Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 6 mars 2024 à 10h30

La réunion

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La commission auditionne, dans le cadre d'une table ronde ouverte à la presse sur les élections américaines du 5 novembre 2024, M. Jean-Eric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide, Mme Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques, et M. François Vergniolle de Chantal, professeur des universités et membre du laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (LARCA).

Présidence M. Jean-Louis Bourlanges, président.

La séance est ouverte à 10 h 30.

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Notre ordre du jour appelle la tenue d'une table ronde sur les élections américaines du 5 novembre 2024. Nous bénéficierons des analyses, des informations et des réponses que nos trois invités apporteront à nos interrogations sur cette immense affaire, qui ne dépend pas de nous mais qui aura un fort impact chez nous. Je les remercie d'ailleurs d'avoir accepté de nous éclairer sur cet enjeu majeur.

Je salue d'abord Mme Nicole Bacharan, historienne, politologue, spécialiste de la société américaine et des relations transatlantiques. Vous avez vécu de longues années aux États-Unis et mené, de 2009 à 2014, des recherches à la Hoover Institution, think tank de l'université de Stanford. Vous avez écrit de nombreux ouvrages en rapport avec le sujet qui nous réunit ce matin, dont Le Petit Livre des élections américaines (2008) et Le Guide des élections américaines (2012), ainsi que Le Monde selon Trump (2019). Vous portez un regard lucide, critique, très libre sur le système américain, et nous serons très heureux d'entendre votre point de vue sur le rendez-vous qui s'annonce à l'automne prochain.

Je salue également M. Jean Éric Branaa, maître de conférence à l'université Paris-Assas, rattaché au centre Thucydide – je tiens d'ailleurs à vous dire que nous sommes très thucydidiens dans cette commission, puisque nous le citons de temps à autre et toujours avec beaucoup de respect – et spécialiste dans l'analyse et la recherche en relations internationales. Vous êtes un spécialiste reconnu du monde « anglo-saxon » – comme on aime à le dire en France –, que vous connaissez parfaitement. En incidente, je souligne que cette expression « anglo-saxon » est toujours curieuse, puisqu'elle ne désigne que les Britanniques, l'Angleterre s'étant constituée à partir d'Angles et de Saxons avant la conquête normande. Nous avons toutefois pris l'habitude d'utiliser cette expression pour l'ensemble constitué du Royaume-Uni et de l'Amérique du Nord. Vous avez publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Qui veut la peau du parti républicain ? ; L'Incroyable Donald Trump ; Joe Biden : le 3e mandat de Barack Obama (2019) ; La Constitution américaine et les institutions (2020) ; une biographie du président Biden (2020). Vos analyses et éclairages seront, à n'en pas douter, très utiles pour nourrir notre réflexion aujourd'hui.

Enfin, je salue M. François Vergniolle de Chantal, professeur des universités et membre du laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (LARCA). Spécialiste des institutions politiques américaines, vous avez été chercheur associé au programme États-Unis de l'Institut français des relations internationales (IFRI) de 2011 à 2016. Le fonctionnement des institutions fédérales américaines et les élections sont votre domaine de prédilection, puisque vous avez notamment travaillé sur le fédéralisme, la présidence, le Congrès et les partis politiques américains. Votre appréciation sur la question qui nous réunit ce matin sera, elle aussi, très précieuse.

Sur le plan contextuel, le processus des primaires bat son plein, puisque nous sommes au lendemain du « Super Tuesday ». J'aimerais à cet égard entendre des analyses plus complètes que celles aujourd'hui données par les grands titres de presse, qui laissent entendre que le match serait plié avec deux candidats. Cela est certainement vrai mais n'éclaire pas suffisamment à mon sens les arrière-plans et les conséquences ultimes de ces primaires de part et d'autre.

Ce que beaucoup imaginaient ces derniers mois tend à se confirmer. Lorsque j'avais accompagné le président de la République à Washington à la fin de l'année 2022, j'avais questionné le président de la majorité démocrate au Sénat, le sénateur de New York Chuck Schumer, pour savoir si le règne de Donald Trump – qui subissait alors un certain nombre de contrariétés – sur le parti républicain était ou non terminé. Beaucoup pensaient que c'était le cas. En homme politique très avisé, Chuck Schumer m'avait répondu : « Dissipez-vous cette illusion. Nous autres démocrates, notre seul adversaire est et sera Donald Trump. ». Il était absolument sans équivoque. J'étais ainsi reparti avec cette science qui m'a valu, pendant quelques semaines, une certaine notoriété, puisque je l'affirmais d'un air assuré, alors que tout le monde pensait le contraire ; une fois les faits confirmés, l'originalité de mon propos disparut.

Au-delà de l'analyse des primaires et de chacun des partis, nous attendons également une analyse profonde des perturbations de l'ordre géopolitique. Je pense ici au conflit au Moyen-Orient, aux évolutions de la guerre en Ukraine, ainsi qu'à la question de l'immigration. Auparavant, l'immigration n'était absolument pas un sujet sensible pour les Américains, comme j'avais pu m'en rendre compte lors d'un séjour dans le Sud des États-Unis. Aujourd'hui, ce thème est devenu absolument massif.

Je serais enfin curieux de savoir comment vous percevez, en tant que spécialistes des questions institutionnelles, la vie du Congrès jusqu'à l'élection, et notamment les manœuvres assez complexes actuellement en cours pour tenter de faire passer, par une sorte de cavalier budgétaire absolu – que notre Conseil constitutionnel ne manquerait pas de sanctionner si cela se passait en France –, un nouveau paquet d'aides à l'Ukraine. Rien n'est en effet plus complexe que le droit parlementaire américain : les États-Unis ont un Parlement puissant avec un droit compliqué ; notre droit parlementaire français est simple mais nous ne sommes pas aussi puissants que le Parlement américain – c'est le moins que l'on puisse dire.

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François Vergniolle de Chantal, professeur des universités et membre du laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (LARCA)

Dans ce bref propos liminaire, je souhaiterais surtout mettre en avant trois points.

Le premier concerne l'offre politique. Pourquoi assistons-nous à un rematch entre Biden et Trump, confirmé depuis cette nuit, alors que l'écrasante majorité des Américains indique, depuis des mois, ne pas vouloir de ce rematch entre Biden et Trump ?

Le deuxième point concerne le parti républicain. J'aimerais évoquer ce parti républicain trumpisé, qui n'a plus rien à voir avec ce qu'il était voici encore quelques années.

J'aborderai enfin la tactique démocrate face à Trump, qui n'est plus simplement ce qu'il était en 2016, à savoir un candidat et un outsider antisystème, mais qui est devenu quelqu'un qui critique l'État de droit, les procédures électorales et le fonctionnement de la justice.

Concernant le casting électoral, il est surprenant de voir les partis républicain et démocrate choisir des candidats présentant l'un comme l'autre des risques. Trump, c'est d'abord un président qui a été battu en 2020. C'est aussi un candidat qui a été mal élu en 2016. Il est confronté à une multitude de procès et est sujet – ô combien – aux dérapages. Biden est a priori un peu moins risqué mais son âge est devenu un enjeu de la campagne, au point que les observateurs s'interrogent sur sa capacité à la mener et à assumer un second mandat.

Pourquoi, donc, un candidat comme Trump et un candidat comme Biden ?

Pour Trump, la réponse me semble résider dans le fait qu'il a lancé sa campagne de 2024 dès 2020, en critiquant le résultat de l'élection et en accusant Biden de l'avoir truquée. C'est évidemment devenu un mythe mobilisateur pour l'ensemble des électeurs de Trump, à l'origine de l'assaut contre le Capitole, qui a entretenu l'idée d'une nécessaire revanche.

Il me semble également important d'évoquer le lien entre Trump et ses électeurs. De mon point de vue, le succès du mythe de l'élection truquée fait écho au sentiment que partagent de nombreux électeurs de Trump, à savoir que la démocratie ne leur appartient plus, qu'elle leur a été volée et qu'ils n'ont plus « le contrôle », pour reprendre l'expression appliquée au Brexit. La démocratie n'est pas seulement faite d'institutions ou de procédures mais aussi de ressentis. Dans le cas des électeurs de Trump, le ressenti est extrêmement négatif. Ce que je vois derrière l'enthousiasme des électeurs trumpistes, c'est le gouffre de délégitimation du politique américain.

Qu'en est-il du côté démocrate ? Pour moi, trois raisons principales expliquent le choix de Biden. D'abord, l'on s'oppose très rarement à un candidat à la réélection du président sortant, d'autant que le bilan de Biden est tout à fait satisfaisant pour les démocrates. Par ailleurs, il a déjà battu Trump ; c'est même son principal argument de campagne. Il s'agit enfin d'un candidat centriste, qui rassemble très facilement l'énorme coalition démocrate, qui couvre non seulement le centre droit mais également le progressisme. En l'absence de Biden, le risque serait que le parti démocrate se déchire.

J'ajouterai un dernier élément sur son choix de colistier, Kamala Harris, symbole parfait de la coalition démocrate du futur : une femme d'origine noire, asiatique, multiculturelle, plus jeune, qui complète donc parfaitement le ticket avec Biden.

J'en arrive à mon second point, à savoir que l'élection montre l'étendue de la mutation du parti républicain sur trois niveaux. Cette évolution est d'abord idéologique, puisque le conservatisme hérité de Reagan – « le conservatisme, idéologie du futur » disait Reagan – a complètement disparu pour être remplacé par un nationalisme assez grossier, mâtiné de populisme – de gauche ou de droite ; on pourra y revenir. Ce qui me paraît intéressant, c'est que l'on peine à trouver une quelconque cohérence idéologique. Chez Trump, la cohérence n'existe pas et est remplacée par une simplification à outrance des enjeux. Elle aboutit à une forme de national-populisme qui se double de revendications identitaires, chrétiennes, blanches ; on pourra également y revenir.

Au niveau des élites du parti, le contraste avec 2015-2016 est clair, dans la mesure où il n'existe plus aucune opposition à Trump. Les candidatures de DeSantis et de Nikki Haley n'étaient pas des candidatures anti-Trump mais des alternatives à Trump ou des émulations de Trump, aucun des deux ne l'ayant jamais véritablement ou frontalement attaqué.

Enfin, au niveau des électeurs, il existe une tendance à caricaturer l'électorat trumpiste comme un électorat fait de « petits Blancs », religieux, ruraux. Il est vrai que Trump a activé ces électeurs et les a intégrés dans la coalition républicaine mais il bénéficie également d'un électorat républicain traditionnel, comme nous l'avons immédiatement vu en 2016 comme en 2020. En 2020, il a même progressé de manière inattendue dans des groupes où il n'était pas véritablement attendu, comme les Hispaniques ou les Afro-Américains. Autrement dit, la base électorale de Trump, dont les médias parlent sans arrêt, n'est en rien un bloc monolithique et a profondément évolué depuis 2015-2016.

Je terminerai mon propos liminaire avec une interrogation sur la manière dont les démocrates peuvent battre le phénomène Trump. Comment battre un candidat qui n'hésite pas à dénoncer l'État de droit ?

Bien évidemment, le risque est permanent que les démocrates dérapent et tombent dans le piège du jugement condescendant, comme Hillary Clinton l'avait fait en 2016 en qualifiant les électeurs de Trump de « déplorables ». Par conséquent, l'angle choisi par la campagne Biden consiste à rejouer ce qui avait fonctionné en 2020, c'est-à-dire prendre Trump au sérieux, le présenter comme un danger pour la démocratie américaine et les droits individuels, notamment l'avortement ; nous en reparlerons également.

Il s'agit donc, pour Biden, de dramatiser l'élection, de créer une contre-mobilisation pour bloquer le narratif trumpiste de la victime du système. Cela peut fonctionner mais il me semble que les démocrates sont en position de faiblesse pour ce cycle électoral. D'abord, leur candidat est incontestablement trop âgé, avec une Kamala Harris qui n'est ni visible, ni populaire. Ils mènent, en outre, campagne sur la défensive, avec l'idée de défendre la démocratie, de défendre le bilan de Biden, en laissant Trump à l'offensive. Dans quelques jours, Biden doit prononcer le discours sur l'état de l'Union. Tout le monde s'attend à ce qu'il mette en avant un véritable projet et cesse d'agir sur le mode défensif.

J'observe enfin un déficit certain d'enthousiasme chez les démocrates, qui peut s'avérer rédhibitoire, puisque leur coalition s'appuie essentiellement sur des électeurs qui se mobilisent relativement peu. Au début du mois de janvier, un sondage indiquait que 18 % des démocrates se déclaraient très enthousiastes vis-à-vis de l'élection de Biden, tandis que 44 % des républicains se déclaraient très enthousiastes vis-à-vis de l'élection de Trump. Nous constatons bien le fossé entre un enthousiasme républicain et un vote démocrate qui serait peut-être, au mieux, un vote par devoir pour le candidat du parti.

