Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Réunion du jeudi 9 mars 2023 à 9h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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Jeudi 9 mars 2023

La séance est ouverte à 9 heures 30.

(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)

La commission entend M. Thomas Aonzo, président de l'Union-Indépendants et de M. Stéphane Chevet, ancien président.

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Chers collègues, nous reprenons nos travaux là où nous les avions laissés en entendant à nouveau l'Union-Indépendants qui nous a indiqué la semaine dernière, lors de la table ronde à laquelle certains de ses représentants participaient, vouloir compléter ses observations devant la commission.

Nous sommes heureux d'accueillir, pour la première fois, monsieur Aonzo, président de l'Union-Indépendants et membre du Conseil économique, social et environnemental, accompagné de monsieur Chevet que nous avons reçu la semaine dernière.

Messieurs, je vous propose de limiter les propos liminaires et de vous concentrer sur les points que vous souhaitez aborder ce matin et que nous n'aurions pas déjà examinés ensemble.

Je vous rappelle que notre commission d'enquête sur les révélations des Uber files poursuit un double objet : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France, le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts, et d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à porter par les décideurs publics en la matière.

Je rappelle également que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.

Avant de vous laisser la parole, je vous précise que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire, l'un après l'autre : « Je le jure. », après avoir activé votre micro.

( M. Thomas Aonzo et M. Stéphane Chevet prêtent serment.)

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Stéphane Chevet, ancien président de l'Union-Indépendants

Merci de nous recevoir à nouveau. Cela sera l'occasion pour nous de répondre plus largement à vos questions. Nous limiterons donc les propos liminaires. Au nom de l'association représentant les indépendants, je souhaite revenir sur la mission Frouin qui a été le point de départ d'un certain nombre de désaccords. Cette mission portait sur les indépendants et les travailleurs « intermédiés ». Elle a finalement été limitée aux seuls travailleurs « intermédiés » des mobilités. Pour l'Union des indépendants, notre propos était de dire que les travailleurs « intermédiés » de plateformes ne se limitent pas à la mobilité mais concernent tous les secteurs d'activité en France. On pense souvent aux professions dites « du savoir » (comme les graphistes) mais cela concerne aussi les cuisiniers avec des plateformes comme Brigad. Notre volonté lors de cette mission était de démontrer la transformation importante en cours dans le monde du travail, le fait qu'un grand nombre de travailleurs a choisi le statut d'indépendant, lequel n'est pas imposé de fait à tous les travailleurs « intermédiés » – même si certains n'ont pas le choix d'un autre statut. Se pose alors la question du partage de la richesse, car un grand nombre d'indépendants n'ont pas, ou n'ont plus accès à leurs clients et sont dépossédés à travers leur contrat commercial de leurs capacités de négociation. Leur activité est régie par le code du commerce et non par le code du travail.

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Le débat économique et presque philosophique sur le sujet est de savoir si nous établissons une présomption salariale aboutissant à requalifier les travailleurs en salariés ou bien si nous faisons en sorte que les travailleurs « intermédiés » soient des indépendants à part entière. Il me semble que vous promouvez la seconde option. Il faut donc revenir sur les détails qui permettraient d'y parvenir. Vous avez parlé du partage de la valeur et de la richesse ; nous avons en effet été interpellés sur la question de la fixation des tarifs, ce à quoi vous ajoutez le sujet de la relation avec les clients. Pouvez-vous dresser la liste de vos revendications sur ces sujets ? Par ailleurs, un dialogue social est en cours. Que pensez-vous du tarif minimal discuté à l'Arpe et des autres sujets en débat dans ce cadre ?

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Stéphane Chevet, ancien président de l'Union-Indépendants

L'Union-Indépendants porte l'idée que les travailleurs « intermédiés » sont des indépendants ayant choisi ce statut. Il faut cependant apporter une nuance à ce propos. Les travailleurs « intermédiés » de la mobilité englobent les livreurs à vélo et les VTC. Lors d'une audition précédente, ces derniers sont revenus sur l'histoire de leur secteur, qui a débuté avant l'apparition des plateformes. Or ce n'est pas le cas pour les livreurs à vélo. Une enquête récente de l'IGAS – l'inspection générale des affaires sociales – a montré qu'entre 50 et 60 % des livreurs à vélo sont des travailleurs pauvres qui recourent à ce mode d'activité pour compléter des rémunérations trop faibles pour vivre décemment. Dans ce cadre, le statut d'indépendant est un choix par défaut car ces travailleurs pauvres, déjà salariés par ailleurs, ne peuvent devenir livreurs salariés. Le statut d'indépendant leur permet une souplesse de connexion qu'ils utilisent au moment où ils sont disponibles. Ainsi, livreur à vélo n'est pas un métier mais une activité de complément largement contrainte. Parmi les sujets les concernant, il faudrait aussi évoquer la « circulaire Valls », qui pourrait permettre l'intégration d'un certain nombre de travailleurs sans papier. Quant aux VTC, ils exercent un métier par choix en tant que professionnels de la route prenant en charge des clients. Cette distinction fonde les revendications que nous portons sur les statuts.

La question est donc de faire en sorte que les travailleurs soient de vrais indépendants, ce qui suppose qu'ils choisissent leurs clients, ce qui n'est pas possible en passant par une plateforme – il en va de même, par exemple, pour les professionnels du tourisme. Ce sont les plateformes qui connaissent les usages des clients et qui vont pouvoir, en fonction de ces usages, proposer des promotions. Les VTC, eux, sont déconnectés de la clientèle. Ce n'est donc plus le professionnel de la route qui fixe une tarification particulière mais l'application de la plateforme. Dans le cadre d'un contrat commercial entre tiers, vous comprenez bien que le VTC n'a pas les moyens de peser et de contractualiser et qu'il devient dépendant des plateformes sans réel partage de la richesse, puisqu'il n'est payé que pour la course et pas pour le reste.

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Thomas Aonzo, président de l'Union-Indépendants

Parmi les critères définissant l'indépendant, la question de l'argent est centrale. Elle détermine la capacité de l'indépendant de se projeter sur la pérennité de son activité et sur sa protection sociale, une thématique que nous travaillons à travers la négociation sectorielle d'une part, et à l'aune de la question plus large des droits sociaux des indépendants, d'autre part. Je suis moi-même prestataire sur la plateforme Malt, et indépendant. Je propose mes prestations en entrant en concurrence avec d'autres prestataires. J'évalue le besoin du client et conçois une tarification adaptée. La logique des plateformes d'intermédiation des VTC et livreurs est totalement différente. Il s'agit d'une mise en relation directe. À la fin, après la course, c'est le VTC qui est facturé. Il paie des frais de service à Uber pour la mise en relation. Il peut distribuer des cartes de visite aux personnes transportées pour se constituer une clientèle privée. Dans le secteur des livreurs et coursiers, la situation est plus problématique. Le métier est plus récent. À ce jour, il n'est pas arrivé au même stade de la maturité. Le secteur économique est encore au début de son histoire. Par exemple, la livraison de repas se développe mais, dans le même temps, la livraison « B to B » avec des coursiers indépendants se développe également, ce qui ouvre des perspectives pour des livreurs indépendants ayant intérêt à la pérennisation de l'activité. La question est de savoir si, par leurs prestations sur les plateformes, les livreurs indépendants seront en mesure de couvrir leurs cotisations sociales, leurs frais d'assurance professionnelle et leurs dépenses personnelles.

La question du statut est clé. Les indépendants sont aujourd'hui des entrepreneurs sans fiches de paie puisqu'ils ne sont pas salariés. Ils reçoivent des attestations suite au paiement de leurs cotisations sociales mais, compte tenu de la faible prise en compte de ces documents par les administrations, ils subissent un moindre accès aux droits que d'autres travailleurs composant la société. C'est un autre frein à la pérennisation de cette activité d'indépendants. Dernièrement, l'Union-Indépendants a travaillé sur des déconnexions massives de travailleurs issus de l'immigration, des sans-papiers qui ont été déconnectés manu militari en août dernier alors qu'ils avaient travaillé pendant des années, prenant des risques pendant la crise du covid-19. Ces personnes devraient pouvoir utiliser des attestations de chiffre d'affaires ou autres documents non encore pris en compte aujourd'hui pour régulariser leur situation. Les freins à l'accès aux droits des indépendants sont donc encore multiples.

