La séance est ouverte à 17 heures 20.
Présidence de M. Sacha Houlié, président.
La Commission auditionne Mme Élisabeth Guigou, dont la nomination est proposée par le Président de la République en qualité de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
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Nous sommes réunis pour examiner la proposition de nomination, par le Président de la République, de Mme Élisabeth Guigou et de M. Patrick Titiun en qualité de membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). En application de l'article 65, alinéa 2 de la Constitution, cette nomination suit la procédure prévue en son article 13. La nomination ne peut pas avoir lieu si l'addition des votes négatifs dépasse les trois cinquièmes des suffrages exprimés à l'Assemblée nationale et au Sénat. Nous voterons sur la proposition de nomination de ces personnalités à l'issue de leur audition respective. Ces votes seront tenus secrets jusqu'au dépouillement des votes de la commission des lois du Sénat, qui aura lieu demain matin.
En application de l'article 29-1 du règlement de l'Assemblée nationale, la commission a désigné une rapporteure, Mme Cécile Untermaier, qui a adressé un questionnaire aux personnalités auditionnées. Leurs réponses écrites ont été transmises aux commissaires et mises en ligne sur le site internet de l'Assemblée nationale.
La semaine dernière, nous avons examiné les candidatures proposées par la présidente de l'Assemblée nationale et notre commission ne s'est pas opposée aux nominations de Mme Diane Roman et de M. Loïc Cadier. Aujourd'hui, nous examinons la proposition du Président de la République de nommer au CSM, en tant que personnalités qualifiées, Mme Élisabeth Guigou et M. Patrick Titiun ; c'est donc avec nos collègues de la commission des lois du Sénat que nous devrons décider si nous nous opposons à ces nominations, à la majorité des trois cinquièmes.
Étant donné l'importance du rôle joué par le CSM, ces auditions sont un moment démocratique essentiel. Outre ses compétences de nature consultative qui l'amènent à répondre aux demandes d'avis formulés par le Président de la République et à se prononcer sur les questions relatives à la déontologie des magistrats et au fonctionnement de la justice, le CSM est compétent en matière de nomination et de discipline des magistrats. Il nous appartient donc d'auditionner avec sérieux les candidats envisagés, afin d'apprécier leur parcours et leur vision des fonctions qu'ils seront conduits à exercer au sein du Conseil.
Madame Guigou, après l'obtention d'un diplôme d'études supérieures de littérature américaine et d'un diplôme d'études universitaires générales de sciences économiques, vous avez intégré l'École nationale d'administration avant de rejoindre le ministère de l'économie et des finances en qualité d'administrateur civil. Vous avez assumé des fonctions variées au sein de l'administration, en France et à l'étranger – celle, par exemple, d'attachée financière près l'ambassade de France au Royaume-Uni. À partir de 1982, votre parcours prend une coloration plus politique. Dans un premier temps, vous occupez des fonctions de conseil auprès du ministre Jacques Delors, puis du Président de la République François Mitterrand. Ensuite, vous assumez de nombreuses responsabilités : ministre déléguée chargée des affaires européennes, de 1990 à 1993, et vous êtes élue députée européenne en 1994, puis députée du Vaucluse. De 1997 à 2000, fait marquant étant donné la raison de votre présence devant nous aujourd'hui, vous êtes ministre de la justice. Vous serez ensuite ministre de l'emploi et de la solidarité de 2000 à 2002, puis députée de 2002 à 2017, mandats au cours desquels vous exercerez les éminentes fonctions de vice-présidente puis de présidente de la commission des affaires étrangères, et de vice-présidente de l'Assemblée nationale. Le point commun des fonctions assumées dans ce parcours très riche est l'engagement pour le service public.
Je vous ai adressé un questionnaire portant sur votre parcours, votre vision du rôle du CSM et le regard que vous portez sur l'institution judiciaire ; je vous remercie d'y avoir répondu de manière détaillée et sincère dans des délais aussi brefs. J'observe qu'en réponse aux questions portant sur le rapprochement des dispositions constitutionnelles en matière de nomination et de discipline des magistrats du siège et du parquet, vous avez, sans le savoir, donné une réponse identique à celle des autres personnalités dont la nomination est envisagée. Si un tel texte devait être à nouveau débattu, pensez-vous que le CSM pourrait, sans outrepasser ses missions constitutionnelles, jouer un rôle pour pousser cette réforme ?
Je suis honorée et heureuse de me trouver devant votre commission en qualité de candidate proposée par le Président de la République pour siéger au CSM. Ayant répondu dans le détail au questionnaire que m'a adressé Mme la rapporteure, je vous dirai en quoi, il me semble – mais c'est à vous d'en juger –, mon parcours très diversifié, dont la constante est un engagement ferme et déterminé dans toutes les responsabilités que j'ai assumées, peut être utile au CSM. Je dirai aussi comment j'envisage les fonctions de membre du CSM en tant que personnalité qualifiée si vous confirmez la proposition du Président de la République, et ce que je comprends des enjeux à venir pour cette institution dans son organisation actuelle.
Membres de la commission des lois, vous savez que le CSM détient de la Constitution des missions essentielles. Il doit assister le Président de la République, garant de l'indépendance de la justice aux termes de l'article 64 de la Constitution, ce qui implique de veiller au respect de la séparation et de l'équilibre des pouvoirs, fondement de notre État de droit. Il lui appartient aussi de promouvoir la qualité de la justice par la gestion de ses ressources humaines, et la nomination des magistrats ou les avis qu'il donne sur ces nominations est celle de ses missions qui lui prend le plus de temps. La gestion des ressources humaines est d'une importance d'autant plus grande que les moyens humains de la justice vont considérablement augmenter. Elle doit s'adapter aux évolutions de la société et, bien sûr, aux exigences déontologiques. La déontologie a beaucoup évolué lors des précédents mandats du CSM ; son respect demeure une manière de prévenir les manquements au devoir des magistrats et d'éviter les décisions disciplinaires.
Je pense la diversité de mon parcours utile à l'exercice de la fonction à laquelle le Président de la République propose de me nommer. En effet, si le CSM est majoritairement composé de personnalités qualifiées, c'est pour privilégier l'ouverture et éviter l'entre-soi. L'intensité de mes engagements, toujours dans le service public comme vous avez bien voulu le souligner, madame la rapporteure, et aussi dans les organismes à but non lucratif auxquels je participe encore, témoigne de cette ouverture.
J'ai insisté, dans mes réponses à votre questionnaire, sur ma formation de jeune fonctionnaire au ministère de l'économie et des finances. J'ai acquis alors des savoirs et des méthodes qui me servent encore sur le poids croissant de l'économie et de la finance aux plans national, européen et international, l'évolution du droit et de notre système judiciaire, la connaissance des administrations centrales – ce qui peut ne pas être inutile au CSM –, la complexité des relations internationales et l'intérêt pour la France de la construction européenne.