Je conclurai mon propos liminaire de manière très prudente, dans la mesure où tout peut changer d'ici huit mois : un accident de santé, une condamnation de Trump, etc.

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Chacun sait que les prévisions sont difficiles à réaliser, surtout lorsqu'elles concernent l'avenir.

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

Je souhaiterais d'abord dire quelques mots sur les enjeux démocratiques de cette élection, au-delà de l'affrontement entre républicains et démocrates.

Lorsque l'on pense à une élection américaine et aux enjeux démocratiques, il est de tradition – à juste titre – d'évoquer, tous les quatre ans, le rôle de l'argent dans les campagnes, qui est colossal depuis 2011, ainsi que le rôle du collège des grands électeurs, qui constitue une étape supplémentaire entre le vote au suffrage universel et l'élection réelle du président. Conformément à la volonté d'Alexander Hamilton, l'un des Pères fondateurs, ce collège électoral avait été conçu comme un collège de sages entre les excès du peuple et les élus. Son fonctionnement est aujourd'hui quelque peu différent, et peu satisfaisant. Les États peu peuplés sont très avantagés et craignent de disparaître des préoccupations électorales si ce collège devait lui-même disparaître. Historiquement, la force de l'attraction du modèle de suffrage universel reste aussi forte aux États-Unis qu'ailleurs et cette étape supplémentaire du collège électoral n'est bien acceptée qu'en cas de concordance entre les deux majorités, celle du vote populaire et celle du vote au collège électoral. En 2016, Donald Trump totalisait 6 millions de voix de retard sur Hillary Clinton mais a été élu de manière légitime avec ce collège électoral.

Cette année, l'enjeu démocratique, celui de la représentation des citoyens par l'élection, est beaucoup plus large et beaucoup plus grave que la place de l'argent ou du collège électoral. Comme vous le savez tous par votre fonction qui vous le rappelle à chaque instant, la démocratie a besoin d'élections mais l'élection ne suffit pas. La démocratie induit le respect des institutions, de l'adversaire, de l'État de droit, de règles écrites et non écrites. Or ces règles sont complètement bousculées par la transformation du parti républicain et par la candidature ou le gouvernement de Donald Trump.

À mon sens, les États-Unis sont très clairement en train de sortir de l'État de droit. On peut ici penser au projet 2025, projet de gouvernement de Donald Trump, qui a été popularisé et largement exprimé. Contrairement à 2016, où l'équipe Trump était plutôt composée d'amateurs qui ne pensaient guère gagner, qui n'étaient absolument pas préparés à gouverner et qui ont été surpris par les divers garde-fous offerts par les institutions, l'équipe du candidat Trump est aujourd'hui très préparée. Elle est constituée d'idéologues, qui ont élaboré un programme pour transformer les États-Unis en régime autoritaire, avec un pouvoir présidentiel élargi, une purge des administrations de tout ce qui constitue le prétendu État profond, une purge du ministère de la justice, une purge du Bureau fédéral d'investigation (FBI), la mise au pas de tous les ministères, agences publiques et agences indépendantes, qui seraient soumises au pouvoir présidentiel ; sans compter l'ambition de poursuivre les adversaires politiques et les journalistes supposés déloyaux devant les tribunaux.

Comme mon prédécesseur, je partage l'idée que Donald Trump doit être pris très au sérieux. Il cumule de nombreux défauts mais il est prévisible et fait ce qu'il dit. Son programme est au point et les personnes qui devraient l'appliquer sont déjà rassemblées.

Sans même attendre 2025, j'observe que les États-Unis sortent déjà de l'État de droit. À Washington, Donald Trump gouverne en partie alors qu'il n'est pas élu et n'assume aucune fonction. C'est lui qui bloque, au Congrès, l'aide américaine à l'Ukraine, sachant que la vingtaine d'élus trumpistes et le speaker Mike Johnson sont, pour de nombreuses raisons sur lesquelles nous pourrons revenir, entièrement dans sa main. Il est tout de même incroyable que ce projet d'aide à l'Ukraine, voté de manière bipartisane au Sénat et qui recueillerait des voix en nombre suffisant à la Chambre des représentants, ne soit même pas mis aux voix.

Comme vous le savez, ce projet d'aide à l'Ukraine, à Israël et à Taïwan s'est vu rattacher un projet budgétaire et réglementaire sur l'immigration, que les républicains réclamaient à grands cris et qui était une concession des démocrates et de la Maison Blanche pour faire passer l'aide à l'Ukraine. En réalité, Donald Trump ne veut ni d'une amélioration de la situation à la frontière, ni d'une victoire législative bipartisane pour le président sur l'Ukraine, dans la mesure où ceci reviendrait à renforcer l'adversaire Biden et non à l'affaiblir comme il le souhaite.

Lorsque j'affirme que les États-Unis sont déjà en train de sortir de l'État de droit, c'est à travers cette influence de Donald Trump au Congrès alors qu'il n'y siège pas, mais aussi via ce que l'on observe dans le pays. Je citerais par exemple ce qu'il se passe au Texas. Son gouverneur, Greg Abbott, refuse tout simplement d'appliquer les décisions de la Cour suprême. Celle-ci a tranché sur la question des fils de fer barbelé mêlés de lames de rasoir qui ont été empilés à la frontière du Texas. L'administration Biden a porté l'affaire devant les tribunaux, en soulignant que les officiers de frontière ne peuvent exercer leur travail puisqu'ils ne peuvent accéder à la frontière. La Cour suprême lui a donné raison et a statué sur le retrait des barrières de barbelés mêlées de lames de rasoir mais le gouverneur du Texas refuse d'appliquer cette décision. Donald Trump applaudit ce refus et c'est lorsque les autorités locales refusent d'appliquer les lois fédérales que débute la sécession.

Comme vous l'avez sans doute vu, la Cour suprême a récemment pris deux décisions en lien avec l'élection. La plus récente dénie à l'État du Colorado le droit d'exclure Donald Trump du processus des primaires au titre de sa participation à une insurrection. La Cour ne s'est pas prononcée sur l'insurrection mais elle a considéré, de manière unanime, qu'autoriser le Colorado à prendre cette décision introduirait un véritable chaos dans la campagne électorale et dans la décision électorale. Autrement dit, un État n'a pas le pouvoir de statuer sur l'inéligibilité ou non d'un candidat à un poste fédéral. Honnêtement, je crois qu'il s'agit d'une décision assez sage et assez raisonnable. Vous noterez que la Cour a pris cette décision à la veille des primaires, de manière à ce qu'elles déroulent de manière démocratique.

En revanche, la Cour suprême a pris une autre décision dans laquelle elle ne tient absolument pas compte de la date du 5 novembre pour l'élection finale. Autrement dit, la Cour a décidé qu'elle allait statuer sur la question de l'immunité éventuelle de Donald Trump, qui a demandé devant les tribunaux une immunité totale pour tous les actes commis pendant son mandat présidentiel. Cette question a été très clairement et très nettement tranchée par la Cour d'appel fédérale de Washington, qui a décidé à l'unanimité qu'un président – chargé de faire respecter la Constitution et les lois – ne pouvait jouir de l'immunité en cas de commission d'actes criminels. Dans le même temps, la Cour suprême annonce qu'elle tiendra des audiences sur le sujet de l'immunité à partir du 22 avril et qu'elle statuera vers la fin du mois de juin.

Bien entendu, je doute que la Cour suprême déclare que les présidents peuvent faire assassiner leur voisin sans crainte d'être poursuivis en justice à l'issue de leur mandat. Néanmoins, si la Cour suprême décidait que le président Trump ne bénéficie pas d'une immunité totale par rapport aux actes commis durant sa présidence, les procès – dont celui sur l'insurrection du Capitole – ne pourraient pas se tenir avant fin septembre ou début octobre, parce que les procédures préliminaires à un procès sont extrêmement longues, sans compter que tout est ralenti durant l'été. Cela signifierait que la Cour suprême accepte l'idée d'un procès au pénal en pleine élection ou probablement après l'élection. En cas de verdict, tous les appels possibles et imaginables repousseraient l'échéance de plusieurs mois.

Autrement dit, Donald Trump risque de n'être jamais jugé. S'il est élu, il trouvera le moyen de mettre toutes ces procédures sous le tapis – il a déjà annoncé qu'il gracierait toutes les personnes condamnées pour l'attaque du Capitole, qui pour certaines sont en prison pour des dizaines d'années, et qu'il qualifie de patriotes d'otages et de prisonniers politiques – et ne sera jamais jugé. S'il n'est pas élu, il serait extravagant que les procès puissent continuer dans ce contexte électoral. Ce serait comme si la justice abandonnait son rôle face aux 91 chefs d'inculpation visant Donald Trump – dont certains sont vraisemblablement avérés – et laissait aux électeurs le soin de trancher de la culpabilité ou de l'innocence de Donald Trump.

En conclusion, je regrette de partager un point de vue aussi sombre. Dans mes précédentes fonctions, et notamment lorsque je travaillais pour l'institut Hoover à Stanford, j'étais loin d'être une pro-démocrate échevelée. Aujourd'hui, je pense que l'on est totalement sorti de la problématique républicains – démocrates. Si Donald Trump perdait cette élection, j'ai la certitude qu'il n'accepterait pas cette défaite. Jusqu'où irait-il pour ne pas l'accepter ? C'est une question qui me fait froid dans le dos. Nous pouvons bien entendu en débattre mais je suis convaincue que le sort de la démocratie américaine est vraiment sur le fil.

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Nous sommes effectivement saisis d'émotion et par ce qu'implique, pour l'avenir des États-Unis et du monde, la gravité de votre conclusion.

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Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide

Je vous remercie pour cette invitation qui m'honore totalement et que je vois comme un beau cadeau avant ma fin de carrière. Je vous remercie également d'avoir bien voulu citer le centre Thucydide, que vous avez reçu à cinq reprises dans cette commission et qui s'en trouve très honoré. Rappelons que le centre a été créé par le professeur Serge Sur, que vous avez également reçu à de nombreuses reprises.

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Je tiens d'ailleurs à dire que je partage une spécialité avec le professeur Sur, à savoir Tintin et la géopolitique !

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Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide

Je débuterai par un court préambule. Lors d'une rencontre à Washington, l'ambassadeur Bujon de l'Estang avait entamé la conversation en me faisant part de sa surprise d'avoir découvert que les Américains, qu'il croyait tout à fait semblables aux Français, étaient si différents. Nous devons le garder en mémoire. Je vous parlerai des grands thèmes de cette campagne mais gardons à l'esprit que ces thèmes n'ont pas grand-chose à voir avec ce que nous pouvons vivre et ce que vous pouvez vivre en tant qu'acteurs politiques de ce pays.

Nous venons d'entendre parler de démocratie. Je suis un amoureux de la démocratie américaine depuis le premier jour de mes études à la Sorbonne. Cet été, j'ai écrit un article dans la documentation française pour dire à quel point je n'avais pas peur des évènements du 6 janvier 2021. Bien entendu, je les regrette très profondément et il est absolument pitoyable d'en être arrivés à attaquer le temple de la démocratie. Pour autant, je n'en ai pas peur, parce que je sais que cette démocratie américaine, depuis Washington, Adams, Jefferson et tous les Pères fondateurs, a toujours su répondre en corrigeant les défauts qui l'affectaient. C'est encore une fois ce qu'elle vient de faire.

Tous les Américains sont élevés dans le culte de cette démocratie, ou en ont appris les fondements pour pouvoir être naturalisés, puisque l'on passe par un apprentissage de cette démocratie. Les élections de 2020 sont la preuve que cette démocratie fonctionne : 81 millions de voix pour Joe Biden, record absolu ; 72 millions de voix pour Donald Trump, record absolu également. Donald Trump a porté plainte et tenté différents recours mais tous ces recours ont été rejetés, prouvant la solidité du système. Les règles ont en outre été adaptées, avec la loi Manchin-Collins du 23 décembre 2022 modifiant la loi de 1887 donnant possibilité au vice-président d'interrompre le processus de certification de de l'élection présidentielle. Ces règles sont désormais renforcées et il est quasiment impossible – et c'est tant mieux – que Joe Biden ou un autre président refasse à l'avenir le même coup.

