La séance est ouverte à neuf heures.
La commission entend M. Éric Coquerel, président de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire.
Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête.
Afin de poser les termes du sujet, nous avons entendu des gestionnaires de la dette publique – la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades) et l'Agence France Trésor (AFT) – ainsi que des économistes qui participent au débat public sur cette question. Nous avons souhaité connaître ce matin le point de vue de ceux qui ont une vision politique de la dette. À cet effet, il nous a paru indispensable d'accueillir M. Éric Coquerel, président de la commission des finances.
Monsieur le président, vous avez développé vos arguments dans un ouvrage paru il y a trois ans, Lâchez-nous la dette !, qui me semble soulever des questions intéressantes : la dette et le déficit sont-ils de faux problèmes ? Quelles sont leurs conséquences sur le pouvoir d'achat des Français ? Que faire de la dette covid de l'Union européenne ?
Vous l'avez dit, je considère que la dette française n'est pas problématique par principe, même si je ne cultive pas l'idée selon laquelle il faudrait l'alourdir sans raison. Elle n'est pas, à tout le moins, le problème qu'on nous présente. Je me souviens d'ailleurs qu'à l'occasion de l'examen du projet de loi de finances rectificative (PLFR) pour 2020, mon prédécesseur, Éric Woerth, interrogé sur l'augmentation de la dette induite par les mesures prises à l'époque pour répondre à la crise du covid, s'était écrié : « Tout le monde sait que personne ne rembourse jamais la dette ».
Il voulait dire, comme je le fais depuis longtemps, qu'on ne rembourse jamais le stock, mais seulement la charge de la dette, tout simplement parce que la dette de la France est supportable et qu'il se trouve toujours suffisamment d'investisseurs pour la prolonger lorsqu'elle arrive à échéance. J'insiste sur ce point : si les comparaisons internationales qui nous sont présentées, parce qu'elles portent le plus souvent sur le stock, ont de quoi affoler, il faudrait en réalité se concentrer sur la charge de la dette, c'est-à-dire sur le montant remboursé chaque année.
Je crois savoir que M. François Ecalle – qui n'appartient pas au même camp politique que moi –, a expliqué, au grand étonnement de la commission d'enquête, que, pour établir des comparaisons pertinentes, il faudrait rapporter la dette au PIB et à son évolution, et non se contenter des montants bruts qui peuvent donner une vision trompeuse. Ainsi, l'augmentation de plus de 900 milliards d'euros constatée entre 2016 et 2023 paraît considérable, mais elle est moins effrayante quand on souligne que la dette est ainsi passée de 98 % à 110,6 % du PIB, enregistrant une hausse de 12,6 points qui n'a rien d'inédit – elle avait par exemple augmenté de 18,9 points entre 1992 et 1996 et de 26,3 points entre 2007 et 2012. La même remarque vaut pour la charge de la dette : certes, elle pourrait presque doubler entre 2024 et 2027, en passant de 46,3 à 72,3 milliards d'euros, mais si on explique que sa part dans le PIB passerait alors de 1,9 % à 2,6 %, la hausse ne paraît plus si énorme. Ce sont des éléments de comparaison plus pertinents, puisqu'on s'aperçoit que la charge de la dette reste peu élevée et finalement assez proche des niveaux observés il y a vingt ans, voire inférieure.
Par ailleurs, le délai moyen à l'échéance duquel les investisseurs doivent être remboursés est de huit ans et demi, si bien que, comptabilisée comme un flux plutôt que comme un stock – c'est-à-dire en divisant le montant global par huit et demi –, la dette s'établit à 13,7 % du PIB, un niveau beaucoup moins alarmant que les 110,6 % habituellement évoqués.
Pour reprendre l'argument d'Éric Woerth, la dette publique roule. Or depuis des années la France est perçue par les marchés comme un bon emprunteur : elle détient un patrimoine supérieur à 20 000 milliards d'euros, ses actifs dépassent donc largement son déficit, ce qui en fait une valeur sûre pour les investisseurs. C'est pour cette raison que, lorsque j'ai été interrogé sur le risque de dégradation de la note financière de la France par les agences de notation, j'ai répondu que leur décision n'aurait pas d'incidence sur les taux d'intérêt. La dernière levée de fonds engagée par la France a d'ailleurs donné un bon exemple de la confiance que lui accordent les marchés, puisque la demande a été deux fois plus élevée que l'offre.
