La séance est ouverte à quatorze heures trente.
Mesdames Oudiou et Palou, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie vivement de vous être rendues disponibles pour cette audition. Comme vous le savez, l'Assemblée nationale a créé une commission d'enquête à la suite de très nombreuses révélations publiques, dont les vôtres, et de divers scandales judiciaires ayant trait à la gestion de certaines fédérations sportives. Nous avons entamé les travaux de notre commission d'enquête sur l'identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du monde sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif le 20 juillet dernier.
Nos travaux se déclinent autour de trois axes : les violences physiques, sexuelles ou psychologiques dans le sport, les discriminations sexuelles et raciales et les problématiques liées à la gouvernance financière des fédérations sportives et des organismes de gouvernance du monde sportif bénéficiant d'une délégation de service public. Vous êtes toutes les deux concernées au premier titre, puisque vous êtes championnes d'athlétisme et que vous avez dénoncé des faits de violences sexuelles commis à votre encontre.
Pouvez-vous nous faire part de votre témoignage concernant les sévices que vous avez subis ? Pouvez-vous nous indiquer si vous avez été soutenues, au sein de votre fédération ou dans votre entourage, pour dénoncer ces faits ? Avez-vous été, au contraire, confrontées à un phénomène d'omerta et avez-vous subi des représailles ? Pouvez-vous également nous dire quelles suites ont été données à vos dénonciations et présenter votre situation actuelle ainsi que vos démarches en cours pour sensibiliser les sportives contre les violences sexuelles dans l'athlétisme ?
Avant de vous laisser la parole pour répondre à ces premières questions et entamer nos échanges, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Emma Oudiou et Claire Palou prêtent successivement serment.)
Dès l'âge de 14 ans, j'ai été victime de plusieurs agressions sexuelles dans le cadre de ma pratique sportive. J'ai commencé l'athlétisme vers 12 ou 13 ans et je me suis rapidement orientée vers un lycée me permettant d'allier le sport et les études. Je n'ai été destinataire d'aucune action de prévention sur les violences sexuelles ni d'aucune sensibilisation à la notion de consentement. Je n'avais jamais pris conscience des problèmes que j'avais rencontrés jusqu'à l'année dernière, moment où je suis tombée en dépression : j'ai été hospitalisée deux mois et je sors tout juste de cette maladie qui a duré un peu plus d'un an et m'a contrainte à interrompre le sport de haut niveau et les études, que j'essaie de reprendre en ce moment.
Au lycée, un athlète qui s'entraînait avec moi m'a violée lors de festivités qui ne se déroulaient pas pendant le temps scolaire, comme toutes les agressions que j'ai subies. La Fédération française d'athlétisme (FFA) m'a dit qu'elle ne pouvait rien faire puisque les agressions n'avaient pas eu lieu dans le cadre fédéral. Les trois athlètes que j'ai dénoncés à la FFA – deux pour agressions sexuelles et un pour harcèlement sexuel – sont des sportifs de haut niveau, régulièrement sélectionnés en équipe de France et très médiatisés car performants.
En 2016, j'ai subi un viol à l'âge de 14 ans au lycée : l'auteur des faits était un athlète amateur, qui s'entraînait avec moi. Trois ans plus tard, à 17 ans, j'ai été agressée juste après l'obtention de mon baccalauréat et avant mon entrée à l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (Insep), où j'ai subi un harcèlement, qui a donné lieu à l'ouverture d'une enquête disciplinaire à la FFA. La fédération a refermé l'enquête sans qu'aucune sanction ait été prise, par manque de preuve ; en effet, la personne qui avait accepté de témoigner en ma faveur s'est rétractée au dernier moment. Il n'y a donc eu aucune suite disciplinaire à mes trois dénonciations. Je n'ai reçu aucun soutien particulier de ma fédération, dans laquelle j'ai senti le poids très lourd de l'omerta. Le dernier athlète que j'ai dénoncé est très médiatisé et très protégé par son niveau. Sur le plan judiciaire, j'ai porté plainte
Je ne les ai pas cités publiquement, je ne les ai donnés qu'à la gendarmerie. J'ai peur d'être éventuellement attaquée en diffamation.
Vous pourrez, pendant toute la durée des travaux de la commission d'enquête, compléter, à l'oral ou par écrit, vos propos.
Je pourrai notamment vous transmettre mes dépôts de plainte.
Je remercie Claire pour son témoignage, qui me touche particulièrement parce que nous nous sommes entraînées plusieurs mois ensemble à l'Insep. Je n'avais aucune idée de ce qu'elle avait vécu et je suis bouleversée par son témoignage.
En 2014, j'ai subi des agressions sexuelles de la part d'un entraîneur fédéral de l'équipe de France lors des championnats du monde juniors – pour les athlètes de moins de 20 ans – qui se sont tenus aux États-Unis. Je n'en ai fait part qu'en 2018 car on parlait encore très peu des violences sexistes et sexuelles (VSS) en 2014. Je savais que c'était grave, que cet entraîneur ne s'était pas comporté de manière normale et appropriée avec une athlète de 19 ans, mais je ne m'étais pas rendu compte que ses agissements constituaient des violences sexuelles. Ce n'est qu'après le lancement du mouvement #MeToo que j'ai pris conscience de ce qui s'était produit. J'en ai parlé à la FFA et j'ai déposé une plainte, qui a été classée sans suite en 2020. En 2014, j'avais évoqué les faits auprès de mon entraîneur de pôle, qui n'avait pas du tout été sensibilisé aux violences sexuelles et qui a très peu réagi. J'ai continué de côtoyer l'auteur des faits entre 2014 et 2018 lors des grands championnats et des stages, même si j'essayais de l'éviter le plus possible.