Les thèmes abordés dans cette élection sont assez surprenants, ne serait-ce que parce qu'on y trouve la question de l'immigration au premier rang des priorités. Cela est évidemment surprenant dans un pays qui s'est construit sur l'immigration et qui est, dans notre imaginaire collectif, le pays de l'immigration. Je pense aussi à l'âge des candidats, abordé par la premier intervenant, ou à l'économie, qui est une constante. On remarque aussi des questions clivantes comme l'égalité, le climat et l'avortement. On en arrive enfin à la politique étrangère, qui nous ramène à la question de la démocratie, raison pour laquelle j'avais besoin de proposer cette introduction qui ne cherchait évidemment pas à donner des leçons à qui que ce soit.

De façon très surprenante, l'immigration est aujourd'hui associée à une action législative, puisque le Congrès a voté une procédure d'empêchement à l'encontre du secrétaire d'État à la sécurité nationale, Alejandro Mayorkas. Il est assez incroyable de penser que ce ministre serait empêché parce que son opposition lui reprocherait de ne pas avoir réalisé le travail. La crise à la frontière est indéniable. Tous s'accordent pour le reconnaître, républicains comme démocrates. Cette crise se manifeste, chaque année et depuis trois ans, par l'entrée de 2,5 millions d'illégaux sur le territoire américain, soit 7,5 millions sur trois ans. Le pays est en incapacité d'absorber cette immigration, faute de structures sociales d'accueil dans les villes et de structures d'encadrement. Des familles, des enfants, des adultes se retrouvent à la rue. Avec autant de monde surviennent des problèmes de criminalité, qui font aujourd'hui partie de l'équation. Tous aimeraient pouvoir la résoudre, à tel point qu'un plan bipartisan a été proposé par le Sénat, à l'initiative du président Biden. Ce plan a néanmoins été arrêté par la Chambre des représentants, dans une visée politicienne et électorale, comme tout le monde l'a compris. La semaine dernière, les deux candidats se sont présentés à la frontière. Les deux ont développé leurs arguments mais Joe Biden a développé un argument important en tendant la main à Donald Trump et en lui proposant de travailler ensemble pour résoudre cette crise. On peut bien entendu mettre l'accent sur les barbelés mais on peut aussi se dire que la démocratie fonctionne tant que l'on continue à se parler.

Le deuxième thème est celui de l'âge des candidats. Ce sujet est problématique, dans la mesure où les Américains ne veulent pas de ce rematch. Ils sont 77 % à rejeter l'idée que Donald Trump ou Joe Biden soit leur président pour les quatre années à venir. La question de la limite d'âge en politique vous revient plus qu'à moi mais force est de constater qu'elle est aujourd'hui posée assez fortement aux États-Unis, puisque Joe Biden, qui a été le président élu à l'âge le plus avancé dans cette démocratie, sera encore plus âgé s'il est réélu en 2024. La remarque vaut également en cas d'élection de Donald Trump, puisque les deux candidats ont sensiblement le même âge.

Sans surprise, l'économie est aussi un sujet majeur de l'élection présidentielle américaine. Vous vous souvenez certainement de James Carville, à qui l'on prête cette phrase : « C'est l'économie, idiot ! », prononcée en 1992 au moment de l'élection de Bill Clinton. Cela ne s'est jamais démenti. L'économie anime toujours ces campagnes électorales, ce qui est tout à fait normal. Objectivement, le bilan économique de Joe Biden est bon : le chômage a fortement diminué, la bourse – critère prisé par les républicains – est aujourd'hui joyeuse. Malgré tout, le ressenti de la population américaine est mauvais, puisque 70 % des Américains considèrent que la situation n'a jamais été aussi désastreuse.

Bien entendu, nous sommes toujours en période post-Covid et la souffrance de la Covid se ressent aujourd'hui dans cette population, comme dans presque toutes les démocraties. Les mots les plus utilisés par les Américains pour qualifier leur économie sont « horrible », « mauvais », « pagaille », ce qui prouve à quel point ils sont désenchantés. 84 % des Américains considèrent que le coût de la vie augmente : + 49 % pour l'alimentation, + 16 % pour le logement, + 11 % pour les transports. Par ailleurs, 75 % des Américains ressentent un moins-disant dans la société américaine et déclarent ne plus pouvoir acheter de la nourriture ou des vêtements ou partir en vacances. Ceux qui touchent moins de 50 000 dollars sont les plus touchés, ne peuvent plus épargner, sont criblés de dettes, n'allument plus le chauffage et sont extrêmement pessimistes. Ceux qui gagnent plus de 100 000 dollars ne sont pas plus heureux et affirment ne plus pouvoir se rendre au restaurant ou effectuer des achats plaisir. Cela traduit un désenchantement qui va peser dans cette campagne.

Le troisième thème est l'égalité, en lien avec la question du wokisme, avec un développement anti-trans ou pro-trans, le bannissement de certains livres dans certains lieux aux États-Unis et la bagarre pour les réintroduire, les restrictions sur les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles ou transsexuelles (LGBT) dans l'éducation, les insultes, et tout ce qui va avec. Les États-Unis ont connu un combat sur la discrimination positive, à laquelle il a été mis fin en 2023. Le climat est tout de même très compliqué au sein de cette société qui se polarise. Tous les experts et tous les journalistes ne cessent de le répéter. Si la discrimination positive est terminée dans les universités, la politique de legacy admission – consistant à favoriser les admissions à l'université sur la base de l'héritage familial – se maintient ; c'est en quelque sorte la clause du grand-père qui s'appliquait au début du XXe siècle, lorsque l'immigration était abordée de façon raciste. Cette politique profite davantage aux Blancs et constitue donc un problème assez sérieux.

Le climat est également un thème fort, et ce des deux côtés. Les démocrates souhaitent imposer des règles climatiques, conformément aux engagements pris lors de la vingt-huitième édition de la Conférence des parties (COP28) ou dans d'autres instances. La loi du 16 août 2022 sur la réduction de l'inflation – Inflation Reduction Act ou IRA – prévoit ainsi 370 milliards de dollars pour le climat, ce qui n'avait jamais été fait auparavant. Joe Biden a en outre fixé l'objectif très ambitieux de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 % d'ici 2030, ce qui induit là aussi d'énormes changements. Il y a une dizaine de jours, Joe Biden a lancé un moratoire sur l'exportation de gaz naturel liquéfié (GNL) en Pennsylvanie. Bien entendu, le camp d'en face l'a traduit comme un moratoire sur le développement des emplois et comme une attaque contre les emplois ouvriers dans cette région.

J'en arrive à la politique étrangère, qui vous intéresse au plus haut point. Tout le monde parle actuellement d'Israël et de Gaza. C'est une question dramatique pour Joe Biden, qui est pris entre deux feux – pardonnez-moi cette image alors que nous parlons de guerre. Cette nuit, les bulletins blancs – uncommited – représentaient 100 000 voix dans le Michigan, 19 % des votes dans le Minnesota (46 000 voix), 13 % des votes en Caroline du Nord (88 000 voix), 10 % des votes dans le Massachusetts (50 000 voix). Ce n'est pas rien dans une primaire.

Tous les États qui proposaient cette possibilité de bulletin blanc ont enregistré de très gros chiffres : Caroline du Nord, Massachusetts, Minnesota, Colorado, Alabama, Tennessee, Iowa. Tous ont enregistré cette colère de la part de la gauche américaine. Si jamais Donald Trump devient président, ce groupe qui manifeste aussi vertement et durement sa désapprobation vis-à-vis de la politique de Joe Biden se trouvera dans une logique idéologique dans laquelle il se battra non plus contre Joe Biden mais contre Donald Trump, avec la détestation que peut générer le personnage. C'est véritablement explosif dans la société américaine, avec à la clé une fracture certaine du parti démocrate, qui se trouverait piégé entre sa gauche et sa droite.

L'Ukraine fait également partie des questions problématiques en matière de politique étrangère. Pour ma part, je suis plutôt très optimiste et je crois que le plan sur l'Ukraine sera adopté d'ici la fin du mois ; nous pourrons en reparler. S'agissant de la Chine, on retrouve quasiment les mêmes positions entre Biden et Trump avec, reconnaissons-lui, une analyse qui était juste de la part de Donald Trump, à contre-courant d'Obama, mais qui a été ensuite reprise par Joe Biden. Vient enfin la question de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), sur laquelle nous pourrons revenir ultérieurement.

Je conclus avec la question démocratique, que j'évoquais en introduction. Malgré l'attaque du 6 janvier 2021, les déclarations du type « je serai dictateur d'un jour », la fraude et l'idée que les élections seraient volées, qui imagine que les familles américaines se réunissent le soir au dîner pour parler de démocratie ? Je crois que l'idée que poursuit Joe Biden d'effectuer un bis repetita de l'élection de 2020 n'ait enterré ses ambitions. Depuis, l'Amérique a changé, elle a quatre ans de plus, elle s'est habituée à Donald Trump, elle n'en a plus peur, et encore plus les jeunes dont je parlais tout à l'heure, avec leur engagement idéologique. Ces derniers ont grandi avec un mandat de Donald Trump et ne craindront ni de voter pour lui, ni de ne pas voter du tout, quitte à favoriser son élection.

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C'est tout à fait passionnant. Nous constatons que l'Amérique a changé et que ce qui lui paraissait horrible ne l'est plus, sous l'effet de la mithridatisation. Dans le même temps, la mixture Trump s'est plutôt aggravée. La situation est donc très difficile.

Les orateurs des groupes vont à présent s'exprimer.

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Nous vous remercions pour cet éclairage sur les élections américaines, que nous suivons avec beaucoup d'attention et d'intérêt – et peut-être d'inquiétude après vous avoir entendus – depuis la France et l'Europe.

Hier, le « Super Tuesday » s'est déroulé sans réelle surprise avec la victoire de Joe Biden et de Donald Trump dans leurs partis respectifs. Donald Trump s'est félicité de cette victoire électorale qui lui a permis d'obtenir la majorité des États, avec plus de 70 % des suffrages dans certains États tels que l'Alabama, le Tennessee, le Texas ou l'Oklahoma.

Si le duel de la fin de l'année semble maintenant dénué de surprise, les élections américaines doivent aussi compter, de manière assez inédite, avec les différentes échéances judiciaires qui attendent Donald Trump. L'ancien président est en effet visé par des poursuites judiciaires – plus de 90 chefs d'inculpation – en raison notamment de son rôle dans l'assaut du Capitole le 6 janvier 2021. Plusieurs États, dont le Colorado et le Maine, ont justement rendu, ces derniers mois, des décisions de justice le déclarant inéligible. Ce lundi, la Cour suprême des États-Unis a rejeté ces décisions en considérant que seul le Congrès est habilité à retirer le nom d'un candidat du bulletin de l'élection présidentielle. Cette décision clôt-elle le débat sur la potentielle inéligibilité de Donald Trump ? Les nombreux chefs d'accusation pesant contre lui peuvent-ils encore être un obstacle dans sa course vers la Maison Blanche, ou renforcent-ils au contraire cette idée d'un complot soutenue par une partie de la population américaine ? Comment la judiciarisation de la vie politique américaine est-elle susceptible, selon vous, d'impacter les élections à venir ?

Enfin, j'aimerais revenir très brièvement sur les principaux clivages de la société américaine et sur leur impact dans cette élection. Je pense notamment à la question de l'avortement. Alors que nous votions en France, ce lundi, la constitutionnalisation du droit à l'avortement, la Cour suprême des États-Unis a remis en cause ce droit fondamental dans sa décision Dobbs v. Jackson Women's Health Organization. Cela aura-t-il, selon vous, un impact sur le vote féminin ? Je pense aussi aux questions migratoires, que vous avez brièvement évoquées, à la guerre Israël-Gaza, qui pourrait selon vous avoir un impact sur l'abstention, ainsi qu'à l'environnement. Quel sera selon vous l'impact relatif de ces différents sujets ?

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

Je répondrai d'abord sur la question judiciaire. La décision de la Cour suprême d'invalider la décision du Colorado sur la potentielle inéligibilité de Donald Trump clôt le débat relatif au droit, pour les États fédérés, de bloquer ou non sa candidature. Plus de trente États ont vu des recours portés contre la légitimité de la candidature de Donald Trump. Il ne s'agit pas d'un complot de l'État profond ou de démocrates forcenés. Dans le Colorado, le recours émanait d'un groupe de citoyens républicains, qui ne voulaient pas de Donald Trump et le considéraient responsable des émeutes du 6 janvier 2021. Désormais, la décision de la Cour suprême stipulant qu'un État ne peut empêcher une candidature à un poste fédéral s'impose à tous : ces recours sont donc terminés.