Quant à la tarification, ce sujet renvoie aux négociations menées sous le contrôle de l'Arpe, scindées en deux parties : VTC et livreurs. Nous n'avons pas signé le texte sur le tarif minimal adopté il y a environ un mois, car les 7,65 euros sont insuffisants selon nous, ce niveau étant en dessous du prix de base de la moindre plateforme. De fait, une semaine après la signature de l'accord, la plateforme Le Cab a proposé une tarification minimale à dix euros et une garantie de trente-cinq euros l'heure pour les VTC. Dans le cadre du dialogue sectoriel, qu'il s'agisse des VTC ou des livreurs, nous posons, outre le tarif minimal, la question du tarif eurokilométrique – en fonction de la distance et du temps -– pour les indépendants afin qu'ils aient de meilleures perspectives.

En principe, dans le cadre de la négociation dans le secteur des livreurs, nous devrions pouvoir signer un accord la semaine prochaine ou la suivante, notamment sur la question de la tarification minimale. Nous souhaitons dans ce cadre pouvoir porter notre revendication visant à donner aux livreurs plus de visibilité sur la pérennité de leur activité.

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Vous avez mentionné la question de la régularisation, qu'il faudra creuser. Les plateformes continuent-elles selon vous à embaucher des sans-papiers et en sont-elles conscientes ? Si tel est le cas, comment ce système fonctionne-t-il selon vous ? Les personnes travaillent-elles sous alias ?

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Thomas Aonzo, président de l'Union-Indépendants

Les plateformes ont signé une charte les engageant à faire cesser le travail non déclaré et l'embauche de sans-papiers. De nombreux travailleurs sans papiers passaient par l'Italie pour entrer en Europe. Ils recevaient dans ce pays une carte d'identité ressemblant à la carte d'identité nationale italienne, à cette mention près : « non valide pour l'export ». Cette carte n'est pas censée être utilisable en France pour exercer une activité professionnelle. Or les plateformes, désireuses d'utiliser la main-d'œuvre en question, ont permis à ces personnes de travailler. Puis des contrôles ont eu lieu et, lorsqu'il a été constaté que les cartes n'étaient pas valables pour travailler – je ne parle pas ici du problème des fausses cartes –, ces personnes ont été déconnectées du jour ou lendemain, après un à deux ans d'activité, sans médiation, en dépit de la scolarisation de leurs enfants.

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Stéphane Chevet, ancien président de l'Union-Indépendants

Notre association n'est pas une organisation politique. Nous ne souhaitons pas recréer les sardineries du XIXe siècle et notre objectif n'est pas non plus de « pousser » tel ou tel modèle social mais bien d'accompagner les travailleurs. Nous voulons que ces personnes soient reconnues et puissent jouir de tous leurs droits et qu'elles aient accès à une émancipation. La « circulaire Valls », si elle était modifiée, pourrait leur permettre d'avoir un travail leur permettant de vivre dignement.

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Je dénote une certaine hypocrisie dans le cas des livreurs en situation irrégulière ayant travaillé pour différentes plateformes puisque ces dernières connaissaient très bien l'irrégularité de leur situation. Or elles s'en sont accommodées pendant le confinement comme tout le monde. La police elle-même ne contrôlait pas les livreurs, selon une forme d'accord tacite. Puis, à la suite de la signature de la charte des plateformes, une déconnexion en masse a eu lieu. Chez Frichti cependant, les premières grèves ont eu lieu pendant les premiers confinements avant de s'étendre. Cette mobilisation, que j'ai soutenue, a été massive. Il y a une vraie réflexion à avoir : soit nous pouvons modifier la circulaire Valls pour qu'elle prenne en compte la nature de la relation commerciale du livreur et de la plateforme – et à ce titre, nous obtenons une régularisation par le travail donnant accès aux droits et brisant le dumping social ; soit nous requalifions les livreurs en salariés, lesquels deviendront éligibles à la circulaire Valls de ce fait.

La prochaine loi « asile et immigration » devra trancher ces sujets. Si nous maintenons le critère du métier en tension, il n'est pas sûr que la livraison soit couverte. Un des articles actuels du projet de loi « asile et immigration » interdisant la création d'autoentreprises pour les personnes en situation irrégulière les empêchera de tenter de s'en sortir par leur travail. Elles seront, de fait, plongées dans une situation de précarité absolue. Pendant deux ans, ces personnes ont pris tous les risques, se sont exposées pour livrer les particuliers mais aussi les hôpitaux et d'autres secteurs. La collectivité leur doit une régularisation administrative du fait du travail fourni, qui n'est pas contestable.

L'Union-Indépendants est-elle amenée à aider des travailleurs « intermédiés » autres que les VTC et livreurs ? De nombreux métiers sont l'objet d'une ubérisation – les guides-conférenciers, les aides à domicile, les agents de nettoyage, etc –. Pour moi, il n'y a pas à avoir de débat entre salariat et indépendance. En revanche, il faut savoir si les indépendants utilisant une plateforme restent réellement indépendants. Par exemple, un médecin utilisant Doctolib reste maître de sa relation avec sa patientèle : il est indépendant. La relation clients et le suivi des tarifs sont des critères clés. Se pose aussi la question du partage des données. Quel est l'accès du travailleur aux données clients ? J'aimerais aussi avoir votre avis sur les questions de fiscalité. Les indépendants paient la TVA, y compris sur la commission perçue par les plateformes.

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Stéphane Chevet, ancien président de l'Union-Indépendants

Il ne nous revient pas d'interpréter la loi. Cependant, celle-ci est assez claire. Les travaux en cours au niveau du Parlement européen préciseront aussi un certain nombre de choses. Aujourd'hui, nous nous trouvons clairement dans une sorte de disruption ou de transformation du modèle du travail. Pour les populations les moins employables, le statut de salarié est indéniablement une protection. Pour les professionnels du savoir ou les personnes proposant une prestation de sécurité numérique, la capacité à négocier sur le marché – qui de surcroît est en tension – est tout autre que celle d'un livreur à vélo en situation sociale précaire. Au-delà des questions de statuts, il faut analyser les marchés dans lesquels s'opère l'intermédiation.

Il existe des plateformes de livraison qui sont socialement responsables. L'association d'étudiants Memup – Mouvement des étudiants micro-entrepreneurs utilisateurs de plateformes ­– adhérente à l'Union-Indépendants, a pris par exemple des engagements sur un tarif minimal et d'autres points. Si livreur à vélo est une profession, il est clair que le modèle économique actuel n'est pas soutenable. Le facteur à vélo est soutenu par une structure – La Poste – et ce modèle inclut une aide de l'État. Le modèle des plateformes de livraison n'est pas rentable aujourd'hui mais pourtant Uber et d'autres plateformes persistent et sont des entreprises qui recherchent la rentabilité. Comment ? A travers la collecte et l'utilisation de la donnée (data) qu'elles récupèrent au détriment des travailleurs « intermédiés ». Ce sujet doit être creusé par le législateur. Les indépendants n'ont pas accès aux données du client. Pourtant, un utilisateur qui commande une pizza le soir d'un match de football sur une plateforme recevra vraisemblablement une publicité pour des pizzas chaque soir de match. Or cela démontre qu'il y a bien une gestion des données, qui sont valorisées : un tel ciblage publicitaire n'est pas possible sans collecte de données et sans acte de livraison, à un moment ou un autre, d'un livreur qui sonne physiquement à la porte du client. Il y a donc une création de valeur et il faut un partage de la richesse. Ce débat est généralement évoqué pour les salariés mais il concerne aussi les indépendants, raison pour laquelle nous interpellons systématiquement les plateformes d'intermédiation. Cela est d'autant plus important que dans le secteur de la mobilité, les plateformes ne font pas que de l'intermédiation – contrairement à d'autres plateformes dans d'autres secteurs (graphiste, etc ) – mais gère l'ensemble de la relation client du début jusqu'à la fin et captent ainsi l'ensemble de la valeur. Cette question du partage de la richesse entre les plateformes et les travailleurs est donc essentielle.