Selon moi, la dette française n'est donc pas un problème. L'enjeu réside plutôt dans l'objectif qu'on lui attribue que dans le risque qu'elle représente. Il est aberrant d'entendre certains – je ne pense pas que vous en fassiez partie – prétendre que la France est en faillite : c'est tout simplement impossible au vu de l'état actuel de son économie.
C'est d'ailleurs ce que montre l'objectif de ramener le déficit public à 2,9 % du PIB en 2027 qui figure dans la loi de programmation des finances publiques (LPFP). Je partage l'avis de M. Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes, qui juge ce chiffre peu crédible – je n'irai pas jusqu'à parler d'insincérité. Pour l'atteindre, il faudrait infliger au pays une cure d'austérité telle que notre économie en souffrirait. En réalité, si ce chiffre a été avancé, c'est d'abord parce que la dette sert un projet politique, défendu notamment par la Commission européenne, qui consiste à faire baisser fortement les dépenses publiques et à s'attaquer aux prestations sociales. On le constate avec l'annulation de crédits décidée en début d'année et celle annoncée pour l'an prochain : ce qui se dessine, c'est une attaque contre l'État.
Or si le déficit public a plus augmenté que prévu en 2023, s'établissant à 5,5 % du PIB et non à 4,9 %, ce n'est pas en raison d'une augmentation des dépenses publiques – si l'on excepte celles liées à la crise du covid, que l'on peut considérer comme exceptionnelles –, mais d'un manque de recettes. Sur ce point, je rejoins MM. François Ecalle et Emmanuel Macron. Si le déficit s'est davantage accru en France que dans les autres pays européens depuis 2017, c'est parce que, conformément à la politique voulue et assumée par l'exécutif, nous nous sommes privés d'environ 60 milliards d'euros de recettes. En matière de hausse des dépenses publiques, nous sommes en réalité plutôt bien placés par rapport à nos voisins.
Ce sujet mériterait un débat : on propose systématiquement de réduire la dette en taillant dans les dépenses publiques et en s'attaquant à la protection sociale des Français, alors que, depuis quelques années, l'augmentation du déficit trouve son origine dans une baisse des recettes qui, en outre, avantage plutôt les plus riches de nos concitoyens – les travaux de l'Institut des politiques publiques (IPP) et toutes les études économiques le montrent –, ce qui pose la question du creusement des inégalités.
L'enjeu n'est donc pas de savoir si la dette est légitime, mais à quoi elle sert. Si sa finalité est de faire baisser les impôts, on peut effectivement s'interroger sur son utilité. Quand je dis qu'il serait peut-être bon d'aller chercher l'argent là où il est, c'est-à-dire chez les plus riches de nos actionnaires, on m'explique qu'il ne faut surtout pas augmenter les impôts. Mais je ne milite pas pour augmenter les impôts de tous nos concitoyens : La France insoumise a même avancé des propositions de nature à réduire les impôts de 80 % des Français. Seulement, je pense qu'il faut arrêter de les baisser à mauvais escient et qu'il importe de récupérer une partie des recettes auxquelles nous avons renoncé en supprimant l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ou en créant la flat tax. Non seulement ces mesures n'ont pas rejailli sur l'économie et n'ont avantagé qu'une minorité de Français – toutes les études le montrent –, mais elles contribuent à creuser les déficits, nous empêchant de consacrer autant de moyens que nécessaire à la transition écologique. Je ne suis d'ailleurs pas le seul à soulever cette question, puisque M. Mario Draghi lui-même commence à dénoncer la baisse des dépenses publiques et le choix consistant à mener une politique de l'offre centrée sur la baisse du prix du travail.
Vous aurez compris que je ne suis pas favorable à l'augmentation des déficits par la baisse d'impôts, notamment ceux dont s'acquittent les plus riches détenteurs de capitaux.
La troisième question est celle des détenteurs de la dette. Pendant la crise du covid, la Banque centrale européenne (BCE) s'est, à juste titre, exonérée des traités européens en prêtant de l'argent directement aux banques centrales des États membres – ce qu'elle n'avait pas fait pendant la crise des subprimes, au cours de laquelle elle avait prêté aux États, notamment à la Grèce, par l'intermédiaire des banques de second rang. Nous sommes ainsi les détenteurs directs de plus de 20 % de la dette européenne, ce qui constitue une évolution intéressante, car ce système nous exonère de la pression des marchés et nous ouvre la possibilité, si nous le souhaitons, de faire défaut. Je sais que cette éventualité, que j'évoque dans l'ouvrage que vous avez eu la gentillesse de mentionner, peut sembler radicale, mais je rappelle que nous y avons eu recours par le passé dans des moments exceptionnels. Nous avons par exemple décidé d'annuler la dette considérable de l'Allemagne après la guerre. Au lieu de porter la dette comme un fardeau pendant des années, nous pourrions choisir d'alléger cette pression, même si les taux d'intérêt devaient augmenter en conséquence.