En revanche, plusieurs procès en cours vont se poursuivre et s'entrecroiser avec les étapes de la campagne. Signalons d'abord des procès au civil, dont le procès face à la journaliste de New York E. Jean Carroll, pour lequel Donald Trump a été reconnu coupable d'agression sexuelle et de diffamation. Il a évidemment fait appel mais il doit mettre le montant de l'amende de côté, ou dans une société de caution. S'il peut utiliser les fonds de campagne pour ses frais de justice, de tribunaux, d'huissier ou d'avocat, ce qui me semble d'ailleurs extravagant par rapport à la loi française, il ne peut les utiliser pour payer les amendes ou mettre de côté les sommes associées. Ces dommages ne seront payés – s'ils le sont un jour – que dans plusieurs années mais il doit en tout cas mettre l'argent à disposition de l'État.

Un deuxième procès au civil concerne la gestion des entreprises Trump. L'amende est extrêmement élevée, puisqu'elle atteint 355 millions de dollars. Tant que cet argent n'est pas mis de côté à disposition de la justice, des intérêts colossaux courent chaque jour, ce qui constitue un vrai problème de liquidités. Néanmoins, Donald Trump va pouvoir s'en sortir car on s'attend à ce que son entreprise de médias, et particulièrement Truth Social, fusionne avec un autre géant des médias, portant les parts de Donald Trump au-dessus du milliard de dollars. Même si la gestion financière immédiate est quelque peu technique, je ne m'inquiète pas pour lui. En tout état de cause, ce procès devrait aussi conduire à une série d'appels. Au fond, ce procès n'a semble-t-il pas d'impact sur l'électorat, sauf à écorner quelque peu la mystique du businessman formidable.

Je conclus avec les procès au pénal. L'un doit s'ouvrir le 25 mars, en lien avec des actes commis avant l'élection de Donald Trump, précisément la manipulation de ses comptes de campagne au profit d'une actrice de films pornographiques. Tous les autres procès au pénal sont en suspens après la décision de la Cour suprême de statuer elle-même sur l'éventuelle immunité de Donald Trump.

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Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide

La Cour suprême protège la Constitution, qui stipule que les États fédérés sont soumis à l'autorité de l'État fédéral. Or, dans les procès dont vous parliez, c'est-à-dire les procédures engagées dans le Colorado, dans le Maine ou dans l'Illinois, le vice de forme était évident, puisqu'il s'agissait, pour les États fédérés, de prendre un droit qu'ils n'avaient pas et de faire prévaloir leurs décisions sur celles de la Fédération. Bien entendu, la Cour suprême ne pouvait pas donner une autre réponse que celle qu'elle a donnée.

Le même jour, la Cour suprême prenait une décision contre les républicains – si tant est qu'elle ait pris une décision en leur faveur – et contre l'État de Louisiane, qui avait décidé d'envoyer sa police à la frontière pour aider le gouverneur Abbott, là encore contre l'autorité fédérale, puisque la gestion des frontières est une compétence fédérale qui revient à M. Biden. Elle a rendu exactement la même décision, comme elle en a l'habitude. C'est important de rester sur les grands principes.

Vous demandiez si la décision de la Cour suprême concernant l'avortement pouvait ou non influencer le vote féminin. Cette question porte sur le vote genré, qui fait depuis longtemps l'objet de débats quant à son existence. Pour ma part, je prétends qu'il n'existe pas et qu'il est absurde de prétendre le contraire. Donald Trump a été élu par 52 % des femmes blanches ; on ne peut donc pas dire que les femmes étaient particulièrement contre lui, alors que l'on sait ce qu'il pense du droit des femmes et de la manière de les respecter – je clos là le débat sur ce point, chacun pense ce qu'il veut. En revanche, 83 % des femmes afro-américaines et 86 % des femmes hispaniques ont voté contre Donald Trump. On voit donc bien qu'il n'existe pas de vote genré mais un vote racial, ce qui est différent.

Soyons donc prudents lorsque l'on joue avec des concepts en tentant de faire croire des choses qui n'existent pas. Les femmes ne votent pas parce qu'elles ont un vagin, en tant que groupe, mais elles votent avec leur cerveau, comme les autres. Cela me convient très bien et je considère que les manipulations de chiffres et de concepts confinent à des clivages excessifs, l'excès étant toujours à combattre.

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Les élections américaines qui auront lieu dans six mois s'annoncent capitales pour le monde, puisqu'elles peuvent être considérées, à juste titre, comme un sommet du grand affrontement idéologique qui s'accentue depuis plusieurs décennies : le conflit entre les défenseurs de la Nation, des racines, de la civilisation occidentale et de ses traditions, d'une part, et les partisans du village monde globalisé et déraciné, d'autre part. Ici comme là-bas, tout le monde l'a parfaitement compris : cette élection emportera des répercussions considérables sur la direction que prendra le monde pour le reste du XXIe siècle.

L'élection de 2020, qui s'était déroulée dans un contexte déjà très tendu et sujet à de nombreuses polémiques, ne sera certainement qu'une pâle répétition de ce qui se produira dans les six prochains mois, et ce quel que soit le vainqueur. On le voit bien, il s'agit d'une opposition sans merci où tous les coups sont permis sur le plan médiatique, politique et judiciaire pour l'emporter. La confrontation des deux Amériques, celle de Donald Trump et celle de l'establishment de Washington, n'a évidemment pas vocation à être résolue et elle se poursuivra avec une intensité toujours accrue après le 5 novembre.

Dans cet affrontement, le président Trump semble partir avec une longueur d'avance si l'on en croit les sondages d'opinion, qui lui sont pourtant traditionnellement défavorables. La capacité de Trump à conserver et mobiliser son électorat dans les swing states ouvriers de la Rust Belt et sa résilience – unique dans l'histoire des démocraties occidentales – face à toutes les attaques depuis bientôt dix ans lui permettent encore, contre toute attente, de pouvoir briguer un nouveau mandat à la Maison Blanche. Alors que Joe Biden est en difficulté du fait de son affaiblissement physique et de la contestation de son aile gauche sur la question palestinienne, la puissance politique intacte de Donald Trump reste aux yeux des médias et des commentateurs comme la grande énigme politique de notre époque. Nous le voyons bien encore dans cette commission avec nos trois invités, spécialistes des questions américaines, qui pour certains affichent un tropisme pro-démocrate particulièrement marqué.

La grande question demeure : pourquoi les électeurs américains continuent-ils à vouloir de Trump envers et contre tout et pourquoi se refusent-ils à écouter les médias et la sagesse des grands pontifes du prêt-à-penser et des membres de la vieille classe politique qui leur veulent tant de bien ? Je crois que la réponse est dans la question.

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François Vergniolle de Chantal, professeur des universités et membre du laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (LARCA)

Je reviendrai sur la raison pour laquelle les électeurs de Trump continuent à lui être fidèles. Dans mon propos liminaire, j'indiquais que ces électeurs ont l'impression que la démocratie américaine leur a été dérobée, volée et qu'elle est manipulée par les élites démocrates. Nous sommes dans un discours très proche de la conspiration – je ne sais pas si c'est le bon terme –, de la dénonciation d'une conspiration. Plus l'on nie l'existence d'une conspiration, plus c'est la preuve que l'on est membre ou que l'on participe de cette conspiration. Je n'ai donc pas d'explication rationnelle sur le soutien des électeurs de Trump.

Cela dit, le charisme de Donald Trump n'est pas non plus à négliger dans cette réaction des électeurs trumpistes. On se demande souvent si le trumpisme se maintiendrait avec le départ de Trump, sachant qu'il s'agit de sa dernière campagne et que le champ sera complètement différent en 2028. Pour ma part, j'ai l'impression que la légitimité charismatique – comme le disait Weber – compte. Trump est un leader, qui peut se permettre des choses qui passent avec ses électeurs.

Un autre représentant d'une droite extrême aux États-Unis ne serait pas en mesure de mobiliser autant et aussi bien que Trump. Par exemple, Ron DeSantis, candidat de Floride, a repris exactement les mêmes arguments que Trump et se positionnait comme un Trump respectable, sortable, jeune, en mettant l'accent sur la dénonciation du wokisme supposé des élites académiques. Autant de thèmes que Trump a repris et mis en avant, mais Ron DeSantis, qui manque totalement de charisme, s'est heurté à une absence totale de mobilisation.

Je suis prêt à croire que le trumpisme se nourrit de grandes évolutions sociologiques, de tendances lourdes, puisqu'il existe effectivement une Amérique périphérique qui se sent délaissée et non prise en compte. Néanmoins, le rôle du leader charismatique est à mon sens déterminant. Je ne suis donc pas sûr de voir un trumpisme sans Trump.

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Ma question porte sur la relation de Trump à l'OTAN, même si beaucoup d'autres sujets mériteraient débat. Je suis notamment étonné que Trump puisse encore être candidat après la séquence du Capitole mais cela appartient aux Américains.

Donald Trump a menacé, une fois de plus, de ne pas appliquer la défense mutuelle de l'Alliance atlantique aux pays dont les contributions financières seraient, à ses yeux, insuffisantes. Ce n'est pas une première : souvenons-nous du sommet de l'OTAN de juillet 2018, durant lequel il avait fait une crise et expliqué qu'il allait tout envoyer balader si les États ne s'engageaient pas à verser 2 % de leur produit intérieur brut (PIB) pour la défense d'ici 2024. Les alliés avaient alors réaffirmé qu'ils s'en tiendraient à cet objectif et Donald Trump avait finalement déclaré croire en l'OTAN, au grand soulagement de tous. À l'époque, Donald Trump voulait diviser, puisqu'il avait accompagné son propos de violentes déclarations contre l'Allemagne, qui était accusée d'être dans les mains de la Russie. Je cite encore une fois le sommet de l'OTAN 2018.

Si Donald Trump est élu, on peut imaginer qu'il attaquera les objectifs affichés par Ursula von der Leyen – je ne discute pas de leur pertinence et de leur possibilité de mise en œuvre –, qui sont notamment de permettre à l'industrie militaire européenne de rivaliser avec son homologue états-unienne. Derrière une différence de style, qui est un enjeu en soi au regard du caractère détestable du personnage, n'y a-t-il pas malgré tout une certaine continuité dans les politiques états-uniennes relatives au financement de l'OTAN, à l'industrie en général, à l'industrie de défense en particulier, à la compétition économique ?

Rappelons-nous que le désengagement relatif de l'OTAN et la demande d'une contribution accrue des Européens s'inscrivent dans le pivot asiatique, qui n'est pas une invention de Trump mais une invention d'Obama. L'administration américaine continue à demander plus de contributions sur la question de la compétition économique, notamment sur les industries de pointe, donc de défense, et l'IRA est venu rappeler que ce n'est pas uniquement Trump qui préconise le protectionnisme.

Ma question est donc simple : si par malheur Trump était élu, pensez-vous qu'il ira au bout de ce qu'il raconte dans ses meetings ou pensez-vous que, comme pour son dernier mandat, on assistera finalement à une certaine continuité, nonobstant le style, en matière de politique étrangère ?

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

Avant de vous donner mon point de vue sur l'OTAN, je tiens à mentionner que je n'ai pas apprécié que, précédemment, l'équité de nos points de vue soit contestée au nom d'un prétendu tropisme politique. Il est tout à fait naturel et normal que les analyses que nous vous donnons soient sujettes à débat. Par contre, il n'est pas correct de les attribuer à un manque d'objectivité ou de tentative d'objectivité de notre part.

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Vous avez raison. Il m'appartenait d'ailleurs de faire cette remarque. Veuillez m'excuser de ne pas l'avoir fait. Vos analyses ne présentent aucunement un manque d'objectivité, ni vos positions personnelles. Vous êtes nos invités et vous vous exprimez avec la rigueur académique qui vous caractérise. Les procès d'intention sont totalement déplacés.

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

Je vous remercie.

Revenons donc à la question de l'OTAN et de l'Asie Pacifique. La tragédie de l'OTAN et de Donald Trump, c'est que ses propos mettent de facto fin à l'efficacité de l'OTAN. Dès lors qu'il existe une discussion sur les conditions dans lesquelles les États-Unis appliqueraient ou non l'article 5 du traité de Washington, la capacité de dissuasion que constitue cet article 5 n'existe plus. Lorsque Joe Biden a accédé à la Maison Blanche, le Congrès a voté une loi stipulant que le Sénat devrait donner son accord pour une éventuelle sortie de l'OTAN. Or, pour que l'Alliance atlantique n'ait plus d'efficacité, nul besoin – si Trump était élu – de sortir formellement de l'OTAN. Il suffit de retirer les troupes, de couper des financements, de rediscuter à nouveau des conditions dans lesquelles Trump accepterait ou non d'appliquer l'article 5. Dès lors, l'OTAN est privée de son efficacité. De fait, pour l'ordre mondial ou le presque ordre mondial issu de 1945 et de l'Alliance de 1949, l'élection de Donald Trump introduirait une incertitude absolument dramatique, notamment pour l'Europe et l'Ukraine face à la Russie.