Pour ce qui est de la fiscalité, nous avons travaillé avec le ministre Griset sur la TICPE (taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques) qui introduit une distorsion la concurrence en défaveur des VTC par rapport aux taxis. Les taxis ont droit au remboursement de la TICPE contrairement aux VTC. Nous n'avons pas été écoutés sur ce sujet car nous n'avions pas de poids suffisant pour mettre ce sujet en avant. C'est la raison pour laquelle aujourd'hui, l'outil du dialogue sectoriel est le seul à notre disposition pour pouvoir peser sur les plateformes. En effet, à partir de 30 % de signataires, un accord peut être réputé valide.

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Thomas Aonzo, président de l'Union-Indépendants

En ce qui concerne la régularisation de certains travailleurs, une des autres pistes que celle de la circulaire Valls est celle du « passeport talent », qui est un titre de séjour pluriannuel pour les étrangers souhaitant travailler en France plus de trois mois. Cet outil pourrait être utilisé par les étrangers ayant travaillé en France et payé des cotisations sociales et pour encadrer et accompagner les personnes issues de l'immigration qui souhaiteraient porter un projet. Concernant l'intermédiation hors mobilités, le secteur emblématique aujourd'hui est la « web creation » (Youtube, Twitch, Tiktok Instagram), où les modèles de rémunération sont fonction de la publicité et du nombre de clics. Il n'y a pourtant aucun dialogue sectoriel sur la rémunération dans certaines activités. Quand Tiktok ou Twitch décident de modifier leur tarif unilatéralement, passant de 1,50 euro à trente centimes, celui-ci s'impose, à l'instar des pratiques d'Uber ou Deliveroo quand elles modifiaient, par le passé, leurs conditions tarifaires à loisir. Le service de la web création est emblématique à cet égard et les conséquences d'un changement de tarif unilatéral ne sont pas les mêmes selon qu'on est un « petit » créateur de contenu ou un « gros » créateur de contenus. De la même manière, les services à la personne en auto-entreprenariat se développent également à travers des plateformes comme Brigad ou Extracadabra. D'autres secteurs, enfin, s'ubérisent. Nous considérons qu'il faut surveiller leur développement et structurer, le plus tôt possible, un dialogue sectoriel pour faire valoir les revendications professionnelles des indépendants.

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En ce qui concerne le statut, les travailleurs « intermédiés » comprennent-ils bien la différence entre code du commerce et code du travail quand ils font leur choix entre le statut d'auto-entrepreneur et celui de salarié ? À vous écouter, je me demande si l'Union-Indépendants souhaite aller davantage vers des contrats salariés ou non : est-elle plutôt un syndicat patronal ou de travailleurs ? Quel est votre point de vue ? À l'origine, la commission Attali avait visé à développer des activités, notamment le transport. Le chiffre d'affaires dans le secteur du transport public de personnes s'est effectivement développé à travers une multiplication par deux ou trois de l'indice de chiffre d'affaires. Cela aurait-il été le cas sans les plateformes et leur proposition de prix plus bas que celui des taxis ? De la même manière, des secteurs tels que la fourniture de repas à domicile se seraient-ils développés sans l'existence des nouveaux statuts dont nous parlons ?

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Stéphane Chevet, ancien président de l'Union-Indépendants

Votre dernière question porte en elle tout le sujet. Si vous achetez du café, vous pouvez choisir entre une marque de distributeur, un produit « marketé » en utilisant un célèbre acteur américain, un produit écoresponsable, etc. En l'occurrence, le consommateur fait le choix d'un prix mais aussi d'une certaine vision de la société. J'ai participé il y a quelque temps à une conférence à Sciences Po au sujet des livreurs à vélo. Les étudiants ont naturellement commencé par dénoncer le modèle social de la livraison à vélo. Je leur ai demandé qui utilisait les plateformes de livraison à domicile. Il est apparu qu'une majorité des étudiants utilisaient ces plateformes. Notre objectif n'est donc pas de transformer la société mais de faire en sorte que les acteurs économiques en présence, et notamment ces travailleurs indépendants, aient toute leur place et soient justement rémunérés. Nous n'avons pas à opérer des choix de société, que nous n'aurions de toute façon pas les moyens d'imposer. De la même manière, alors que de nombreuses personnes ont une certaine vision des conditions de travail chez Amazon mais ne se privent pas d'en utiliser les services. La question est donc de savoir si la personne qui décide d'être indépendante fait un vrai choix. Livreur à vélo : est-ce un métier, ou plutôt un « job » complémentaire, comme tendent à le démontrer les chiffres publiés par l'IGAS ? Les travailleurs sont-ils informés sur leurs droits, les risques qu'ils courent, y compris au niveau des cotisations retraite, etc. ? En théorie, l'activité d'un indépendant est régie par des contrats commerciaux mais, dans la réalité, cette source est secondaire par rapport aux conditions générales d'utilisation. Or ces conditions générales d'utilisation peuvent évoluer à tout moment sans aucune négociation et celui qui les refuse n'a alors plus aucun accès à la plateforme. La question du contrat commercial est donc importante.

À l'Union-Indépendants, nous ne nous sommes pas posés la question de savoir si nous relevions d'un syndicat de travailleurs ou de « patrons ». Nous avons simplement constaté que des personnes dans certains métiers (graphisme, santé, etc.) glissaient vers un statut d'indépendant sans avoir personne pour les représenter. Nous nous sommes alors tournés vers elles et avons créé une association en lien avec la CFDT et avec l'Union des autoentrepreneurs. L'idée était de réunir les compétences des uns et des autres pour porter la voix de travailleurs isolés voire malmenés. Il y a aussi parmi nos adhérents, en dehors des professions de livreurs et de VTC, des personnes gagnant très bien leur vie mais rencontrant divers problèmes quant à la réglementation de leur activité, la protection de leurs créations, etc.

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L'audition touche à sa fin. Nous vous transmettrons sans doute des questions supplémentaires par écrit. Nous en sommes, avec l'uberisation, au début d'une nouvelle étape de la logique capitaliste visant à se passer du code du travail et, par le biais d'une économie du low cost et d'une « économie de la flemme » conjuguée avec le « sur-consumérisme », nous nous dirigeons vers un « suicide collectif ». Les plateformes remettent en cause le code du travail, c'est à dire un siècle de luttes du mouvement ouvrier et les acquis de 1945, et ce à l'encontre de l'intérêt général, surtout si l'on tient compte de l'évasion fiscale. Le terme « disruptif » ne rend pas compte de cette attaque historique sans précédent. Si l'on parle du développement du statut d'indépendant, en fait, une grande partie des activités créées et des autoentreprises le sont par des livreurs et chauffeurs VTC. Nous savons également que plus d'un tiers des livreurs fréquentant la Maison des livreurs sont hébergés dans des centres d'hébergement et des foyers d'urgence. Dans le même temps, les plateformes d'intermédiation se développent dans des secteurs y compris là où le niveau de diplôme est plus élevé. Pour l'employeur, c'est un moyen de ne pas avoir à assumer un contrat d'embauche et les contraintes afférentes. Je vous poserai un certain nombre de questions complémentaires par écrit, notamment sur d'autres secteurs, tel que celui des agents de nettoyage. J'aimerais savoir, par exemple, quelle est la différence entre des femmes de ménage utilisant le CESU (chèque emploi service universel) et celles qui doivent créer leur statut d'autoentrepreneur.

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Stéphane Chevet, ancien président de l'Union-Indépendants

Nous pourrons répondre à toutes vos questions complémentaires. Pour nous, l'objectif de ce matin était de montrer que la question du statut d'indépendant ou d'autoentrepreneur et celle de la misère sociale ne sont pas forcément liées. En revanche, il est exact que l'utilisation de ce statut d'indépendant par un certain nombre d'acteurs économiques revient à jouer avec la misère humaine, ce qui fait en sorte que des personnes déjà en situation de fragilité sociale accumulent les difficultés et peuvent se retrouver en situation de grande pauvreté. Ce n'est pas le cas de tous les indépendants. Nous demandons au législateur de tenir compte de ces différences entre les différents indépendants. Certains indépendants ont réellement fait le choix de ce statut pour des raisons diverses.