De ces années, j'ai gardé la conviction qu'il est indispensable de former tous nos responsables, au-delà des enseignements théoriques, à la pratique de nos institutions et à la culture de nos organisations. C'est pourquoi j'ai dispensé pendant quinze ans à l'Institut d'études politiques de Paris un enseignement sur « l'Europe dans le monde », et c'est pourquoi aussi j'ai été heureuse d'être conviée, il y a quelques jours, à l'École nationale de la magistrature (ENM), dans le cadre de la formation continue, pour échanger avec des magistrats français et étrangers sur l'exercice de leur mission, qui évolue beaucoup dans le cadre de l'Union européenne.
J'ai découvert le fonctionnement du pouvoir exécutif lorsque j'ai eu le privilège d'entrer dans des cabinets ministériels et présidentiels, d'abord au cabinet de Jacques Delors, alors ministre de l'économie et des finances, puis au secrétariat général de la présidence de la République pour traiter des questions économiques, financières, européennes et internationales. J'ai été frappée par la complexité des choix et des décisions cruciales pour l'avenir de la nation. À l'époque, il s'agissait du choix du système monétaire européen, de la monnaie unique et de l'Union européenne, dans un contexte de bouleversement des équilibres européens et mondiaux : unification de l'Allemagne, effondrement de l'Union soviétique, montée en puissance de la Chine et des pays non alignés, et diminution du poids de l'Union européenne dans le monde. Ce bouleversement mène aujourd'hui à la contestation par les autocraties des grands principes qui fondent l'état de droit international – non seulement la contestation, assez ancienne, des droits individuels ou collectifs, mais aussi celle de principes restés immuables depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, tels que l'intangibilité des frontières, respectée même par Staline, et que l'invasion de la Crimée et l'attaque contre l'Ukraine remettent tragiquement en lumière. Mais la contestation des valeurs démocratiques n'est, hélas, pas le seul fait des autocraties – j'y reviendrai.
Je ne m'attarderai pas sur les cinq années passées au secrétariat général des affaires européennes, sinon pour dire que les questions juridiques étaient omniprésentes dans ce service interministériel dépendant du Premier ministre, que je dirigeais tout en étant conseillère du Président de la République. L'évolution du droit et des institutions européennes par les traités, les directives et les règlements imposait quotidiennement de concilier notre droit national et le droit européen dans tous les secteurs de la vie économique et sociale – agriculture, pêche, transports… Je me souviens, en particulier, d'une bataille homérique sur les pots catalytiques, l'Union européenne n'ayant cessé de développer sa législation en matière de protection de l'environnement. Ensuite, une évolution a eu lieu vers les domaines régaliens, puisque les compétences de l'Union sont désormais très larges en matière de coopération judiciaire.
Au ministère délégué aux affaires européennes, j'ai, pour la première fois, exercé des responsabilités politiques qui m'ont amenée à fréquenter assidûment le Parlement, notamment pour la négociation et la ratification de la convention de Schengen et du traité sur l'Union européenne, dit traité de Maastricht. J'ai mesuré la qualité des travaux des commissions à l'occasion des réformes constitutionnelles préalables à la ratification des traités et de la transposition des directives.
À ce moment, j'ai aussi mené mes premières campagnes électorales, d'abord pour les élections régionales en mars 1992 et, à partir de l'été 1992, au niveau national, pour la ratification du traité sur l'Union européenne. J'ai alors appris à quel point les élus et les structures locales sont essentiels à notre vie démocratique et pour la force de notre nation – ce que je garderai en mémoire si vous confirmez ma nomination au CSM – et combien aussi il est utile d'écouter les citoyens. Je me réjouis que dans la plupart des ressorts des tribunaux, les contacts se développent entre magistrats et élus. À mes yeux, le dialogue entre la magistrature, les administrations nationales et locales et les élus ne peut qu'enrichir les uns et les autres, à condition, bien sûr, qu'il ait lieu dans le respect de l'indépendance des magistrats et des responsabilités des élus et des fonctionnaires. Si vous approuvez ma nomination, j'aurai à cœur de veiller à la prise en compte, par le collège des membres du Conseil, du critère de l'ouverture des magistrats aux représentants des autres pouvoirs, des autres autorités et associations locales et, bien entendu, du Parlement.
J'ai siégé au Parlement européen entre 1994 et 1997, moment où la question du respect des droits et des libertés fondamentales était omniprésente. Nous savions que les pays d'Europe centrale et orientale qui venaient de se libérer de la tutelle soviétique rejoindraient un jour l'Union européenne ; il a donc fallu réviser le préambule des traités et les traités eux-mêmes pour être prêts à les accueillir en réaffirmant les valeurs et les principes fondamentaux de l'État de droit européen. J'ai été aux premières loges, si je puis dire, avec un collègue allemand, le Parlement européen nous ayant élus tous deux pour le représenter dans les négociations du traité d'Amsterdam. J'ai mesuré à quel point notre état de droit était précieux, et envié par les États d'Europe centrale et orientale qui aspiraient, sans exception et avec enthousiasme, à devenir membres du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne.
J'ai alors pris conscience que le respect de l'État de droit, qui paraissait aller de soi en Europe de l'Ouest et dans le monde avec la Charte des Nations unies, pouvait ne pas être acquis pour toujours. C'est pourquoi je pense que la contestation des valeurs démocratiques, de l'État de droit, fondement de la séparation des pouvoirs et de leur équilibre, doit être l'objet de l'attention de toutes nos institutions et, en particulier, du CSM. Nous sommes témoins d'événements tragiques dont nous ne pensions pas qu'ils puissent se produire dans certaines démocraties. Je pense, par exemple, à l'attaque du Capitole, encouragée, hélas, par le président des États-Unis, et qui a sans doute inspiré les partisans de M. Bolsonaro au Brésil, ou encore aux intentions affichées ces dernières semaines par Israël, la seule démocratie du Moyen-Orient, de ne pas respecter l'indépendance de la Cour suprême. Dans l'Union européenne, les positions des gouvernements polonais et hongrois, qui veulent contrôler la justice et limiter la liberté d'expression, sont aussi une évolution qu'il faut pouvoir combattre. En France même, hélas, certains, en remettant en cause la légitimité de notre cour suprême, s'engagent dans cette voie. Cette menace s'amplifie ; c'est pourquoi l'enseignement du droit national, européen et international et des principes et du fonctionnement de nos institutions est essentiel au dialogue entre l'autorité judiciaire et le Parlement.