En 2018, à la suite de mon dépôt de plainte, la FFA et la direction des sports du ministère ont réuni des commissions disciplinaires : la fédération a sanctionné l'entraîneur d'une suspension de six mois avec sursis, qui a finalement été levée après l'appel formé par cet homme, qui n'entraîne plus en équipe de France après que certains responsables ont décidé de l'écarter ; en revanche, il me semble qu'il entraîne toujours en club et en pôle.
Lors de mon passage à l'Insep entre 2018 et 2020, j'ai subi un harcèlement sexuel de la part d'un sportif. J'en ai pris conscience après en avoir parlé avec d'autres sportives qui souffraient des mêmes agissements de la part de cette personne. La police m'a demandé si je voulais déposer plainte, mais je m'y suis refusée car j'en connaissais le coût et la durée. À cette époque, je ne savais plus si je voulais continuer le haut niveau ; finalement, j'ai décidé, contrairement à Claire, de mettre un terme à ma carrière de sportive de haut niveau parce que les violences étaient trop présentes. Il ne faut en effet pas circonscrire ces dernières aux violences sexuelles car il existe d'autres types de violences, qui facilitent la survenue des agressions sexuelles en donnant à leurs auteurs le sentiment d'être tout-puissants, qui nourrissent le sentiment d'exclusion des victimes et qui les poussent vers la sortie. Il me tient à cœur d'évoquer aussi ces autres formes de violence au cours de la présente audition.
Claire, si je peux me permettre de vous appeler par votre prénom, vous avez parlé de viol, n'est-ce pas ?
J'ai subi des agressions sexuelles et du harcèlement sexuel ; je n'ai pas été victime de viol dans le cadre de ma pratique sportive.
Estimez-vous qu'il est actuellement compliqué de témoigner, d'expliquer, et de briser l'omerta ? Vous êtes toutes les deux très jeunes : confirmez-vous l'impression selon laquelle la situation s'améliore d'année en année ? Je me pose la question car vos propos ne semblent pas corroborer ce sentiment. Comme vous êtes encore présentes dans ce monde-là, j'imagine que vous recueillez des témoignages d'autres sportives ayant subi des viols oudu harcèlement, mais vous semblez dire qu'il n'est toujours pas possible de parler, n'est-ce pas ?
Il est possible de parler puisque nous l'avons fait, mais je ne m'étais pas rendu compte des conséquences que cela aurait. Il me tenait à cœur d'expliquer ce qu'il m'était arrivé car j'avais disparu du monde sportif du jour au lendemain – on pensait que j'étais blessée ; cela m'a fait du bien de dire la vérité, mais je comprends pourquoi beaucoup de victimes, hommes ou femmes, ne veulent pas porter plainte ou en parler publiquement : l'omerta est trop forte, et je m'interroge sur mes capacités à continuer d'évoluer dans le monde du sport de haut niveau. J'entends, en effet, beaucoup de commentaires négatifs à propos de nos témoignages : nous ne sommes pas prises au sérieux et nous nous trouvons accusées de chercher la lumière, alors que nous parlons avant tout pour aider les autres et faire avancer la prévention.
J'ai d'ailleurs reçu beaucoup de témoignages de filles ayant vécu des événements comparables, alors que je pensais être seule au monde. Les messages sont tellement nombreux qu'ils me paraissent maintenant presque banals. Plus nous serons nombreuses à nous exprimer publiquement et plus les choses pourront changer : j'incite toujours mes interlocutrices à parler, mais je comprends que cela soit très difficile ; énormément de plaintes sont classées sans suite car il est presque impossible d'apporter des preuves et la fédération n'agit pas. Les victimes sont très démunies et deviennent la cible des sportifs de haut niveau qui les accablent.
Pensez-vous que c'est lié à l'athlétisme ? Avez-vous des amies dans d'autres sports qui sont concernées ?
D'autres sports sont touchés et je reçois des messages de sportives pratiquant d'autres disciplines, même si je suis surtout contactée par des athlètes.
Je suis députée d'Ille-et-Vilaine, en Bretagne, et je suis l'auteure d'un rapport sur les crédits de la mission budgétaire Sport, jeunesse et vie associative, dans le cadre duquel je me suis rendue à l'Insep. Son directeur, Fabien Canu, a-t-il été informé officiellement, vous a-t-il rencontrées et quelle est sa position ?
Connaissez-vous Catherine Moyon de Baecque, coprésidente de la Commission de lutte contre les violences sexuelles et les discriminations au sein du Comité national olympique et sportif français (CNOSF) ?
Avez-vous songé à vous liguer en rassemblant tous vos témoignages ? Si vous parliez toutes ensemble dans les médias, les choses pourraient bouger, et nous serions à vos côtés pour vous aider.
J'aimerais pouvoir vous dire qu'une telle action groupée entraînerait des avancées, mais je n'en suis pas du tout certaine. En effet, dans le monde très peu politisé du sport, on n'apprend pas à avoir des revendications ; les athlètes de haut niveau doivent écouter, obéir et se concentrer sur l'objectif ultime que sont les Jeux olympiques. Claire sera sûrement d'accord avec moi pour dire qu'on nous demande depuis de longues années de nous focaliser sur Paris 2024 : tout ce qui pourrait nous freiner doit disparaître. Dans ce contexte, il est très difficile de créer un collectif pour lutter ensemble contre les violences. Une jeune femme était prête à témoigner en faveur de Claire, mais elle s'est rétractée pour de nombreuses raisons, au premier rang desquelles figure la pression qui s'exerce sur les athlètes de haut niveau.
Fabien Canu, que j'ai rencontré, semble vouloir agir, mais l'athlète auquel j'ai fait allusion a été plus ou moins réintégré à l'Insep après en avoir été écarté. Deux affaires concernent Wilfried Happio, mais il s'entraîne toujours à l'Insep alors que la sportive qui a porté plainte contre lui – plainte qui a évidemment été classée sans suite –a dû partir. Que va devenir sa carrière ? L'histoire se répète inlassablement.