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Les employeurs ont la responsabilité de respecter la loi mais aussi de créer de l'activité pour payer les salariés. Ce n'est pas facile pour tout le monde au quotidien. Je répète ma question : sans les nouveaux statuts issus de la commission Attali, l'activité économique des VTC ou autres se serait-elle développée de la même manière ?

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Stéphane Chevet, ancien président de l'Union-Indépendants

Elle ne se serait sans doute pas développée autant. Le problème est que les statuts – comme le statut VTC – ont été créés avant l'arrivée des plateformes. Quoi qu'il en soit, il suffit d'observer l'évolution des usages. À ce sujet, il me semble que les usages se sont développés et que le recours aux VTC et au transport de personnes en voiture est lui monté en puissance grâce aux applications mais aussi grâce au statut. Ce dernier a ouvert la possibilité à certains de travailler dans ce nouveau champ professionnel tandis que les applications ont permis un élargissement de la clientèle, une « démocratisation » du secteur. L'usage a évidemment augmenté.

L'autre question est celle de la capacité du professionnel à se constituer une clientèle et à maîtriser ses tarifs. A nouveau, ce ne sont pas les professionnels mais les plateformes qui ont la main sur les tarifs, non pas via un contrat commercial, mais via leurs conditions générales d'utilisation. En ce sens, la question du statut a évolué depuis la commission Attali. La question des conditions générales d'utilisation est venue affecter fortement le statut du travailleur indépendant. Je partage néanmoins l'idée que les employeurs doivent créer de la richesse. Quant aux salariés, ils réclament plus de participation aux employeurs, dans une optique de partage de la richesse qui doit s'appliquer aussi aux plateformes d'intermédiation.

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Merci beaucoup. N'hésitez pas à nous adresser des éléments supplémentaires à l'avenir.

La commission entend Maître Jérôme Giusti, avocat spécialiste du droit du travail des employés des plateformes et co-directeur de l'Observatoire Justice et sécurité de la Fondation Jean-Jaurès, et Maître Kevin Mention, avocat spécialiste du droit du travail des employés des plateformes.

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Chers collègues, nous accueillons ce matin deux éminents avocats, maître Jérôme Giusti et maître Kevin Mention, spécialisés notamment en droit du travail et en droit des nouvelles technologies, et plus particulièrement impliqués dans les contentieux des employés des plateformes d'emplois.

Maître Giusti est également codirecteur de l'Observatoire Justice et sécurité de la fondation Jean Jaurès et mène des travaux d'étude principalement sur les effets de la révolution numérique, écologique et sociale sur notre société. Il a notamment publié un rapport le 15 janvier 2020, avec notre ancien collègue député, Thomas Thévenoud, sur le travail à l'âge du numérique.

Maître Mention est aussi spécialisé en droit fiscal et accompagne les contribuables résidant en France ou non en vue d'assurer l'ensemble de leurs obligations déclaratives françaises.

Chers Maîtres, comme vous le savez, à partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les « Uber files » : s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.

Dans ce contexte, notre commission d'enquête a deux objectifs : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France, le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; et d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à porter par les décideurs publics en la matière.

Dans la mesure où vous représentez les intérêts de nombreux chauffeurs ou livreurs dans le cadre de contentieux en cours avec diverses plateformes d'emploi, nous souhaitons connaître votre point de vue sur l'implantation de la société Uber en France et des VTC, ses méthodes de lobbying et ses conséquences sur l'évolution du transport public particulier de personnes depuis 2014, et plus particulièrement sur le droit du travail.

Si vous avez été en contact direct avec la société Uber, nous vous prions également de nous faire part de votre témoignage.

Par ailleurs, nous aimerions aussi connaître votre appréciation de l'évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation concernant le statut des employés des plateformes et ses conséquences sur le plan économique et social ainsi que sur les propositions en cours d'examen au niveau national, à la suite du rapport de monsieur Frouin, et au niveau européen, à la suite de l'adoption par le Parlement européen, en première lecture, du projet de directive reconnaissant la présomption de salariat aux employés des plateformes.

Cela nous permettra de compléter les informations déjà transmises par le collectif de journalistes à l'origine des Uber files et celles des représentants de la profession des taxis et des VTC que nous avons déjà entendus.

Nous sommes également intéressés par vos éventuelles propositions pour améliorer l'encadrement des relations entre les représentants d'intérêts et les décideurs publics en France et à l'étranger. De ce point de vue, connaître ce qui se pratique à l'étranger – si vous pouvez nous éclairer à ce sujet – serait utile.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.

Avant de vous laisser la parole pour vous présenter en quelques minutes et répondre à ces premières interrogations avant d'entamer les échanges sous la forme de questions et de réponses avec mes collègues, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire, l'un après l'autre, : « Je le jure. », après avoir activé votre micro.

(Me Jérôme Giusti et Me Kevin Mention prêtent serment.)

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Jérôme Giusti, avocat

Je suis avocat depuis vingt-cinq ans. J'exerce dans le champ du numérique et suis spécialiste de la propriété intellectuelle et du numérique. J'ai été le témoin de la croissance de l'économie du numérique à travers l'accompagnement des acteurs économiques, que je continue d'accompagner. Pendant vingt-cinq ans, j'ai constaté l'émergence de l'esprit start-up, son idéologie et sa mythologie, qui se fondent sur trois piliers. Le premier est l'adage selon lequel « nous sommes tous des entrepreneurs et méritons tous de l'être ». Le second est le principe de l'expérimentation permanente, malgré les contraintes qu'il faut lever, et dont la loi et le droit font partie. Enfin, le troisième pilier est l'idée selon laquelle la richesse d'une entreprise ne se mesure pas à sa rentabilité mais à sa capacité à lever des fonds, d'après la mythologie de l'homme éduqué qui cherche à être riche en revendant son entreprise. Dans cette histoire, l'égalité aussi est un mythe : patrons, salariés, nous partageons tous le même open-space. Enfin, sous l'effet de la robotisation de l'économie, les salariés deviennent les premiers pourvoyeurs de données.

En réalité, nous assistons à un renforcement des inégalités. De surcroît, l'illégalité est érigée en principe de fonctionnement, à tel point que pour réussir dans l'économie du numérique, la plupart des gens que j'ai rencontrés pensent qu'il faut faire abstraction du droit, notamment du droit du travail.

En 2018, je me suis intéressé au droit du travail à l'âge du numérique. J'ai reçu des représentants de plateformes, des représentants syndicaux de plateformes, etc. Avec Thomas Thévenoud, nous nous sommes forgés la conviction que face à des plateformes atomisant les travailleurs, créant une relation individualisée et – paradoxalement – dépersonnalisée avec eux, il faut absolument que ceux-ci se regroupent. J'ai avancé l'idée d'une coopérative de chauffeurs – que je n'ai pas inventée. Ainsi, nous avons monté avec Brahim Ben Ali la première coopérative de chauffeurs VTC, regroupant aujourd'hui près de 500 sociétaires. Le 4 mars 2020, la Cour de cassation affirmait pour la première fois qu'un chauffeur Uber est un chauffeur salarié. Le 17 mars, nous entrions en confinement. J'ai reçu alors des demandes de plus de cent chauffeurs de VTC, privés d'emploi et de revenus, sans aucun droit au chômage ou au chômage partiel. En fait, ces personnes avaient immédiatement compris que quelque chose n'allait pas dans leur statut, en plus des contraintes inacceptables qu'elles ressentaient depuis des années. En mai 2020, j'ai déposé mes premiers dossiers devant le conseil de prud'hommes (CPH). Je représente aujourd'hui 280 chauffeurs devant cette instance. Au début de l'année 2021, Mark MacGann appelle mon cabinet et me dit qu'il a suivi mon combat, qu'il a des révélations à me faire et des documents à me communiquer. Pour ce faire, il finit par m'inviter à le rejoindre chez lui. J'y suis allé avec deux journalistes ayant tourné le documentaire À bout de course, diffusé sur France Télévision. Chez lui, Mark MacGann nous a librement parlé de l'influence qu'il a exercée sur les gouvernements en tant que lobbyiste d'Uber. Il m'a communiqué des pièces fort utiles dans la gestion de mes dossiers sur lesquelles je pourrai revenir ultérieurement. Mark MacGann ne s'est ouvert à la presse qu'en juillet 2022.

