté pour un sujet aussi grave. Ce n'est pas un sujet d'indépendance de nos journalistes. C'est un sujet de responsabilité sociétale. Nous ne pouvons pas laisser penser à nos lecteurs que nous laissons s'exprimer des narcotrafiquants.
Nous nous sommes remis au travail pour essayer d'améliorer nos procédures et nous avons exprimé notre confiance à notre directeur de la rédaction Aurélien Viers et à sa rédaction.
M. Viers avait refusé ou proposé des amendements au message d'excuses que la direction lui avait demandé de faire paraître à la suite de cette une. N'était-il pas en mesure de comprendre votre point de vue et de l'assimiler dès le jeudi soir, comme vous dites qu'il l'a fait depuis ? Quel argument avez-vous fait valoir pour qu'il change ainsi d'opinion ?
Nos équipes sont très attachées à La Provence. Il faut rappeler le contexte : si M. Saadé ne l'avait pas reprise et n'y avait pas investi, cette entreprise serait en dépôt de bilan. Je sais ce que c'est, pour avoir repris, avec La Tribune, une entreprise de presse en dépôt de bilan. Les équipes et les journalistes sont très attachés à leur journal, et M. Viers est très attaché à sa mission de directeur de la rédaction.
En famille, dans une entreprise ou dans un couple, il peut y avoir une crise de confiance. L'essentiel est de la surmonter et de repartir sur de bonnes bases, en essayant d'améliorer les procédures. Nous avons confiance en la rédaction de La Provence. J'ai confiance dans le directeur de la rédaction, raison pour laquelle nous avons décidé de le réinsérer dès le lundi matin.
De manière générale, j'imagine qu'un journal local reçoit des pressions. Comment faites-vous le tampon avec la rédaction ? En a-t-elle conscience ? M. Madrolle, par exemple, est un proche de M. Muselier et affirme avoir échangé par texto avec Emmanuel Macron dans la journée : cela a été relaté dans Le Monde. Quel crédit donnez-vous à ces propos ? Comment garantissez-vous à vos équipes une forme de protection contre ces pressions ?
Avec tout le respect que j'ai pour la fonction de parlementaire ou d'élu – je sais le travail que vous effectuez –, nous ne faisons pas un journal en fonction des réactions d'élus, des tweets ou des messages. Nous faisons un journal pour tous nos lecteurs. Ce qui m'intéresse, lorsque je regarde nos unes, c'est de m'assurer qu'elles répondent aux valeurs de la République et qu'elles sont compréhensibles pour nos lecteurs.
S'agissant des pressions politiques, les journalistes de La Provence m'ont affirmé les yeux dans les yeux n'avoir jamais travaillé dans d'aussi bonnes conditions que depuis que M. Rodolphe Saadé en est devenu propriétaire. Le rôle du directeur général et du directeur de la publication consiste précisément à sanctuariser et à protéger la mission de nos journalistes, afin qu'ils puissent travailler en toute indépendance. Le fait qu'un actionnaire industriel leur permette de le faire est essentiel. Depuis le début de cette crise à La Provence, les journalistes n'ont jamais remis en question les conditions dans lesquelles ils travaillent avec Whynot Media.
Messieurs, je vous remercie. Nous sommes preneurs des réponses que vous pourrez apporter au questionnaire écrit qui vous a été adressé pour préparer cette audition.
La séance s'achève à douze heures quarante-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Ségolène Amiot, M. Quentin Bataillon, M. Mounir Belhamiti, Mme Céline Calvez, M. Sébastien Chenu, Mme Fabienne Colboc, M. Jocelyn Dessigny, M. Laurent Esquenet-Goxes, M. Jean-Jacques Gaultier, M. Jérôme Guedj, M. Laurent Jacobelli, Mme Constance Le Grip, Mme Sarah Legrain, M. Thomas Ménagé, M. Jérémie Patrier-Leitus, M. Aurélien Saintoul, Mme Sophie Taillé-Polian