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Intervention de Jean-Éric Branaa

Réunion du mercredi 6 mars 2024 à 10h30
Commission des affaires étrangères

Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l'Université Paris-Assas et au centre Thucydide :

Je débuterai par un court préambule. Lors d'une rencontre à Washington, l'ambassadeur Bujon de l'Estang avait entamé la conversation en me faisant part de sa surprise d'avoir découvert que les Américains, qu'il croyait tout à fait semblables aux Français, étaient si différents. Nous devons le garder en mémoire. Je vous parlerai des grands thèmes de cette campagne mais gardons à l'esprit que ces thèmes n'ont pas grand-chose à voir avec ce que nous pouvons vivre et ce que vous pouvez vivre en tant qu'acteurs politiques de ce pays.

Nous venons d'entendre parler de démocratie. Je suis un amoureux de la démocratie américaine depuis le premier jour de mes études à la Sorbonne. Cet été, j'ai écrit un article dans la documentation française pour dire à quel point je n'avais pas peur des évènements du 6 janvier 2021. Bien entendu, je les regrette très profondément et il est absolument pitoyable d'en être arrivés à attaquer le temple de la démocratie. Pour autant, je n'en ai pas peur, parce que je sais que cette démocratie américaine, depuis Washington, Adams, Jefferson et tous les Pères fondateurs, a toujours su répondre en corrigeant les défauts qui l'affectaient. C'est encore une fois ce qu'elle vient de faire.

Tous les Américains sont élevés dans le culte de cette démocratie, ou en ont appris les fondements pour pouvoir être naturalisés, puisque l'on passe par un apprentissage de cette démocratie. Les élections de 2020 sont la preuve que cette démocratie fonctionne : 81 millions de voix pour Joe Biden, record absolu ; 72 millions de voix pour Donald Trump, record absolu également. Donald Trump a porté plainte et tenté différents recours mais tous ces recours ont été rejetés, prouvant la solidité du système. Les règles ont en outre été adaptées, avec la loi Manchin-Collins du 23 décembre 2022 modifiant la loi de 1887 donnant possibilité au vice-président d'interrompre le processus de certification de de l'élection présidentielle. Ces règles sont désormais renforcées et il est quasiment impossible – et c'est tant mieux – que Joe Biden ou un autre président refasse à l'avenir le même coup.

Les thèmes abordés dans cette élection sont assez surprenants, ne serait-ce que parce qu'on y trouve la question de l'immigration au premier rang des priorités. Cela est évidemment surprenant dans un pays qui s'est construit sur l'immigration et qui est, dans notre imaginaire collectif, le pays de l'immigration. Je pense aussi à l'âge des candidats, abordé par la premier intervenant, ou à l'économie, qui est une constante. On remarque aussi des questions clivantes comme l'égalité, le climat et l'avortement. On en arrive enfin à la politique étrangère, qui nous ramène à la question de la démocratie, raison pour laquelle j'avais besoin de proposer cette introduction qui ne cherchait évidemment pas à donner des leçons à qui que ce soit.

De façon très surprenante, l'immigration est aujourd'hui associée à une action législative, puisque le Congrès a voté une procédure d'empêchement à l'encontre du secrétaire d'État à la sécurité nationale, Alejandro Mayorkas. Il est assez incroyable de penser que ce ministre serait empêché parce que son opposition lui reprocherait de ne pas avoir réalisé le travail. La crise à la frontière est indéniable. Tous s'accordent pour le reconnaître, républicains comme démocrates. Cette crise se manifeste, chaque année et depuis trois ans, par l'entrée de 2,5 millions d'illégaux sur le territoire américain, soit 7,5 millions sur trois ans. Le pays est en incapacité d'absorber cette immigration, faute de structures sociales d'accueil dans les villes et de structures d'encadrement. Des familles, des enfants, des adultes se retrouvent à la rue. Avec autant de monde surviennent des problèmes de criminalité, qui font aujourd'hui partie de l'équation. Tous aimeraient pouvoir la résoudre, à tel point qu'un plan bipartisan a été proposé par le Sénat, à l'initiative du président Biden. Ce plan a néanmoins été arrêté par la Chambre des représentants, dans une visée politicienne et électorale, comme tout le monde l'a compris. La semaine dernière, les deux candidats se sont présentés à la frontière. Les deux ont développé leurs arguments mais Joe Biden a développé un argument important en tendant la main à Donald Trump et en lui proposant de travailler ensemble pour résoudre cette crise. On peut bien entendu mettre l'accent sur les barbelés mais on peut aussi se dire que la démocratie fonctionne tant que l'on continue à se parler.

