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Intervention de Père Auguste Uebe-Carlson

Réunion du mardi 14 mai 2024 à 18h30
Commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, à l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du centre d'expérimentation du pacifique en polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

Père Auguste Uebe-Carlson, président de l'Association 193 :

Mauruuru. Ia ora na. Monsieur le Président, Madame la rapporteure, mesdames et messieurs les membres de la commission d'enquête, les révélations de Toxique n'ont pas été une surprise pour la population ni pour les associations. Il fallait des écrits de chercheurs et de journalistes pour que le sujet cesse d'être qualifié de passionnel. Une ancienne responsable de l'armée en Polynésie nous taxait ainsi d'être « en plein fantasme ». Toxique a apporté une réponse scientifique et journalistique.

Nous attendons toujours le retour du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), qui s'était engagé à répondre aux conclusions de Toxique.

J'aimerais vous lire le texte que j'ai écrit, qui donne le ton de l'Association 193, de ses membres et des populations civiles en général :

Les quarante-six tirs atmosphériques, entre 1966 et 1974, et comme pour toute comparaison relative et explicite à la fois, quarante et un essais aériens – si l'on retire les cinq essais dits techniques – sont l'équivalent de près de 700 fois la puissance de la bombe de Hiroshima. Cela représente deux explosions nucléaires aériennes par semaine durant huit ans. Cela malgré le moratoire de 1958 signé par les États-Unis, l'URSS et la Grande-Bretagne interdisant les tirs atmosphériques.

C'est donc en toute connaissance de cause que l'État français a imposé ses essais nucléaires en Polynésie. Or le CEA avait les éléments pour se rendre compte, dès le premier tir – le 2 juillet 1966 – qu'il ne maîtrisait pas tout, et encore moins les aléas météorologiques. On peut citer le rapport du docteur militaire Millon, alors aux Gambier : Il serait peut-être nécessaire de minimiser les chiffres réels, de façon à ne pas perdre la confiance de la population, qui se rendrait compte que quelque chose lui a été caché, dès le premier tir.

À partir de décembre 1966, soit six mois après le premier tir, les prêtres catholiques qui vivaient aux Gambier commencèrent à noter dans les registres de baptême les trop nombreux décès infantiles pour une population de moins de 500 habitants. Le constat est le suivant : presque toutes les familles mangaréviennes seront touchées par ces décès infantiles. Qu'en est-il de ces victimes non considérées par la loi Morin ? Les habitants des Gambier ne sont pas des cas isolés.

La minimisation permanente, encore aujourd'hui, de certains organismes financés par l'État, ou de certains discours politiquement corrects, des conséquences sanitaires et environnementales de ces 193 essais nucléaires, est aussi grave que l'époque du dogme des essais “propres”. Au sein de l'Association 193, nous la qualifions de véritable négationnisme. Comment voulez-vous retrouver la confiance des Polynésiens lorsque près de 700 fois la bombe de Hiroshima a gravement contaminé le ciel polynésien et ses habitants, et qu'on vient chaque fois leur dire – je cite le Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) : Il est ainsi établi que compte tenu des conditions concrètes de son éventuelle exposition, M. Untel ou Mme Unetelle ne peut avoir reçu une dose moyenne de rayonnements ionisants due aux essais nucléaires français qu'inférieure à la limite de la dose efficace ? Pourtant, les personnes concernées remplissent toutes les conditions prévues par la loi Morin.

C'est ainsi que plus de la moitié des dossiers de victimes ou d'ayants droit se voient notifier le rejet de leur demande par le Civen. Comment voulez-vous retrouver la confiance des Polynésiens lorsque, de manière systématique, le Civen rejette toutes les demandes des victimes ou ayants droit nés à partir du 1er janvier 1975 ? La loi Morin permet pourtant de prendre en compte toutes les personnes nées jusqu'en 1998. De surcroît, ces personnes nées après 1974 remplissent toutes les conditions prévues par la loi Morin. Tout se passe comme si, pour le Civen, la pollution radioactive des quelque 700 fois la bombe d'Hiroshima des essais aériens s'était évaporée au 31 décembre 1974.

Comment voulez-vous retrouver la confiance des Polynésiens lorsque, de manière méthodique, le Civen vient à nier l'évidence même, au nom d'un calcul où les incohérences d'analyse sont multiples ? Entre les habitants d'une même île, par exemple, 50 % de dossiers de demandes d'indemnisation recevront une suite favorable, tandis que les 50 % restants sont systématiquement rejetés, alors même que les dossiers refusés remplissent toutes les conditions de la loi Morin. Les raisons budgétaires ne font-elles pas partie intégrante du choix du Civen ?