Je dirai en quoi mon expérience de garde des sceaux m'a été et m'est encore utile. Cette nomination fut un honneur et j'en garde une grande fierté, car j'ai été la première femme – heureusement pas la dernière – nommée à ce poste régalien. D'emblée, j'ai pris l'engagement public de respecter scrupuleusement l'indépendance de l'autorité judiciaire et de ne prendre aucune instruction dans les affaires individuelles ; nous sortions alors d'une époque marquée par des épisodes pour certains rocambolesques, comme l'envoi d'un hélicoptère dans l'Himalaya pour en ramener un procureur. Je me suis aussi engagée à respecter tous les avis du CSM pour les nominations au parquet. J'ai engagé une réforme constitutionnelle qui, approuvée dans les mêmes termes par l'Assemblée nationale et le Sénat en 1999, est bloquée depuis maintenant vingt-quatre ans.
Ces années m'ont permis de connaître le système judiciaire dans toutes ses composantes et les professionnels de la justice dans leur grande diversité : les magistrats, bien sûr, mais aussi les greffiers – je fus, m'a-t-on dit, la première des ministres de la justice à assister à un congrès de greffiers –, les avocats, les notaires, les huissiers, les personnels pénitentiaires si dévoués dans un travail si ingrat, la protection judiciaire de la jeunesse, les experts, les bénévoles, les médiateurs, les conciliateurs et, bien entendu, les associations de victimes.
J'ai consacré beaucoup de temps, avec bonheur, à travailler avec le Parlement à des réformes que nous avons menées de concert, avec le souci de considérer toujours le double regard des professionnels et des citoyens, qu'il s'agisse des droits fondamentaux, de la présomption d'innocence et des droits des victimes, de l'accès aux droits et à l'aide juridique, ou de réformes de société telles que le pacs et la parité. Nous avons aussi beaucoup travaillé sur la coopération judiciaire européenne, car l'interdépendance croissante fait que, dans le domaine de la délinquance et de la criminalité comme pour les affaires civiles, familiales ou commerciales, les dossiers transfrontières sont de plus en plus nombreux. Nous avons pu mettre au point, après un long travail avec le Parlement, lors du premier Conseil européen consacré à la justice, en 1999, à Tampere, une feuille de route qui a finalement abouti au principe de la reconnaissance mutuelle pour les décisions judiciaires dans les États membres de l'Union européenne, ainsi qu'au mandat européen.
Au ministère des affaires sociales, j'ai eu comme priorité les personnes fragiles, femmes violentées, personnes âgées dépendantes et enfants confiés à l'aide sociale à l'enfance.
J'ai ensuite été élue à l'Assemblée nationale, où j'ai siégé pendant trois législatures. Depuis 2017, je participe à des cercles de réflexion et j'ai des activités uniquement bénévoles dans des organismes à but non lucratif. N'était pas bénévole mon enseignement à l'Institut d'études politiques de Paris, mais il a pris fin l'année dernière.
En quoi tout cela peut-il être utile au CSM ? Dans une collégialité, on peut, même si l'on a des convictions, être amené à changer d'avis. Si, aux termes de la Constitution, les personnalités qualifiées sont majoritaires dans la composition du Conseil, c'est pour porter un autre regard que celui des magistrats sur les nominations, la déontologie et la discipline, pour nourrir les réflexions sur le fonctionnement de la justice, son avenir et son environnement européen et international, pour engager, aussi, un dialogue fécond entre personnes d'origines différentes afin de rapprocher des points de vue initialement opposés ou éloignés. J'ai depuis très longtemps la conviction qu'un dialogue ne produit de compromis constructifs que dans l'écoute, l'honnêteté intellectuelle et le respect mutuel des interlocuteurs. Avoir eu l'honneur de travailler au sein des deux pouvoirs et d'avoir fréquenté assidûment l'autorité judiciaire et les professions de justice a renforcé ma certitude que la séparation des pouvoirs est le socle de la démocratie, et que l'équilibre des pouvoirs exige le respect de l'indépendance de chacun, le dialogue entre eux, ainsi que l'ouverture.
Si votre commission me fait l'honneur de confirmer ma nomination, je m'engage bien sûr à consacrer au Conseil l'assiduité nécessaire, à bénéficier des bienfaits de la collégialité et à pratiquer les vertus d'indépendance, d'impartialité, d'intégrité et de réserve que l'on exige de la magistrature.
Je vous remercie pour cet exposé, qui atteste une qualification dont nous n'aurions pas eu l'outrecuidance d'imaginer l'absence.
Vous avez dit que le CSM devait promouvoir la qualité de la justice. À ce sujet, le problème récurrent de l'exécution des jugements reste irrésolu. Dans l'une de vos réponses écrites au questionnaire que je vous ai adressé, vous dites qu'il y aurait tout bénéfice à ce que le juge des enfants ou le juge aux affaires familiales dispose du temps nécessaire pour vérifier l'application des décisions rendues. Cette observation me paraît très importante : les juges ne devraient-ils pas s'impliquer davantage dans l'application des jugements rendus au civil ?
Je m'en tiendrai là, car vous avez bien voulu répondre à ma question relative à la révision constitutionnelle que notre groupe appelle de ses vœux.
Madame la ministre, penser que vous pourriez ne pas correspondre aux exigences de la fonction paraît peu plausible. Aussi mes questions porteront-elles sur le CSM, dont le rôle central est de maintenir l'indépendance du corps de la magistrature. Or, cette indépendance est percutée par des canaux de pression de plus en plus diversifiés, par la judiciarisation patente de la vie publique, par la nécessité de moyens supplémentaires – ce à quoi nous veillons activement –, par les responsabilités individuelles des acteurs de la justice et par la pluralité des droits, droit européen compris. Dans ce contexte, quelle vision complémentaire vous paraît-il impératif de donner au CSM pour tenter de répondre à ces enjeux cruciaux ? Le plan d'action issu des États généraux de la justice que nous a récemment présenté le garde des sceaux intègre un outil d'évaluation de la charge de travail des magistrats. Mais comment envisager de soumettre les juges à quelque pression que ce soit s'ils n'ont pas les moyens de remplir leur mission ? Comment permettre au CSM d'aller plus loin dans le contrôle qu'il opère sur l'indépendance des magistrats et, pour cela, sur les moyens qui leur sont donnés ? Étant donné votre vaste expérience européenne et internationale, avez-vous des éléments comparatifs à ce sujet ? Ils nous seraient très utiles.