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Rappelons toutefois que l'article 5 du traité de Washington n'est aucunement contraignant en soi, qu'il peut être différemment interprété et qu'il n'a que la force que ceux qui s'en réclament y consacrent.

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Je vous remercie pour vos analyses et rends à mon tour hommage à votre objectivité.

Ma première question est simple : pensez-vous que l'élection de Donald Trump est inéluctable ? Ou quelles sont les conditions qui, de votre point de vue, empêcheraient cette élection ? J'ai cru comprendre qu'une décision de la Cour suprême était attendue à ce sujet. Cette décision pourrait-elle rendre Donald Trump inéligible ?

J'en arrive à ma deuxième question. Vous connaissez parfaitement la sociologie de nos amis américains. Avec tous les chefs d'inculpation et toutes les condamnations pesant sur Donald Trump, y compris par rapport à sa situation fiscale, ne pensez-vous pas qu'un certain nombre d'électeurs, bien que se prononçant aujourd'hui à peu de frais pour Trump dans les sondages, seront animés, au moment de déposer le bulletin dans l'urne, d'un sursaut démocratique et républicain qui empêcherait Trump d'être élu ?

Mme Bacharan indiquait, très justement, que plusieurs déclarations de Trump lui faisaient froid dans le dos. Nous partageons cette inquiétude, notamment à propos de son refus de protéger l'Europe dans le cadre des déclarations formulées sur l'OTAN. Une autre déclaration me semble très inquiétante et je souhaiterais connaître le sens que vous lui donnez. Donald Trump a déclaré qu'il ne serait dictateur qu'une seule journée. Outre l'aspect provocateur du personnage, quelle signification donnez-vous à cette déclaration ?

En tout état de cause, je rejoins votre point de vue lorsque vous affirmez que l'on doit écouter, entendre et croire, hélas, ce que Trump déclare.

Enfin, je voudrais vous interroger sur les divisions du camp démocrate, qui paraissent importantes, générationnelles et liées aux prises de position du président Biden sur le Proche-Orient, l'évolution de la guerre et l'intervention israélienne à Gaza. Ces fractures vous paraissent-elles ou non définitives ? Serait-il possible, sur le plan démocratique, que Biden déclare finalement ne pas se présenter, lors de la convention démocrate, et qu'un autre candidat surgisse ? Le système électoral américain le prévoit-il ?

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Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide

Votre dernière question rejoint ma thèse : je suis persuadé que Biden va se retirer, durant ou juste avant la convention démocrate. Il peut le faire jusqu'à ce moment.

Sans l'avoir explicitement affirmé, il est clair que Biden se voit comme un pont entre l'Amérique du passé et l'Amérique du futur et que Kamala Harris a vocation à prendre le relais. En tant que biographe des deux personnages, je serais extrêmement déçu qu'il en soit autrement. Ce n'est pas faire injure à qui que ce soit de dire qu'il est fort probable qu'un homme âgé de 81 ans censé assumer un second mandat jusqu'à ses 86 ans ne le termine pas. Aux États-Unis, l'espérance de vie médiane d'un homme blanc est de 75 ans, âge que Joe Biden a déjà dépassé.

Avec les révolutions que nous vivons actuellement dans nos sociétés, je considère que ce serait une faillite extraordinaire si Kamala Harris devenait la première présidente des États-Unis sans avoir eu la chance de conduire sa propre campagne et en ayant bénéficié de la courte échelle d'un vieil homme blanc. Je serais extrêmement déçu que cet homme, que je crois intelligent et bienveillant, qui effectue une belle présidence, la gâche ainsi.

En tout état de cause, il me semble que Kamala Harris y est prête. Sachez que le débat est actuellement virulent aux États-Unis et qu'il a encore été posé cette nuit. Toutes les chaînes ont abordé cette question en imaginant que Kamala Harris pourrait prendre la suite de Joe Biden. Elle n'aurait pas besoin de passer par les primaires, puisqu'il suffirait que la convention démocrate en décide ainsi.

Cela dit, vous vous doutez bien que Joe Biden ne peut pas, au plan politique, partir en reconnaissant qu'il est trop vieux ou malade ; cela tuerait instantanément sa présidence. Il ne peut pas non plus partir dans le climat international actuel, alors qu'il porte d'énormes responsabilités dans les conflits affectant la marche du monde. Il a besoin d'aller le plus loin possible pour porter cette présidence avec toute son autorité.

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François Vergniolle de Chantal, professeur des universités et membre du laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (LARCA)

Contrairement à mon confrère, et avec tout mon respect, je pense qu'il est très peu probable que Joe Biden se retire. Cela me paraîtrait complètement invraisemblable.

D'abord, Joe Biden est dans la vie politique depuis très longtemps : depuis trente ans. Il considère qu'il a une mission, à savoir battre Donald Trump. Il se voit et se présente comme celui qui a battu Trump, tout en étant accusé de l'avoir battu de manière illégitime. C'est quelque chose qu'il n'accepte pas. Je pense donc qu'il veut faire ses preuves une seconde fois.

Par ailleurs, au plan plus politique, un départ de Biden et un remplacement impromptu par Kamala Harris me paraîtraient invivables. Les conventions américaines sont certes toujours pleines de rebonds légaux et juridiques et les règlements laissent ouvert le champ des possibles. Néanmoins, politiquement, quelqu'un qui ne serait pas passé par les primaires ne serait pas aussi légitime dans l'élection générale. Je n'imagine donc pas Joe Biden se retirer.

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

Donald Trump a lié sa déclaration selon laquelle il serait dictateur d'un jour au fait qu'il rouvrirait, au premier jour de son second mandat, toutes les autorisations de forage de pétrole et de gaz naturel, à travers tout le pays, et abrogerait toute la réglementation climatique mise en place par Joe Biden. De plus, il profiterait de ce premier jour pour fermer totalement la frontière avec le Mexique, ce qui est absurde puisque des dizaines de milliers de camions commerciaux la traversent quotidiennement. Néanmoins, derrière cette déclaration, le projet de gouvernement autoritaire est prêt et Donald Trump aura tous les moyens de l'appliquer.

Concernant la situation à Gaza, je pense que le jugement des électeurs ne sera plus le même en novembre, puisque la situation aura elle-même évolué d'ici là. Je dois toutefois avouer que je suis consternée par ces électeurs jeunes ou arabo-américains qui préfèrent faciliter l'élection de Donald Trump alors que l'on sait qu'il a toujours été aligné, non pas sur Israël, mais sur Netanyahou et alors que Joe Biden est celui qui, que l'on apprécie ou non sa politique, consacre tous ses efforts à la recherche d'une solution au Moyen-Orient. Cette espèce d'attraction pour le pire me laisse totalement perplexe.

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Vos interventions sont absolument éclairantes, tout en venant conforter nos inquiétudes, qui sont particulièrement grandes. Je reprends vos mots, madame Bacharan : « le sort de la démocratie américaine est sur le fil ». On voit ici les conséquences d'une attitude telle que le trumpisme. On ne répare jamais ce qui a été cassé, notamment lorsque les fondements de l'État de droit sont mis en péril. Pour cette raison, nous sommes particulièrement inquiets par ce qui pourrait se produire à l'automne prochain.

Je souhaitais vous interroger spécifiquement sur la politique étrangère et notamment sur la dimension isolationniste américaine, qui n'est pas propre à Donald Trump. Depuis Obama, cet isolationnisme a été affirmé par rapport à un certain nombre de territoires, notamment avec l'Afghanistan. Je souhaiterais donc vous interroger à ce sujet sur deux aspects.

D'abord, vous avez mentionné l'importance des votes uncommited dans le cadre de la primaire démocrate. Pensez-vous qu'un tournant soit possible par rapport à cela ? Cela peut-il être un tournant dans le cadre de l'élection du 5 novembre prochain ? En cas de victoire de Netanyahou, quel serait le distinguo avec la politique américaine telle qu'elle est menée aujourd'hui au Proche-Orient ?

Vous avez ensuite évoqué la possibilité, que nous appelons de toutes nos forces, d'un déblocage du plan d'aide américain à l'Ukraine, qui est bloqué depuis le début du mois de janvier sous l'impulsion des amis de M. Trump. Qu'est-ce qui vous rend si optimiste, sachant que ce déblocage pourrait avoir un impact positif sur la poursuite de la guerre et notre soutien européen et américain au peuple ukrainien ?

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Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide

Dans l'histoire des États-Unis, seules trois lois votées au Sénat n'ont pas abouti à la Chambre des représentants. Le président de la Chambre est une jeune pousse, qui n'a pas l'expérience d'un dur à cuire en politique pour pouvoir résister à la pression extraordinaire pesant aujourd'hui sur ses épaules.

Vous connaissez évidemment le travail parlementaire. Vous savez qu'il existe à la fois des lobbies, des groupes, des pressions de l'autre chambre – qui est très forte – et du président, qui a convoqué l'ensemble des présidents de chambre et des leaders d'opposition pour évoquer cette question.

Les possibilités techniques d'un vote favorable de la Chambre sont aujourd'hui nombreuses, parce que la majorité en faveur d'une aide à l'Ukraine y est écrasante, comme nous l'avons vu avec tous les votes précédents. Il serait notamment possible de passer par une pétition qui obligerait le président Johnson – le speaker – à présenter le texte, sachant qu'il est le seul responsable du blocage en tant que prisonnier de l'aile extrême droite de la Chambre, le Freedom Caucus. La Chambre pourrait aussi s'investir toute seule. M. Hakeem Jeffries, leader de l'opposition à la Chambre, a déclaré qu'il était prêt à ouvrir le parapluie pour protéger le speaker Johnson au cas où il inscrirait ce texte à l'ordre du jour. Si le Freedom Caucus voulait faire tomber Johnson comme il l'a fait avec McCarthy, les démocrates se mêleraient de politique politicienne – ce qu'ils ne font pas d'habitude – pour protéger Johnson. Je crois donc effectivement que le texte pourrait être voté, probablement d'ici la fin du mois.

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

L'électorat qui s'exprime par un vote uncommited dans les primaires pour protester contre la politique de Joe Biden est un électorat qu'il ne pourra satisfaire. Joe Biden est celui qui, avec Anthony Blinken et d'autres, travaille à obtenir un cessez-le-feu, davantage d'aide humanitaire, une modération dans l'action militaire d'Israël, et ce pratiquement depuis le premier jour. Des sanctions financières ont été prononcées contre des colons de Cisjordanie commettant des violences à l'égard des Palestiniens. Il a été rappelé que les colonies de Cisjordanie étaient illégales. Tous les jours, l'administration américaine participe aux négociations en faveur des otages et d'un cessez-le-feu.

Je crois donc que l'électorat qui s'exprime contre Joe Biden par rapport à sa politique au Moyen-Orient est un électorat qu'il ne pourra satisfaire, sauf à rompre totalement – ce qui ne se produira pas – avec Israël, à rompre l'alliance et l'aide militaire et à laisser Gaza au Hamas, dont la direction politique a récemment répété, qu'elle ne voulait pas de la solution à deux États. De fait, cette idée de deux États qui, sur le papier, semblerait la solution logique, équitable, morale, est en pratique inenvisageable tant que le Hamas est au pouvoir.

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Le problème est qu'aucune autre solution n'est envisagée, notamment par le premier ministre israélien. Tout est plus compliqué si l'on ne dispose d'aucune option.

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La question des prochaines élections aux États-Unis sera-t-elle intimement liée aux suites du conflit en Ukraine ? La possible victoire du candidat républicain Donald Trump ne cesse effectivement d'inquiéter, comme en témoignent les consignes passées par ses proches au Congrès pour bloquer l'aide militaire et financière demandée par le président Biden en faveur de l'Ukraine. La victoire de Donald Trump est donc présentée comme un danger pour l'équilibre politique et militaire en Europe, et même dans le reste du monde.

On peut d'ailleurs se remémorer les excentricités de Donald Trump face à la Corée du Nord ou ses bravades et désengagements de la cause climatique. Le second mandat du pourtant très estimé Barack Obama avait également été marqué par un appel aux Européens à gérer eux-mêmes leur sécurité, les États-Unis souhaitant donner priorité à leur confrontation avec la Chine. Estimez-vous que même une victoire de Joe Biden pourrait conduire à un relatif désengagement américain d'Europe ? Ou l'industrie de l'armement américaine pourrait-elle faire pencher la balance pour l'aide et le soutien à l'Europe, qui est le gage d'un marché florissant ?