Comme Claire l'a dit, il est possible de parler : de plus en plus de sportives le font car elles n'en peuvent plus et elles ont entendu Catherine Moyon de Baecque et Sarah Abitbol, qui ont eu le courage de s'exprimer publiquement. Elles se disent qu'elles ont aussi le droit de le faire. J'ai réalisé en 2022 un documentaire dans lequel témoignent cinq femmes, toutes victimes d'emprise dans des milieux sportifs marqués par une grande omerta. Toutes les plaintes sont cependant classées sans suite et les victimes doivent quitter leur lieu d'entraînement. La situation est décourageante car les interventions publiques de ces femmes ne sont suivies d'aucune décision. Nous avons parlé dans des commissions disciplinaires, dans des procédures judiciaires, dans nos familles, dans des médias, dans des podcasts et sur les réseaux sociaux, mais il ne se passe jamais rien, donc à quoi bon parler ? Voilà la question que nous sommes conduites à nous poser.
Il est important pour Claire et pour moi d'intervenir devant vous, car nous souhaitons que toutes les sportives qui nous contactent sur Instagram pour nous faire part de leur désespoir soient entendues. Elles n'osent pas parler à leur fédération, à l'Insep ou à leur pôle. La situation en France, en 2023, à un an des Jeux olympiques, n'est plus acceptable.
Je voulais publier mon intervention dans de grands médias et donner des noms, mais j'ai rapidement été confrontée à la réticence des journalistes, qui préféraient tous que quelqu'un d'autre sorte l'histoire avant eux. Ils souhaitaient également attendre que les procédures judiciaires avancent alors qu'elles sont très lentes. Par ailleurs, des associations comme Colosse aux pieds d'argile m'ont conseillé de ne pas citer les noms des personnes incriminées. Je n'ai pas changé d'intention, mais c'est un travail très compliqué et qui prend du temps.
Nous préparons actuellement un article avec le journal L'Équipe, qui tente de rassembler de nombreux témoignages : quel impact aura cette enquête ? Nous l'ignorons. La fédération a affirmé, dans Athlétisme magazine, qu'elle soutenait les victimes de violences sexistes et sexuelles, mais elle n'agit pas. Nous continuons le combat, mais il est difficile.
La Fédération française d'athlétisme m'a demandé de faire, avec Catherine Moyon de Baecque, la couverture de ce mensuel pour promouvoir la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. C'est symboliquement très bien, mais où sont les actes ensuite ? Le président de la fédération prend position dans un éditorial, mais nous ignorons si des actions ont été engagées.
Le ministère des sports a mis en place une cellule, qui se nomme Signal-sports : la connaissez-vous ?
L'encadrement de l'Insep affirme que des psychologues peuvent vous écouter et vous accompagner.
J'avais rencontré Fabien Canu pour lui raconter ce que j'avais vécu, mais je n'ai jamais eu de nouvelles de l'Insep – j'imagine que la FFA a pris le relais.
On s'interroge sur la responsabilité de l'Insep, structure dans laquelle des athlètes dorment et vivent : il ne faut pas tout rejeter sur les fédérations sportives.
Mon histoire avec les psychologues est très compliquée. Il y en a très peu à l'Insep. De nombreux athlètes n'ont pas envie d'aller les voir car ils les estiment insuffisamment compétentes et leur reprochent de ne pas respecter la confidentialité des entretiens et d'aller évoquer leur contenu auprès des entraîneurs. J'ai choisi une psychologue de renom, qui consulte à l'extérieur de l'Insep et qui suit beaucoup de sportifs de haut niveau. Malheureusement, cela ne s'est pas très bien passé avec elle.
Lorsque j'ai commencé à ne pas aller bien du tout, j'ai été très mal prise en charge par ma psychologue et par le médecin du sport de l'Insep vers lequel m'avait dirigée l'Insep. Personne ne m'avait dit qu'il y a un psychiatre à l'Insep. Très peu le savent. Ce médecin m'a prescrit des antidépresseurs comme on donne du Doliprane, sans explication : il ne m'a pas prévenue des idées suicidaires qui peuvent augmenter au début du traitement ; en outre, il m'a demandé de prendre des anxiolytiques toutes les quatre heures, sans m'informer du risque d'addiction. Dès que j'ai commencé à prendre ces médicaments, je me suis retrouvée aux urgences psychiatriques pour tentative de suicide ; mes difficultés n'ont cessé que lorsqu'un médecin m'a enlevé les anxiolytiques, mais j'ai été à nouveau hospitalisée dans la foulée. La psychologue voulait continuer les séances à l'hôpital, mais mes parents ont insisté pour que je cesse de la voir. Je n'étais plus moi-même à cette période et j'ai mis du temps à retrouver de la stabilité. J'ai été très mal prise en charge.
On ne cessait de me dire que le plus important était le sport et la performance et qu'il fallait que je me remette vite d'aplomb pour les prochaines compétitions, alors que j'étais à bout. Je voulais parler à ma psychologue des choses anormales que j'avais vécues avec des hommes, mais elle refusait d'évoquer ce sujet – elle me disait que ce n'était pas l'objet de la séance et qu'on en parlerait plus tard. Cela m'a confortée dans le déni, en me faisant penser que ce que j'avais vécu n'était pas très important. Ensuite, tout a pris trop d'ampleur.
Je vous remercie pour vos témoignages. Vous avez été victimes d'agression sexuelle et de viol, mais vous n'avez trouvé personne pour vous écouter à l'Insep ou à la fédération. Si vous étiez à la tête de ces deux instances, que mettriez-vous en place pour agir au-delà des déclarations d'intention et aider véritablement les victimes de violences sexistes et sexuelles ?