Le deuxième thème est celui de l'âge des candidats. Ce sujet est problématique, dans la mesure où les Américains ne veulent pas de ce rematch. Ils sont 77 % à rejeter l'idée que Donald Trump ou Joe Biden soit leur président pour les quatre années à venir. La question de la limite d'âge en politique vous revient plus qu'à moi mais force est de constater qu'elle est aujourd'hui posée assez fortement aux États-Unis, puisque Joe Biden, qui a été le président élu à l'âge le plus avancé dans cette démocratie, sera encore plus âgé s'il est réélu en 2024. La remarque vaut également en cas d'élection de Donald Trump, puisque les deux candidats ont sensiblement le même âge.

Sans surprise, l'économie est aussi un sujet majeur de l'élection présidentielle américaine. Vous vous souvenez certainement de James Carville, à qui l'on prête cette phrase : « C'est l'économie, idiot ! », prononcée en 1992 au moment de l'élection de Bill Clinton. Cela ne s'est jamais démenti. L'économie anime toujours ces campagnes électorales, ce qui est tout à fait normal. Objectivement, le bilan économique de Joe Biden est bon : le chômage a fortement diminué, la bourse – critère prisé par les républicains – est aujourd'hui joyeuse. Malgré tout, le ressenti de la population américaine est mauvais, puisque 70 % des Américains considèrent que la situation n'a jamais été aussi désastreuse.

Bien entendu, nous sommes toujours en période post-Covid et la souffrance de la Covid se ressent aujourd'hui dans cette population, comme dans presque toutes les démocraties. Les mots les plus utilisés par les Américains pour qualifier leur économie sont « horrible », « mauvais », « pagaille », ce qui prouve à quel point ils sont désenchantés. 84 % des Américains considèrent que le coût de la vie augmente : + 49 % pour l'alimentation, + 16 % pour le logement, + 11 % pour les transports. Par ailleurs, 75 % des Américains ressentent un moins-disant dans la société américaine et déclarent ne plus pouvoir acheter de la nourriture ou des vêtements ou partir en vacances. Ceux qui touchent moins de 50 000 dollars sont les plus touchés, ne peuvent plus épargner, sont criblés de dettes, n'allument plus le chauffage et sont extrêmement pessimistes. Ceux qui gagnent plus de 100 000 dollars ne sont pas plus heureux et affirment ne plus pouvoir se rendre au restaurant ou effectuer des achats plaisir. Cela traduit un désenchantement qui va peser dans cette campagne.

Le troisième thème est l'égalité, en lien avec la question du wokisme, avec un développement anti-trans ou pro-trans, le bannissement de certains livres dans certains lieux aux États-Unis et la bagarre pour les réintroduire, les restrictions sur les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles ou transsexuelles (LGBT) dans l'éducation, les insultes, et tout ce qui va avec. Les États-Unis ont connu un combat sur la discrimination positive, à laquelle il a été mis fin en 2023. Le climat est tout de même très compliqué au sein de cette société qui se polarise. Tous les experts et tous les journalistes ne cessent de le répéter. Si la discrimination positive est terminée dans les universités, la politique de legacy admission – consistant à favoriser les admissions à l'université sur la base de l'héritage familial – se maintient ; c'est en quelque sorte la clause du grand-père qui s'appliquait au début du XXe siècle, lorsque l'immigration était abordée de façon raciste. Cette politique profite davantage aux Blancs et constitue donc un problème assez sérieux.