Rendre la justice est une fonction essentielle dans un État de droit. Le magistrat, membre de l'autorité judiciaire, tire sa légitimité de la loi, qui l'a voulu indépendant et impartial, principes qui s'imposent aux autres pouvoirs. En réponse au questionnaire de Mme la rapporteure, vous indiquez vous-même que « l'indépendance de l'autorité judiciaire garantit l'impartialité de la justice » et que « l'indépendance de la justice, principe constitutionnel, s'impose aux pouvoirs exécutif et législatif ». La Constitution a fait du CSM un organe autonome garant de cette indépendance. Siègent aujourd'hui en son sein six personnalités qualifiées désignées par le Président de la République, le président du Sénat et la présidente de l'Assemblée nationale. De ce fait, les magistrats de formation sont minoritaires dans ce collège, notamment au moment de procéder à des nominations. C'est dire l'importance de la désignation des personnalités qualifiées, dont je ne conteste pas la présence au sein du CSM car elle permet, j'en suis d'accord, d'apporter un regard différent et d'éviter tout risque de corporatisme. Encore faut-il que la diversité voulue par le législateur existe et que les personnalités qualifiées ne soient pas quasiment toutes issues du milieu politique. Le risque est trop grand qu'à proposer trop de personnalités qualifiées trop politisées – ce qui, au regard de votre parcours, est votre cas –, on introduise dans le Conseil une bonne dose de partialité contraire à l'indépendance et à l'impartialité voulues par les pères fondateurs de la Constitution. En clair, la désignation de personnalités qualifiées par trop politisées ne pervertit-elle pas le système, le pouvoir exécutif donnant le tempo au pouvoir judiciaire ? N'est-ce pas un danger pour la démocratie ?
Personne ne peut mettre en cause ni votre parcours ni votre expérience, qui plaident évidemment en faveur de votre nomination au CSM. Mais je souhaite revenir sur l'examen, la semaine dernière, d'une proposition de nomination sur laquelle la commission des lois a émis une majorité d'avis défavorables, par dix-huit voix contre quinze, et qui a néanmoins eu lieu, au terme d'une procédure croquignolesque, selon laquelle plus de 60 % des votants doivent formuler un avis défavorable pour que la nomination ne soit pas confirmée. Alors que la majorité de notre commission était nettement contre cette nomination, vous aurez donc, si votre nomination est confirmée aujourd'hui, une collègue nommée sans notre assentiment. Ce qui a pu poser problème la semaine dernière, c'est la question de la neutralité d'une personnalité hautement engagée sur le plan politique, ce qui est également votre cas. Votre parcours, notamment votre expérience en qualité de garde des sceaux, plaide en faveur de votre nomination mais, si vous êtes nommée, comment pouvez-vous nous garantir votre neutralité, le rôle du CSM étant de garantir l'indépendance de la justice ?
Puis-je rappeler que cette procédure de nomination résulte de la révision constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République conduite par M. Nicolas Sarkozy ?
Madame la ministre, je suis honorée de débattre avec vous. Je vous dois une confidence : j'avais tout juste 16 ans lorsque vous étiez ministre de la justice et vous faites partie des personnalités politiques, femme qui plus est, qui ont orienté mes choix.
Étant donné la diversification des modalités de recrutement des magistrats, près de 20 % d'entre eux ne passent pas dès l'origine par l'ENM ; faut-il ouvrir plus largement le recrutement ? Comment garantir des recrutements d'un haut niveau juridique ?
À la lecture des rapports de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ) et de la Cour des comptes, qui pointent l'absence de référentiel pour la charge de travail des magistrats, n'appartient-il pas au CSM de se pencher sur l'attractivité des postes de chef de juridiction ?
Comment remédier aux difficultés suscitées par la grande mobilité dans la magistrature ?
Enfin, le rapport « Rendre justice aux citoyens » du comité des États généraux de la justice, remis le 8 juillet dernier par M. Jean-Marc Sauvé au ministre de la justice, a confirmé la défiance des justiciables à l'encontre de l'institution judiciaire. Pensez-vous que le CSM peut avoir un rôle à jouer pour tenter d'inverser cette tendance très inquiétante ?
Madame la rapporteure, la qualité de l'exécution des décisions rendues est pour moi un objet d'intérêt et de préoccupation depuis très longtemps, notamment en matière familiale lorsque le juge des enfants rend des ordonnances de placement ou d'assistance éducative. Que beaucoup de ces décisions ne soient pas appliquées ou traînent en longueur pose un énorme problème. De surcroît, des décisions de suivi des enfants en assistance éducative peuvent être modifiées constamment ; le regard du juge doit donc être régulier, et de son initiative, me semble-t-il. Mais j'ai indiqué dans ma réponse que le problème fondamental est celui des moyens. Il faut certes sensibiliser les magistrats à ces questions, mais dans leur très grande majorité, ils le sont. La quasi-totalité des magistrats que j'ai connus et côtoyés, compétents et dévoués, voulaient bien faire leur métier, je n'ai aucun doute à cet égard. Ils vivent d'ailleurs très difficilement le fait de manquer souvent de temps à consacrer aux justiciables. Les engagements pris dans le plan d'action du garde des sceaux doivent permettre de progresser, mais il vous appartiendra de définir le « fléchage » des moyens alloués. Pour le ministère de la justice, ils concernent la magistrature et l'administration pénitentiaire, et l'on sait qu'il y a toujours, en termes de moyens, un biais favorable à cette dernière. La commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire, dont M. Didier Paris était le rapporteur, et vous-même, madame la rapporteure, avez d'ailleurs beaucoup insisté sur la nécessité de clarifier le budget et de rendre nettement plus lisibles les moyens accordés aux différentes fonctions. Selon moi, la question trouve essentiellement ses causes dans un problème de moyens, mais également de sensibilisation, d'éducation et de dialogue entre les magistrats et les responsables nationaux et locaux responsables des services publics chargés de l'application des décisions de justice. La protection de l'enfance, qui ne fonctionne pas comme elle le devrait, demande une attention particulière.
Monsieur Paris, je viens de mentionner le rapport que vous avez rendu lors de la précédente législature. Il est toujours d'actualité, qu'il s'agisse de l'impératif des moyens ou de la gestion des ressources humaines. Qu'il n'existe pas de référentiel pour la charge de travail dans la magistrature a été pour moi un motif de stupéfaction lorsque je m'en suis rendu compte – pas lorsque j'ai exercé les fonctions de garde des sceaux, à ma grande honte. En cette matière, comme dans la réflexion sur l'évaluation des magistrats – les chefs de cour et de juridiction ne sont plus évalués –, le CSM peut permettre des progrès importants, puisqu'il multiplie les groupes de travail avec d'autres professionnels sur les questions relatives à la qualité du fonctionnement de notre justice. Ces réflexions sont indispensables si le CSM veut répondre de manière pertinente aux avis qui peuvent lui être demandés à ce sujet par le ministre de la justice.
Madame Bordes, est-il pertinent que des personnalités qualifiées soient désignées par des responsables politiques ? Je ne m'autoriserai pas à remettre en cause la Constitution, ma référence constante ; si le Parlement pense qu'elle doit être révisée, c'est sa responsabilité. Pour ma part, j'ai toujours inscrit mes actions et mes réflexions dans le cadre constitutionnel existant. C'est le minimum quand on exerce des responsabilités publiques.