Aujourd'hui, en tant qu'avocat, je suis empêché d'aller au bout des procédures que je souhaiterais mener. J'ai compris que l'idéologie et la politique étaient aux commandes dans mes dossiers. Je fais référence à la mythologie et à l'idéologie dont je parlais selon lesquelles, au prétexte du plein emploi, de l'emploi à tout prix, on ne respecte pas les principes fondamentaux du droit du travail, de la réglementation RGPD et du droit fiscal.

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Kevin Mention, avocat

Je suis avocat au barreau de Paris depuis une dizaine d'années et représente plusieurs centaines de travailleurs de plateformes – un terme que je récuse dans la mesure où l'on n'a pas réellement affaire à une plateforme de mise en relation, mais à de véritables sociétés de prestation de services. En fait, le concept de mise en relation est purement théorique et n'existe que sur le papier. La société propriétaire de la plateforme est une société organisée fournissant une prestation de service. Deliveroo, par exemple, fait des livraisons de repas. Elle ne fait pas intervenir des coursiers indépendants dans les faits, comme les dossiers jugés le confirment. Nous intervenons sur les plans civil et pénal, car l'infraction au travail dissimulé, voire au travail illégal dans le cas de l'emploi de sans-papiers, comporte une dimension pénale.

J'aimerais reprendre devant vous des exemples concrets des pratiques visées par votre commission. Deliveroo a connu une inspection de l'URSSAF et de l'inspection du travail en 2015. Des auditions ont lieu mais les années passent sans que la procédure aboutisse. Un dossier a été déposé au pénal mais ce n'est que l'an passé que la société a été condamnée en première instance pour travail dissimulé pour la période 2015-2017, concernant des milliers de travailleurs. Elle a fait appel. Mes clients ont souvent fait remonter à l'Inspection du travail que les pratiques incriminées se sont poursuivies après les actes d'enquêtes voire ont empiré. D'après mes clients, l'Inspection du travail n'entend pas ouvrir de nouveau dossier en plus de celui en cours, qui est censé avoir une valeur d'exemplarité.

Il semble également qu'un contrôle URSSAF a été mené pour la période 2018-2021. Le dossier serait clôturé depuis juin 2022 et porterait sur un redressement de plus de trois cents millions d'euros. Or cette opération n'a toujours pas été formalisée. Quand les coursiers ayant participé aux auditions se renseignent, on leur confirme un dépôt au parquet. Notre confrère Jean-François Copé intervient dans ce dossier. Je ne savais pas qu'il était spécialiste des redressements URSSAF. C'est la première fois dans ce type de contrôle pour travail dissimulé que j'entends parler de « discussions » avec l'URSSAF. Le redressement devrait faire suite sans détour. Des choses assez anormales se passent dans le cadre des contrôles. Le procès Take it easy, qui a duré de longues années a amené à un arrêt de la Cour de cassation établissant le salariat ; une centaine de décisions rendues ont confirmé le travail dissimulé. Enfin, un procès pénal était prévu sur trois journées d'audience, concernant plus de 3 000 livreurs de Take it easy – une société qui a fait faillite en 2016 –. Cela montre l'ampleur du nombre de travailleurs concernés. Au final, nous nous sommes retrouvés avec une demi-journée d'audience au lieu de trois, qui a été reportée car, dans les actes d'enquête, il est apparu que les dirigeants de la société eux-mêmes n'avaient pas été auditionnés.

Nous avons fait condamner en même temps plusieurs sociétés fermées : Foodora ou Take it easy et d'autres qui exercent encore et bénéficient parfois du soutien de la région Île-de-France comme Staff Me ou Deliveroo. Dans ces dossiers, les preuves de salariat étaient nombreuses. Uber a changé ses pratiques après de nombreuses condamnations en France et à l'étranger. Pourtant, à une époque, les chauffeurs passaient un test au début de leur relation avec la plateforme ; on leur fournissait un iPhone ; la puissance de freinage du véhicule était contrôlée, etc. Dans ces conditions, nous sommes étonnés de l'absence d'enquête, au minimum . Tous les éléments classiques du lien de subordination étaient pourtant présents.

À l'inverse, le lobbying a été intense. Dès 2016, la « loi El Khomri » a mis en place un statut de travailleur de plateforme. Ce statut est intégré dans le code du travail mais certaines dispositions prévoient qu'il existe des « plateformes » dont l'obligation est de prévoir des assurances pour les accidents du travail ainsi que des formations professionnelles. Or ce type de termes font habituellement partie des droits associés au salariat. Au final, nous n'avons pas obtenu de protection des travailleurs mais, au contraire, des entraves à leurs actions en justice, ce qui était le but du lobbying. Très rapidement, ces lois reconnaissant le statut du travailleur de plateforme et brandissant de nouvelles protections nous ont été opposées dans les tribunaux. La loi d'orientation sur les mobilités – « LOM » – de 2019 est allée plus loin avec un système de chartes qui, sous prétexte de protection du travailleur, voulait rendre toute requalification du contrat en CDI devant la justice impossible. Ainsi, le législateur lui-même entendait légitimer un comportement frauduleux. Cette disposition a fort heureusement été censurée par le Conseil constitutionnel. En 2019, un rapport de l'institut Montaigne présenté à l'Assemblée nationale prétendait que les indépendants souhaitent absolument garder leur indépendance et surtout ne pas obtenir de statut de salarié – en dehors de quelques garanties. Or parmi les rédacteurs du rapport, figurait un membre de la société Stuart aujourd'hui poursuivie en justice. Cette société a été rachetée par La Poste pour quelques dizaines de millions d'euros. Marianne, après enquête, a montré que le rapport en question ne reposait sur aucune audition de travailleurs. La « mission Frouin », quant à elle, devait améliorer les conditions de travail tout en interdisant d'emblée le salariat.

Ainsi, la capacité de proposition était limitée dès l'origine, ce qui explique que le rapport a conclu à une forme d'impossibilité d'action. Aujourd'hui, l'ubérisation de la société est en marche, étendant la précarité à tous les domaines. Le travail précaire se retrouve dans une société comme ManoMano, financée par Bpifrance, où les travailleurs sont formés, contrôlés. Leur travail consiste à répondre à des chats sur internet. Or la société en question va jusqu'à contrôler leur délai des réponses, leur fait des remarques sur leur orthographe. Pour autant, ces personnes sont payées à la tâche ; elles doivent respecter un certain nombre de règles internes et elles font l'objet d'un contrôle permanent. De son côté, Staff Me « ubérise » à tel point qu'il est maintenant question de caissiers ou d'aides-soignants autoentrepreneurs... Des sociétés comme Stuart contrôlent un système de livraison basé sur le recours à des coursiers livrant en deux-roues ou en voiture, qui ne sont absolument pas déclarés. Le versement de la rémunération passe par diverses sociétés. À l'étude du dossier, il apparaît pourtant que le donneur d'ordre est unique : Stuart. Des poursuites ont eu lieu en 2015 et 2016. Pourtant, ces pratiques continuent. Ces abus ne sont aucunement empêchés et l'ubérisation est désormais étendue à toute la société. Or les travailleurs en subissent les conséquences, parfois très graves, pour leur santé financière, mais aussi leur santé physique. J'ai en tête l'exemple d'un jeune dont l'estomac a été perforé dans le cadre d'une livraison.

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Merci pour ces propos très intéressants. En ce qui concerne le recours aux sans-papiers, constatez-vous que les plateformes savent qu'elles utilisent une telle main-d'œuvre ? Le cas échéant, comment est organisé ce travail dissimulé ?