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Ce n'est pas la seule raison mais cela peut effectivement jouer.

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

La question revient à savoir si une victoire de Joe Biden ne modifierait finalement que peu l'engagement ou le désengagement américain en Europe. J'en profite pour rebondir à propos de l'isolationnisme américain. L'isolationnisme, c'est le vieux rêve de l'Amérique, le rêve fondateur. On s'éloigne du monde, de l'Europe avec tous ses drames, pour rester bien à l'abri entre deux océans. Cela reste un fantasme. Les drames européens ont toujours ramené les États-Unis en Europe, en 1917, en 1941. Ne serait-ce qu'au plan de la prospérité commerciale, de la nécessité d'une stabilité d'une grande partie de la planète au profit du commerce et de la préservation de la démocratie, l'isolationnisme restera un fantasme.

Une victoire de Donald Trump signifierait une grande déstabilisation de ce sur quoi on peut compter en matière internationale mais, sur ce plan, les Américains, qui peuvent souhaiter l'isolationnisme, ne le suivent pas. Ils ont tout de même conscience que la Russie est une puissance menaçante. C'est l'ancienne Union soviétique, l'ennemi de la guerre froide. La mort tragique et toute récente d'Alexeï Navalny a rappelé ce qu'était la Russie de Vladimir Poutine. Selon un sondage, 86 % des Américains désapprouvent totalement la remarque de Donald Trump concernant la possibilité de laisser la Russie agir comme bon lui semble face aux alliés de l'OTAN n'honorant pas leurs engagements financiers.

Si Joe Biden était réélu, je pense que l'engagement américain en Europe resterait fort. Le rôle de l'industrie de l'armement américaine est très compliqué dans cette affaire. D'un côté, les gouvernements appellent l'Europe – à juste titre – à se prendre en main. De l'autre, le complexe militaro-industriel se précipite pour vendre son propre matériel à tous les pays de l'OTAN qui l'acceptent. Sur ce plan, tout n'est pas aligné entre l'industrie militaire et le gouvernement des États-Unis.

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Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide

Depuis que les États-Unis existent, leur destinée manifeste est d'exporter leur démocratie. Joe Biden défend cette idée-là. Il la défend parce qu'il est insupportable qu'un pays souverain envahisse un autre pays souverain ; c'est d'ailleurs pour cette raison que nous intervenons nous-mêmes en soutien des Ukrainiens. Dimension supplémentaire, les Américains ont, sur cette planète, d'autres pôles sensibles qui pourraient rapidement déraper. Il s'agit aussi de montrer au reste du monde qu'ils sont redevenus une puissance guidant le monde dans cette vertu démocratique. C'est quelque chose qui est cher à Joe Biden, et qui n'est pas nouveau. En tant que vice-président, il avait demandé que les États-Unis rejoignent la force de l'Organisation des Nations Unies (ONU) en ex-Yougoslavie.

C'est quelque chose qu'il a toujours expliqué. Il a toujours pensé que la guerre était nécessaire s'il fallait imposer la paix. Lorsqu'il parle de guerre, il ne parle pas d'envoyer des hommes, comme il l'a reprécisé il y a quelques jours suite à l'intervention de notre président de la République. Les Américains jugent aujourd'hui insupportable de voir des compatriotes mourir sur un autre sol que le leur.

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Par rapport à la grande crise isolationniste des années 1920-1930, qui avait conduit au refus de ratifier le traité de Versailles et à la réélection de M. Roosevelt en 1940 sur une promesse de non-participation à la guerre, les Américains sont aujourd'hui confrontés à une situation qui contrarie profondément leurs mouvements. Ils sont confrontés à un mouvement de réengagement en Europe, alors qu'ils s'étaient profondément désengagés, et à un mouvement de réengagement au Moyen-Orient, duquel ils s'étaient désengagés suite à leurs nombreuses déconvenues en Irak et Afghanistan.

Il en résulte une difficulté à s'engager pleinement dans le Pacifique, alors que la Chine n'a jamais été aussi pressante, et pas seulement face à Taïwan. Cette triple sollicitation explique peut-être, pour partie, la réaction négative d'une partie des Américains, qui en ont assez que leur pays fasse le travail de tout le monde.

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Il est important d'essayer d'appréhender ce qu'il se passe dans ce grand pays car ce n'est pas simple. Depuis des mois, les États-Unis connaissent une multitude de mouvements sociaux, de grèves : il n'y a pas qu'en France ou chez les dockers du Havre que l'on fait grève. Systématiquement, le communiste que je suis tente d'examiner le lien entre mouvement social et réponse politique. Ce mouvement social va-t-il trouver réponse dans les deux camps ?

L'un de vous soulignait que les Américains refusaient majoritairement ce rematch entre Biden et Trump. En France, nous avions l'habitude d'avoir des primaires à gauche et à droite. Finalement, celui qui a gagné en 2017 est un adepte du « en même temps ». Dans cette démocratie américaine, est-il imaginable qu'une troisième voie s'exprime et apporte une réponse originale aux électeurs ne voulant ni de Biden, ni de Trump ? Le système permet-il ce basculement ? J'ai, quelque part, ma réponse en posant la question mais peut-on imaginer un tel basculement et comment pourrait-il se manifester ?

Sur un autre sujet, Barack Obama avait commencé à travailler sur un certain nombre de questions environnementales, notamment sur les pipelines traversant les zones indiennes sacrées. Trump a clairement affirmé qu'il se fichait de cette question. Cela peut-il susciter une réaction ?

Enfin, peut-on imaginer que la situation dégénère si un candidat est capable de ne pas accepter le résultat d'une élection ?

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François Vergniolle de Chantal, professeur des universités et membre du laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (LARCA)

Je répondrai d'abord à la question relative aux mouvements sociaux. Les États-Unis sont le lieu d'un activisme citoyen extrêmement fort et développé, qui se retrouve au niveau des syndicats, de la mobilisation des communautés raciales – pour prendre un vocabulaire américain –, des mouvements féministes. J'en tirerai donc une conclusion légèrement différente de celle de Mme Bacharan sur l'état de la démocratie américaine. Au regard de cet activisme citoyen, je ne pense pas que la démocratie américaine soit véritablement menacée. Les citoyens sont désireux de prendre leurs propres droits en main et de les défendre. Je ne vois pas une démocratie en crise avec un contexte d'activisme citoyen de ce genre. Bien entendu, si nous en arrivions à une situation de combats de rue, mon point de vue serait différent. Pour l'instant, nous assistons à une mobilisation citoyenne entièrement pacifique, qui parle de manière positive de l'état de la démocratie américaine.

De tous temps, les troisièmes voies ont toujours été nombreuses aux États-Unis. Les candidats indépendants ont toujours existé. On en comptait 25 ou 30 en 2016. Cela dit, le système ne permet pas véritablement à ces candidats indépendants de faire valoir leurs idées. Pour ce cycle de 2024, on parle beaucoup de Robert Kennedy mais il n'est présent que sur les bulletins de trois ou quatre États. Le système est très compliqué, puisqu'il s'agit d'un système fédéral où chaque État à ses propres dispositions, son propre calendrier. Pour gérer cette hétérogénéité, un candidat a besoin d'une équipe, qui coûte nécessairement de l'argent. On en revient donc à la question du financement des élections.

Dans le contexte américain, le plus simple, pour un candidat « indépendant » et « contestataire », est de faire de l'entrisme dans l'un des deux grands partis, comme Trump en 2016 et Obama en 2008. Les deux partis sont en effet relativement faibles. Les barrières à l'entrée ne sont pas très élevées et les primaires sont faciles à intégrer. C'est la voie gagnante, qui a fonctionné pour Obama et Trump.

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Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide

La troisième voie n'existe guère pour la présidentielle mais elle existe pour les autres postes. Plusieurs candidats indépendants se sont fait élire à la Chambre des représentants, notamment Bernie Sanders, représentant du Vermont. Au niveau local, on retrouve par exemple le parti de la montagne en Virginie occidentale, dont personne n'entend parler, mais qui existe.

Pour en revenir aux mouvements sociaux, la grève est un facteur démocratique très important, que Joe Biden encourage, comme le syndicalisme. C'est d'ailleurs sur ce thème qu'il espère pouvoir récupérer le vote ouvrier, ce qui n'a pas fonctionné pour l'instant. Ce mouvement, qui s'est exprimé très fortement depuis la sortie de la pandémie, a plutôt montré la vitalité de cette société qui, en sortie de crise, a voulu récupérer des droits pour chacun et rééquilibrer les choses, alors qu'elles avaient été mises sous l'étouffoir durant quelque temps.

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Je souhaite vous interroger plus particulièrement sur la vice-présidente des États-Unis, Mme Kamala Harris, dont nous avons brièvement parlé tout à l'heure. Lors de sa prise de fonction en janvier 2021, elle avait suscité un réel engouement. De nombreux projecteurs étaient braqués sur elle et Kamala Harris semblait incarner de nombreux espoirs pour les démocrates américains, voire les démocrates du monde entier. Sa nomination semblait être, pour elle, le dernier échelon à franchir avant de pouvoir briguer le poste suprême et devenir la première femme présidente.

Cependant, trois ans après, la vague semble quelque peu retombée. On entend beaucoup moins parler de Kamala Harris, qui ne semble pas avoir réellement émergé comme annoncé. Était-ce prévisible ? Avec les différentes complications et les bourdes – si je puis dire – du président Biden, pourquoi n'a-t-elle pas été plus mise en avant ? N'aurait-elle pas plutôt dû devenir l'héritière naturelle d'un Joe Biden bien fatigué et n'aurait-elle pas plus de chances de victoire face à Donald Trump ?

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En complément, je remarque que l'on assiste récemment à l'émergence du docteur Jill Biden, l'épouse de Joe Biden. Nous avons l'impression que la première dame joue quelque peu le rôle que n'a pas vraiment joué la vice-présidente au cours des dernières années. Serait-il possible, comme nous l'avions vu avec Mme Clinton, que Jill Biden joue un rôle significatif dans la politique américaine ?

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

Il est très difficile d'émerger en tant que vice-président ou vice-présidente. Selon la Constitution, le vice-président a pour unique rôle de se tenir prêt si le président ne peut plus exercer ses fonctions. Le premier rôle de Kamala Harris était donc de ne pas faire d'ombre à Joe Biden.

Je rappellerai ici une déclaration du président Johnson, vice-président de John Kennedy à l'époque, qui disait : « Quand je rentre dans le Bureau ovale, j'ai l'impression d'être un vautour qui tourne autour de sa proie ». Cela traduit bien les tensions autour du rôle de vice-président. Dans une période plus récente, notamment avec les tandems Clinton-Gore, Bush-Cheney, Obama-Biden, les vice-présidents ont été chargés de dossiers importants qui leur ont permis d'exister. Il n'en fut pas de même avec Kamala Harris. Elle a dû négocier un dossier extrêmement compliqué sur l'immigration avec les pays d'Amérique latine mais ce n'est pas un sujet sur lequel on peut remporter un succès.

Cela dit, l'équipe de campagne de Joe Biden a conscience de la nécessité de mettre en avant Kamala Harris, son histoire personnelle, ce qu'elle représente mais aussi son talent. C'est une femme qui a poursuivi une carrière très brillante avant d'être brièvement sénatrice puis vice-présidente. En votant pour Biden, on sait bien que tout le monde regardera du côté de celle qui pourrait éventuellement lui succéder. Elle a des atouts intellectuels, notamment sur la question de l'avortement, qui sera très sensible. Elle est très présente dans la campagne, via ses tournées de discours, mais le résultat est loin d'être concluant. C'est une oratrice très mécanique, moins charismatique que sa belle figure – si j'ose dire – pourrait le laisser penser. À son crédit, je mettrais le fait qu'il est très difficile d'émerger en étant vice-président.

Quant à Jill Biden, c'est sans aucun doute la conseillère qui a le plus d'influence sur son mari, ce qui est traditionnel chez les présidents. C'est la dernière ou la seule qui lui dit vraiment la vérité. Elle ne semble pas avoir d'ambition politique. Du côté de Donald Trump, Melania est éminemment absente de toutes les étapes de la campagne. Chacun en tirera ses propres conclusions.

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J'avais rencontré Jill Biden lors du voyage du président de la République ; elle m'avait fait une très forte impression. Sur la question de la vice-présidence, je ne résiste pas à la citation du général de Gaulle, qui avait répondu, lorsqu'il lui avait été proposé d'inscrire un vice-président dans la Constitution : « Ah oui, ma veuve ! »

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Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide

Vous avez compris que je crois dans l'avenir de Kamala Harris. Elle est le contraire de ce qu'on nous présente. Vous avez l'habitude de la presse, qui a des agendas et qui ne peut tout raconter. Le vice-président ne l'intéresse pas car, comme l'expliquait Nicole Bacharan, c'est le vautour sur sa branche qui est en train d'attendre.