Monsieur Boucard, vous vous êtes insurgé contre le fait qu'un avis majoritairement négatif de votre commission puisse être sans conséquence sur une nomination. Je suppose que vous me demandez si l'on ne devrait pas réformer les modalités de confirmation ou d'infirmation de la nomination des personnalités qualifiées par le Parlement. Il est vrai que pour qu'une proposition de nomination ne soit pas approuvée, il faut une majorité négative difficile à atteindre. Cette question, légitime, est récurrente mais, là encore, la responsabilité d'une révision constitutionnelle vous appartient… et je me réfère aussi à la remarque de votre président.
Madame Brocard, le développement des voies d'accès à l'ENM est à mes yeux bénéfique et salutaire. Les concours sont maintenant nombreux, peut-être trop d'ailleurs, et les recrutements latéraux se sont multipliés. C'est important parce que la venue de professionnels d'autres horizons ne peut qu'enrichir la magistrature, et aussi parce que cela permet de recruter d'autres profils en termes d'âge, de catégories socioprofessionnelles et de sexe, et donc de rééquilibrer les choses. La formation commune me paraît d'une extrême importance, et les stages devraient être désormais systématiques pour les auditeurs de justice, tant dans des cabinets d'avocats que dans les administrations centrales et locales. Cela ne peut que leur ouvrir l'esprit, leur permettre d'appréhender d'autres façons d'être et de penser, et de s'interroger sur d'autres manières d'exercer leur futur métier.
Le manque d'attractivité des postes de chef de juridiction et même de cour d'appel est préoccupant. Cela peut s'expliquer par des causes géographiques pour certains tribunaux situés dans des zones très rurales, dans des petites villes, dans des régions moins attractives. Mais la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle est devenue centrale pour les magistrats et les magistrates. Un grand ancien me racontait qu'il y a quelques années, les membres du CSM voyaient arriver devant eux des couples de magistrats ; maintenant, les conjoints ne sont ni magistrats, ni même membres de professions judiciaires. Concilier vie personnelle et vie professionnelle devient beaucoup plus difficile, et cela explique la tendance de certains magistrats à privilégier constamment les grandes villes et les régions plus attractives, et à se défier des mobilités trop lointaines. Le CSM devrait être particulièrement attentif à cette question et envisager de formuler de nouvelles propositions de carrière et de rémunération. J'ai lu dans le plan d'action du ministre de la justice des propositions en ce sens, sous la forme d'un accord-cadre sur la qualité de vie au travail et les rémunérations. Cela me paraît extrêmement important.
Je vous remercie. Nous entendrons l'avis de Mme la rapporteure hors votre présence avant de procéder au vote.
Le grand souci d'ouverture manifesté par Mme Élisabeth Guigou répond à ce que notre commission attend d'une personnalité qualifiée siégeant au CSM. Et comme la Constitution nous interdit d'imaginer d'autre nomination que celle d'une personnalité qualifiée, je donnerai, en ma qualité de rapporteure, un avis favorable à cette nomination, comme le fera mon groupe.
Délibérant à huis clos, la Commission se prononce par un vote au scrutin secret, dans les conditions prévues à l'article 29-1 du règlement, sur cette proposition de nomination.
Les résultats du scrutin ont été annoncés, simultanément à ceux de la commission des Lois du Sénat, le mercredi 1er février à 12 heures 10 :
Nombre de votants : 31
Bulletins blancs, nuls ou abstentions : 0
Suffrages exprimés : 31
Avis favorables : 25
Avis défavorables : 6
La séance, suspendue à 18 heures 10, est reprise à 18 heures 15.
Puis, la Commission auditionne M. Patrick Titiun, dont la nomination est proposée par le Président de la République en qualité de membre du Conseil supérieur de la magistrature (Mme Cécile Untermaier, rapporteure).
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Monsieur Titiun, le Président de la République a proposé votre nom pour siéger en tant que personnalité qualifiée au sein du CSM. En conséquence, notre commission vous auditionne afin de connaître votre parcours et d'appréhender votre regard sur l'institution judiciaire en général et le CSM en particulier. Nos échanges devraient nous permettre de cerner la façon dont vous envisagez l'exercice de vos fonctions au sein de cette institution, si vous y étiez nommé.
Vous êtes la quatrième personnalité que la commission des lois entend pour les nominations de 2023. Aussi, je ne rappellerai pas le rôle du CSM, ni le contexte de votre audition, si ce n'est pour souligner la solennité de ce moment, qui répond à l'importance du rôle joué par le CSM dans notre État de droit.
Vous avez le profil universitaire et professionnel d'un juriste : après l'obtention d'une maîtrise de droit privé, vous avez été admis à l'ENM en 1983 et avez ensuite exercé des fonctions de juge au tribunal de grande instance de Metz durant cinq années. Il s'agit là de votre seule expérience de magistrat, puisque la suite de votre carrière a été consacrée au droit international, au droit européen et aux droits de l'homme dans différentes instances, au gré de détachements et de mises en disponibilité, avant que vous ne démissionniez de la magistrature en 2006 – ce qui explique que vous soyez aujourd'hui candidat pour rejoindre le CSM en tant que personnalité extérieure.
Après avoir quitté le tribunal de Metz, vous avez rejoint la sous-direction des droits de l'homme du Quai d'Orsay en qualité de secrétaire des affaires étrangères et avez, en parallèle, été vice-président du comité pour le développement des droits de l'homme du Conseil de l'Europe et membre de la délégation française à la commission des droits de l'homme des Nations unies. Vous avez, par la suite, été conseiller à la direction des droits de l'homme, puis du directeur général du Conseil de l'Europe, avant de devenir, en 2006, chef de cabinet du président de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Vous avez également publié de nombreux articles juridiques, principalement consacrés à la Convention européenne des droits de l'homme ou à la CEDH.
Durant votre carrière, vous avez eu à connaître en profondeur le travail juridictionnel, d'abord en exerçant vous-même la profession de magistrat, puis en éprouvant le fonctionnement quotidien d'une juridiction internationale. Vous pourrez sans doute nous expliquer en quoi ces expériences vous seront utiles si vous êtes nommé au sein du CSM.
Avant de vous laisser la parole, je veux vous remercier pour les réponses écrites précises et sincères que vous avez bien voulu apporter à mes questions, en dépit d'un délai très bref. J'observe que vous avez émis certaines réserves s'agissant de la publication des déclarations d'intérêts des magistrats. Je souhaiterais souligner que l'indépendance n'est pas synonyme d'indifférence, et que l'utilité de la transparence est désormais admise. À mes yeux, la publication de ces déclarations est un outil utile pour renforcer la confiance des citoyens dans la justice.
