Mardi 14 mai 2024
La séance est ouverte à 18 heures 30.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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Mes chers collègues, je suis heureux de vous accueillir pour les premiers travaux de notre commission d'enquête. Comme je l'ai précisé lors de notre réunion d'installation, certaines de nos auditions se dérouleront en fin de journée, voire en début de soirée. Nous devons, en effet, tenir compte des douze heures de décalage horaire entre Paris et la Polynésie.
C'est pour cette raison que nous nous retrouverons également ce soir, à 21 heures 30, pour entendre le Professeur Renaud Meltz, qui pilote depuis la Polynésie un projet de recherche du CNRS sur l'héritage du Centre d'expérimentation du Pacifique. Hormis ces cas particuliers, la plupart de nos réunions se tiendront plus classiquement les jeudis, et par exception les mercredis après-midi. Nous nous réunirons ainsi à nouveau ce jeudi 16 mai à 10 heures pour l'audition des représentants de l'Association des vétérans des essais nucléaires (AVEN). Les convocations qui vous seront adressées chaque jeudi indiqueront autant que possible les échéances à venir.
J'en viens à notre audition de ce jour : je suis heureux d'accueillir le père Uebe-Carlson, président de l'Association 193, ainsi que sa première vice-présidente, Mme Léna Normand. Tous deux nous ont rejoints en visioconférence.
Madame, Monsieur, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation à vous exprimer devant cette commission. Vous êtes les premiers que nous auditionnons aujourd'hui. Merci également d'avoir accepté cet horaire, quelque peu matinal pour la Polynésie.
Votre audition a pour objectif de préciser les positions et revendications de votre association, et de recueillir votre analyse sur la prise en charge actuelle des conséquences des 193 essais nucléaires menés en Polynésie entre 1966 et 1996 – dont votre association tire son nom.
Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteure, Mme Mereana Reid Arbelot. Dans la mesure où toutes ces questions ne pourront pas être abordées aujourd'hui de manière exhaustive, je vous invite à nous transmettre vos réponses écrites ainsi que tout autre élément que vous souhaiteriez porter à la connaissance de la commission d'enquête.
Enfin, je vous remercie de nous déclarer tout éventuel intérêt public ou privé susceptible d'influencer vos déclarations. Je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Père Auguste Uebe-Carlson et Mme Léna Normand prêtent serment.)
Avant de vous céder la parole pour une intervention liminaire, j'aimerais vous poser deux questions assez générales. Premièrement, quelles ont été, d'après vous, les répercussions en Polynésie de la publication par Disclose, en mars 2021, de l'enquête Toxique ? Cette parution a-t-elle marqué un nouveau départ dans les discussions en Polynésie autour des essais nucléaires ? Deuxièmement, qu'attendez-vous des travaux de notre commission d'enquête ? Au préalable, je vous remercie de vous présenter et de présenter votre association.
Mauruuru. Ia ora na. Monsieur le Président, Madame la rapporteure, mesdames et messieurs les membres de la commission d'enquête, les révélations de Toxique n'ont pas été une surprise pour la population ni pour les associations. Il fallait des écrits de chercheurs et de journalistes pour que le sujet cesse d'être qualifié de passionnel. Une ancienne responsable de l'armée en Polynésie nous taxait ainsi d'être « en plein fantasme ». Toxique a apporté une réponse scientifique et journalistique.
Nous attendons toujours le retour du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), qui s'était engagé à répondre aux conclusions de Toxique.
J'aimerais vous lire le texte que j'ai écrit, qui donne le ton de l'Association 193, de ses membres et des populations civiles en général :
Les quarante-six tirs atmosphériques, entre 1966 et 1974, et comme pour toute comparaison relative et explicite à la fois, quarante et un essais aériens – si l'on retire les cinq essais dits techniques – sont l'équivalent de près de 700 fois la puissance de la bombe de Hiroshima. Cela représente deux explosions nucléaires aériennes par semaine durant huit ans. Cela malgré le moratoire de 1958 signé par les États-Unis, l'URSS et la Grande-Bretagne interdisant les tirs atmosphériques.
C'est donc en toute connaissance de cause que l'État français a imposé ses essais nucléaires en Polynésie. Or le CEA avait les éléments pour se rendre compte, dès le premier tir – le 2 juillet 1966 – qu'il ne maîtrisait pas tout, et encore moins les aléas météorologiques. On peut citer le rapport du docteur militaire Millon, alors aux Gambier : Il serait peut-être nécessaire de minimiser les chiffres réels, de façon à ne pas perdre la confiance de la population, qui se rendrait compte que quelque chose lui a été caché, dès le premier tir.
À partir de décembre 1966, soit six mois après le premier tir, les prêtres catholiques qui vivaient aux Gambier commencèrent à noter dans les registres de baptême les trop nombreux décès infantiles pour une population de moins de 500 habitants. Le constat est le suivant : presque toutes les familles mangaréviennes seront touchées par ces décès infantiles. Qu'en est-il de ces victimes non considérées par la loi Morin ? Les habitants des Gambier ne sont pas des cas isolés.
La minimisation permanente, encore aujourd'hui, de certains organismes financés par l'État, ou de certains discours politiquement corrects, des conséquences sanitaires et environnementales de ces 193 essais nucléaires, est aussi grave que l'époque du dogme des essais “propres”. Au sein de l'Association 193, nous la qualifions de véritable négationnisme. Comment voulez-vous retrouver la confiance des Polynésiens lorsque près de 700 fois la bombe de Hiroshima a gravement contaminé le ciel polynésien et ses habitants, et qu'on vient chaque fois leur dire – je cite le Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) : Il est ainsi établi que compte tenu des conditions concrètes de son éventuelle exposition, M. Untel ou Mme Unetelle ne peut avoir reçu une dose moyenne de rayonnements ionisants due aux essais nucléaires français qu'inférieure à la limite de la dose efficace ? Pourtant, les personnes concernées remplissent toutes les conditions prévues par la loi Morin.