Il y a beaucoup à faire. Tout d'abord, il faut que les personnes ressources soient clairement identifiées. Il y a une très bonne infirmière à l'Insep, Isabelle, qui a été formée pour recueillir la parole de potentielles victimes, mais très peu d'athlètes connaissent son existence.
Un travail de fond doit être conduit à l'Insep sur la culture très sexiste qui y règne. Beaucoup d'athlètes masculins commentent les tenues un peu courtes, font des remarques sur la vie sexuelle ou l'absence de vie sexuelle des filles et comparent le nombre de sportives qu'ils ont draguées ou avec lesquelles ils ont couché. Cet environnement est propice à l'épanouissement des VSS.
Il convient aussi de mettre à l'écart, de façon claire et nette, les sportifs, les entraîneurs et les encadrants mis en cause par des victimes. En effet, dans le milieu du sport, les carrières, qui s'arrêtent entre 30 et 35 ans, sont courtes ; elles sont rythmées par les championnats d'Europe et du monde, qui se tiennent tous les ans ou tous les deux ans, et par les Jeux olympiques, qui ont lieu tous les quatre ans. Pour pouvoir mener sa carrière et vivre de son sport, une athlète ne peut pas se permettre de continuer à fréquenter, à l'entraînement et dans sa vie quotidienne, son agresseur. L'Insep n'était pas seulement notre cadre professionnel, c'était toute notre vie : nous y mangions, nous y dormions et nos amis y étaient également. À la fin de ma carrière, en 2020, j'ai eu d'importants désaccords avec mon entraîneur, qui m'a demandé de quitter le groupe d'entraînement, donc de tout abandonner – mon toit, ma carrière et mes moyens de subsistance. L'Insep doit prendre conscience de ses responsabilités vis-à-vis des sportives et du fait que la culture qui y domine ne fait qu'alimenter les violences sexistes et sexuelles
Je vous remercie toutes les deux pour votre présence aujourd'hui et pour vos témoignages.
J'aimerais approfondir le rôle de l'Insep et de la fédération dans le suivi des plaintes que vous avez déposées : l'un des objectifs de cette commission d'enquête est en effet d'étudier les défaillances du mouvement sportif, lesquelles conduisent à ce que le système actuel perdure. Lors des premières auditions que nous avons menées, nous avons souvent entendu dire que beaucoup de choses avaient changé et qu'il y aurait peut-être moins de victimes. Depuis que la parole s'est libérée, avez-vous le sentiment que les agressions diminuent au sein du mouvement sportif ? Considérez-vous que les signalements et les plaintes sont mieux pris en compte ? Je pensais que tous les sportifs connaissaient l'existence de la cellule Signal-sports : le fait que cela ne soit pas le cas constitue une piste de réflexion pour la suite de nos travaux.
La Fédération française d'athlétisme s'est-elle montrée défaillante dans l'accompagnement des victimes, notamment dans les procédures disciplinaires et judiciaires ?
Certes, la parole se libère, mais la crainte des athlètes d'être mises à l'écart et de ne plus avoir de carrière subsiste et incite certaines d'entre elles à se taire. Comment pourrait-on sécuriser le parcours des sportifs, ainsi que celui des personnes qui travaillent dans les fédérations, qui peuvent savoir ce qu'il s'y passe mais n'osent rien dire ?
Je ne pense pas qu'il y ait moins de victimes qu'il y a quelques années, en tout cas dans le milieu de l'athlétisme : elles sont encore très nombreuses, bien plus qu'on ne le pense.
On ne peut pas nier que la fédération ait mis en place certaines choses, mais cela reste très ponctuel et surtout très dépendant de la volonté de certains individus dans les fédérations, qui peuvent être, à titre personnel, particulièrement sensibles à la question. Je pense à un conseiller technique sportif, prénommé Guillaume – son nom de famille ne me revient pas –, qui fait un très bon travail. C'est à lui que je fais remonter les témoignages que je reçois, afin que des rapports soient établis au niveau de la fédération, que des commissions d'enquête se réunissent et que des décisions soient prises. Le problème est que, très souvent, il ne se passe pas grand-chose. Comme l'a très bien dit Claire, il est extrêmement difficile d'apporter des preuves en matière de violences sexistes et sexuelles.
Je rejoins complètement l'idée qu'une libération de la parole a lieu, mais elle reste timide. Il est très difficile de parler dans ces milieux, notamment parce que beaucoup de dirigeants au niveau fédéral sont des hommes. Ces derniers sont nombreux dans les commissions disciplinaires – ils doivent représenter 75 % de leurs membres. Cela influence, malgré tout, les décisions prises. Pour des athlètes féminines, il est beaucoup plus facile de dénoncer des violences auprès d'autres femmes qu'auprès d'hommes. Dans une grande majorité de cas, les victimes sont des femmes et les agresseurs des hommes. Tous ces éléments devraient être pris en compte.
On ne peut pas dire qu'il n'y a eu aucune évolution, mais il faudrait que celle-ci soit beaucoup plus générale, et peut-être politisée, pour qu'on aboutisse à des résultats effectifs.
Vous avez parlé tout à l'heure de violences sexuelles, tout en soulignant qu'il n'y avait pas qu'elles. Pouvez-vous préciser à quelles autres violences vous faisiez allusion ? Vous avez dit qu'elles étaient multiples.
Emma voulait sans doute parler des violences psychologiques.
Le statut de sportif de haut niveau est une source de pression, sur le plan de l'alimentation – les troubles sont fréquents dans ce domaine –, mais aussi du côté des sponsors et de la fédération. Quand on s'entraîne à l'Insep, la pression est permanente : quelqu'un de la fédération a toujours un œil sur vous. Dès que j'avais un petit signe de blessure ou de maladie physique, je savais que c'était toujours un peu catastrophique, parce qu'il faut tout le temps être au top niveau, à 100 % de ses capacités.
