Intervention de Nicole Bacharan

Réunion du mercredi 6 mars 2024 à 10h30
Commission des affaires étrangères

Nicole Bacharan, politologue et chercheuse associée à la Fondation nationale des sciences politiques :

Je souhaiterais d'abord dire quelques mots sur les enjeux démocratiques de cette élection, au-delà de l'affrontement entre républicains et démocrates.

Lorsque l'on pense à une élection américaine et aux enjeux démocratiques, il est de tradition – à juste titre – d'évoquer, tous les quatre ans, le rôle de l'argent dans les campagnes, qui est colossal depuis 2011, ainsi que le rôle du collège des grands électeurs, qui constitue une étape supplémentaire entre le vote au suffrage universel et l'élection réelle du président. Conformément à la volonté d'Alexander Hamilton, l'un des Pères fondateurs, ce collège électoral avait été conçu comme un collège de sages entre les excès du peuple et les élus. Son fonctionnement est aujourd'hui quelque peu différent, et peu satisfaisant. Les États peu peuplés sont très avantagés et craignent de disparaître des préoccupations électorales si ce collège devait lui-même disparaître. Historiquement, la force de l'attraction du modèle de suffrage universel reste aussi forte aux États-Unis qu'ailleurs et cette étape supplémentaire du collège électoral n'est bien acceptée qu'en cas de concordance entre les deux majorités, celle du vote populaire et celle du vote au collège électoral. En 2016, Donald Trump totalisait 6 millions de voix de retard sur Hillary Clinton mais a été élu de manière légitime avec ce collège électoral.

Cette année, l'enjeu démocratique, celui de la représentation des citoyens par l'élection, est beaucoup plus large et beaucoup plus grave que la place de l'argent ou du collège électoral. Comme vous le savez tous par votre fonction qui vous le rappelle à chaque instant, la démocratie a besoin d'élections mais l'élection ne suffit pas. La démocratie induit le respect des institutions, de l'adversaire, de l'État de droit, de règles écrites et non écrites. Or ces règles sont complètement bousculées par la transformation du parti républicain et par la candidature ou le gouvernement de Donald Trump.

À mon sens, les États-Unis sont très clairement en train de sortir de l'État de droit. On peut ici penser au projet 2025, projet de gouvernement de Donald Trump, qui a été popularisé et largement exprimé. Contrairement à 2016, où l'équipe Trump était plutôt composée d'amateurs qui ne pensaient guère gagner, qui n'étaient absolument pas préparés à gouverner et qui ont été surpris par les divers garde-fous offerts par les institutions, l'équipe du candidat Trump est aujourd'hui très préparée. Elle est constituée d'idéologues, qui ont élaboré un programme pour transformer les États-Unis en régime autoritaire, avec un pouvoir présidentiel élargi, une purge des administrations de tout ce qui constitue le prétendu État profond, une purge du ministère de la justice, une purge du Bureau fédéral d'investigation (FBI), la mise au pas de tous les ministères, agences publiques et agences indépendantes, qui seraient soumises au pouvoir présidentiel ; sans compter l'ambition de poursuivre les adversaires politiques et les journalistes supposés déloyaux devant les tribunaux.

Comme mon prédécesseur, je partage l'idée que Donald Trump doit être pris très au sérieux. Il cumule de nombreux défauts mais il est prévisible et fait ce qu'il dit. Son programme est au point et les personnes qui devraient l'appliquer sont déjà rassemblées.

Sans même attendre 2025, j'observe que les États-Unis sortent déjà de l'État de droit. À Washington, Donald Trump gouverne en partie alors qu'il n'est pas élu et n'assume aucune fonction. C'est lui qui bloque, au Congrès, l'aide américaine à l'Ukraine, sachant que la vingtaine d'élus trumpistes et le speaker Mike Johnson sont, pour de nombreuses raisons sur lesquelles nous pourrons revenir, entièrement dans sa main. Il est tout de même incroyable que ce projet d'aide à l'Ukraine, voté de manière bipartisane au Sénat et qui recueillerait des voix en nombre suffisant à la Chambre des représentants, ne soit même pas mis aux voix.

Comme vous le savez, ce projet d'aide à l'Ukraine, à Israël et à Taïwan s'est vu rattacher un projet budgétaire et réglementaire sur l'immigration, que les républicains réclamaient à grands cris et qui était une concession des démocrates et de la Maison Blanche pour faire passer l'aide à l'Ukraine. En réalité, Donald Trump ne veut ni d'une amélioration de la situation à la frontière, ni d'une victoire législative bipartisane pour le président sur l'Ukraine, dans la mesure où ceci reviendrait à renforcer l'adversaire Biden et non à l'affaiblir comme il le souhaite.