C'est ainsi que plus de la moitié des dossiers de victimes ou d'ayants droit se voient notifier le rejet de leur demande par le Civen. Comment voulez-vous retrouver la confiance des Polynésiens lorsque, de manière systématique, le Civen rejette toutes les demandes des victimes ou ayants droit nés à partir du 1er janvier 1975 ? La loi Morin permet pourtant de prendre en compte toutes les personnes nées jusqu'en 1998. De surcroît, ces personnes nées après 1974 remplissent toutes les conditions prévues par la loi Morin. Tout se passe comme si, pour le Civen, la pollution radioactive des quelque 700 fois la bombe d'Hiroshima des essais aériens s'était évaporée au 31 décembre 1974.
Comment voulez-vous retrouver la confiance des Polynésiens lorsque, de manière méthodique, le Civen vient à nier l'évidence même, au nom d'un calcul où les incohérences d'analyse sont multiples ? Entre les habitants d'une même île, par exemple, 50 % de dossiers de demandes d'indemnisation recevront une suite favorable, tandis que les 50 % restants sont systématiquement rejetés, alors même que les dossiers refusés remplissent toutes les conditions de la loi Morin. Les raisons budgétaires ne font-elles pas partie intégrante du choix du Civen ?
Nous ne parlons même pas des 110 000 victimes potentielles révélées par les auteurs du livre Toxique, concernant le tir « Centaure » en 1974. Qu'en est-il, alors, des autres tirs aériens ? Mais la réalité est toute autre, non plus face au dogme des essais propres, mais face au dogme des 50/50. En 2024, sur une population de 280 000 habitants, la Caisse de prévoyance sociale recense chaque année près de 1 000 nouveaux cas de cancer, pour une si petite population, dont 600 listés radio-induits.
Cette triste réalité sanitaire d'aujourd'hui n'existait pas avant les essais nucléaires, proportionnellement parlant. Bien entendu, les cancers ne datent pas des essais nucléaires français. Cette réplique facile nous est répétée sans cesse, pour dénigrer la réalité. Mais ce qui se passe aujourd'hui en Polynésie est malheureusement un destin écrit d'avance.
Je voudrais citer le professeur Jean Rostand : “En détériorant le patrimoine héréditaire humain, on fait peut-être pire que tuer des individus : on abîme, on dégrade l'espèce, on met en circulation de mauvais gènes qui continueront à proliférer indéfiniment. C'est non seulement un crime dans l'avenir qui est ainsi perpétré, mais un crime vivant, qui s'entretient de lui-même”. Ce crime vivant qui s'entretient de lui-même n'existait pas avant les essais nucléaires français.
Cette réalité ne serait-elle pas déjà une réponse aux études dites de maladies transgénérationnelles, qui nous manquent tant ? Mais comment entamer de telles études lorsque l'Institut du cancer de Polynésie française, depuis le 1er janvier 2022 seulement, assure, parmi ses missions, la gestion du registre des cancers ? Qui peut croire que de tels registres n'aient pas existé avec 193 essais nucléaires ? Personne. Mais plutôt, quel intérêt a l'entité détentrice de tels registres de ne pas vouloir les communiquer ? La condition sine qua non pour initier les études dites de maladies transgénérationnelles est le retour au fenua de ces fameux registres de cancers, que le ministère de la défense a en sa possession.
L'ouverture, louable en soi, des archives des essais nucléaires en Polynésie, doit permettre cela. C'est alors seulement que l'on pourra comprendre ce qui se passe réellement.
Depuis la création de l'Association 193, une nouvelle donne s'est imposée dans la conscience politique et générale des populations polynésiennes. Auparavant, on considérait quasiment que les seules victimes des essais nucléaires ne pouvaient être que les travailleurs directement impliqués sur les sites de Mururoa et de Fangataufa. Cela arrangeait bien l'État, d'une certaine manière, et peut-être aussi certaines associations.
Or, les grandes oubliées de cette histoire des victimes des essais nucléaires, ce sont surtout les populations de tous les archipels, de toutes les îles, de tous les districts que forme la Polynésie française. Chose qu'on pressentait plus ou moins, mais qu'on n'osait pas vraiment dire. Car cela voudrait dire que la responsabilité de l'État devrait être engagée par rapport à l'ensemble de ce fenua, et non plus seulement face aux seuls travailleurs des sites nucléaires.
Une autre donne, dont il est tout aussi important de tenir compte, est l'organisation par l'Association 193, en 2016, d'une pétition qui pourrait aboutir à un référendum local – puisque le statut de notre territoire le permet – à propos des conséquences des essais nucléaires. En entretenant politiquement ce type de propos, les antinucléaires ne peuvent apparaître que comme des indépendantistes, et cela arrangeait bien l'État, comme les partis autonomistes du territoire.
Mais lorsque, à l'issue de cette pétition, nous avons recueilli plus de 55 000 signatures de personnes en âge de voter – soit, à titre de comparaison, l'équivalent de 10 millions de personnes de France métropolitaine – une personne sur quatre en âge de voter a pris conscience que le silence imposé depuis des décennies pouvait être un temps révolu.
C'est une bonne nouvelle pour notre fenua. Ce silence imposé, cette forme entretenue de passivité complaisante, ce poids pesant d'une complicité non dite entre l'État français, qui a imposé les essais nucléaires, et les Polynésiens ayant travaillé directement au projet nucléaire de la France, ces fameuses compensations annoncées par le général de Gaulle : heureusement que certaines figures de notre fenua n'ont jamais accepté cela comme un fait irrévocable. L'histoire leur donne raison. Je veux ici parler de M. Oscar Temaru.