Il est donc très intéressant que, d'une manière ou d'une autre, nos banques centrales détiennent la dette, plutôt que le marché – même s'il serait encore préférable qu'elles ne soient pas indépendantes du pouvoir politique, mais ceci est un autre débat. La détention de la dette publique par les marchés est d'ailleurs un phénomène relativement récent, fruit de décisions prises dans les années 1980 qui ont conduit à abandonner le circuit du Trésor grâce auquel la dette appartenait aux États – qui, souverains en matière de politique monétaire, pouvaient procéder à des dévaluations, raison pour laquelle les dettes étaient alors moins élevées. Il faut avoir conscience des risques créés par cet assujettissement au marché, décidé au moment où se constituait le marché unique européen et où se développait la mondialisation financière.
La commission d'enquête gagnerait à s'interroger sur la manière dont nous pourrions redevenir souverains en la matière, d'autant que la dette française présente la particularité d'être détenue, dans une très grande proportion et de façon croissante, par des investisseurs étrangers. L'Italie a lancé des plans d'emprunt populaire ; la dette japonaise, pourtant bien plus élevée que celle de la France, est détenue en grande majorité par les citoyens japonais : nous devrions à notre tour mener une réflexion sur ce point.
L'annonce de la révision de divers paramètres budgétaires a suscité un débat intense sur le caractère volontaire ou involontaire de leur sous-estimation. Au moment de la construction du budget, les administrations et le Gouvernement transmettent-ils les informations en amont au président de la commission des finances, même de manière informelle ?
En France, le Gouvernement construit ses propres hypothèses de croissance, sur la base desquelles il bâtit le budget, ce qui pose d'ailleurs la question du contrôle parlementaire. En Grande-Bretagne, c'est un organisme public indépendant qui formule ces hypothèses et impose au Gouvernement de les prendre en compte. Que pensez-vous de cette façon de procéder ?
Les chiffres de l'exécutif ne me sont communiqués que quelques heures avant leur publication. Je ne résiste d'ailleurs pas à vous faire part d'une anecdote – que je vous livre d'autant plus librement qu'elle a irrité tous mes collègues, jusqu'à ceux de la majorité : à l'occasion des dernières annulations de crédits, puisque les décrets devaient m'être transmis avant leur parution au Journal officiel, un motard les a apportés à l'Assemblée nationale en pleine nuit, vingt minutes avant leur publication. Je ne suis pas certain qu'une telle pratique constitue une bonne information du président de la commission des finances…
S'agissant de la rectification des hypothèses ayant servi à élaborer la loi de finances pour 2024 – la croissance ramenée de 1,4 % à 1 % du PIB, le déficit revu à la hausse –, le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) a estimé qu'il n'y avait pas matière à parler d'insincérité. Soit. Le moins qu'on puisse dire, toutefois, c'est qu'il y a eu une accumulation d'erreurs. Le fait que la puissance publique, en l'occurrence Bercy, avance ses propres prévisions ne me choque pas, d'autant que plusieurs autorités et institutions donnent d'autres chiffres, ce qui permet les comparaisons. Ce qui me pose problème, c'est surtout que l'Assemblée nationale n'ait pas eu l'occasion de débattre et de voter les deux derniers budgets. Au-delà du problème démocratique que cela pose, le Gouvernement aurait été peut-être été mieux inspiré sur ces questions s'il avait écouté les députés. Voilà le problème de fond : l'Assemblée serait capable de conseiller utilement le Gouvernement et je regrette qu'elle n'en ait pas l'occasion.
En Grande-Bretagne, l'organisme indépendant auquel je faisais référence ne se contente pas d'établir son propre chiffrage : il le transmet au Gouvernement et lui impose de s'en servir comme base de travail.
Étant opposé à l'indépendance des banques centrales, je suis favorable à laisser la puissance politique élaborer ses propres hypothèses plutôt qu'à confier ce rôle à un organisme dont nul ne garantit qu'il serait plus légitime pour le faire.
Vous estimez que la révision à la baisse de la prévision de croissance en 2024 ne constitue pas, en elle-même, une marque d'insincérité budgétaire. Pour ce qui est du déficit public, avez-vous connaissance d'éléments qui vous permettraient d'affirmer que le trou dans les recettes annoncé en mars dernier aurait été caché en fin d'année 2023 ?