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Kevin Mention, avocat

C'est un point essentiel. Nous avons entendu dire qu'Uber Eats a déconnecté des milliers de travailleurs l'été dernier, puis à nouveau en décembre. Nous représentons de nombreuses personnes concernées. Toutes les plateformes ont à un moment ou un autre employé des personnes sans-papiers. Frichti, par exemple, l'a fait en utilisant un faux statut d'autoentrepreneur, ce qui a fait l'objet d'un article de Libération. La société s'est défendue en prétextant une « faille administrative ». Pourtant, les salariés s'inscrivaient aux plateformes en leur nom propre et non en utilisant un compte sous-loué. Cent deux personnes ont été régularisées ensuite, recevant un récépissé leur permettant d'accéder à l'emploi. La circulaire Valls permet une régularisation en présentant des bulletins de paie, ce à quoi ne peuvent accéder les travailleurs de plateformes en tant qu'indépendants. Pour Frichti, cent deux travailleurs sur plusieurs centaines ont été régularisés sans que quiconque puisse expliquer ce ratio. Des travailleurs rapportent que Frichti elle-même aurait opéré une sélection. En tout état de cause, en 2022 et 2023, pourtant, des travailleurs sans-papiers de cette entreprise continuent de consulter notre cabinet.

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Jérôme Giusti, avocat

J'ai eu à m'occuper également de l'affaire Frichti et du lanceur d'alerte. Dans ce dossier, je n'ai pas compris pourquoi, face à une plateforme méconnaissant le droit du travail, celle-ci a été invitée au ministère de l'Intérieur à négocier une sortie honorable de crise. Dans ma vie d'avocat, je n'avais jamais connu le cas d'un employeur en infraction au pénal invité au ministère de l'Intérieur. Une entreprise employant des centaines de travailleurs sans-papiers est normalement reçue au tribunal voire en prison et non au ministère.

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Pouvez-vous en dire plus sur la sous-location illégale et le prêt de compte ?

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Kevin Mention, avocat

La sous-location fait partie du travail illégal ou dissimulé. Nous parlons de personnes inscrites sur une plateforme qui prêtent leur compte. Des contrôles sont en place mais nous ne pouvons pas croire que les plateformes elles-mêmes ne soient pas informées de la situation. Or elles ne réagissent pas. Parfois, elles acceptent même un changement de relevé d'identité bancaire permettant au sans-papier d'être payé directement sous son nom alors que le compte affiche une autre identité.

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C'est apparemment un mécanisme d'exploitation assez brutal. Des personnes sous-louent leur compte à des travailleurs sans-papiers, sans doute en retenant une marge sur les rémunérations. Quelles sont les sanctions prévues ? Ce comportement est-il représentatif ou, dans la plupart des cas, les sans-papiers peuvent-ils s'inscrire directement sur les plateformes ?

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Kevin Mention, avocat

Les deux cas existent : des personnes se sont inscrites avec leurs papiers étrangers sans problème et les plateformes ont fermé les yeux tandis que d'autres ont sous-loué des comptes préexistants. La sanction peut être une poursuite contre la plateforme si le salariat est reconnu. Si la notion d'indépendance prime – ce qui est dans l'intérêt de la plateforme –, la justice peut alors se retourner contre le détenteur du compte.

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Considérez-vous que le projet de directive européenne introduisant une présomption de salariat est satisfaisant ? Faut-il selon vous l'intégrer au droit français ? Existe-t-il ailleurs des pratiques qui pourraient être une source d'inspiration ? Pensez-vous que le modèle économique des plateformes de VTC ou livreurs serait viable en dépit d'une requalification salariale ?

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Jérôme Giusti, avocat

Je ne suis pas économiste. En tout état de cause, le modèle juridique n'est pas viable puisqu'il est fondé sur l'illégalité. Quant à la question économique, elle devrait être posée dans le sens inverse. Ainsi, la question n'est pas de savoir si ce qui est proposé aux entreprises est viable économiquement, mais de savoir si, en appliquant le droit, les entreprises peuvent mener leur activité. Si moi-même, en tant qu'avocat, je ne paie pas mes collaborateurs, mes impôts ou mes charges sociales, viendra-t-on me demander si unnon-paiement de mes obligations risquerait de menacer mon modèle économique ? La question laisse penser que le salariat est une notion antiéconomique comme si nos industries n'avaient pas prospéré, depuis la Révolution industrielle, alors que le salariat était de mieux en mieux protégé. Il ne faut pas tomber dans le jeu d'Uber et consorts qui prétendent que, s'ils doivent payer des taxes, ils « fermeront boutique ». Une entreprise non rentable en appliquant le droit ou une entreprise qui n'est pas « viable juridiquement » doit en effet fermer boutique.

Il faut savoir par ailleurs que mon confrère et moi-même nous épuisons dans les conseils de prud'hommes à passer toutes les barrières, notamment à Paris, où le conseil a décidé de ne pas juger et d'envoyer systématiquement en départage. Par conséquent, nos dossiers sont jugés en première instance dans un délai de quatre ou cinq ans. J'ai d'ailleurs engagé la responsabilité de l'État pour délai déraisonnable. Il a transigé. En fait, l'État paie et reconnaît sa responsabilité en indemnisant les chauffeurs à hauteur de plusieurs milliers d'euros avant même qu'Uber ne soit condamnée à payer les salaires. Je vous remettrai une note que j'ai publiée sur ce sujet. Juridiquement, l'État est responsable pour Uber sur plusieurs points.

On nous oppose la présomption de non-salariat. S'il y avait présomption de salariat, les choses seraient facilitées, même s'il faudrait encore plaider contre le renversement de la charge de la preuve. Je ne comprends pas pourquoi le Gouvernement français est si opposé à un tel progrès social. Des pays comme l'Italie et l'Espagne soutiennent la présomption de salariat. Tous les travailleurs que je représente n'acquièrent des droits qu'en combattant au quotidien au niveau judiciaire. Nous parlons de milliers de chauffeurs et d'un problème systématique. Je veux mentionner aussi ceux qui n'ont pas les moyens de saisir la justice. Les personnes dont nous parlons sont traitées comme les pires des justiciables. Un des premiers chauffeurs ayant saisi le conseil de prud'hommes contre Uber a fait le parcours suivant : procédure devant le conseil de prud'hommes qui a déclaré son incompétence, après plusieurs années ; appel, cassation, retour en conseil de prud'hommes, etc. L'affaire n'est pas encore jugée. Faut-il demander à ces travailleurs pauvres d'être plus riches que le plus riche des justiciables ?

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Si j'osais une image, j'ai l'impression qu'il y a quelques voleurs de pommes dans une rue sombre et, en même temps, un énorme braquage en plein jour. Or on n'intervient pas dans le second cas sinon en tentant de régulariser la situation.

Revenons sur les Uber files. Au départ, le scandale concerne une multinationale américaine qui essaie d'imposer son état de fait à l'État de droit, qu'elle cherche à modifier via un lobbying intense. Il faut comprendre comment cela a pu être possible et quelles sont les responsabilités de l'État, notamment celles du ministre de l'Économie de l'époque : Emmanuel Macron. Lorsque vous avez rencontréM. Mark MacGann, avez-vous eu accès aux mêmes documents que les journalistes ? Ce dernier sera entendu par la commission. Nous demanderons l'accès aux documents.

Ensuite, nous voulons savoir si il y a eu une poursuite du lobbying des plateformes et, le cas échéant, quelle a été la position des représentants de l'État. Sur ce point, vous nous avez déjà dit beaucoup. J'aimerais des précisions sur les manquements de l'État que vous alléguez. Vous semblez alerter la commission d'enquête sur le fait que vous engagez des procédures judiciaires que vous gagnez sans que cela débloque la situation, ceci à cause de manquements des grandes administrations (URSSAF, Inspection du travail). Avez-vous également constaté, outre des manquements, des empêchements ? Dans le cas de l'entreprise Stuart, rachetée par La Poste, un groupe public, est-ce plutôt une « organisation de fait » qui est en cause ? Les plateformes contournent la réglementation et l'État se défausse. Pour vous, il en va d'une volonté d'empêcher toute requalification salariale de la part des plateformes. Faut-il penser que la création de l'Arpe procède également de la volonté de contourner l'instauration d'une présomption de salariat ? Dans ce cas, quel est votre regard sur les conclusions de la « mission Frouin » ? Que faut-il constater : des manquements de l'État, une organisation de fait ou une complicité ?