Le Président de la République a bien voulu proposer ma nomination comme personnalité extérieure au CSM, qui est l'organe chargé de l'assister dans sa mission de garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. Outre les avis qu'il rend au Président de la République et au garde des sceaux, le CSM a une double fonction. Il est d'abord l'organe qui nomme les magistrats du siège les plus importants – les membres de la Cour de cassation, les premiers présidents de cour d'appel et les présidents des tribunaux judiciaires. Il assure également une activité disciplinaire tout aussi essentielle.
Je m'efforcerai de vous présenter mon parcours et de vous dire dans quelle mesure il pourra être utile au CSM.
Comme vous l'avez rappelé, madame la rapporteure, j'ai été pendant cinq ans juge au tribunal de grande instance (TGI) de Metz, « chargé du service du tribunal d'instance de Metz » pour reprendre la terminologie alors en vigueur. Mais j'ai quitté cette juridiction, et du reste la juridiction judiciaire, pour exercer au ministère des affaires étrangères. Je défendais alors la France devant ce qui était à l'époque les organes de la Convention européenne des droits de l'homme, à savoir la Commission européenne des droits de l'homme, qui n'existe plus aujourd'hui, et la CEDH. Mon travail consistait à examiner des dossiers marqués par des dysfonctionnements du service public de la justice, tels que des longueurs de procédure excessives ou des atteintes à la présomption d'innocence. Nous essayions à l'époque de défendre la France, mais aussi de conclure des règlements amiables. L'autre volet de mon activité était de négocier un traité international, le protocole n° 11 à la Convention européenne des droits de l'homme, qui est entré en vigueur le 1er novembre 1998 et a abouti à la création de la CEDH, une juridiction que vous connaissez tous et qui siège à Strasbourg.
En 1994, j'ai été détaché au Conseil de l'Europe et ai passé un concours pour intégrer cette organisation, qui connaissait à l'époque un véritable bouleversement : alors qu'elle ne rassemblait à l'origine qu'une vingtaine d'États de l'Ouest de l'Europe, elle accueillait désormais en son sein les pays d'Europe centrale et orientale (PECO) qui opéraient leur transition vers la démocratie. J'ai donc effectué, pendant quatre ans, un travail de formation des avocats et des magistrats aux valeurs du Conseil de l'Europe que sont la prééminence du droit, la démocratie, les droits de l'homme et plus particulièrement la Convention européenne des droits de l'homme. J'ai participé à la création d'institutions qui étaient inconnues derrière le rideau de fer, telles que les écoles de la magistrature, les médiateurs et les conseils supérieurs de la magistrature – j'ai eu à l'époque de nombreux contacts avec les membres du CSM français, que j'ai fait participer à des missions d'expertise pour introduire ces institutions dans ces pays. Ce fut une période très riche de ma vie professionnelle et personnelle : j'étais en contact avec un certain nombre de juges qui avaient exercé leur métier derrière le rideau de fer – dans la Roumanie de Ceausescu, par exemple – et qui m'ont expliqué ce que cela pouvait signifier que de ne pas être un juge indépendant. Ils m'ont décrit ce qui pouvait leur arriver, concrètement, lorsqu'ils rendaient une décision qui ne plaisait pas au pouvoir politique en place : du jour au lendemain, ils étaient mutés à l'autre bout du pays, sans aucune forme de procès.
À partir de 1998, je suis devenu conseiller juridique. Mon rôle était en lien avec l'activité du CSM, puisqu'il me revenait de conseiller le secrétaire général du Conseil de l'Europe sur les procédures disciplinaires à appliquer à l'encontre des agents lorsque des règles déontologiques n'étaient pas respectées. Lorsque les agents introduisaient des recours devant le tribunal administratif du Conseil de l'Europe, j'étais chargé de défendre la position du secrétaire général. Pendant cette période, j'ai également été secrétaire de la conférence des ministres européens de la justice, ce qui m'a valu d'organiser au niveau européen le bicentenaire du code civil, avec Mme Simone Veil comme rapporteure générale.
En 2006, je suis arrivé à la CEDH en tant que chef de cabinet du président de la Cour, fonction que j'exerce depuis maintenant dix-sept ans. Jean-Paul Costa, qui était le premier président français de la CEDH depuis René Cassin, m'avait appelé à ses côtés, et les six présidents qui lui ont succédé m'ont fait l'honneur de me maintenir à cette fonction.
Je ne remplis pas un rôle juridictionnel. Il me revient de mettre en œuvre la « diplomatie judiciaire », selon l'expression de Jean-Paul Costa, qui soulignait la nécessité de nouer des liens avec les cours supérieures des États membres – il pensait en effet que la Cour ne devait pas fonctionner en pyramide, mais à partir de réseaux afin que les juridictions supérieures se connaissent mieux et travaillent ensemble. Depuis dix-sept ans, nous nous sommes efforcés de remplir cette mission, qui a abouti à la création, en 2015, du réseau des cours supérieures de la CEDH, avec le soutien du Conseil d'État français et de la Cour de cassation française. Ce réseau, sans doute unique au monde, rassemble aujourd'hui plus de cent juridictions appartenant aux États membres du Conseil de l'Europe.
La CEDH est également en contact avec les avocats, ce qui est fondamental car ce sont eux qui font vivre la Convention européenne des droits de l'homme dans les tribunaux, et avec les organisations non gouvernementales, très actives dans le domaine des droits de l'homme.
La Cour entretient aussi des relations avec les parlements. Lorsque le président de la CEDH se déplace dans un État membre, il rencontre des parlementaires – à ce titre, il n'est pas anodin de rappeler que la première visite officielle de l'actuelle présidente à Paris, quelques jours après sa prise de fonction, a été réservée à l'Assemblée nationale et au Sénat pour marquer sa déférence à l'égard de la représentation nationale. Les parlements jouent un rôle majeur pour la CEDH puisque, par l'intermédiaire d'une délégation parlementaire, ils élisent ses juges ; de même, ils adaptent les lois et, parfois, les modifient suite à un arrêt de la Cour.
Si j'insiste autant sur la diplomatie judiciaire, c'est parce que je crois que le CSM doit être une institution ouverte aux différents acteurs de la vie démocratique, en particulier au Parlement et à la commission des lois. Ces relations très importantes gagneraient à être régulières – elles pourraient intervenir à l'occasion de la publication du rapport annuel d'activité du CSM.
Le CSM traite de questions d'éthique et de responsabilité, dans l'exercice de ses fonctions disciplinaires, mais il est également chargé de la rédaction du recueil des obligations déontologiques des magistrats – un domaine dans lequel j'ai aussi une certaine expérience, puisque la CEDH s'est également dotée d'une résolution relative à l'éthique judiciaire de ses juges, à la rédaction de laquelle j'ai participé. Il est intéressant de constater que le recueil des obligations déontologiques du CSM, élaboré en 2010, a été actualisé en 2019, tandis que notre résolution élaborée à Strasbourg en 2008 a été mise à jour en 2021, pour tenir compte notamment des évolutions sociétales, qui sont d'une grande importance en matière de déontologie.