C'est M. Husson qui a révélé les éléments. Je pense en particulier à une note interne à Bercy, élaborée dans les derniers jours de l'examen du budget, qui lançait une alerte sur le risque de dérapage du déficit. M. Thomas Cazenave l'a publiée et nous l'a transmise. Il aurait été souhaitable que l'on débatte de ces nouvelles estimations mais le 49.3 nous a privés de cette possibilité. Comme je l'ai dit, on a eu affaire non pas à de l'insincérité, mais à une succession d'erreurs. Des parlementaires appartenant à peu près à toutes les oppositions, de concert avec plusieurs institutions, ont signalé que, compte tenu de la situation économique en 2023, les recettes financières assises sur la TVA et l'impôt sur les sociétés devraient être moins élevées que prévu. De même, nous avons été nombreux à dire que la prévision de croissance de 1,4 % pour 2024 n'était pas réaliste. Nous n'avons rien inventé : il suffisait d'écouter les institutions. Cette accumulation d'erreurs, qui est apparue de manière évidente quelques mois après le vote du budget, devrait incliner l'exécutif à faire preuve d'un peu plus d'humilité.
Une des caractéristiques de la dette française est qu'elle continue à augmenter, bien que la crise soit passée, alors que, dans d'autres pays, comme la Grèce ou le Portugal, elle diminue. Comment l'expliquez-vous ?
L'idée selon laquelle il faudrait, par principe autant que par nécessité, diminuer la dette et le déficit n'est pas une vérité économique. À titre d'exemple, les États-Unis n'ont pas pour objectif de faire baisser leur dette mais, avant tout, d'augmenter la croissance. Au-delà des différences opposant ce pays à l'Union européenne, cela montre que d'autres politiques économiques sont possibles. On s'alarme d'ailleurs, aujourd'hui, du possible décrochage de la croissance de l'Union européenne par rapport aux États-Unis.
Il faut se garder des comparaisons. Le PIB de la Grèce correspondant peu ou prou à celui de la région Île-de-France, il est évident que l'État grec n'avait pas les mêmes capacités de remboursement de la dette qu'un pays comme la France, qui demeure une puissance économique et financière stable.
Un certain nombre de collègues dénoncent le fait que la charge de la dette va devenir le premier poste budgétaire de l'État, laissant entendre que cet argent serait jeté par les fenêtres. Or, la charge de la dette sert à rembourser un déficit, qui a une utilité. En 2023, le déficit a permis d'assurer un certain niveau de protection sociale, ce qui s'est traduit par une stabilisation de la consommation populaire. À la suite de la crise des subprimes, la France a été l'un des seuls pays en Europe à ne pas entrer en récession. Le marché privé était déprimé, mais l'économie a été soutenue par les dépenses publiques. On oublie de dire que ces dernières constituent aussi des recettes. L'OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) estime d'ailleurs que les baisses de dépenses publiques prévues pour 2024 vont nous coûter 0,2 point de croissance. En 2023, M. Bruno Le Maire s'était félicité du fait que la croissance française se soit maintenue – ce qui n'a pas été le cas, par exemple, en Allemagne. Or, cela s'expliquait par la résistance de la consommation populaire.
Il ne faut pas se contenter de regarder les chiffres des déficits : il faut s'intéresser à tous les indicateurs économiques. Par exemple, actuellement, la France s'en sort plutôt mieux que l'Allemagne sur le terrain de la croissance.
Notre déficit ne m'alarme donc pas. La question, encore une fois, est de savoir à quoi il sert.
Ce qu'il faut craindre, ce sont les conséquences de la politique visant à réduire à tout prix les déficits. La réduction de la durée et du montant de l'indemnisation des chômeurs est ainsi susceptible d'affecter le pouvoir d'achat des plus défavorisés et, partant, la consommation populaire. Les services publics protègent avant tout les personnes les plus démunies. La volonté de réduire les dépenses publiques dans des proportions historiques peut, in fine, réduire le pouvoir d'achat, et donc la croissance : voilà ce qui m'inquiète. Si l'on veut à tout prix s'occuper du déficit, je demande que l'on se penche, au préalable, sur les dépenses fiscales, en particulier sur les aides non conditionnées aux entreprises, ainsi que sur les baisses d'impôt, qui ont grandement favorisé les revenus du capital. Il faudrait revenir sur ces mesures plutôt que réduire les dépenses publiques. Cela nous offrirait peut-être des marges supplémentaires pour investir en faveur de l'écologie.