Parmi les souhaits émanant de l'Association 193, qui réclame de profondes réformes de la loi Morin, je voudrais citer les points les plus importants tels que la suppression du seuil dosimétrique de 1 millisievert (mSv) ; l'extension de la liste des maladies radio-induites ; la réalisation d'études sur les maladies transgénérationnelles ; d'autres modifications de la loi d'indemnisation, en particulier sur la date butoir de 1999.
Au-delà de ces quatre points de revendication, je voudrais conclure en soulignant que la juste réparation attendue par les victimes et les ayants droit des essais nucléaires ne peut se réaliser vraiment sans une demande de pardon de la part de l'État français. À nos yeux, c'est le seul responsable de ces 193 essais nucléaires. Je vous remercie.
Ia ora na. Inakoto. Merci Père, et merci Madame la vice-présidente, d'avoir répondu à notre invitation. Vous ouvrez le bal des auditions. Pourriez-vous nous présenter les activités principales de l'Association 193 ?
L'association est née suite au constat d'un réel problème dans notre pays, où le fait nucléaire et ses conséquences, notamment sanitaires, ne sont pas assez reconnus ni connus. Le mensonge d'État perdure, et les populations civiles des cinq archipels du fenua ont été oubliées.
En août 2014, un groupe d'amis a décidé de créer l'Association 193. Elle est apolitique, porte des valeurs chrétiennes et son fonctionnement est régi par les dispositions de la loi de 1901.
Son objet social se décline en six grands volets : le devoir de mémoire, avec la commémoration du premier tir, le 2 juillet 1966 ; le devoir d'enseignement – pour que les programmes scolaires abordent cette période – et de formation des enseignants ; le devoir d'unité, en apportant un soutien aux populations démunies et en soutenant toute action locale, nationale et internationale relative à cette thématique ; le devoir de justice : la demande de pardon par l'État français, accompagné de réparations ; la modification de la loi Morin et l'organisation d'un référendum ; le devoir de solidarité, à travers l'accompagnement des populations dans leurs démarches d'indemnisation.
L'association est représentée dans les cinq archipels par des sections et des référents bénévoles. Comme presque toute association, elle vit de la générosité des adhérents.
Je vous remercie. Combien de victimes et de familles avez-vous accompagnées depuis le lancement de l'Association 193 ?
Nous avons accompagné près de 1 000 familles et expédié environ 600 dossiers. À ce jour, nous recensons près de 200 décisions favorables, mais autant de décisions défavorables. A ce sujet, j'aimerais rappeler que si la loi permet la constitution d'un dossier jusqu'en 1998, toutes les personnes ayant séjourné ou étant nées après 1974 voient leurs demandes systématiquement rejetées.
Je tiens aussi à souligner que l'Association 193 accompagne essentiellement les populations civiles. Pour rappel, au départ, seuls les anciens travailleurs pouvaient prétendre à l'indemnisation, mais depuis 2013, toutes les populations des cinq archipels peuvent prétendre à une indemnisation.
Merci. Pour la parfaite compréhension de mes collègues, je précise que les tirs atmosphériques se sont déroulés de 1966 à 1974. C'est la raison pour laquelle le Civen oppose des difficultés à l'acceptation des demandes de personnes nées après 1974, année du début des tirs souterrains.
Mme Normand, pouvez-vous nous expliquer comment les ayants droit peuvent demander une indemnisation ?
Pour constituer un dossier, il faut d'une part avoir séjourné en Polynésie entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998, et d'autre part avoir développé l'une des vingt-trois maladies reconnues comme radio-induites. Sont qualifiés d'ayants droit le conjoint survivant, les descendants majeurs, les collatéraux ou, à défaut, les parents.
La loi fixe en revanche une date butoir pour la constitution du dossier. Si le malade est décédé avant décembre 2018, le dossier doit être déposé avant le 31 décembre 2024. Si le malade est décédé après décembre 2018, la famille ou les ayants droit disposent alors d'un délai de six ans, à compter de la date du décès, pour constituer le dossier.
Nous ne comprenons pas la décision d'imposer une limite temporelle aux ayants droit, d'autant plus qu'en raison de l'étendu des cinq archipels de la Polynésie – leur surface maritime est équivalente à la superficie de l'Europe – le travail de sensibilisation est loin d'être achevé. Il faut donc continuer à rencontrer la population.
C'est pourquoi nous demandons la suppression de la date butoir de dépôt du dossier. Nous entendons que cette décision serait motivée par des considérations budgétaires, mais ce n'est qu'une injustice de plus.
Existe-t-il un profil type des victimes des essais nucléaires, au sein de la population civile ?
Comme je l'ai indiqué, la loi conditionne l'éligibilité à la demande d'indemnisation à trois critères de temps, de lieu et de type de maladie.
Il faudrait toutefois s'interroger sur la notion de victime. Pour l'Association 193, toute personne ayant séjourné en Polynésie pendant la période concernée et atteinte d'un cancer radio-induit ou d'une des maladies dite « oubliées » doit être considérée comme victime.
Pour le Civen, le profil type est un individu ayant séjourné en Polynésie entre 1966 et 1974, exclusivement durant les tirs atmosphériques, et exposé à des radiations excédant le seuil de 1 mSv. En outre, la personne doit aussi avoir séjourné dans une zone considérée comme touchée par des retombées. Ainsi, d'après le CEA, le tir « Centaure » du 17 juillet 1974 aurait touché uniquement la côte Est, soit de Mahina à la presqu'île.