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Jérôme Giusti, avocat

Lorsque Mark MacGann est venu me trouver, il m'a communiqué différents documents, dans l'intérêt de mes clients. Au-delà de ce qui a été révélé dans la presse sur le lobbying d'Uber, j'ai dans mon dossier la preuve que cette société organise depuis au moins 2015 l'illégalité de son activité. Il y a par exemple un logiciel permettant, en cas d'inspection de la DGCCRF ou de descente de police, de supprimer les données d'un coup. Des mails internes sont très clairs sur la coupure à l'accès aux données en cas de contrôle de police. Il apparaît d'ailleurs dans certains cas que les contrôles de police étaient connus de l'entreprise en amont. Nous avons d'autres preuves montrant que certains responsables savaient pertinemment qu'ils étaient en infraction, par exemple sur la loi relative aux données personnelles et au droit du travail. Tous ces éléments encore en ma possession révèlent qu'Uber se fonde sur le principe d'illégalité. Cette société ne craint pas non plus d'espionner ses concurrents ou de faire acte de concurrence déloyale en levant 1,2 milliard de dollars pour faire baisser le prix des courses de 20 % en cas de grève des taxis, sans parler des entorses au droit fiscal. Face à cette entreprise qui viole la loi de la République intentionnellement, que fait l'État ?

Je donnerai un exemple pour répondre. Avec Brahim Ben Ali, à la sortie de la crise de la covid-19, nous avons demandé une inspection chez Uber, qui a été refusée par l'Inspection du travail au prétexte d'une lapalissade : n'étant pas des chauffeurs salariés, ils n'ont pas à être inspectés. C'est une motivation pour le moins étonnante. J'ai cru comprendre que l'inspectrice du travail concernée avait subi des pressions de sa hiérarchie, selon Brahim Ben Ali. J'ai écrit à Elisabeth Borne en tant qu'avocat pour demander qu'elle utilise son pouvoir hiérarchique et que l'inspection ait lieu. Cette dernière ne m'a pas répondu, ce qui est un refus implicite selon moi, que je conteste devant le tribunal administratif. Celui-ci, après deux ans, est allé bien au-delà des conclusions du rapporteur public et a ordonné à l'Inspection du travail de procéder à une inspection. Il faut donc, à nouveau, que ce soit les travailleurs eux-mêmes, 139 travailleurs, qui saisissent le tribunal administratif – ils n'ont bien sûr que cela à faire – pour que l'Inspection du travail fasse son travail d'inspection.

J'apprends dernièrement que le ministre du Travail a fait appel de cette décision. C'est bien son droit. S'il s'agissait d'un atelier clandestin en plein Paris, aurait-il fait appel de cette décision du tribunal administratif ordonnant une inspection ? Je ne le crois pas. Aujourd'hui, un inspecteur du travail me dit faire l'objet de pressions. Un inspecteur de l'URSSAF me dit la même chose et ajoute qu'il a évalué le montant de l'infraction à deux milliards d'euros d'arriérés sociaux. Enfin, un officier de police judiciaire me dit aussi en « off » qu'il est empêché de poursuivre ses procédures, sans oublier l'inspecteur de travail qui, officieusement, me dit dans mon cabinet qu'il ne peut pas inspecter. Ce qui m'étonne également, c'est que toutes les administrations de l'État appliquent la même doctrine : considérer malgré les arrêts de la Cour de cassation que les chauffeurs Uber sont indépendants. C'est le cas de l'Inspection du travail. L'URSSAF a pour sa part effectué un contrôle aboutissant à un redressement de plusieurs milliers d'euros. Uber a gagné en appel en raison d'un vice de forme. Toutefois, l'URSSAF n'a pas souhaité refaire de contrôle par la suite. L'URSSAF était pourtant convaincue de l'existence d'un arriéré social. Je ne comprends pas non plus pourquoi le conseil des prud'hommes de Paris refuse de juger. J'ai aussi déposé quatre plaintes devant la CNIL, mais j'attends une décision depuis trois ans de l'autorité néerlandaise qui est cheffe de fil dans ces dossiers relatifs à la violation du RGDP. Comment est-ce possible alors que les autres affaires sont jugées sous 18 mois généralement ? Je ne peux pas m'expliquer cette situation.

Concernant Stuart, dont je défends deux sous-traitants, il faut savoir que cette société passe par des sous-traitants factices. En réalité, c'est Stuart qui est à la manœuvre, qui contrôle la capacité des livreurs à livrer correctement, qui les sanctionne et qui demande à ce qu'ils soient déconnectés de la plateforme. C'est Stuart qui fixe les salaires, etc. J'ai saisi le conseil de prud'hommes mais je me suis aussi posé la question de la responsabilité de La Poste. Stuart a été achetée en pleine propriété par Geopost, elle-même détenue par La Poste. Cette dernière a fourni des millions d'euros pour que Stuart continue à exercer son activité, alors que le principe même de celle-ci est de faire travailler quelques livreurs à vélo en statut d'autoentrepreneur – ce qui est problématique –, mais c'est surtout de faire travailler des livreurs motorisés faisant l'objet d'une réglementation spécifique sans chercher à savoir si celle-ci est respectée. Ainsi, Stuart fait travailler des sous-traitants qui n'ont même pas la capacité de transport léger. La Poste, en 2017, a procédé à un audit de Stuart. Je dispose même d'un enregistrement audio adressé à mes clients où une responsable de Stuart leur dit : « il y a un audit de La Poste, peux-tu me dire si tu as fait tes déclarations sociales et fiscales ? Si tu ne les as pas faites, ce n'est pas grave, mais il faut dire si tu les as faites ». En fin de compte, il faut savoir si Stuart a trompé La Poste ou si celle-ci connaissait les faits. J'en appelle à l'obligation de vigilance, qui porte notamment sur le droit du travail. Le rapport 2023 de La Poste qualifie Stuart de « modèle de progrès social ».

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Kevin Mention, avocat

En ce qui concerne Stuart, il y a des choses à dire sur les complicités. Il faudrait sans doute interroger les inspecteurs de l'URSSAF ou de l'Inspection du travail car, quand certains coursiers leur demandent des investigations, l'administration indique ne pas vouloir aller plus loin. On se demande si cela n'exprime pas une volonté politique, celle qui caractérise des projets de loi protégeant des acteurs ayant des comportements illicites, puisque la requalification est proscrite. Il faut savoir que des autoentrepreneurs livrent même des produits Chronopost... Est-on en face d'une volonté à long terme d'ubériser les facteurs ? Des personnes font le même travail que les postiers mais en étant payées à la tâche. Cela rejoint votre question sur la viabilité du modèle économique en présence. La plupart du temps, les emplois proposés par les nouvelles plateformes sont des emplois qui étaient jusqu'à présent salariés – y compris les livreurs. Il est évidemment avantageux pour les grandes plateformes devant effectuer des dépenses considérables pour s'emparer du marché d'utiliser des autoentrepreneurs, ce qui leur permet de ne pas déclarer de cotisations et de se débarrasser quand elles le souhaitent des travailleurs. Pourtant, le modèle du salariat est viable puisque les métiers aujourd'hui uberisés étaient exercés avant dans le cadre du salariat. On ne demande pas que le salariat soit généralisé. Le problème dans les dossiers portés à notre connaissance est que certaines sociétés retiennent tous les avantages du statut d'autoentrepreneur ou d'indépendant mais pas les inconvénients. Ainsi, les autoentrepreneurs peuvent être payés moins que les salariés. L'auto-entreprenariat est totalement dévoyé. Aucun coursier n'est entrepreneur en réalité et les personnes sont utilisées, dans les faits, comme des salariés. L'indépendance n'est même pas respectée puisque les personnes subissent des contrôles de la part des plateformes.

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Je souhaite vous interroger sur le modèle de coopérative que vous avez évoqué en introduction.