Je voudrais rappeler, à titre liminaire, que, contrairement à ce que l'on entend souvent ici, la dette publique n'augmente pas : elle est au contraire en diminution, comme le montre l'exécution des comptes de 2023. Le ratio de la dette rapportée au PIB a baissé entre 2017 et 2019 et entre 2021 et 2023.
Par ailleurs, depuis la création du HCFP, on constate que les prévisions s'écartent beaucoup moins du consensus des économistes que ce n'était le cas auparavant.
Vous affirmez que ce n'est pas tant la valeur absolue de la dette qui compte que sa valeur rapportée au PIB. En conséquence, pensez-vous qu'il faille relativiser la dette créée depuis 2017 au regard de l'évolution que l'on a connue sous le quinquennat précédent ? Le ratio de la dette créée sur le PIB se situe en effet au même niveau qu'au cours des années antérieures, si ce n'est à un niveau inférieur.
Beaucoup d'économistes évoquent une zone dangereuse, difficile à déterminer précisément, au-delà de laquelle l'endettement peut créer une difficulté, notamment par l'effet boule de neige. Qu'en pensez-vous ?
Quelle appréciation portez-vous sur le risque induit par l'augmentation de l'endettement ? Le recours à l'endettement plutôt qu'à des dépenses publiques financées pour assurer le fonctionnement des services publics et soutenir le pouvoir d'achat n'induit-il pas un coût supplémentaire et ne nous fragilise-t-il pas un peu plus, compte tenu de la volatilité des taux ?
Vous avez affirmé, en évoquant le projet politique de la Commission européenne, que la dette est un instrument servant à justifier une politique d'austérité. N'est-ce pas un peu contradictoire, puisque la dette publique est née d'un excès de dépenses par rapport aux recettes ? Elle ne peut pas être l'outil d'une politique publique qu'elle a elle-même contribué à créer.
Je m'appuie notamment sur les chiffres que vous a donnés M. François Ecalle. L'augmentation de la dette a été supérieure de 12,6 points à celle que l'on a connue sous le mandat précédent, ce qui ne constitue pas un écart considérable. Le moins que l'on puisse dire est que cette hausse n'est pas inédite. Je pense donc qu'il faut, en effet, relativiser cette évolution. Une fois encore, la dette aurait pu être moindre : je conteste la baisse des recettes de 60 milliards et, surtout, leur fléchage, qui explique une partie des déficits. Si l'on avait agi autrement, on disposerait de marges supplémentaires pour investir en faveur de l'environnement. La seule dette insoutenable, que l'on ne peut pas transférer à nos enfants, est la dette écologique. La dette financière, elle, est annulable, reportable, négociable, au moins dans le cas de la France.
Il faut examiner la charge de la dette au regard de la production de richesses du pays. Il n'y a pas de raison que cette dernière se transforme complètement, quelles que soient les politiques menées. Autrement dit, on ne va pas devenir un pays pauvre. Le montant de la charge de la dette annoncé pour 2027 est un maximum, car tout dépendra de l'évolution des taux mais, quoi qu'il en soit, nous pourrons l'assumer. Ne nous faisons pas peur !
Des économistes pourraient vous donner leur avis. En tout cas, la situation ne me paraît pas dramatique.
La dette est indispensable, aucun État ne pouvant financer les investissements pluriannuels qu'il doit engager à partir de recettes annuelles. La dette n'est pas un fléau mais un moyen normal de fonctionnement. Dans les années 1960 et 1970, la dette était moins élevée parce que l'on menait des politiques de dévaluation. Lors de la création de l'euro, nous avons accepté, comme le souhaitaient les Allemands, que la monnaie unique poursuive la politique de monnaie forte qui était celle du mark, alors que ce n'était pas nécessairement adapté à notre économie. L'Allemagne se différencie de nous par certaines caractéristiques, notamment un système de retraite reposant beaucoup plus sur la capitalisation, une rente qu'elle doit faire assumer, une population vieillissante. Pour conduire cette politique monétariste, on a décidé à la va-vite, au milieu des années 1980, notamment sous l'impulsion de Jacques Delors, d'instituer la règle des 3 %, qui n'avait aucun fondement scientifique. Le choix a été fait de mener une politique de l'offre, de compétitivité, de rigueur monétaire, qui n'assure pas une meilleure santé économique. Cette construction idéologique explique la fixation de contraintes en matière d'endettement qui ne sont pas vraiment adaptées à l'économie française.
Ne serait-il pas plus utile d'engager des dépenses en veillant au respect de l'équilibre budgétaire que de financer les services publics par un endettement qui non seulement nous coûte plus cher, mais, de surcroît, finance des fonds de pension et une épargne étrangère ?