Or, l'enquête Toxique de Sébastien Philippe a démontré, en s'appuyant sur des modélisations, que tout Tahiti a été contaminée, ainsi que les îles Sous-le-Vent. D'autres îles, notamment les Marquises, ont été également touchées par d'autres tirs. Au demeurant, la loi reconnaît des retombées sur l'ensemble des archipels.
Pour l'Association 193, toutes les personnes présentes pendant la période concernée sont donc des victimes des tirs. Pour le Civen, le profil type des victimes est défini par les études du CEA et dépend du seuil dosimétrique, ce que nous contestons.
Je vous remercie de nous avoir exposé la situation. J'ai découvert la bombe atomique en rencontrant des Hibakusha, victimes des bombardements au Japon. Ils m'ont expliqué les conséquences pour eux, pour leur famille et pour l'ensemble des populations de Hiroshima et Nagasaki, des retombées de la bombe atomique. Peut-être avez-vous des liens avec ces victimes ? Les études lancées sur ce sujet à l'initiative du gouvernement japonais pourraient sans doute nous aider à comprendre la situation en Polynésie.
Par ailleurs, vous avez évoqué votre action en faveur d'un référendum. Pourriez-vous nous en exposer l'objet ? Quelles revendications portez-vous à travers cette démarche ?
Enfin, ma dernière question concerne les répercussions des tirs sur les générations successives. D'après les Hibakusha, des malformations du fœtus peuvent survenir à la deuxième, voire à la troisième génération après les victimes directes. Avez-vous déjà identifié des effets de cette nature sur la population polynésienne ?
Pour répondre à votre dernière question, sachez que l'association Moruroa e tatou a recueilli de nombreux témoignages de travailleurs sur les sites. Ils ont rapporté que leurs familles avaient eu à déplorer des naissances d'enfants malformés et de nombreux décès à la naissance. L'association Moruroa e tatou pourra transmettre ces centaines de témoignages, fruit du travail de Bruno Barrillot, Roland Oldham et John Doom.
De nombreuses familles d'anciens travailleurs directement présents sur les sites sont touchées par des naissances d'enfants handicapés ou par des décès à la naissance. Cette réalité ne peut manquer de nous interpeller.
Aux Gambier, dont je suis natif, les prêtres ont noté, quelques mois après les tirs, que de nombreuses mères avaient perdu leur enfant. Toutes les familles vivant aux Gambier ont été confrontées à des cas de ce type.
Il me paraît indispensable que des études sur les maladies dites transgénérationnelles soient lancées dans notre fenua. Comment expliquer qu'après tous les tirs effectués, ni le gouvernement local ni l'État n'aient commandé d'études sur ce sujet ? Nous leur posons donc la question.
À la fin du gouvernement Fritch, le docteur Sueur, pédopsychiatre, avait commencé à partager certains constats. Il a confié à l'Association 193 que sur une centaine d'enfants, au moins quatre-vingts présentaient des troubles aigus du comportement. Ces enfants, issus de tous les archipels, avaient pour point commun d'avoir un grand-parent qui avait travaillé directement sur le site de Mururoa.
Avant son arrivée en Polynésie, le docteur Sueur avait travaillé dans les pays de l'Est. Il y aurait dressé des observations comparables sur une partie des enfants rencontrés, du fait de la catastrophe de Tchernobyl.
Il va de soi que toutes les associations de l'île attendent avec la plus grande impatience le lancement des études sur les maladies dites transgénérationnelles.
J'en viens à votre question précédente. Nous n'avons pas de liens directs avec les habitants d'Hiroshima et de Nagasaki, en dehors de quelques échanges.
Notre proposition de référendum a recueilli plus de 55 000 signatures. Le statut de notre territoire nous permet de poser une question à la population, à condition de réunir un certain nombre de pétitionnaires. Notre initiative, lancée en 2015, a montré que la question des essais nucléaires ne touche pas seulement les travailleurs. Face aux obstacles auxquels nous nous sommes heurtés, nous avons eu le réflexe de réorienter cette question au sein de la population. À travers cette proposition de référendum, nous voulions interpeller l'État sur ses responsabilités et connaître l'avis de la population sur les conséquences des essais nucléaires.
Nous n'avons pas eu le temps de nous déplacer dans tous les archipels, mais nous avons tout de même recueilli plus de 55 000 signatures rien que sur Tahiti et quelques autres îles. Si nous avions pu nous rendre dans toutes les îles de Polynésie, nous aurions sans nul doute réuni encore davantage de pétitionnaires !
Merci Père, merci Madame la vice-présidente de l'Association 193, pour cet exposé très clair.
Il a effectivement été établi que les retombées de Tchernobyl ou des bombardements de Hiroshima et Nagasaki étaient vraiment néfastes, et que les maladies et les malformations se reportaient sur plusieurs générations.
Je souhaiterais savoir s'il est facile, pour une victime de deuxième ou troisième génération, de faire reconnaître par avis médical la corrélation entre une maladie ou malformation et les essais nucléaires. Si tel n'est pas cas, certaines victimes pourraient être accusées, de façon assez vexatoire, de chercher à profiter d'un effet d'aubaine. Le cas échéant, cela doit être terrible pour les populations qui ont subi les effets directs des essais nucléaires puis, par la suite, ont déclaré des maladies radio-induites.
Cette démarche est compliquée pour la population. Les adultes remplissant les trois conditions légales ont déjà beaucoup de mal à être reconnus comme victimes des essais nucléaires.
Pour ce qui est des enfants, les données dont nous disposons émanent de notre caisse de prévoyance sociale et remontent jusqu'à 1985. Nous pouvons ainsi savoir quels enfants présentent l'une des vingt-trois maladies radio-induites reconnues par le droit, ou bien d'autres problèmes de santé tels que les malformations. Certains enfants sont atteints de malformations qui ne sont toujours pas reconnues.