Par ailleurs, comme on a du mal à trouver des soutiens financiers, on ne sait plus trop où donner de la tête et, entre les études et les performances, on a énormément de préoccupations. Quand j'étais à l'Insep, j'ai complètement délaissé mes études. Puis, lorsque j'ai cessé d'avoir le sport dans ma vie, je me suis rendu compte que je n'avais plus rien. Malgré mon très bon niveau de l'époque, j'étais encore jeune et je ne pouvais pas en vivre.
La fédération fait beaucoup plus de choses, ce qui est très bien, mais on manque encore de moyens. Il est très compliqué, au total, et sans compter les problèmes de violence sexuelle, de s'en sortir en tant que sportive de haut niveau.
Dès qu'on est tout petit, on est habitué à accepter la douleur et une forme de maltraitance, de violence. La limite entre ce qu'on accepte de faire subir à son corps, parce qu'on a appris que c'est comme cela qu'on performera, et la maltraitance d'un entraîneur à qui on fait confiance depuis des années pour atteindre les plus hautes sphères du sport, mais qui se montre violent, est très difficile à définir.
Votre histoire, Claire, me rappelle celle de Catherine Moyon de Baecque. S'il y a eu une omerta sur les viols qu'elle a subis – elle a dû attendre dix ans pour qu'ils soient reconnus –, c'est parce que cela concernait l'élite des lanceurs de marteau en France. Est-ce la pression exercée par notre pays pour avoir des résultats en athlétisme – nous n'avons eu qu'une médaille à Budapest… – qui fait qu'on ferme les yeux ?
Nous avons obtenu la parité en politique. On doit pouvoir y arriver aussi dans les fédérations, mais cette remarque concerne plutôt les législateurs que nous sommes.
Le niveau actuel doit effectivement pousser la fédération à protéger ses athlètes. Plusieurs d'entre eux au sein de l'équipe de France ont des comportements qui sont interdits. Il doit y avoir une sorte d'envie de garder une bonne image, en ce qui concerne chaque athlète et l'équipe de France. Ils ne veulent pas que ces affaires fuitent dans la presse. On m'a dit très clairement à l'Insep que c'était mieux pour tout le monde si cela ne sortait pas dans la presse. Les choses sont donc difficiles à entendre.
Je me dis que si on avait mis plus de moyens pour aider les victimes, j'aurais peut-être pu continuer ma carrière normalement, comme d'autres femmes, et contribuer à faire rayonner l'équipe de France. C'est quand même dommage…
Les athlètes masculins sont peut-être plus performants que les femmes à l'heure actuelle, mais c'est plus profond que cela : tout un système devrait changer. Beaucoup de dirigeants de la fédération sont des hommes, et on ne sait même pas quelle est leur position à l'égard de ces questions.
Le problème est très complexe, mais je pense que la volonté de protéger à tout prix les athlètes qui performent a une part de responsabilité dans la situation.
Je crée du contenu sur les réseaux sociaux pour sensibiliser aux violences dans le milieu sportif et j'ai de plus en plus de demandes d'intervention, dans ce milieu mais aussi dans les milieux scolaires et universitaires. La question reste très taboue, mais elle intéresse de plus en plus, car on se rend compte de façon croissante que cela dessert tout le monde, les femmes qui sont violentées, le milieu sportif et la performance. Si on avait donné à Claire Palou, qui avait 19 ou 20 ans juste avant les Jeux olympiques, toutes les chances d'aller jusqu'au bout, elle aurait été extrêmement performante. Je pense qu'il en aurait été de même pour moi, mais on nous a coupées dans notre élan.
Je suis en train d'en créer une. J'interviens actuellement en tant qu'autoentrepreneure.
Ce qui est très encourageant, c'est que les demandes qui me sont adressées interviennent un an avant les Jeux olympiques : on parle des Jeux, du sport de haut niveau, des paillettes, de la gloire et des médailles, mais de plus en plus de personnes se rendent également compte de ce qu'est l'envers de ces médailles.
Je suis en train de me reconstruire, à la suite de ma dépression. J'ai pour projet de reprendre mes études, dès la semaine prochaine, et j'ai dû changer de ville : je ne suis plus à Paris, à l'Insep, mais à Montpellier. Je vais essayer de reprendre le sport de haut niveau, je l'espère comme avant, mais ma vision de ce monde-là a beaucoup changé, de même que mon rapport au sport. Je verrai comment cela se passe. Pour l'instant, j'essaie de reprendre une vie normale.
Pouvez-vous revenir sur ce qui s'est passé lorsque vous avez fait des signalements, auprès de l'Insep ou d'autres interlocuteurs ? Quel type de processus a été mis en place ? Vous avez rapidement évoqué une enquête administrative, qui a donné lieu à une sanction, annulée à la suite d'un appel. Nous nous intéressons à ce qui dysfonctionne actuellement, à ce qui fait qu'un système d'impunité perdure dans le mouvement sportif et que des victimes continuent à ne pas pouvoir s'exprimer, ainsi qu'aux propositions que vous pourriez faire pour que, en cas de signalement, l'auteur des faits soit mis à l'écart, étant entendu que d'autres difficultés se posent, puisque cette personne peut ensuite aller dans d'autres clubs, pour entraîner d'autres sportifs et donc recommencer.
J'ai subi des violences en 2014 de la part de l'entraîneur national, et j'ai décidé d'en parler à mon entraîneur de pôle. Cette personne a choisi de téléphoner à l'entraîneur national pour essayer de savoir un peu ce qui se passait. Un règlement est plus ou moins intervenu entre eux, mais cela n'est pas remonté au niveau de la fédération. La volonté de gérer l'affaire en famille, entre soi, pour que cela ne s'ébruite pas trop, a constitué une sorte de premier plafond.