Il faut prendre en compte l'ensemble des chiffres cités par M. François Ecalle. La croissance de la dette, depuis cinq ans, hors covid, est due principalement à la baisse des recettes et non à l'augmentation des dépenses publiques. Le déficit actuel s'explique très largement par le fait que l'on a voulu une politique de compétitivité, qui est assumée par le Gouvernement. Il s'agit, dans cette optique, d'instaurer un climat favorable au monde des affaires pour favoriser l'arrivée des capitaux en France, qui doit, selon les promoteurs de cette politique, exercer un effet positif sur l'économie et l'emploi. Il faut se demander en quoi la flat tax, la suppression de l'ISF, les cadeaux qui se sont accumulés au profit d'un très petit nombre de personnes ont avantagé l'économie française. Toutes les études, y compris celles de France Stratégie, montrent que ces mesures n'ont pas eu d'impact sur l'emploi.
La charge d'intérêts de la dette représente le deuxième budget de l'État et occupera, quoi qu'il arrive, la première place en 2027, date à laquelle elle excèdera probablement 80 milliards. Cela amputera nécessairement les marges de manœuvre de l'État. À combien s'élèveront, selon vous, les besoins de financement supplémentaires – lesquels nécessiteront des hausses de taxes et d'impôt puisque les dépenses ne semblent pas baisser ? Autrement dit, à quoi s'expose-t-on en matière fiscale ?
La trajectoire de la charge de la dette me paraît soutenable mais, encore une fois, il faut se demander à quoi elle sert. Si l'on investit dans la transition écologique, dans la construction d'hôpitaux, dans la rénovation de bâtiments, cela fera marcher l'économie, accroîtra les rentrées fiscales et les versements de cotisations : globalement, on s'y retrouvera.
Comment augmenter les impôts sans toucher tous les Français ? Je vais me montrer très réformiste, très modéré : nous pourrions revoir la fiscalité sur les superdividendes – la part des profits qui va s'accumuler chez les actionnaires et ne rejaillit pas sur l'économie –, sur les rachats d'actions, sur les transactions financières ; nous pourrions nous attaquer aux niches fiscales les plus importantes et les plus problématiques. J'ai fait le calcul avec des amendements qui pourraient trouver une majorité au sein de la commission des finances : on peut facilement récupérer 45 milliards d'euros. Les cadeaux fiscaux qui ont été faits au capital et au monde de la finance – pour aller vite – pourraient être récupérés pour diminuer les déficits.
Mais il y a une question quantitative : ces 45 milliards seraient-ils suffisants pour que la charge de la dette ne devienne pas le premier budget de l'État ?
Mon groupe a proposé un contre-budget, que je vous transmettrai : nous estimions pouvoir atteindre 120 milliards. Cela demanderait une réforme d'ampleur. Je parlais de 45 milliards parce que je pense qu'il est possible de trouver une majorité à l'Assemblée pour aller jusque-là : cela ne changerait même pas la politique macroéconomique du Gouvernement.
Je ne suis pas certain que la qualité des prévisions de croissance pour 2024 fasse partie du périmètre de la commission d'enquête. Je souligne que ceux qui se targuent d'avoir vu juste en 2024 avaient eu tort en 2023. Il faut rester modeste.
S'agissant de la fameuse note de Bercy du 7 décembre 2023, à cette date, la loi de programmation mais aussi la loi de fin de gestion avaient été votées ; le budget était en discussion au Sénat. J'aimerais bien savoir ce qui aurait pu être fait, d'autant que cette note se trompait sur les prévisions – elle évoquait un déficit à 5,2 % – et conseillait surtout, au vu des niveaux d'incertitude, de ne rien faire.
Vous dites que la dette peut être une bonne chose si elle est utile. Je voudrais revenir sur les grandes mesures qui ont eu un impact sur la dette, notamment pendant la période du covid : chômage partiel, prêts garantis par l'État, bouclier énergétique, indexation des prestations sociales… Y en a-t-il certaines que vous n'auriez pas prises ?
La commission des finances pourrait-elle calculer le coût des amendements budgétaires déposés par les différents partis ? Cela éclairerait notre commission sur les conséquences sur notre dette des propositions des uns et des autres.
M. Mélenchon dit que la dette, c'est de la rigolade ; je ne prends évidemment pas ces propos au premier degré, mais vous divisez vous-même la dette par huit, c'est-à-dire sa maturité. J'aimerais comprendre le raisonnement qu'il y a derrière : personne d'autre ne le fait, ni les particuliers ni les collectivités territoriales.