La théorie des « essais propres » a perduré pendant plusieurs décennies, de sorte qu'il est difficile, aujourd'hui, de mettre en évidence le lien entre ces pathologies et les retombées radioactives. L'omerta imposée par l'État et par nos dirigeants politiques locaux a retardé le travail de sensibilisation et de prise de conscience.
Heureusement, nous avons constaté que depuis la pétition, la parole s'est libérée. D'ailleurs, les politiques eux-mêmes intègrent ce sujet dans leur programme électoral.
Merci, Madame, Monsieur, pour vos explications.
Pouvez-vous me confirmer que pour le Civen, toutes les personnes nées au-delà d'une certaine date ne peuvent pas être reconnues comme victimes des retombées radioactives ? Pourtant, même des béotiens comme moi savent qu'en raison de la décroissance radioactive, les impacts d'un tir nucléaire ou d'une catastrophe comme celle de Tchernobyl sont considérables à moyen et long termes.
J'ai consulté une étude épidémiologique réalisée en France à la suite de l'accident de Tchernobyl, qui a eu lieu en 1986. Elle porte sur les cancers de la thyroïde chez les hommes et les femmes, en France métropolitaine en particulier, entre 1975 et 1995. Cette étude met en évidence une augmentation importante des cancers de la thyroïde induits dans certains départements de France. Je pense notamment à la Corse, qui a été fortement touchée par le passage du nuage radioactif. En outre, l'exposition a été favorisée par la consommation de produits agricoles locaux, souillés par la radioactivité.
Au-delà des témoignages que vous évoquez, existe-t-il, Monsieur le président, des études épidémiologiques démontrant une systématisation qualitative et quantitative des cas de malformation infantile ou de décès à la naissance ou avant terme, à même de prouver ce que vous évoquez devant nous ?
Au-delà des difficultés que vous avez évoquées quant à l'approche mise en œuvre, avez-vous intenté des actions juridiques, voire judiciaires, envers le Civen pour faire reconnaître les conséquences des tirs au-delà de la date butoir de 1974 ?
Aussi surprenant que cela puisse paraître, aucune étude sérieuse n'a été réalisée en Polynésie sur les questions que vous venez de soulever. Il est pourtant question de 193 essais nucléaires. Nous sommes les premiers stupéfaits de cette réalité.
La Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) a estimé que lors du premier tir « Aldébaran », le 2 juillet 1966, les habitants des Gambier avaient été touchés 1 000 fois plus que les populations victimes de Tchernobyl.
Nous n'avons certes pas connu Hiroshima, Nagasaki ou encore Tchernobyl, mais nous avons vécu 193 essais nucléaires, en particulier des essais aériens, qui ont contaminé toute la Polynésie.
Comme l'a précisé Léna Normand, le Civen s'est fait fort de pouvoir délimiter le secteur géographique affecté par les retombées. Or, il est évident qu'à cette période, les services météorologiques ne maîtrisaient pas la situation.
Je voudrais ici évoquer la situation d'un habitant des îles Gambier, qui a été reconnu victime des essais nucléaires par le Civen. Dans son dossier, le Civen indique que cette personne aurait reçu une dose de près de 17 mSv – nous pouvons vous communiquer le numéro de dossier de cette personne. Pourtant, sur la même île, d'autres habitants présents à la même époque ont vu leur dossier rejeté par le Civen.
Du reste, les Gambier ne constituent pas un cas isolé. Toutes les îles voisines de Mururoa et Fangataufa, et plus largement toute la Polynésie – jusqu'aux îles Marquises et aux îles Australes – connaissent la même réalité.
En conséquence, je ne peux que partager votre étonnement quant à l'absence totale d'études épidémiologiques sérieuses sur les conséquences des essais nucléaires.
Pour répondre à votre deuxième question, je confirme que le cancer de la thyroïde fait partie de la liste de pathologies inscrites dans la loi Morin, mais avec une restriction importante : pour être reconnu comme victime, l'individu doit avoir été présent pendant la période des tirs atmosphériques, mais durant la phase de croissance, soit de 0 à 15 ans.
Pour ce qui est des recours, nous nous en sommes tenus, jusqu'à présent, à la procédure contentieuse administrative. Nous avons été approchés par un avocat français, et la voie judiciaire mériterait effectivement d'être explorée.
Mauruuru, Monsieur le président. Ia ora na, Monsieur Uebe-Carlson et Madame Normand.
Ma première question a trait à la transparence sur les aspects techniques des essais nucléaires. Ces opérations sont-elles encore couvertes par le secret défense ? Votre association, et la population en général, a-t-elle accès aux archives ? Je ne pense pas seulement aux questions touchant à la santé, mais aux aspects opérationnels des essais. Ces éléments seraient effectivement précieux pour apprécier plus finement les conséquences sanitaires.
Ma seconde question concerne les distances : eu égard à la géographie de la Polynésie, il doit être complexe d'assurer une bonne diffusion de la procédure de dépôt de dossier auprès des ayants droit. Cette problématique est-elle prise en compte dans la loi Morin et dans les travaux du Civen ? Par exemple, des fonds ont-ils été constitués pour permettre aux habitants de se déplacer en vue de compléter un dossier ? Dans quelle mesure la numérisation permet-elle, ou pas, de répondre au défi de l'éloignement géographique ?
Certaines pièces ont été déclassifiées, mais pas les documents nous intéressant. Nous ne sommes pas tant intéressés par les aspects techniques ou opérationnels – pour lesquels on nous oppose du reste le caractère proliférant des archives pour nous en refuser l'accès – que par les archives sanitaires. L'Association 193 demande les registres des cancers tenus par les militaires. Il faut savoir que jusqu'en 1976, la santé était une compétence de l'État et les médecins militaires assuraient le suivi des populations. Ils détiennent donc des informations très importantes pour nous et pour la population, qui seraient très utiles pour mener des études épidémiologiques. Malheureusement, l'opacité perdure.