Lorsque j'affirme que les États-Unis sont déjà en train de sortir de l'État de droit, c'est à travers cette influence de Donald Trump au Congrès alors qu'il n'y siège pas, mais aussi via ce que l'on observe dans le pays. Je citerais par exemple ce qu'il se passe au Texas. Son gouverneur, Greg Abbott, refuse tout simplement d'appliquer les décisions de la Cour suprême. Celle-ci a tranché sur la question des fils de fer barbelé mêlés de lames de rasoir qui ont été empilés à la frontière du Texas. L'administration Biden a porté l'affaire devant les tribunaux, en soulignant que les officiers de frontière ne peuvent exercer leur travail puisqu'ils ne peuvent accéder à la frontière. La Cour suprême lui a donné raison et a statué sur le retrait des barrières de barbelés mêlées de lames de rasoir mais le gouverneur du Texas refuse d'appliquer cette décision. Donald Trump applaudit ce refus et c'est lorsque les autorités locales refusent d'appliquer les lois fédérales que débute la sécession.

Comme vous l'avez sans doute vu, la Cour suprême a récemment pris deux décisions en lien avec l'élection. La plus récente dénie à l'État du Colorado le droit d'exclure Donald Trump du processus des primaires au titre de sa participation à une insurrection. La Cour ne s'est pas prononcée sur l'insurrection mais elle a considéré, de manière unanime, qu'autoriser le Colorado à prendre cette décision introduirait un véritable chaos dans la campagne électorale et dans la décision électorale. Autrement dit, un État n'a pas le pouvoir de statuer sur l'inéligibilité ou non d'un candidat à un poste fédéral. Honnêtement, je crois qu'il s'agit d'une décision assez sage et assez raisonnable. Vous noterez que la Cour a pris cette décision à la veille des primaires, de manière à ce qu'elles déroulent de manière démocratique.

En revanche, la Cour suprême a pris une autre décision dans laquelle elle ne tient absolument pas compte de la date du 5 novembre pour l'élection finale. Autrement dit, la Cour a décidé qu'elle allait statuer sur la question de l'immunité éventuelle de Donald Trump, qui a demandé devant les tribunaux une immunité totale pour tous les actes commis pendant son mandat présidentiel. Cette question a été très clairement et très nettement tranchée par la Cour d'appel fédérale de Washington, qui a décidé à l'unanimité qu'un président – chargé de faire respecter la Constitution et les lois – ne pouvait jouir de l'immunité en cas de commission d'actes criminels. Dans le même temps, la Cour suprême annonce qu'elle tiendra des audiences sur le sujet de l'immunité à partir du 22 avril et qu'elle statuera vers la fin du mois de juin.

Bien entendu, je doute que la Cour suprême déclare que les présidents peuvent faire assassiner leur voisin sans crainte d'être poursuivis en justice à l'issue de leur mandat. Néanmoins, si la Cour suprême décidait que le président Trump ne bénéficie pas d'une immunité totale par rapport aux actes commis durant sa présidence, les procès – dont celui sur l'insurrection du Capitole – ne pourraient pas se tenir avant fin septembre ou début octobre, parce que les procédures préliminaires à un procès sont extrêmement longues, sans compter que tout est ralenti durant l'été. Cela signifierait que la Cour suprême accepte l'idée d'un procès au pénal en pleine élection ou probablement après l'élection. En cas de verdict, tous les appels possibles et imaginables repousseraient l'échéance de plusieurs mois.

Autrement dit, Donald Trump risque de n'être jamais jugé. S'il est élu, il trouvera le moyen de mettre toutes ces procédures sous le tapis – il a déjà annoncé qu'il gracierait toutes les personnes condamnées pour l'attaque du Capitole, qui pour certaines sont en prison pour des dizaines d'années, et qu'il qualifie de patriotes d'otages et de prisonniers politiques – et ne sera jamais jugé. S'il n'est pas élu, il serait extravagant que les procès puissent continuer dans ce contexte électoral. Ce serait comme si la justice abandonnait son rôle face aux 91 chefs d'inculpation visant Donald Trump – dont certains sont vraisemblablement avérés – et laissait aux électeurs le soin de trancher de la culpabilité ou de l'innocence de Donald Trump.

En conclusion, je regrette de partager un point de vue aussi sombre. Dans mes précédentes fonctions, et notamment lorsque je travaillais pour l'institut Hoover à Stanford, j'étais loin d'être une pro-démocrate échevelée. Aujourd'hui, je pense que l'on est totalement sorti de la problématique républicains – démocrates. Si Donald Trump perdait cette élection, j'ai la certitude qu'il n'accepterait pas cette défaite. Jusqu'où irait-il pour ne pas l'accepter ? C'est une question qui me fait froid dans le dos. Nous pouvons bien entendu en débattre mais je suis convaincue que le sort de la démocratie américaine est vraiment sur le fil.

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