Je vous renvoie la balle : certaines de ces questions me semblent hors du périmètre de la commission ; mais vous êtes libre de les poser, évidemment.
Le Gouvernement avait annoncé une croissance de 1,4 % ; deux mois après, il est à 1 %. Ceux qui disaient que le premier chiffre était trop élevé ne se sont pas trompés !
Il fallait bien sûr soutenir l'économie pendant le covid. Mais il y avait différentes façons de faire. Je conteste la façon dont le chômage partiel a été payé non pas par la dette de l'État, mais par la dette sociale. Celle-ci, en effet, ne se négocie pas – à l'inverse de la dette financière, que l'on peut au moins négocier, reporter, voire annuler. Des économistes comme M. Michaël Zemmour se sont exprimés sur ce sujet.
Vous parlez de lois votées par l'Assemblée : je rappelle que ces textes ont été considérés comme adoptés, mais que nous ne les avons pas votés, à part en commission. Votre question sur le chiffrage cumulé des amendements est provocatrice : nous ne débattions pas à l'Assemblée pour établir un budget ; les parlementaires savaient bien que le débat serait arrêté par un 49.3. On ne peut pas accumuler les amendements individuels comme valant demande de chaque groupe, ce n'est pas raisonnable. Plusieurs groupes ont proposé des contre-budgets globaux : le mien, mais aussi Les Républicains notamment. C'est plutôt ces projets qu'il faudrait examiner pour avoir un débat politique.
Je rappelle que le droit d'amendement est individuel : chaque député a la liberté de proposer et d'intervenir.
J'aimerais vous interroger sur la construction du budget : il y a celui de l'État, celui de la sécurité sociale – cinq branches, auxquelles j'ajouterai le fonds de solidarité vieillesse – et celui des 438 opérateurs, qui a énormément augmenté. La tuyauterie entre eux est considérable : la TVA est répartie entre l'État, les collectivités territoriales et la sécurité sociale, l'État subventionne largement les caisses sociales, et ainsi de suite. Cette construction n'est-elle pas à bout ? Sa complexité la rend illisible, voire incompréhensible. Ne faudrait-il pas la revoir ?
Seriez-vous, par exemple, favorable à un budget unique des recettes, en conservant néanmoins un budget des missions régaliennes et un budget de l'ensemble de la sphère sociale ?
Sur la question des huit années, monsieur le rapporteur général, je vous enverrai des livres d'économistes un peu hors de la pensée néolibérale : vous verrez que ce sont des choses qui se disent souvent, au contraire. Je ne compare pas la dette de l'État avec celle de nos foyers, mais quand nous achetons un bien, nous ne calculons pas la dette en pensant aux trente années de crédit : nous calculons par rapport à un an de revenus, et nous regardons si ça passe. Ici, c'est la même chose : il est évident que rapporter une dette globale sur huit ans et demi à une seule année de revenus, c'est rapporter un stock à un flux, ce qui me semble surprenant. Cela permet de relativiser : on a alors un endettement de 13 % du PIB, quand les ménages peuvent s'endetter jusqu'à 33 %.
Madame Louwagie, je vous suis sur la nécessité d'une remise à plat. C'est pour cela que j'ai lancé l'idée de dialogues de l'Assemblée nationale sur la fiscalité, afin de discuter entre groupes.
L'une ne va pas sans l'autre. Je parle de fiscalité au sens large : vous avez évoqué la TVA ; c'est à mon sens un vrai problème que nous soyons biberonnés à la TVA en permanence ! Il faut s'interroger.
Nous ne serons pas du même avis sur ce que pourrait rapporter ce que vous appelez la simplification, qui peut aussi être vue comme une manière de diminuer les dépenses publiques. Mais vous avez raison : notre système est souvent trop complexe, et utiliser le même impôt pour alimenter des budgets très différents n'est pas une bonne chose.
En revanche, je ne serai pas favorable à un budget unique pour les recettes. Si mon courant politique n'était pas favorable à l'idée d'une discussion du budget social au Parlement, c'est parce que nous considérons que la protection sociale est un système assurantiel, qui repose sur la valeur produite par le travail. Le Gouvernement devrait s'en souvenir au lieu d'aller piocher dans les recettes de l'Unedic. On mélange déjà bien trop les différents budgets.
Le budget de l'État subventionne largement la branche retraite, l'Unedic… Vous appelez de vos vœux une séparation mais elle n'existe pas.