Le CSM endosse également un rôle européen, dans la mesure où il fait partie du réseau européen des conseils de justice. Mon expérience européenne pourrait donc être utile à l'institution.
Étant chargé depuis seize ans de la communication de la CEDH, je possède quelques compétences dans le domaine de la communication judiciaire institutionnelle, un sujet qui m'intéresse énormément.
Enfin, les ressources humaines constituent pour le CSM un aspect fondamental, auquel je pourrais concourir puisque je viens d'une organisation internationale innovante dans ce domaine. Je pense notamment à l'évaluation à 360 degrés, qui est une méthode intéressante en ce qu'elle permet d'évaluer les plus hauts magistrats, qui ne le sont habituellement jamais. Ayant moi-même été évaluateur et évalué, je considère que cette mesure proposée dans le rapport du comité des États généraux de la justice permet à la personne évaluée de progresser. Cet outil devra néanmoins être adapté pour tenir compte des spécificités de la magistrature. J'ai, par ailleurs, été membre de jurys de concours et de promotions à de très nombreuses reprises. Enfin, je fais quotidiennement l'expérience, au sein de la CEDH, de l'équipe autour du juge, une piste de réflexion qui figure aussi dans le rapport du comité des États généraux de la justice ; je pourrais donc apporter utilement le regard de cette institution.
J'ai été associé à l'ENM, dont le rôle est essentiel en matière de déontologie, en tant qu'intervenant ou directeur de session – je suis actuellement directeur de celle consacrée à la Convention européenne des droits de l'homme.
Pour conclure, j'aimerais souligner une évolution dans la jurisprudence de la Cour depuis une dizaine d'années. Nous voyons apparaître des affaires portant précisément sur l'indépendance de la justice, et nous nous apercevons que, lorsqu'on souhaite y porter atteinte, c'est souvent aux conseils de justice, aux conseils nationaux de la magistrature et aux autres conseils de cette nature que l'on s'attaque en raison de leur rôle essentiel dans l'État de droit.
Si vous validez cette proposition de nomination, ce sera pour moi l'aboutissement d'une carrière au service de la justice interne, puis internationale.
Ma première question répond à une forme de curiosité : est-ce par découragement que vous avez quitté la magistrature au bout de cinq ans ?
Alors que les chefs de juridiction ne sont actuellement pas évalués, se pose la question de l'adaptation de l'évaluation à 360 degrés au regard de notre dispositif constitutionnel. Qui procéderait à cette évaluation ?
Enfin, vous avez participé à l'élaboration de la résolution relative à l'éthique judiciaire des juges de la CEDH. Percevez-vous des différences notables entre les principes éthiques fixés aux juges de la Cour et les obligations déontologiques s'appliquant aux magistrats français ?
Un certain nombre d'articles s'inquiètent du fait que l'on promeuve d'anciens magistrats. Vous avez certes été magistrat, mais il y a désormais prescription, puisque vous n'avez pas été en fonction effective depuis 1990, c'est-à-dire depuis près de trente-trois ans.
Pour être franc, votre discours m'a rassuré. Je craignais d'entendre une personne qui aurait uniquement exercé des fonctions à la CEDH, mais vous avez expliqué à quel point vous n'avez eu de cesse, en réalité, de traiter des problèmes de justice, de responsabilité et d'indépendance, sans toutefois vous limiter au cas de la France – ce qui vous confère un regard par le haut qui rassure quant à votre capacité à vous intégrer dans le système.
Je n'aurai qu'une question assez banale. L'indépendance de la justice est, dans l'esprit du public, de moins en moins déconnectée de la responsabilité des magistrats, d'autant que l'avis rendu par le CSM en 2021 est, somme toute, très disciplinaire et lié à droit constant, si je puis dire. Compte tenu de votre expérience, de la richesse de votre carrière et du regard que vous portez sur d'autres modes de fonctionnement judiciaire, quelles sont vos propositions d'amélioration du système ? Il est évident que la responsabilité des magistrats doit avoir des limites absolues, mais nous nous honorerions à évoluer sur cette question.
Je ne partage pas l'enthousiasme de M. Paris à votre égard, et mes doutes n'ont pas été levés. Vous êtes, depuis 2007, le chef de cabinet du président de la CEDH : c'est dire la responsabilité considérable qui est la vôtre dans le fonctionnement de la Cour, s'agissant en particulier de la gestion des affaires les plus politiques. C'est en effet le chef de cabinet du président de la CEDH qui est le véritable pilote de la direction politique de la Cour. Dans vos réponses aux questions de Mme la rapporteure, vous indiquez que vous êtes « totalement imprégné » de l'esprit de la CEDH, que vous avez créé des réseaux européens et que vous dirigez la communication de la Cour. On peut dire, sans beaucoup s'avancer, que vous en êtes l'incarnation. Vous avez donc dirigé la politique de cette institution d'une main de maître depuis plus de quinze ans. À ce titre, vous ne pouvez pas, me semble-t-il, sérieusement prétendre à la neutralité et à l'impartialité qui sont de mises pour exercer la mission dévolue au CSM. Comment croire sérieusement que vous arriverez soudainement à vous départir de tout ce qui a contribué à faire de vous l'homme que vous êtes aujourd'hui ? Comment croire que vous ne serez plus cet homme d'influence, de réseaux et de communication, alors que vous l'êtes depuis des années, et que vous redeviendriez ipso facto un homme « normal », à la neutralité absolue, capable de se soumettre au respect des exigences d'indépendance et d'impartialité inhérentes à la fonction de membre du CSM ? C'est incontestablement, de facto, un doute sur votre impartialité qui présidera à votre arrivée au sein de cette institution. Pensez-vous qu'il soit raisonnable, et à tout le moins judicieux de faire courir ce risque au CSM ?
Vous nous avez décrit avec passion votre activité au niveau européen en matière de justice, mais je souhaiterais revenir au niveau qui concerne le plus nos concitoyens. Le rapport « Rendre justice aux citoyens » du comité des États généraux de la justice, remis au ministre de la justice en juillet dernier, a confirmé la défiance des justiciables à l'encontre de l'institution judiciaire. Pensez-vous que le CSM peut avoir un rôle à jouer pour essayer d'inverser cette tendance ? Du fait de la révision constitutionnelle de 2008, les justiciables peuvent, depuis 2011, saisir directement le Conseil. Nos concitoyens se sont visiblement très peu emparés de cette nouvelle possibilité. Pourrait-on avancer sur ce sujet ?