Le climat est également un thème fort, et ce des deux côtés. Les démocrates souhaitent imposer des règles climatiques, conformément aux engagements pris lors de la vingt-huitième édition de la Conférence des parties (COP28) ou dans d'autres instances. La loi du 16 août 2022 sur la réduction de l'inflation – Inflation Reduction Act ou IRA – prévoit ainsi 370 milliards de dollars pour le climat, ce qui n'avait jamais été fait auparavant. Joe Biden a en outre fixé l'objectif très ambitieux de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 % d'ici 2030, ce qui induit là aussi d'énormes changements. Il y a une dizaine de jours, Joe Biden a lancé un moratoire sur l'exportation de gaz naturel liquéfié (GNL) en Pennsylvanie. Bien entendu, le camp d'en face l'a traduit comme un moratoire sur le développement des emplois et comme une attaque contre les emplois ouvriers dans cette région.

J'en arrive à la politique étrangère, qui vous intéresse au plus haut point. Tout le monde parle actuellement d'Israël et de Gaza. C'est une question dramatique pour Joe Biden, qui est pris entre deux feux – pardonnez-moi cette image alors que nous parlons de guerre. Cette nuit, les bulletins blancs – uncommited – représentaient 100 000 voix dans le Michigan, 19 % des votes dans le Minnesota (46 000 voix), 13 % des votes en Caroline du Nord (88 000 voix), 10 % des votes dans le Massachusetts (50 000 voix). Ce n'est pas rien dans une primaire.

Tous les États qui proposaient cette possibilité de bulletin blanc ont enregistré de très gros chiffres : Caroline du Nord, Massachusetts, Minnesota, Colorado, Alabama, Tennessee, Iowa. Tous ont enregistré cette colère de la part de la gauche américaine. Si jamais Donald Trump devient président, ce groupe qui manifeste aussi vertement et durement sa désapprobation vis-à-vis de la politique de Joe Biden se trouvera dans une logique idéologique dans laquelle il se battra non plus contre Joe Biden mais contre Donald Trump, avec la détestation que peut générer le personnage. C'est véritablement explosif dans la société américaine, avec à la clé une fracture certaine du parti démocrate, qui se trouverait piégé entre sa gauche et sa droite.

L'Ukraine fait également partie des questions problématiques en matière de politique étrangère. Pour ma part, je suis plutôt très optimiste et je crois que le plan sur l'Ukraine sera adopté d'ici la fin du mois ; nous pourrons en reparler. S'agissant de la Chine, on retrouve quasiment les mêmes positions entre Biden et Trump avec, reconnaissons-lui, une analyse qui était juste de la part de Donald Trump, à contre-courant d'Obama, mais qui a été ensuite reprise par Joe Biden. Vient enfin la question de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), sur laquelle nous pourrons revenir ultérieurement.

Je conclus avec la question démocratique, que j'évoquais en introduction. Malgré l'attaque du 6 janvier 2021, les déclarations du type « je serai dictateur d'un jour », la fraude et l'idée que les élections seraient volées, qui imagine que les familles américaines se réunissent le soir au dîner pour parler de démocratie ? Je crois que l'idée que poursuit Joe Biden d'effectuer un bis repetita de l'élection de 2020 n'ait enterré ses ambitions. Depuis, l'Amérique a changé, elle a quatre ans de plus, elle s'est habituée à Donald Trump, elle n'en a plus peur, et encore plus les jeunes dont je parlais tout à l'heure, avec leur engagement idéologique. Ces derniers ont grandi avec un mandat de Donald Trump et ne craindront ni de voter pour lui, ni de ne pas voter du tout, quitte à favoriser son élection.

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