Il faut aussi s'interroger sur le fait que les aides aux entreprises – dont je ne conteste pas l'utilité, mais l'absence de conditionnalité – reposent souvent sur des exonérations de cotisations, donc pèsent sur le budget social.
La dette est une question sérieuse ; si jamais c'était sous un gouvernement de gauche qu'on constatait un déficit de 5 %, on crierait au naufrage, au cataclysme, à la catastrophe. Le paradoxe, c'est que, parallèlement, nos services publics vont mal, notamment l'hôpital, pilier de l'État social, ou l'école, pilier de la République.
Les dépenses en 2023 sont les mêmes que celle de 2016 : ce n'est pas de ce côté-là qu'il faut chercher, mais du côté des recettes, en particulier de celles qui viendraient du capital, du patrimoine, des entreprises. Cette année, le taux de marge a été formidable, mais on a réussi à faire diminuer la contribution des entreprises, passée de 21 % à 19 %.
Non seulement les impôts payés par les entreprises diminuent, mais les subventions qui leur sont allouées augmentent, passant de 5 % à 10 % des dépenses publiques dans la longue durée. Quel lien faites-vous entre ces aides massives et le déficit public ?
Le lien est évident. On entend souvent que la France détient le record d'Europe des prélèvements obligatoires ; on entend moins qu'elle détient aussi celui des aides aux entreprises, dont je répète qu'elles ne sont assorties d'aucune condition et reposent souvent sur des exonérations de cotisations. On prend ainsi aux régimes sociaux de quoi mener une politique d'aide aux entreprises décidée par l'État.
Les aides aux entreprises – cotisations et aides directes – sont de l'ordre de 170 à 200 milliards. C'est certainement l'un des moyens de retrouver des marges de manœuvre financières – certains députés de la majorité le pensent comme nous.
S'agissant du crédit d'impôt recherche, par exemple, le Conseil d'analyse économique a proposé des scénarios de réforme pour prendre notamment en considération l'effort réel de recherche et développement des grandes entreprises. Il est indispensable d'explorer ces pistes. On ne peut plus continuer à donner aux entreprises de l'argent pour qu'elles en redistribuent une partie sous forme de dividendes ! S'il est redistribué en emplois, en relocalisations, en augmentation de salaires, pas de problème. Nous n'avons plus les moyens des exagérations du CAC40.
Je conteste la baisse importante des contributions des entreprises qui a été décidée ; je conteste plus encore l'attitude de ceux qui prennent une partie de la plus-value des entreprises pour accumuler des richesses. La fiscalité leur a bénéficié, et il faut y remédier de toute urgence.
S'agissant du raisonnement macroéconomique, vous semblez dire que la dépense publique est l'unique moteur de la croissance. Mais la demande publique, c'est 200 milliards d'euros : l'investissement des entreprises, c'est trois fois la demande publique ; les exportations, c'est quatre fois la demande publique ; la consommation finale des ménages, c'est six fois la demande publique. En baissant les impôts, vous améliorez le revenu disponible des ménages et vous relancez la consommation finale ; en baissant les impôts des entreprises, vous améliorez leur compétitivité et donc leur capacité à exporter, mais aussi leur capacité à investir. Vous agissez ainsi sur trois moteurs : la consommation finale, les exportations et les investissements, qui représentent bien davantage que la demande publique.
Je connais votre verve, mais vous me faites dire ce que je n'ai pas dit : je n'ai jamais dit que la dépense publique était le seul moteur de la croissance. Je dis qu'en période de reflux de l'activité économique, elle permet de soutenir une économie atone, par exemple après la crise des subprimes : regardez vos chiffres, regardez ce que disent les économistes.
L'État social est un héritage de la Libération ; j'assume qu'une part de l'économie française ne soit pas assujettie au marché, notamment tout ce qui relève des besoins fondamentaux. Ces dépenses publiques, ce sont aussi des recettes, c'est aussi une façon de faire fonctionner l'économie – je ne dis pas que c'est la seule, ni la plus importante, mais qu'il faut arrêter de la considérer uniquement comme des dépenses quand c'est aussi un gisement de recettes et surtout une utilité économique. C'est un point de désaccord entre nous. C'est une particularité de la France, et cela explique largement le fait que la France n'ait pas connu de récession l'an dernier, contrairement à l'Allemagne.
La séance s'achève à dix heures quarante-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Denis Bernaert, M. Jean-René Cazeneuve, M. Fabien Di Filippo, M. Philippe Juvin, M. Daniel Labaronne, M. Mathieu Lefèvre, Mme Véronique Louwagie, Mme Lise Magnier, M. François Ruffin
Excusé. - Mme Valérie Rabault