La date butoir fixée par la loi Morin est très difficile à respecter. Aller à la rencontre des populations sur une étendue aussi vaste que l'Europe nécessite des moyens financiers très significatifs. À titre d'exemple, un billet pour les Marquises coûte 500 à 600 euros. S'y ajoutent les frais de séjour. De surcroît, toute la population ne dispose pas d'un accès au numérique. Certains habitent sur des motus, sans téléphone ni électricité.
En tout état de cause, notre association a besoin de financements pour établir une proximité avec les habitants.
La barrière linguistique constitue un autre obstacle majeur. Certains ne savent pas qu'ils ont le droit de déposer un dossier d'indemnisation s'ils sont atteints d'une maladie reconnue comme radio-induite. Il faut s'attacher à leur faire comprendre que leur maladie est liée aux essais nucléaires.
La démarche administrative est compliquée par la difficulté à récupérer les documents exigés. Ainsi, les dossiers médicaux sont conservés aux archives de l'hôpital. La procédure est loin d'être simple, et c'est pourquoi nous demandons du temps ainsi que des moyens humains et financiers.
Existe-t-il un registre des cancers en Polynésie ? En France, les plans cancer prévoient la possibilité de constituer des registres régionaux du cancer, qui ont surtout vocation à servir de base de données épidémiologique. Ce travail est-il déjà lancé dans les régions impactées ?
La Polynésie dispose, depuis peu, d'un Institut du cancer. Ce dernier a entrepris de recenser les données disponibles, mais pour l'instant, nous ne possédons pas de registre des cancers. Cette démarche est en cours d'élaboration.
La caisse de prévoyance sociale (CPS) dispose de données relatives aux malades accompagnés depuis 1985, et l'Institut du cancer travaille avec cet organisme depuis 2022. Mais les registres médicaux les plus pertinents sont détenus par l'armée, et ce sont ces documents que nous réclamons.
Vous avez mentionné l'éloignement géographique des îles de Polynésie. Les Polynésiens sont-ils nombreux à renoncer à la demande d'indemnisation même s'ils estiment souffrir d'une maladie radio-induite ? Quelles sont les raisons de ce choix ?
Par ailleurs, savez-vous si, à l'époque, la population a été informée des risques encourus ? Des équipements ont-ils été mis à sa disposition pour effectuer des mesures de précaution ?
Les Polynésiens se découragent assez facilement, surtout lorsqu'ils apprennent que des dossiers sont rejetés au nom de calculs financiers. Le Civen tend à rejeter systématiquement les demandes de toutes les personnes nées à partir du 1er janvier 1975 ou des individus qui avaient plus de 15 ans au moment des essais aériens, et cette information est largement répandue parmi la population.
Cette situation est extrêmement décevante, car la loi Morin prévoit la possibilité d'être indemnisé jusqu'en 1998, mais cette disposition n'est pas appliquée par le Civen.
Par ailleurs, il faut savoir que de nombreux îliens ont personnellement participé aux essais nucléaires de Mururoa et de Fangataufa, ou ont pu paraître profiter de ce qui a été décrit comme un « boom économique ». Ils se sentent donc en partie complices, et cela peut expliquer que leurs descendants soient réticents à entamer une procédure de demande d'indemnisation. Ils éprouvent un certain mal-être lié à ce sentiment de complicité.
Voilà pourquoi nous nous efforçons, à notre niveau, de sensibiliser les populations et de comprendre les blocages et les freins qui peuvent exister dans leur esprit.
Monsieur le président, dans votre intervention liminaire, vous avez déclaré que l'Association 193 attendait toujours une réponse du CEA suite à la publication de l'enquête Toxique. Celle-ci a marqué un tournant dans les travaux sur les essais nucléaires. Pourtant, la diffusion de cette enquête par Disclose en 2021 n'a pas manqué de faire réagir le CEA. À l'époque, le directeur des applications militaires avait estimé que les auteurs de cette enquête avaient fait preuve de de « légèreté ». Le CEA a d'ailleurs publié en 2022 un ouvrage intitulé Les essais nucléaires en Polynésie : pourquoi, comment et avec quelles conséquences ? Ce document a d'ailleurs conduit les auteurs de Toxique à actualiser leur enquête en 2023. Quelle a été votre réaction suite à la parution de l'ouvrage du CEA, en 2022 ?
Ensuite, pour rebondir sur l'interrogation de Mme Garrido, je voudrais vous poser une autre question, madame la vice-présidente. Il me semble qu'à la suite du déplacement en Polynésie du Président de la République, une mission de suivi des conséquences des essais nucléaires devait être chargée d'aller à la rencontre des potentielles victimes pour améliorer le dispositif d'indemnisation. Savez-vous si cette mission a fait l'objet d'un bilan ?
Je me trouvais aux Gambier lorsque le CEA a diffusé sa réponse après la publication de Toxique. En réalité, cet organisme s'est contenté de tenir le même discours, sans discuter réellement les analyses de Sébastien Philippe. Si la forme de ce discours a été retravaillée, le fond reste identique : les 193 essais nucléaires appartiennent au passé, et il est inutile de revenir en arrière.