J'ai de nouveau été confrontée, lors d'un stage fédéral, au même entraîneur national. J'ai un peu explosé à ce moment-là et j'ai décidé d'en parler à un responsable de la fédération en qui j'avais confiance, à juste titre. C'est lui qui, ensuite, a décidé d'écarter l'entraîneur national des équipes de France jeunes. Cela s'est vraiment fait au feeling, d'une façon très interpersonnelle : j'ai senti que je pouvais avoir confiance en cet homme-là, qui a pris ses responsabilités, alors qu'il n'était pas identifié par la fédération comme une personne-ressource.
Par ailleurs, la fédération demande beaucoup d'éléments dans le cadre des enquêtes administratives. Je m'exprime en mon nom, mais plusieurs autres personnes m'en ont parlé. C'est très dur, car on demande aux victimes de se rendre disponibles dans des délais extrêmement courts et de raconter encore et encore ce qui leur est arrivé – et ce qui est bien souvent très traumatisant pour elles. Il faut être prêt à répéter son histoire et à faire face aux décisions qui sont prises. On reçoit alors un courrier ou un mail de la fédération, d'une manière très officielle et presque très froide. Je peux le comprendre, car tout le monde n'est pas forcément là pour faire quelque chose d'un peu plus bienveillant ou de l'accompagnement, mais je trouve qu'il est dommage qu'il n'y ait pas un petit mot du président et du directeur technique national (DTN) et qu'on ne nous propose pas un accompagnement juridique et psychologique, alors que les violences ont été vécues dans le cadre de notre pratique sportive et que les mêmes fédérations sont très contentes de nous trouver quand il faut les faire briller en rapportant des médailles. Il existe de vraies lacunes en matière d'accompagnement.
Ce que je vais dire est peut-être un peu cynique et je force le trait, mais quand on ne sert plus à grand-chose du point de vue de la fédération, j'ai le sentiment qu'on nous lâche un peu et que des personnes qui sont médaillables aux Jeux olympiques, mais qui se trouvent être des agresseurs, sont protégées parce qu'elles présentent toujours un intérêt pour le milieu sportif.
Quand j'ai décidé d'en parler à la fédération, j'ai été reçue à l'Insep, en présence du DTN. J'étais très contente de cette réunion : je me suis sentie soutenue. J'ai évoqué le fait que j'avais peur de parler, parce que je craignais les réactions de certaines personnes, mais on m'a dit qu'on me croyait et qu'on allait me soutenir.
J'ai ensuite fait une déclaration auprès de l'infirmière de l'Insep qu'Emma a évoquée, mais je n'ai pas eu de nouvelles pendant un certain temps. J'ai finalement reçu, le soir précédant la réunion, un mail me prévenant qu'une personne allait être auditionnée par une commission d'enquête. Mon avocat m'avait dit que cela pouvait être bien que je sois présente pour voir comment cela se passait et pour apporter encore mon témoignage – je ne l'avais fait que par écrit. La chargée d'enquête, que j'ai appelée, m'a dit que je pouvais me rendre sur place, à Paris, le lendemain à neuf heures trente, mais je me trouvais chez mes parents, en Savoie, et je devais me faire opérer ce jour-là. Je me suis donc sentie un peu écartée par la commission d'enquête. On m'a dit que je pouvais toujours participer en visioconférence, mais ce n'était pas possible pour moi.
J'ai aussi appris que cette personne avait été interrogée en visioconférence, depuis l'endroit où elle participait à une compétition, alors que la fédération m'avait dit que ce serait très sérieux et que, en gros, on lui remonterait les bretelles. J'ai su qu'il ne s'était passé qu'un petit truc et que l'intéressé n'avait finalement rien eu. Je ne sais pas ce qui s'est dit, mais, comme il est assez proche de la fédération, cela n'a pas servi à grand-chose à mon avis.
S'agissant des deux autres personnes, contre lesquelles j'ai déposé plainte – en ce qui concerne la première personne dont je viens de parler, j'ai déclaré des faits de harcèlement sexuel auprès de la gendarmerie –, on m'a dit qu'on ne pouvait rien faire, parce que cela s'était passé en dehors du cadre de la fédération et que ce n'était donc pas de son ressort.
Vous avez parlé tout à l'heure de viol. Êtes-vous allée voir un médecin pour qu'un constat soit fait ?
On m'a proposé de le faire quand je suis allée à la gendarmerie, mais cela n'aurait servi à rien : cela remontait à mes 14 ans.
Oui, j'ai pris un avocat dans le cadre des plaintes que j'ai déposées. Je n'ai pas eu besoin de le rémunérer pour le moment, car cela n'a pas beaucoup avancé sur le plan juridique, mais je pense que ce sera à mes parents et moi de régler les frais.
J'ai également fait appel à une avocate, pour les réunions des commissions fédérales, à ma charge et à celle de mes parents.
Dans le cadre de l'enquête de la fédération, n'avez-vous eu connaissance que du témoignage, en visioconférence, de l'auteur présumé ? D'autres personnes, qui pouvaient notamment faire partie de votre entourage, ont-elles été contactées ? Était-ce seulement un témoignage contre un autre ?
Oui, c'était seulement mon témoignage contre le sien, et je n'ai été mise au courant de rien d'autre : je ne sais pas si d'autres personnes ont été interrogées. Dans mon témoignage, j'avais mentionné mon coach et des partenaires d'entraînement. La seule personne qui voulait témoigner en ma faveur – elle s'entraînait avec moi – s'est rétractée au dernier moment. Son témoignage a été pris, mais la chargée d'enquête m'a dit qu'il ne pourrait pas être utilisé. Je n'ai même pas eu connaissance du témoignage de l'accusé.
Les instances d'une fédération ne sont pas un tribunal. Vous a-t-on aussitôt conseillé de porter plainte ?