Nous ne parlons même pas des 110 000 victimes potentielles révélées par les auteurs du livre Toxique, concernant le tir « Centaure » en 1974. Qu'en est-il, alors, des autres tirs aériens ? Mais la réalité est toute autre, non plus face au dogme des essais propres, mais face au dogme des 50/50. En 2024, sur une population de 280 000 habitants, la Caisse de prévoyance sociale recense chaque année près de 1 000 nouveaux cas de cancer, pour une si petite population, dont 600 listés radio-induits.

Cette triste réalité sanitaire d'aujourd'hui n'existait pas avant les essais nucléaires, proportionnellement parlant. Bien entendu, les cancers ne datent pas des essais nucléaires français. Cette réplique facile nous est répétée sans cesse, pour dénigrer la réalité. Mais ce qui se passe aujourd'hui en Polynésie est malheureusement un destin écrit d'avance.

Je voudrais citer le professeur Jean Rostand : “En détériorant le patrimoine héréditaire humain, on fait peut-être pire que tuer des individus : on abîme, on dégrade l'espèce, on met en circulation de mauvais gènes qui continueront à proliférer indéfiniment. C'est non seulement un crime dans l'avenir qui est ainsi perpétré, mais un crime vivant, qui s'entretient de lui-même”. Ce crime vivant qui s'entretient de lui-même n'existait pas avant les essais nucléaires français.

Cette réalité ne serait-elle pas déjà une réponse aux études dites de maladies transgénérationnelles, qui nous manquent tant ? Mais comment entamer de telles études lorsque l'Institut du cancer de Polynésie française, depuis le 1er janvier 2022 seulement, assure, parmi ses missions, la gestion du registre des cancers ? Qui peut croire que de tels registres n'aient pas existé avec 193 essais nucléaires ? Personne. Mais plutôt, quel intérêt a l'entité détentrice de tels registres de ne pas vouloir les communiquer ? La condition sine qua non pour initier les études dites de maladies transgénérationnelles est le retour au fenua de ces fameux registres de cancers, que le ministère de la défense a en sa possession.

L'ouverture, louable en soi, des archives des essais nucléaires en Polynésie, doit permettre cela. C'est alors seulement que l'on pourra comprendre ce qui se passe réellement.

Depuis la création de l'Association 193, une nouvelle donne s'est imposée dans la conscience politique et générale des populations polynésiennes. Auparavant, on considérait quasiment que les seules victimes des essais nucléaires ne pouvaient être que les travailleurs directement impliqués sur les sites de Mururoa et de Fangataufa. Cela arrangeait bien l'État, d'une certaine manière, et peut-être aussi certaines associations.

Or, les grandes oubliées de cette histoire des victimes des essais nucléaires, ce sont surtout les populations de tous les archipels, de toutes les îles, de tous les districts que forme la Polynésie française. Chose qu'on pressentait plus ou moins, mais qu'on n'osait pas vraiment dire. Car cela voudrait dire que la responsabilité de l'État devrait être engagée par rapport à l'ensemble de ce fenua, et non plus seulement face aux seuls travailleurs des sites nucléaires.

Une autre donne, dont il est tout aussi important de tenir compte, est l'organisation par l'Association 193, en 2016, d'une pétition qui pourrait aboutir à un référendum local – puisque le statut de notre territoire le permet – à propos des conséquences des essais nucléaires. En entretenant politiquement ce type de propos, les antinucléaires ne peuvent apparaître que comme des indépendantistes, et cela arrangeait bien l'État, comme les partis autonomistes du territoire.

Mais lorsque, à l'issue de cette pétition, nous avons recueilli plus de 55 000 signatures de personnes en âge de voter – soit, à titre de comparaison, l'équivalent de 10 millions de personnes de France métropolitaine – une personne sur quatre en âge de voter a pris conscience que le silence imposé depuis des décennies pouvait être un temps révolu.

C'est une bonne nouvelle pour notre fenua. Ce silence imposé, cette forme entretenue de passivité complaisante, ce poids pesant d'une complicité non dite entre l'État français, qui a imposé les essais nucléaires, et les Polynésiens ayant travaillé directement au projet nucléaire de la France, ces fameuses compensations annoncées par le général de Gaulle : heureusement que certaines figures de notre fenua n'ont jamais accepté cela comme un fait irrévocable. L'histoire leur donne raison. Je veux ici parler de M. Oscar Temaru.

Parmi les souhaits émanant de l'Association 193, qui réclame de profondes réformes de la loi Morin, je voudrais citer les points les plus importants tels que la suppression du seuil dosimétrique de 1 millisievert (mSv) ; l'extension de la liste des maladies radio-induites ; la réalisation d'études sur les maladies transgénérationnelles ; d'autres modifications de la loi d'indemnisation, en particulier sur la date butoir de 1999.

Au-delà de ces quatre points de revendication, je voudrais conclure en soulignant que la juste réparation attendue par les victimes et les ayants droit des essais nucléaires ne peut se réaliser vraiment sans une demande de pardon de la part de l'État français. À nos yeux, c'est le seul responsable de ces 193 essais nucléaires. Je vous remercie.

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