En ce qui concerne la mission du Haut-commissariat, il serait effectivement judicieux d'en publier les travaux, et notamment les statistiques et données dont elle dispose. En outre, alors que 50 % des dossiers sont rejetés, nous aimerions savoir ce qu'il advient de ces dossiers rejetés. Qu'advient-il des 50 % de dossiers refusés ? Cette réponse négative revient à déclarer à la victime que sa maladie n'est pas liée aux essais nucléaires, puisque la dose reçue est inférieure à 1 mSv. Le fait de ne pas ouvrir de procédure en contentieux allège la tâche du Civen, qui n'aura pas à traiter des dossiers supplémentaires. Cette situation entretient la théorie des « essais propres ».
Nous attendons donc de connaître les statistiques du Haut-commissariat, sans quoi nous serions fondés à nous poser des questions.
Vous ignorez donc si cette mission a effectivement été chargée de recenser ou d'aller chercher les victimes potentielles à travers l'archipel ?
Nous savons que des représentants du Haut-commissariat se déplacent pour aller à la rencontre des populations, grâce à des financements publics, mais nous n'avons pas d'informations sur cette démarche.
De nombreux documents ont été déclassifiés en 2013 par le ministre de la défense de l'époque, Jean-Yves Le Drian. Cette action a marqué un tournant en matière de déclassification.
Par ailleurs, une commission d'ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française a été créée en 2021. Avez-vous des relations directes avec cette commission ? L'avez-vous déjà saisie, et la saisissez-vous régulièrement pour obtenir des documents ?
Non. Nous n'avons pas de contacts avec cette commission.
Nous n'avons pas de relations avec cette commission. En revanche, nous avons reçu des retours de certaines personnes qui ont été en contact avec elle. Je pense notamment au professeur Jean-Marc Regnault, qui publie de nombreux ouvrages en Polynésie. Il a relaté les difficultés rencontrées pour accéder aux archives. Plus récemment, un doctorant polynésien a rapporté des problèmes analogues pour pouvoir consulter certains documents.
Je souhaiterais savoir quelles actions ont été mises en œuvre depuis la loi Morin pour informer les Polynésiens de leurs droits. Avons-nous la garantie que tous les Polynésiens sont informés de leurs droits, par les services publics, et de la manière dont ils peuvent les faire valoir ? Si tel n'est pas le cas, je comprends que votre association se charge d'effectuer le travail qui devrait être mené par l'État.
Ce travail est principalement assuré par les associations antinucléaires. Moruroa e tatou, qui est un acteur associatif historique, demande de supprimer la loi Morin, qui est inefficace, pour la remplacer par une autre loi. Pour sa part, l'Association 193 considère qu'il faut améliorer cette loi, et en particulier son application par le Civen.
Quoi qu'il en soit, c'est principalement par l'intermédiaire des associations Moruroa e tatou et 193 que les Polynésiens entendent parler de la loi Morin, et non par des services de l'État.
Il y a quelques années, notre association avait pour projet de réaliser une vidéo qui serait diffusée sur les chaînes télévisées et les ondes radio. Nous avons relayé cette demande, mais nous avons essuyé un veto, au motif que ce spot vidéo serait considéré comme de la propagande. Il s'agissait d'une brève vidéo destinée à informer les Polynésiens que l'Association 193 est prête à les accompagner pour constituer un dossier de demande d'indemnisation. Il est regrettable que notre demande n'ait pas été acceptée, car cela aurait permis de toucher la population des cinq archipels, alors que tous les atolls et les îles ne sont pas desservis par voie aérienne.
Nous avons également demandé d'installer des affiches dans les centres médicaux et les dispensaires. Le discours est plus libéré, mais de nombreuses actions restent à mettre en œuvre pour informer les populations de leur accès aux droits.
Permettez-moi de vous reposer une question à laquelle vous n'avez pas encore eu l'opportunité de répondre. À l'époque des essais nucléaires, des matériels ont-ils été mis à disposition de la population pour effectuer des mesures ou se protéger ? Des abris antiatomiques ont-ils été érigés en Polynésie ?
Par ailleurs, j'aimerais que Mme Normand nous résume le parcours du montage d'un dossier d'indemnisation, et le fonctionnement du processus jusqu'à la réponse finale du Civen.
S'agissant de votre première question, je ne peux parler que des Gambier, qui faisaient office de base arrière au moment des essais de Mururoa et de Fangataufa. En tout et pour tout, la population des Gambier disposait d'un seul abri, fait de tôles légères. Pour leur part, les hauts gradés pouvaient se réfugier dans un véritable blockhaus. Pour toute recommandation, la population avait été invitée à se réunir dans l'abri pendant les essais aériens.
À ma connaissance, il n'y a jamais eu de mesures de protection telles que la distribution de dosimètres, sauf pour quelques travailleurs des îles de Mururoa et de Fangataufa.
Y avait-il des abris dans les autres archipels ? Lors du tir « Centaure », le nuage radioactif est parti dans une direction inattendue, vers les îles les plus peuplées. Au bout de quarante-huit heures, il est arrivé au-dessus des îles de la Société. À votre connaissance, des précautions particulières ont-elles été prises pour informer et protéger la population ?
Aucune information n'a été donnée aux populations avant l'arrivée de ces nuages, et il en a été de même pour toutes les retombées reconnues par le ministère de la défense. Toute l'île de Tahiti était nourrie par la presqu'île, qui assurait la production laitière et légumière. Aucune information n'a été communiquée, et je crois que les autorités n'avaient pas intérêt à prévenir les populations.
De mon point de vue, c'est le rapport du docteur Millon, lors du premier tir aérien, qui fait foi. Il mentionne des actions intentionnelles, imposées, et recommande de minimiser les chiffres afin que les populations ne s'inquiètent pas. Qu'il s'agisse du tir « Centaure » ou des autres essais, aucune information n'a été donnée aux populations.
La première étape consiste à rencontrer les populations pour leur expliquer l'objet de cette démarche. Une fois que nous avons reçu l'accord de la personne, nous commençons la constitution du dossier. Une audition sera ensuite planifiée, puis le demandeur recevra la notification de l'avis du Civen, qui est favorable ou défavorable.