On ne m'a jamais conseillé de le faire – c'était plutôt le contraire –, et on m'a bien précisé qu'on ne voulait pas que cela sorte dans la presse.
Puisque ces acteurs ne vous ont pas conseillé de porter plainte, je suppose qu'ils n'ont pas fait de signalement en vue de l'engagement d'une procédure.
Je ne suis pas au courant, mais je pense que non, en effet.
Si, et je m'étais dit que je le ferais avant l'été, mais comme la fédération m'a répondu qu'elle avait relaxé la personne en cause, j'ai un peu abandonné – je n'avais pas envie de recevoir encore une mauvaise nouvelle, cette fois de la part de la justice. Je ne sais toujours pas si je vais déposer plainte.
Pensez-vous que le faire pourrait nuire à votre carrière, d'autant que vous restez à l'Insep ?
Non, j'ai décidé de partir de l'Insep, à cause de la personne en question, et d'autres. Je n'ai pas grand-chose à perdre, et j'espère que parler pourra faire évoluer la situation. Je ne me vois pas forcément continuer le sport de haut niveau comme avant, mais on verra comment la fédération réagit. Si elle le fait mal, elle se mettra elle-même en défaut.
Nous avons reçu une athlète qui a été violée par son entraîneur. Le plus dur à vivre, nous a-t-elle dit, était d'avoir déposé plainte vingt ans après les faits, alors que trois autres jeunes femmes avaient subi les mêmes choses entre-temps. Elle avait donc des regrets.
Je suis une personne qui a subi de telles violences : je l'ai accompagnée à la gendarmerie et j'ai vu que ce n'était pas si simple – j'ai pu constater les dysfonctionnements qui existent –, même si être avec une députée aide un peu pour être reçu par les gradés.
Du côté de la gendarmerie – mais je pense que cela existe aussi dans les secteurs relevant de la police –, il existe des sortes d'assistantes sociales qui savent recueillir la parole des gens et les conseiller. On n'est pas obligé de déposer directement plainte : on peut prendre rendez-vous avec ces personnes, dont le travail permet de libérer la parole des femmes, car c'est de femmes qu'il s'agit la plupart du temps, et qui donnent des conseils en matière de procédure.
Si on apprend ensuite que d'autres personnes ont été victimes des mêmes faits, cela peut constituer un poids qu'on ne mérite pas de subir, en plus de tout le reste.
En tout cas, bravo à toutes les deux pour votre courage.
Avez-vous des propositions à nous faire, par exemple en ce qui concerne la vie à l'Insep et en dehors de l'Insep ? Dans le monde du sport, vous l'avez dit, on vit dans une sorte de bulle.
On pourrait faire de la prévention et de la sensibilisation à tous les niveaux, auprès des sportifs et des sportives pour expliquer ce que sont les violences, le consentement, ce qu'on a le droit de faire et ce qu'on ne doit pas faire, mais aussi auprès des entraîneurs, en ce qui concerne les bonnes pratiques contre les violences sexistes et sexuelles et la nécessité de mettre réellement l'athlète au centre de son projet – il faut accepter qu'il ait le droit de dire oui ou non et de fixer certaines limites. Un gros travail doit être fait en la matière.
Avant de devenir un athlète, on est un adolescent ou un enfant. Vos parents ont-ils bénéficié d'une sensibilisation ? Y a-t-il eu un échange avec le monde sportif au moment où vous êtes sorties de la bulle familiale, pour aller à la découverte d'un autre univers ?
Mes parents ne viennent pas du tout du monde sportif. Quand ils m'ont laissée l'intégrer, ils l'ont fait en toute confiance, car ce milieu avait jusque-là une bonne réputation. Quand on inscrit son enfant dans un club, on se dit qu'il aura une licence et qu'il va s'éclater avec ses copains et ses copines, mais le niveau peut augmenter rapidement et très peu d'échanges ont lieu entre l'entraîneur et les parents. Il y a vraiment quelque chose à faire de ce côté-là. Les parents doivent avoir une vision d'ensemble de ce qui se passe pour leurs enfants, et ils doivent continuer à s'investir réellement lorsque ces derniers deviennent majeurs. Sinon, cela revient à laisser les pleins pouvoirs à des entraîneurs qui peuvent exercer des pressions, mettre des athlètes sous leur emprise et leur faire subir beaucoup de choses, s'ils sont malhonnêtes.
Mes parents ont été très impliqués, tout au début, dans ma pratique sportive, mais ils n'ont jamais bénéficié d'une prévention sur ces questions, de la part de la fédération, des clubs ou des entraîneurs. Plus mon niveau sportif augmentait, moins ils étaient impliqués, mais ils avaient toujours une relation particulière avec mes entraîneurs.
Quand j'ai commencé à aller mal, ma mère l'a vu, mais elle n'arrivait pas à identifier mon mal-être et à faire qu'il s'arrête. Elle en a beaucoup parlé à mon ancien entraîneur, mais il lui a fait comprendre que tout allait bien. Il ne pouvait pas le savoir, et il n'a pas vraiment pris en compte les avertissements : il me disait souvent que si ma mère était inquiète, c'était normal puisque c'était ma mère. Elle avait raison en fait, mais personne ne l'a jamais vraiment écoutée.
Le plus important serait de faire de la prévention à l'Insep. Il faudrait vraiment qu'il y en ait beaucoup, et de manière régulière, afin que tout le monde soit contraint d'entendre parler de ces questions.