Pourtant, Kamala Harris a joué un rôle très fort durant ce mandat. Elle a exercé, bien sûr, les prérogatives de président du Sénat, qui lui reviennent de droit par la Constitution. À cette fonction, elle a brisé onze votes, record absolu entre les deux partis, pour faire passer toutes les grandes lois dont nous avons parlé, que ce soit le plan climatique, le plan infrastructures, le plan de relance, etc. Elle a toujours été présente et a toujours tenu le rôle.

Dans le même temps, Kamala Harris est aussi quelqu'un qui a été en formation, avec un enseignant de la trempe de Joe Biden, qui a été le maître suprême de la politique étrangère aux États-Unis : il n'y a pas plus que compétent que lui dans ce pays. C'est auprès de lui qu'elle a appris, notamment pour l'Amérique du Sud, puisqu'elle a signé un accord diplomatique avec le Honduras pour le renvoi de migrants. Elle a aussi négocié avec l'Afrique, avec qui elle a relancé la coopération, dans un contexte d'immigration africaine croissante aux États-Unis, via l'Amérique du Sud. Kamala Harris a aussi dirigé, depuis trois ans, la délégation américaine à la Conférence de Munich sur la sécurité, qui compte tout de même Anthony Blinken et Hillary Clinton. Elle a été celle qui, le 22 février 2022, a déclaré que Poutine était un dictateur. Cette parole forte prononcée sur le sol européen, c'est bien la vice-présidente qui l'a portée. Elle a également réalisé une tournée asiatique triomphale, parce qu'elle est reconnue dans ces pays et parce qu'il était important pour les Américains d'y mettre le pied.

En d'autres termes, elle s'est formée en politique étrangère. Au sein du parti démocrate, personne n'a son expérience dans ce domaine, hormis les membres de la commission des affaires étrangères du Sénat, qui peuvent prétendre avoir une connaissance sur ce terrain.

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Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide

J'en suis convaincu. Imaginez un instant que Joe Biden se retire. Qui sera alors le vieux de la campagne ? Trump. En face, on retrouverait une femme dynamique, issue des minorités, qui viendrait changer complètement la campagne, plutôt que d'avoir des démocrates en défense.

Ce serait, pour reprendre une expression que je trouve absolument magnifique, une véritable campagne d'une société contre une autre société. C'est ce que les démocrates attendent. Bien sûr, Kamala Harris est la seule pouvant porter cette campagne.

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Précisons qu'il ne s'agit pas d'une prise de position politique. C'est très clair. C'est une analyse extrêmement intéressante.

À présent, les membres de la commission qui le souhaitent vont vous poser des questions à titre individuel.

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Vos interventions sont à la fois objectives et différentes, ce qui enrichit nos débats. Avant votre arrivée, j'ai procédé à la restitution devant la commission de mon déplacement à Kiev, la semaine dernière. Nous avons beaucoup parlé de l'aide à l'Ukraine, de l'OTAN mais je ne m'attarderai pas sur ces questions auxquelles vous avez déjà répondu.

Je vous demanderais plutôt quelles seraient les conséquences d'une élection de Trump sur les institutions multilatérales ? Je pense bien sûr à l'ONU, mais aussi à l'Organisation mondiale de la santé (OMS) à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et à l'Union européenne.

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François Vergniolle de Chantal, professeur des universités et membre du laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (LARCA)

Je peux tenter une réponse, sachant que je ne suis absolument pas spécialiste des questions internationales. J'aborderai cette question par rapport à Donald Trump. De mon point de vue, sur la scène internationale, Trump est d'abord et avant tout imprévisible. C'est quelqu'un qui peut changer totalement d'opinion sur une question.

Actuellement, tout le débat se focalise sur l'idée que Trump va éventuellement quitter l'OTAN, ou du moins affaiblir les alliances et les organisations internationales. Or lors de son premier mandat, Trump a renforcé la présence américaine en Europe. Davantage de troupes américaines ont été déployées en Europe de l'Est durant son premier mandat. C'est également quelqu'un qui, lors de son premier mandat, a signé le tout premier package d'aide multilatérale à l'Ukraine. Son montant était certes bien moindre que celui actuellement discuté mais on se souvient tous de cet épisode, dans la mesure où c'est justement le vote de ce package qui est à l'origine du scandale ukrainien. Pour rappel, Trump a voulu utiliser ce financement pour faire pression sur Zelensky, afin qu'une enquête soit conduite sur Hunter Biden. Je ne m'étendrai pas davantage sur le sujet.

Au final, c'est bien Trump qui a signé ce premier package d'aide à l'Ukraine. Il est donc tout à fait imprévisible. On s'attend effectivement à une remise en cause du multilatéralisme mais je n'en suis pas convaincu.

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Le regard du monde est évidemment tourné vers les États-Unis, qui se préparent à des élections prévues le 5 novembre. Ces élections détermineront en grande partie l'architecture de la sécurité occidentale, qui est évidemment menacée par d'éventuelles escalades des conflits internationaux, notamment celui en Ukraine qui pourrait s'accélérer après les propos du président de la République sur l'envoi possible de troupes occidentales sur le sol ukrainien. Les États-Unis sont un allié important, raison pour laquelle nous devrons nous interroger sur les futures relations avec la France, compte tenu des divergences de nos stratégies géopolitiques et géostratégiques respectives. Nous avons un rôle crucial à jouer dans l'apaisement des relations avec nos alliés.

Dans ces temps complexes, nous observons de nombreuses aggravations de conflits, non seulement armés en Ukraine et dans d'autres régions, mais également de conflits idéologiques qui polarisent de plus en plus les sociétés occidentales. Les problèmes qui se posent ne concernent donc pas uniquement la communauté internationale mais aussi la communauté américaine, qui traverse une période de crise incontestable. La question de l'immigration divise l'administration américaine elle-même et, bien sûr, la société américaine. Il est alors essentiel de se préoccuper des compétences des leaders américains en matière de gestion de crise et, dans ce contexte, des capacités cognitives du président Biden. Est-il en mesure de faire face aux défis qui se présentent compte tenu de sa santé fragile ?

Par ailleurs, quelles sont les inquiétudes que nourrissent les Américains suite aux déclarations d'Emmanuel Macron sur l'envoi possible de troupes sur place ?

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

N'étant ni médecin, ni psychiatre, je ne peux me prononcer sur l'acuité mentale de Joe Biden. Il est vrai qu'il remplace très souvent un nom ou un mot par un autre, comme c'est le cas de nombreuses personnes de son âge…

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

…malgré tout, sa capacité de raisonnement est intacte, et il est bien entouré. Au-delà de ce constat, je ne peux rien vous dire de plus.

Les déclarations du président Macron au sujet de l'envoi éventuel de troupes ont été perçues de manière très compliquée aux États-Unis. Cela me contrarie de le dire mais, vu d'Amérique, le président Macron n'a pas été totalement cohérent et consistant dans ses positions face à la Russie. Peut-on se fier à cette nouvelle position ? Sera-t-elle durable ? Par ailleurs, n'oublions pas que de nombreux services de renseignement des armées de plusieurs pays alliés de l'Ukraine ont déjà du personnel sur place et que personne n'avait envie de le mettre en exergue. Joe Biden a acquis le soutien des Américains sur l'aide à l'Ukraine en garantissant l'absence de troupes américaines. Ce n'est pas totalement juste mais Joe Biden n'a aucune envie de clarifier la question.

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Lorsque j'ai été élue en 2017, je ne m'attendais pas à ce que la politique de notre allié américain puisse déstabiliser la vie des villages de ma circonscription en Maine et Loire. Or la taxe Trump ou « taxe Airbus » décidée en octobre 2019 a mis en péril des exploitations viticoles exportatrices de ma circonscription. Lors de récents salons professionnels, de nombreux acteurs de la filière viticole m'ont fait part de leur inquiétude quant à une possible réélection de Donald Trump, sachant que cette taxe Trump n'a été que suspendue par Joe Biden, et non pas supprimée. Pour ma part, je suis inquiète de notre faculté à commercer à l'échelle mondiale, notamment avec nos alliés.

Comment voyez-vous, à ce sujet, une possible réélection de Donald Trump ? À quel point le commerce extérieur français, qui a été clairement ciblé sur les vins tranquilles, serait-il menacé ?

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Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide

Nous nous souvenons tous de cet épisode avec Airbus et des 300 millions d'euros de taxes à payer par les viticulteurs français, qui les mettaient dans un désarroi assez extraordinaire. Le fait est que Donald Trump nous dit ce qu'il veut faire. Il s'est appliqué à le faire en 2015-2016, avec une politique internationale placée sous l'angle de la géo-économie, de l'Amérique d'abord, de messages de type « je compte et pas vous » et d'une propension à instaurer des taxes punitives.

C'est évidemment ce qu'il fera à nouveau, puisque c'est le cœur de sa politique. C'est ainsi qu'il séduit ses électeurs, en expliquant que tout doit être fait pour les États-Unis et pas pour le reste du monde. Je m'inquiéterais donc pour les viticulteurs mais aussi pour les producteurs de fromages, la mode, puisque de nombreuses taxes ont frappé ou menacé de frapper les produits français. Elles ont été systématiquement suspendues mais j'imagine bien que la situation est effectivement très angoissante et anxiogène pour les viticulteurs de votre région.

De manière générale, pour la politique étrangère, regardez ce que Trump vous dit car cela correspond normalement à ce qu'il va faire. En 2016, il avait prononcé trois discours de politique internationale en mars, juillet et septembre. Il s'est ensuite attaché exactement à ce qu'il avait annoncé, en répétant sans cesse qu'il faisait ce qu'il disait. Dans le même temps, pour conserver l'imprévisibilité dont vous parliez, il a également déclaré que les promesses n'engagent que ceux qui y croient et qu'un président agit comme bon lui semble.

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La cohérence n'a pas toujours été au rendez-vous ; les mouvements autour de la Corée du Nord ont été assez particuliers.

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Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide

C'était le sens de mon propos.

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En 2024, une année spectaculaire s'annonce car, d'un continent à l'autre, 4,2 milliards de personnes, soit la moitié de l'humanité, sont appelées aux urnes, dans 76 pays. Parmi ces pays, les États-Unis tiendront leur élection présidentielle le 5 novembre. Il s'agit d'un évènement politique, où le monde entier aura les yeux fixés sur l'avenir de ce pays. Les médias internationaux ont déjà dirigé leurs caméras vers l'Amérique. Cette élection aura une influence bien au-delà du continent américain, notamment en matière économique, ainsi que sur les relations internationales en direction de l'Europe et de la France.

Au vu des premiers résultats des primaires républicaines, on voit émerger le futur candidat contre le président démocrate sortant. Les médias français sont censés observer un devoir de non-ingérence, permettant d'éclairer les débats et les enjeux de cette élection. La presse française – tout comme les médias du monde entier – sera confrontée au défi de l'impartialité. Pensez-vous que la presse mondiale sera capable d'appliquer le principe de l'impartialité en respectant – et c'est primordial – le corps électoral américain ?

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

Je vous rassure : la presse internationale n'a aucune influence sur le vote américain. Il existe de bons journalistes, de mauvais journalistes, certains qui sont partiaux, d'autres qui ne le sont pas. La presse américaine jouera un rôle dans cette élection mais la presse internationale n'en jouera aucun. Soyez donc rassurés si vous n'appréciez pas certains médias en France.

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La presse américaine joue-t-elle vraiment un rôle, hormis Fox News dans un certain nombre d'États ?

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

Comme nous, les États-Unis sont confrontés à ces fameuses bulles informationnelles. La télévision est regardée par une certaine génération. Sur Fox News comme sur la chaîne d'information en continu MSNBC à gauche, aucune voix discordante ne se fait entendre mais je crois que les bulles formées autour des réseaux sociaux – qui reprennent d'ailleurs certains points de vue de ces émissions – ont tendance à enfermer les électeurs de n'importe quel bord dans un monde qui ressemble très peu au monde des adversaires politiques. C'est une guerre de communication, non seulement vis-à-vis des opinions mais aussi malheureusement des faits.

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François Vergniolle de Chantal, professeur des universités et membre du laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (LARCA)

Je souhaite partager une remarque supplémentaire sur ce thème de la désinformation et de la manipulation médiatique éventuelle, qui arrive sans doute un peu tardivement dans notre table ronde. Tout comme en 2016, la scène politique américaine fait face à de nombreuses tentatives de désinformation, qui viennent de l'étranger, de Chine, de Russie. Nous y sommes aussi confrontés en Europe avec les élections qui s'annoncent.