Pour constituer le dossier, l'une des difficultés consiste à déterminer précisément le lieu de résidence de la victime pendant la période des tirs.
Lorsque le dossier est complet, le Civen appelle le demandeur pour fixer une audition. Cependant, en raison du décalage horaire, certaines auditions se déroulent à trois ou quatre heures du matin. Nous avons demandé de modifier les horaires, mais sans succès : les victimes sont obligées d'accepter l'heure de l'audition.
La décision est prise dans les trois semaines suivant l'audition. En cas de réponse favorable, un expert est missionné. Depuis deux ans, ce sont des experts locaux. S'ouvre alors une période douloureuse pour la victime, durant laquelle l'accompagnement est essentiel : nous devons lui expliquer le déroulement de l'expertise et la nomenclature dite « Dintilhac », ainsi que le vocabulaire associé.
Pendant cette phase préparatoire, la victime revit toutes les souffrances qu'elle a connues. Dans le cadre de l'expertise médicale, elle doit relater sa vie avant la maladie et les traitements subis. Or, l'évaluation du préjudice fonctionnel est complexe.
À l'issue de l'expertise, le pré-rapport est transmis au malade et à l'association pour respecter le contradictoire. Le rapport définitif est ensuite adressé au Civen, puis la victime est indemnisée.
Il va de soi qu'aucune indemnité ne rétablira la santé de la victime.
Si la demande est rejetée par le Civen, l'association accompagne la victime au tribunal et missionne un avocat. Elle assure également le relais entre les familles et l'avocat.
Je rappelle que l'Association 193 est présente à titre bénévole à chacune de ces étapes.
Le décret stipule que dès l'instant où le dossier est réputé complet, le Civen dispose d'un délai de huit mois pour notifier sa décision. Le décret fixe aussi un délai de deux mois pour l'expertise, mais ce délai n'est pas toujours respecté. En cas de décision favorable, l'instruction du dossier peut donc durer douze mois ou plus. En cas de contentieux, la procédure peut s'étaler sur deux ans, voire davantage.
Comme vous l'avez précisé, il arrivait souvent, en outre-mer, que les dispensaires soient gérés par les médecins militaires. Y a-t-il eu une enquête sur les informations transmises par oral ou par le biais de lettres ? Il existe peut-être des archives sur l'île, qui pourraient être regroupées pour tenter de comprendre les événements vécus par les familles.
D'autre part, il me semblerait judicieux d'envoyer d'office un pré-dossier du Civen à tous les habitants nés avant 1996. Les personnes concernées pourraient ainsi renvoyer directement le dossier. Cette mesure permettrait d'informer toute la population.
Je retiens que l'Association 193 s'occupe uniquement de civils, à savoir les victimes et leurs ayants droit, et que la voie juridictionnelle choisie est celle du tribunal administratif. Existe-t-il d'autres voies possibles, comme le recours à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux (Oniam) ?
Concernant les informations transmises oralement, il faut bien comprendre que jusqu'à une date récente, la question des essais nucléaires était très sensible. Le seul fait d'aborder ce sujet vous exposait à être qualifié d'indépendantiste, ou même de terroriste.
Nous sommes bien évidemment désireux d'avoir connaissance de tout document relatif aux essais nucléaires. Ces sources doivent être archivées.
Par ailleurs, je tiens à préciser que l'avis d'un anatomopathologiste ou « anapath » est exigé pour la constitution du dossier, mais il est difficile d'obtenir cette expertise. Or, nous avons appris, lors d'une réunion à l'Institut du cancer, que les dossiers médicaux d'un ancien médecin privé assurant la fonction d'« anapath » ont été dispersés lorsqu'il a cessé son activité. Il paraît essentiel de centraliser tous les dossiers dans un même lieu. Cela simplifierait grandement les démarches.
De nombreux documents sont détenus par l'armée. Dès lors qu'un dossier est constitué, le Civen saisit le département de suivi des centres d'expérimentations nucléaires de la direction générale de l'armement et vérifie que tel individu présentait telle ou telle pathologie.
Pour ce qui est de l'envoi de dossiers préétablis à toutes les personnes présentes en Polynésie avant 1974, je doute que nous y soyons favorables. Cette démarche impliquerait en effet que seuls les tirs atmosphériques ont occasionné des maladies radio-induites. Il serait préférable de nous donner la possibilité de rencontrer la population, pour aider les habitants à constituer, le plus simplement possible, un dossier d'indemnisation. Il faudrait également utiliser les moyens audiovisuels (médias et réseaux sociaux) pour sensibiliser le grand public.
La procédure d'indemnisation relève du plein contentieux, qui est du ressort du seul tribunal administratif. Mais nous sommes d'accord avec vous quant à l'opportunité d'une autre procédure par la voie judiciaire, y compris pénale au regard de la responsabilité de l'Etat. Encore faudrait-il trouver un avocat prêt à défendre cette cause. Du reste, cette démarche devrait peut-être incomber aux services publics plutôt qu'à une association. La question reste ouverte, et pourrait être inscrite au référendum.
Je vous remercie pour ces échanges. N'hésitez pas à répondre par écrit aux questions de madame la rapporteure et à adresser au secrétariat de la commission tous les documents jugés utiles, en répondant au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours.
La séance est levée à 20 heures.
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Membres présents ou excusés
Présents. – M. Xavier Albertini, Mme Raquel Garrido, M. José Gonzalez, Mme Claire Guichard, M. Michel Guiniot, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Joëlle Mélin, Mme Mereana Reid Arbelot.
Excusés. – Mme Sophie Errante, M. Philippe Gosselin.