Il faudrait peut-être aussi qu'il y ait une cellule ou un endroit à l'Insep où on pourrait se réfugier en cas de problème, un peu comme les safe zones dans certains festivals. On s'y rendrait en cas de problème, pour pouvoir en parler tout de suite. Quand des choses se passent, en général on les garde pour soi, parce qu'on ne sait pas à qui en parler, ni où aller. S'il y avait un endroit vraiment visible, pas loin des zones d'entraînement ou du self, cela pourrait être bien. Ce serait aussi une manière de montrer aux agresseurs qu'une action est menée dans le cadre de l'Insep. Ils auraient peut-être davantage peur et cela pourrait les conduire à y réfléchir à deux fois avant d'agir.
Il y a beaucoup à faire, mais le plus important est sans doute de parler partout de ces questions, pour qu'elles ne restent pas taboues.
Vos agresseurs ont-ils cherché à prendre contact avec vous et ont-ils conscience de ce qu'ils ont fait ?
Je les ai bloqués partout, et je ne sais donc pas s'ils ont voulu entrer en contact avec moi. Comme je me suis exprimée publiquement, je pense qu'ils savent ce que je leur reproche.
D'après ce que j'ai entendu dire, la plupart d'entre eux ne se rendent pas compte de ce qu'ils ont fait. C'est un problème de prévention et d'éducation : ces personnes ne se rendent pas compte du mal qu'elles font, et on ne se rend pas compte de ce qu'on subit, en tant que victime, au moment où on le vit. Surtout, on ne mesure pas les conséquences au niveau psychologique.
Plus on en parlera, moins cela sera tabou et mieux ce sera pour tout le monde.
Il a beaucoup été question de l'Insep, puisque c'est là-bas que vous vous entraîniez. Au-delà de l'enquête qui a été menée, qu'aurait pu faire, selon vous, la Fédération française d'athlétisme pour vous soutenir ? Qu'attendiez-vous d'elle après ce qui vous est arrivé ?
La fédération a un devoir de protection envers ses athlètes. S'agissant de l'entraîneur contre lequel j'ai porté plainte en 2018, l'une des premières choses qu'on m'a dites quand je suis arrivée en équipe de France, c'était qu'il était un peu tactile et qu'il fallait faire attention à ne pas trop s'approcher de lui. Et une fois que j'ai décidé de parler, d'autres ont décidé de le faire aussi. Cet entraîneur était connu comme étant tactile, trop proche des athlètes. La fédération a pour devoir d'écarter des personnes qui peuvent mal se comporter, agresser et violenter les sportives.
Il faudrait aussi une meilleure communication avec les victimes qui parlent. On se sent très peu considéré quand on le fait : soit on n'a pas de réponse, soit il n'y a pas de suivi. Je comprends que c'est très compliqué, mais nous sommes quand même très peu ou mal prises en considération. La fédération a fait appel à moi pour la couverture d' Athlétisme Magazine, elle cite mon nom le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, ce qui est très bien, mais derrière cela, je n'ai pas particulièrement ressenti de soutien de sa part dans des affaires précises, qui m'ont touchée à titre personnel.
Vous nous avez dit que vous receviez des témoignages sur Instagram. Y a-t-il encore – je ne vous demande pas forcément de citer des noms – des cas tels que le vôtre, dans lesquels des entraîneurs n'ont pas été mis à l'écart alors qu'ils ont des comportements inappropriés, voire plus, vis-à-vis de certaines athlètes ?
Les retours que j'ai sont vraiment très inquiétants. Je pourrai vous donner des noms en off si vous le voulez. Beaucoup d'athlètes sont en souffrance à cause d'entraîneurs qui font partie de l'équipe de France et d'autres athlètes qui en font aussi partie. Des femmes décident de parler, mais la fédération, l'Insep et l'appareil judiciaire éprouvent des difficultés à prendre des décisions.
C'est comme pour les enfants, si on n'arrête pas de dire aux gens que ce n'est pas bien ce qu'ils ont fait mais qu'il n'y a jamais de sanction, pourquoi arrêteraient-ils ? Pourquoi des athlètes qui ont participé aux derniers championnats du monde, qui sont très présents et encensés sur les réseaux sociaux, qui ont de nombreux sponsors, arrêteraient-ils ? Par ailleurs, la culture du sport met beaucoup en avant les valeurs de force et de gloire, et nous sommes à un an des Jeux olympiques. Ces athlètes seront des superstars : rien ne va les arrêter. Cela peut même aller de pire en pire, puisqu'ils auront un sentiment d'impunité et de toute-puissance.
La fédération est-elle au courant des faits que vous évoquez ? Décide-t-elle sciemment de fermer les yeux parce qu'il faut décrocher des médailles aux Jeux olympiques ?
Je pense que la fédération est au courant de ces histoires. J'essaie de les faire remonter au maximum. Au risque de déplaire, je crois que les noms ne sortiront pas et que les personnes concernées ne seront pas sanctionnées à un an des Jeux olympiques. Ce serait trop dangereux, surtout après la débâcle subie lors des derniers championnats du monde : nous n'avons obtenu qu'une seule médaille, ce qui était assez alarmant. La priorité de la fédération sera de sauver les apparences dans un an et certainement pas de protéger les victimes, car avoir à mettre de côté de potentiels médaillés et leurs entraîneurs serait catastrophique pour l'image de la Fédération française d'athlétisme.
Si vous souhaitez nous apporter des informations complémentaires, vous pourrez le faire par mail ou par téléphone, et nous pourrons poursuivre l'échange en off si vous le souhaitez. Nous sommes également là pour vous accompagner : si vous avez besoin d'aide, nous serons là. Claudia Rouaux a dit tout à l'heure que les choses sont parfois plus simples grâce à un député. En tout cas, nous sommes aux côtés des sportifs de haut niveau.
La séance s'achève à quinze heures cinquante.
Présents. – Mme Béatrice Bellamy, M. Pierre-Henri Dumont, M. Jérôme Guedj, Mme Pascale Martin, M. François Piquemal, Mme Claudia Rouaux, Mme Sabrina Sebaihi
Excusé. – M. Bertrand Sorre