Ce qui est particulièrement préoccupant, c'est que la désinformation, aux États-Unis, vient d'abord et avant tout d'un des deux candidats. C'est ce qui me paraît le plus difficile, et le plus challenging pour la démocratie américaine. Le candidat républicain répète à l'envi les mensonges les plus grossiers, qui circulent dans ces fameuses bulles médiatiques, avec des effets complètement délétères, notamment de conspirationnisme, dans l'opinion publique américaine. Il est tout de même invraisemblable de voir des sondages indiquant que 40 % des Américains considèrent que l'assaut du Capitole est le fait du FBI. C'est fou si l'on y réfléchit. À terme, j'y vois un problème pour la gouvernance américaine. Comment fait-on débat, comment fait-on union, voire comment fait-on nation dans un contexte où la conspiration abonde dans une sphère médiatique totalement faite de bulles ?

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Vos analyses aboutissent à des conclusions et à des points de vue – le mot a été utilisé plusieurs fois –, donc à une certaine subjectivité. Je ne le dis pas pour vous discréditer car vos points de vue sont très intéressants.

Il n'est pas rare d'observer un décalage entre les analyses produites en Europe – surtout en France – et les résultats finaux des élections. Parmi vos points de vue, deux sont très alarmants : celui d'une démocratie américaine en danger ou sur le fil ; celui – que je partage plus – d'une solidité de la démocratie américaine qui, ma foi, affronte certes des problèmes, comme nombre de démocraties en Europe et dans le monde, mais qui in fine saura correctement gérer ces péripéties.

Un Trump excessif ? Oui. Un Trump imprévisible ? C'est peut-être la fameuse ambiguïté stratégique. Un politique qui fait ce qu'il dit ? Il est vrai que l'on n'y est pas toujours habitués. Comment expliquez-vous que les analyses françaises ne saisissent pas toujours les dynamiques à l'œuvre dans la société américaine à l'occasion de cette élection ?

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François Vergniolle de Chantal, professeur des universités et membre du laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (LARCA)

Les médias français ont tendance à se concentrer sur la vie politique nationale aux États-Unis. Nous avons une vision de la vie politique qui est surplombante, alors que la vie politique américaine se fait au niveau des États. En l'occurrence, l'élection actuelle va se jouer dans six États, à 10 000 voix près dans chacun de ces États. C'est donc extrêmement serré et extrêmement fin.

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Nous pourrions même descendre au niveau des comtés car les États dépendent eux-mêmes du vote d'un nombre réduit de comtés.

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François Vergniolle de Chantal, professeur des universités et membre du laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (LARCA)

C'est vrai. Quoi qu'il en soit, la presse française et la presse internationale tendent à passer à côté de cette dimension locale.

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Je vais à présent vous demander à tous les trois de conclure par le message final que vous souhaitez délivrer à la commission, en clôture de ces échanges forts intéressants.

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François Vergniolle de Chantal, professeur des universités et membre du laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (LARCA)

Si je devais faire passer un message général, je souhaiterais faire passer un message relativement optimiste sur l'état de la démocratie américaine. Je ne me retrouve absolument pas dans le débat décliniste sur les États-Unis. La résilience de la démocratie américaine est réelle et visible. Je parlais tout à l'heure de cet activisme citoyen et social. M. Branaa parlait, à juste titre, de la mobilisation électorale, qui me paraît vraiment être le cœur de l'activité démocratique.

Mon message serait donc plutôt un message sur la résilience de cette démocratie américaine, bien loin de la crise dont on parle depuis trente ans. Des rayons entiers parlent du déclinisme et de la fin de la démocratie américaine. Alexander Hamilton, l'un des Pères fondateurs dont parlait Mme Bacharan, a lui-même écrit une lettre en 1802 dans laquelle il affirmait que la République américaine allait périr. Je serais donc relativement optimiste.

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C'est une question de date. Ceux qui annoncent une crise boursière ont toujours raison.

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Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques

Je ne suis pas sûre qu'il soit juste d'affirmer que les Français qui écrivent sur les États-Unis ne comprennent pas ce pays. D'abord, les journalistes travaillent de leur mieux. Ensuite, les analystes que nous sommes ont pour rôle de créer un pont entre les points de vue américains et les points de vue français, d'expliquer les uns aux autres. C'est ce à quoi je me suis attachée durant toute ma carrière professionnelle. J'ai passé plus de la moitié de ma vie aux États-Unis. Je continue à y passer plusieurs mois par an. J'y ai une partie de ma famille. Nous nous efforçons de nous départir de nos points de vue franco-français, avec plus ou moins de succès, et ce travail est souvent – je ne parle pas là de moi – plutôt bien fait.

À cet égard, la solidité du fond démocratique aux États-Unis est l'aspect sur lequel je suis le moins pessimiste. Mes filles, qui ont été élevées dans ce pays, ont fréquenté ces écoles où on salue le drapeau tous les matins et où on développe une grande fierté d'être Américain, d'avoir une démocratie et une République à laquelle on peut croire et que l'on doit défendre. Je pense que c'est très profond, plus que cela n'apparaît dans la vie quotidienne des citoyens.

Lorsque les résultats des élections sont très préoccupants pour une partie des citoyens, ceux-ci se montrent très patients. Je pense à l'élection de 2000 entre Bush et Gore, à l'élection de 2016, à celle de 2020, et même aux élections de mi-mandat de 2022, dont on nous annonçait que les candidats perdants ne l'accepteraient jamais. In fine, les citoyens ont voté et ont parfois attendu longuement, dans les États, pour obtenir les résultats. Le fonds démocratique est fort.

Néanmoins, avant Donald Trump, du moins depuis la guerre de Sécession, jamais un politique n'avait remis en cause comme il le fait les fondements institutionnels des États-Unis. Il ne s'agit pas d'une alternance entre démocrates et républicains mais d'un projet de changement de régime aux États-Unis. J'espère donc que le fond démocratique l'emportera.

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Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide

Je tiens à partager le plaisir que j'ai eu à intervenir aux côtés de mes deux confrères, que je considère comme deux très bons spécialistes. Généralement, si vous écoutez de très bons spécialistes, vous pouvez vous y retrouver, même s'ils ne sont pas de votre bord. À l'inverse, certains inventent, en marchant, ce qu'ils croient être les États-Unis.

Dans mon introduction, j'évoquais l'ambassadeur Bujon de l'Estang, qui expliquait à quel point les Américains étaient très différents de nous et qu'il fallait donc les étudier. C'est l'œuvre d'une vie que de les étudier. C'est bien ce que nous avons fait les uns et les autres, et c'est pour cette raison que, même si nous ne sommes pas nécessairement d'accord sur tout, nous nous efforçons de restituer ce qu'est ce pays, certes de manière très imparfaite, avec nos différences et nos rencontres.

J'aimerais terminer sur un propos qui pourrait déplaire. Je me suis interdit de vous dire si j'étais plutôt pour Trump ou Biden. J'ai écrit des livres sur les deux personnages, en m'efforçant d'en présenter les avantages et les inconvénients. Lorsque je disais tout à l'heure que Donald Trump fait toujours ce qu'il dit, j'ai oublié de mentionner qu'il ne faisait pas tout ce qu'il dit.

J'ai eu l'occasion de le dire hier soir à un interlocuteur républicain avec qui je débattais – de manière très courtoise – sur un plateau de La Chaîne info (LCI). Donald Trump a promis beaucoup de choses qu'il n'a pas faites. Le mur n'existe toujours pas ; les Mexicains n'ont rien payé ; l'usine Ford qui ne devait pas être délocalisée au Mexique y a finalement été installée ; les 40 % de taxes sur les automobiles n'ont pas été appliquées ; le Muslim ban a été aboli par les cours.

Je pourrais continuer des heures au regard de la ribambelle de choses que Donald Trump affirme tous les jours. Avec quelqu'un qui parle autant, il convient de séparer le grain de l'ivraie. En général, et c'est plutôt rassurant, la plupart des propos effrayants qu'il tient ne sont que des éléments de langage dans le cadre d'une campagne électorale.

En tout cas, les Américains n'ont plus peur de Trump. Des surprises sont toujours possibles au moment du scrutin, qui se jouera véritablement sur six États. J'en rajouterais un septième depuis hier soir, à savoir le Minnesota, qui n'est pas un swing state mais qui a vu émerger, dans la primaire démocrate, ce vote blanc de plus en plus inquiétant dans le pays, et que je vais donc surveiller comme le lait sur le feu. L'élection se jouera à rien et vous aurez l'occasion d'observer ce qu'il se passe par la suite dans ce très beau pays.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous soulignez que les hommes politiques comme Trump font ce qu'ils disent sans faire tout ce qu'ils disent. Cela me fait penser à la définition que quelqu'un m'avait donnée de l'homme politique. C'est quelqu'un qui a deux caractéristiques : il est toujours de l'avis du dernier qui parle et c'est lui qui distribue les ordres de parole.

Nous vous remercions sincèrement pour vos interventions respectives. Vous avez abordé cette question avec toute la rigueur académique qui s'impose, ce qui n'exclut pas des tempéraments, des subjectivités, des analyses, des angles d'approche très différents.

Manifestement, vous n'êtes pas entièrement d'accord les uns avec les autres sur l'intensité du danger pour la démocratie que représente le phénomène Trump. Nous ressentons nous-mêmes cette incertitude. Allons-nous avoir affaire à l'Amérique de toujours, moyennant quelques outrances populistes auxquelles nous avons finalement été habitués – les populistes aux États-Unis ont existé à différents moments ? S'agira-t-il d'une rupture, comme l'indique tout de même l'ensemble des évolutions des démocraties dans le monde, avec ce raidissement autoritaire général ? La question reste ouverte.

Bien entendu, personne ne sait qui gagnera l'élection. Ce qui est sûr, lorsque l'on examine les problèmes de sécurité pour l'Europe, ceux relatifs à l'organisation de la vie économique, la question des rapports aux valeurs, à l'immigration, c'est que le monde est en profonde mutation. Quel que soit le résultat, un pays comme le nôtre et des États comme les États européens auront un devoir tout à fait fondamental de remise en cause et de réappréciation de leur rôle, de leurs moyens et de leurs options. Je crois que vous nous y avez invités en éclairant différents aspects du débat américain.

Ce que vous nous montrez, c'est la nécessité de consentir aujourd'hui un énorme effort de mobilisation intellectuelle et sans doute aussi politique, sociale, culturelle et morale, demain. Il y a là quelque chose dont nous devons nous pénétrer. Tout cela crée, pour le personnel politique français, quel qu'il soit, une exigence accrue de responsabilité. Je pense qu'il faut bien avoir cette réalité à l'esprit. Merci à tous les trois de nous avoir éclairés.

La séance est levée à 12 h 50.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Pieyre-Alexandre Anglade, Mme Véronique Besse, M. Carlos Martens Bilongo, Mme Élisabeth Borne, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Bertrand Bouyx, M. Jérôme Buisson, Mme Eléonore Caroit, Mme Mireille Clapot, M. Alain David, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Thibaut François, M. Bruno Fuchs, Mme Stéphanie Galzy, Mme Maud Gatel, M. Hadrien Ghomi, M. Michel Guiniot, M. David Habib, Mme Marine Hamelet, M. Michel Herbillon, M. Alexis Jolly, Mme Stéphanie Kochert, M. Arnaud Le Gall, M. Jean-Paul Lecoq, M. Vincent Ledoux, Mme Nathalie Oziol, M. Frédéric Petit, M. Kévin Pfeffer, Mme Béatrice Piron, M. Jean-François Portarrieu, M. Adrien Quatennens, Mme Laurence Robert-Dehault, Mme Laetitia Saint-Paul, M. Vincent Seitlinger, M. Olivier Véran, M. Patrick Vignal, M. Lionel Vuibert

Excusés. - M. Sébastien Chenu, M. Pierre Cordier, Mme Julie Delpech, M. Olivier Faure, M. Nicolas Forissier, M. Guillaume Garot, M. Meyer Habib, Mme Amélia Lakrafi, Mme Marine Le Pen, Mme Karine Lebon, Mme Élise Leboucher, M. Laurent Marcangeli, M. Nicolas Metzdorf, M. Bertrand Pancher, Mme Mathilde Panot, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Sabrina Sebaihi, Mme Ersilia Soudais, Mme Michèle Tabarot, M. Aurélien Taché, Mme Liliana Tanguy, Mme Laurence Vichnievsky, M. Éric Woerth, Mme Estelle Youssouffa

Assistait également à la réunion. - M. Christophe Naegelen