Madame la rapporteure, j'ai été extrêmement heureux d'être magistrat. J'ai adoré cette fonction. Ce sont plutôt les hasards de la vie qui m'ont conduit à faire autre chose. Je pensais, en partant, revenir très vite, mais cela n'a pas été le cas. Je n'ai cependant pas du tout été découragé. Entre mon départ de la magistrature, en 1990, et aujourd'hui, la situation s'est nettement dégradée. Quand j'étais en juridiction, le sentiment de découragement n'existait pas – il s'est développé depuis, pour un certain nombre de raisons. Je crois d'ailleurs qu'à cet égard, le rapport du comité des États généraux de la justice est particulièrement éclairant et très riche d'enseignements.
Il est évident que l'évaluation à 360 degrés doit être adaptée aux spécificités de la magistrature, s'agissant notamment de la désignation de l'autorité chargée de l'évaluation. Je crois que le CSM, qui est l'organe essentiel en matière d'indépendance de la magistrature, doit jouer un rôle dans la définition des personnes qui seront chargées du rendu de ces évaluations. L'évaluation à 360 degrés comporte plusieurs étapes. Il y a tout d'abord le choix des pairs en charge de l'évaluation – en théorie, ce choix revient à l'intéressé –, puis les retours des collaborateurs et des supérieurs. Ensuite, un compte rendu des évaluations est réalisé ; cette étape est évidemment délicate. Je le répète, les garanties qui doivent être attachées à cette modalité d'évaluation des magistrats français ne peuvent évidemment pas être les mêmes que celles qui existent dans une administration ou une cour internationale ne bénéficiant pas de garanties constitutionnelles.
Pour ce qui est de la résolution relative à l'éthique judiciaire des juges de la CEDH, je dirais que les enjeux sont les mêmes pour les juges internationaux que pour les juges nationaux, à savoir l'intégrité, l'indépendance et l'impartialité. Aujourd'hui, avec les réseaux sociaux, les questions de liberté d'expression et de parole se posent tant pour le juge international que pour le juge interne. Dans les deux cas, le but poursuivi est le même : c'est la confiance du justiciable. Ce dernier doit avoir, lorsqu'il se retrouve devant un tribunal, le sentiment que le juge est indépendant et impartial.
Monsieur Paris, vous m'avez demandé comment améliorer le régime de responsabilité des magistrats. Dans sa réponse au rapport des États généraux de la justice, le CSM a tracé certaines voies, notamment celle consistant à donner des pouvoirs d'investigation à la commission d'admission des requêtes. Je pense aussi à la prise en compte des comportements tangents, qui ne sont pas pour autant constitutifs d'une faute disciplinaire. J'ai découvert, en lisant son rapport, que le CSM effectuait de plus en plus de visites dans les cours et les tribunaux ; à cette occasion, il peut être confronté à de telles situations. Le Conseil doit alors, à mon sens, jouer un rôle d'alerte. Par sa connaissance très fine du terrain et des juridictions françaises, il peut s'avérer très utile dans cette mission.
Madame Bordes, je regrette de ne pas vous avoir convaincue. Vous me prêtez un rôle qui n'est pas le mien. Je m'occupe effectivement de la communication de la CEDH, dont j'essaie de rendre l'activité la plus simple, lisible et accessible possible. Je l'ai indiqué dans mes réponses aux questions de Mme la rapporteure, nous avons cherché à simplifier au maximum nos arrêts, afin que ceux qui ne sont pas juristes – contrairement aux membres de cette commission et à vous-même, puisque je crois que vous êtes avocate – les connaissent et les comprennent. En revanche, je ne suis pas une sorte de directeur politique de la CEDH, cette fonction étant du ressort de son président.
Madame Brocard, vous m'avez interrogé sur la défiance des justiciables, qui est un sujet grave et préoccupant. Les sondages, menés à intervalles réguliers, montrent que les justiciables trouvent la justice trop lente et opaque. Il est important de progresser dans ces deux aspects : les Français attendent une justice plus rapide et plus claire.
Les nombreux recrutements de magistrats au cours des prochaines années apporteront un bol d'air aux juridictions et permettront à ces dernières de fonctionner de manière plus efficace, puisqu'elles auront plus de personnels. Le rapport des états généraux de la justice fait également référence à l'équipe autour du juge, c'est-à-dire aux juristes assistants et spécialisés, dont le nombre va augmenter au cours des cinq prochaines années. En outre, les recrutements latéraux permettront, eux aussi, de faire gagner la juridiction en efficacité.
S'agissant de la lisibilité, il faut que les justiciables comprennent les décisions de justice, ce qui rend la question de la communication si importante. La Cour de cassation a réalisé de grands efforts en la matière, puisqu'elle produit désormais de nombreux documents, podcasts et tweets qui expliquent son fonctionnement : c'est un exemple à suivre.
La séance, levée à 18 h 50, est reprise à 19 heures 15.
À l'instar de mon groupe, je donne un avis favorable à cette proposition de nomination. Nous considérons que l'exigence de qualification requise par la Constitution est satisfaite. Il faut sans nul doute ouvrir le CSM et développer les questions de déontologie comme M. Titiun entend le faire.
Délibérant à huis clos, la commission se prononce par un vote au scrutin secret, dans les conditions prévues à l'article 29-1 du règlement, sur cette proposition de nomination.
Les résultats du scrutin ont été annoncés, simultanément à ceux de la commission des Lois du Sénat, le mercredi 1er février à 12 heures 10 :
Nombre de votants : 25
Bulletins blancs, nuls ou abstentions : 1
Suffrages exprimés : 24
Avis favorables : 18
Avis défavorables : 6
La séance est levée à 19 heures 20.
Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Caroline Abadie, M. Erwan Balanant, M. Romain Baubry, Mme Pascale Bordes, M. Ian Boucard, M. Florent Boudié, M. Xavier Breton, Mme Blandine Brocard, Mme Émilie Chandler, Mme Clara Chassaniol, Mme Edwige Diaz, M. Philippe Dunoyer, M. Yoann Gillet, M. Philippe Gosselin, Mme Marie Guévenoux, M. Benjamin Haddad, Mme Nadia Hai, M. Sacha Houlié, M. Jérémie Iordanoff, M. Gilles Le Gendre, Mme Julie Lechanteux, Mme Gisèle Lelouis, M. Didier Lemaire, M. Benjamin Lucas, M. Louis Margueritte, M. Ludovic Mendes, M. Didier Paris, M. Jean-Pierre Pont, M. Éric Poulliat, Mme Marie-Agnès Poussier-Winsback, M. Philippe Pradal, M. Thomas Rudigoz, M. Hervé Saulignac, Mme Sarah Tanzilli, M. Jean Terlier, Mme Cécile Untermaier, M. Guillaume Vuilletet
Excusés. - M. Éric Ciotti, Mme Élodie Jacquier-Laforge, M. Mansour Kamardine, Mme Marietta Karamanli, Mme Emeline K/Bidi, Mme Naïma Moutchou, Mme Danièle Obono, M. Rémy Rebeyrotte, M. Davy Rimane
Assistait également à la réunion. - M. Vincent Seitlinger