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Jérôme Giusti, avocat

La position que je défends, partagée par les travailleurs que je représente, n'est pas de plaider que le salariat s'impose dans toutes les circonstances. En revanche, j'estime que si les travailleurs sont contraints – puisqu'ils ne choisissent pas leurs prix, qu'ils peuvent être déconnectés du marché, etc. –, dans ce cas, ils sont salariés. En revanche, s'ils sont des indépendants, ils doivent l'être réellement. Pour nous, la coopérative peut être une alternative à l'ubérisation. Elle permettrait de faire corps, de faire nombre. En outre, elle donne l'occasion aux gens de s'émanciper dans leur travail. Il y a une vraie volonté de la part des chauffeurs VTC de s'émanciper et d'être de vrais entrepreneurs. Uber leur avait promis qu'ils seraient leur « propre patron ». Pour ce faire, ils ont fait le choix de la coopérative. L'idée n'est pas de concurrencer Uber – cela semblerait démesuré compte tenu de sa puissance marketing et financière –, mais d'ériger un modèle plus social et responsable, de répondre à des appels d'offres, à des projets pour faciliter la circulation de personnes handicapées ou personnes âgées en collaboration avec les collectivités territoriales, etc. D'ailleurs, le département de la Seine-Saint-Denis est cofondateur de cette coopérative. Aujourd'hui, celle-ci a été présélectionnée par le Comité des jeux olympiques et paralympiques pour répondre à un appel d'offres. Il faut comprendre qu'un modèle alternatif existe. D'ailleurs, on l'appelle « alternatif », comme si la norme était Uber, comme si respecter le droit, par opposition à cette société, était « alternatif ». Tout ceci est très instructif.

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Pouvez-vous nous dire un mot de la question de la fiscalité, du paiement de la TVA par les travailleurs ? Parmi nos voisins européens, certains ont-ils mieux géré la question de la fiscalité ? Ce débat anime toute l'Europe à notre connaissance et la France a poussé pour que les plateformes paient un impôt sur les sociétés dans le pays où elles exercent. C'est aussi un sujet de négociation au sein de l'OCDE.

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Jérôme Giusti, avocat

Au Royaume-Uni, Uber a fait l'objet d'un redressement de plusieurs millions d'euros sur la TVA. Nous lançons aujourd'hui avec un confrère des actions consistant à demander aux centres des impôts de revoir le paiement de la TVA des chauffeurs. Les centres disposent de six mois pour nous répondre. S'ils répondent défavorablement, nous saisirons – encore une fois – le tribunal administratif. Aujourd'hui, trois cent cinquante chauffeurs se sont déclarés intéressés pour demander aux impôts un dégrèvement. Uber, de son côté, se considère comme un intermédiaire et non comme une organisation de transport, ce qui est contraire aux arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne de 2013 et aux arrêts de la Cour d'appel de Paris. Uber prétend, en tant que société établie aux Pays-Bas, ne pas devoir payer d'impôts, y compris sur la commission prélevée au chauffeur. Ainsi, par un système d'autoliquidation, ce sont les chauffeurs eux-mêmes qui paient la TVA sur la totalité du prix de la course, y compris sur la commission qu'Uber leur prélève. Notre raisonnement est simple : si ce sont des travailleurs salariés, ils n'ont pas à payer la TVA pour leur employeur. Si l'administration fiscale considère qu'Uber est un organisme de transport, elle doit dégrever les chauffeurs de la TVA sur les 25 % qu'ils ont payé pour Uber. Pourquoi, une fois de plus, l'administration fiscale attend-elle que des centaines de chauffeurs la saisissent pour traiter cette question ? Je me demande également pourquoi certains centres acceptent de dégrever les chauffeurs Uber sur ces montants sans réclamer également le montant de la TVA à Uber. Il apparaît, à nouveau, que les travailleurs de plateformes devront saisir les administrations et les tribunaux pour obtenir, dans quelques années, justice. Sommes-nous dans un État de droit ? On peut le penser. Or dans un État de droit, appartient-il aux citoyens faibles en revenus et en ressources de combattre sur chaque sujet afin de faire reconnaître ses droits devant les tribunaux ? N'appartient-il pas à l'État de protéger les plus faibles ?

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Nous avons abordé de nombreux sujets. Sur la question des données et des manquements au RGPD, vous avez peut-être aussi des choses à préciser. Vous avez engagé des démarches sur la question du travail et celle de la TVA par ailleurs.

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Jérôme Giusti, avocat

En 2020, j'ai engagé des actions devant les conseils de prud'hommes. Je me suis alors rendu compte que les travailleurs ne détiennent aucune donnée sur leurs conditions de travail ou leur clientèle. Tout passe par la plateforme. Je ne pouvais donc pas démontrer les heures de travail le dimanche, sauf à collecter les informations sur la plateforme détenue par Uber. Pour récupérer leurs données, les clients ont exercé leur droit d'accès reconnu par le RGPD. Or à l'époque, c'était très difficile – je l'ai fait constater par huissier. En fin de compte, Uber ne fournissait pas les données, ou bien au-delà des délais légaux, ou de façon partielle. J'ai déposé quatre plaintes à ce sujet devant la CNIL. Devant les conseils de prud'hommes, Uber prétend qu'en tant que demandeur, je dois fournir des données. Or Uber efface lui-même les historiques.

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Jérôme Giusti, avocat

Les données personnelles : les données permettant d'établir le temps de travail, la géolocalisation, les commentaires des personnes transportées, les procédures de déconnexion, etc. Par exemple, il faut savoir si la déconnexion est algorithmique, ce qui est interdit. Surtout, mes clients étant des coopérateurs, ils ont le droit d'avoir accès à ce qu'ils peuvent considérer être des données commerciales. La problématique a trait à la protection des données personnelles mais aussi au principe de libre concurrence. La loi LOM a obligé les plateformes à fournir les données. Un décret est sorti à ce sujet mais Uber ne respecte pas la loi LOM qu'elle a pourtant défendue, semble-t-il, comme l'assiduité de lobbyistes à l'Assemblée semble le démontrer. Voilà un nouveau cas de non-respect de la loi. En fait, Uber est chez lui en France.

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Maître Mention, voulez-vous ajouter un dernier mot ?

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Kevin Mention, avocat

La directive a soulevé la problématique de la présomption de non-salariat. Le statut d'autoentrepreneur présume en effet le non-salariat. Or nous attaquons en justice des sociétés qui dissimulent l'emploi salarié. Nous avons donc le plus grand mal à fournir des preuves. À l'origine, par exemple, Deliveroo utilisait des messageries de type Whatsapp ou bien les e-mails. Aujourd'hui, ces outils ont été abandonnés au profit de chats avec des réponses automatiques permettant de mieux dissimuler certaines pratiques. La présomption de non-salariat doit être supprimée tant les preuves sont difficiles à obtenir, d'autant plus que les inspections administratives ne sont pas menées comme il se devrait. Il faut aussi contrôler l'algorithme lui-même. Chez Stuart, des personnes reçoivent des e-mails de déconnexion car ils ont fait un détour dans leur itinéraire, ce qui laisse supposer à Stuart qu'ils ont travaillé pour un tiers. C'est une preuve du lien de subordination. En Espagne, la présomption de salariat a été mise en place. Cela renverserait la charge de la preuve et forcerait les entreprises à respecter le statut d'indépendant si elles continuent de l'utiliser.

L'Arpe est pour nous un « enfumage » de plus pour protéger toujours les mêmes acteurs. On met en place une représentation collective – ce qui est cocasse entre personnes censées être concurrentes – afin de légitimer toutes les pratiques des plateformes de « mise en relation ». Ainsi, lorsque l'on intente des actions devant les conseils de prud'hommes, l'Arpe nous est systématiquement opposée.

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Je vous remercie tous deux de votre temps. Comme je le répète à tous, n'hésitez pas à revenir vers nous pour nous communiquer des documents ou éléments complémentarités.

La séance s'achève à midi trente-cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Benjamin Haddad, Mme Béatrice Roullaud, Mme Danielle Simonnet, M. Frédéric Zgainski

Excusés. - Mme Aurore Bergé, Mme Anne Genetet, Mme Amélia Lakrafi, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault, M. Charles Sitzenstuhl