Je suis avocat au barreau de Paris depuis une dizaine d'années et représente plusieurs centaines de travailleurs de plateformes – un terme que je récuse dans la mesure où l'on n'a pas réellement affaire à une plateforme de mise en relation, mais à de véritables sociétés de prestation de services. En fait, le concept de mise en relation est purement théorique et n'existe que sur le papier. La société propriétaire de la plateforme est une société organisée fournissant une prestation de service. Deliveroo, par exemple, fait des livraisons de repas. Elle ne fait pas intervenir des coursiers indépendants dans les faits, comme les dossiers jugés le confirment. Nous intervenons sur les plans civil et pénal, car l'infraction au travail dissimulé, voire au travail illégal dans le cas de l'emploi de sans-papiers, comporte une dimension pénale.
J'aimerais reprendre devant vous des exemples concrets des pratiques visées par votre commission. Deliveroo a connu une inspection de l'URSSAF et de l'inspection du travail en 2015. Des auditions ont lieu mais les années passent sans que la procédure aboutisse. Un dossier a été déposé au pénal mais ce n'est que l'an passé que la société a été condamnée en première instance pour travail dissimulé pour la période 2015-2017, concernant des milliers de travailleurs. Elle a fait appel. Mes clients ont souvent fait remonter à l'Inspection du travail que les pratiques incriminées se sont poursuivies après les actes d'enquêtes voire ont empiré. D'après mes clients, l'Inspection du travail n'entend pas ouvrir de nouveau dossier en plus de celui en cours, qui est censé avoir une valeur d'exemplarité.
Il semble également qu'un contrôle URSSAF a été mené pour la période 2018-2021. Le dossier serait clôturé depuis juin 2022 et porterait sur un redressement de plus de trois cents millions d'euros. Or cette opération n'a toujours pas été formalisée. Quand les coursiers ayant participé aux auditions se renseignent, on leur confirme un dépôt au parquet. Notre confrère Jean-François Copé intervient dans ce dossier. Je ne savais pas qu'il était spécialiste des redressements URSSAF. C'est la première fois dans ce type de contrôle pour travail dissimulé que j'entends parler de « discussions » avec l'URSSAF. Le redressement devrait faire suite sans détour. Des choses assez anormales se passent dans le cadre des contrôles. Le procès Take it easy, qui a duré de longues années a amené à un arrêt de la Cour de cassation établissant le salariat ; une centaine de décisions rendues ont confirmé le travail dissimulé. Enfin, un procès pénal était prévu sur trois journées d'audience, concernant plus de 3 000 livreurs de Take it easy – une société qui a fait faillite en 2016 –. Cela montre l'ampleur du nombre de travailleurs concernés. Au final, nous nous sommes retrouvés avec une demi-journée d'audience au lieu de trois, qui a été reportée car, dans les actes d'enquête, il est apparu que les dirigeants de la société eux-mêmes n'avaient pas été auditionnés.
Nous avons fait condamner en même temps plusieurs sociétés fermées : Foodora ou Take it easy et d'autres qui exercent encore et bénéficient parfois du soutien de la région Île-de-France comme Staff Me ou Deliveroo. Dans ces dossiers, les preuves de salariat étaient nombreuses. Uber a changé ses pratiques après de nombreuses condamnations en France et à l'étranger. Pourtant, à une époque, les chauffeurs passaient un test au début de leur relation avec la plateforme ; on leur fournissait un iPhone ; la puissance de freinage du véhicule était contrôlée, etc. Dans ces conditions, nous sommes étonnés de l'absence d'enquête, au minimum . Tous les éléments classiques du lien de subordination étaient pourtant présents.
À l'inverse, le lobbying a été intense. Dès 2016, la « loi El Khomri » a mis en place un statut de travailleur de plateforme. Ce statut est intégré dans le code du travail mais certaines dispositions prévoient qu'il existe des « plateformes » dont l'obligation est de prévoir des assurances pour les accidents du travail ainsi que des formations professionnelles. Or ce type de termes font habituellement partie des droits associés au salariat. Au final, nous n'avons pas obtenu de protection des travailleurs mais, au contraire, des entraves à leurs actions en justice, ce qui était le but du lobbying. Très rapidement, ces lois reconnaissant le statut du travailleur de plateforme et brandissant de nouvelles protections nous ont été opposées dans les tribunaux. La loi d'orientation sur les mobilités – « LOM » – de 2019 est allée plus loin avec un système de chartes qui, sous prétexte de protection du travailleur, voulait rendre toute requalification du contrat en CDI devant la justice impossible. Ainsi, le législateur lui-même entendait légitimer un comportement frauduleux. Cette disposition a fort heureusement été censurée par le Conseil constitutionnel. En 2019, un rapport de l'institut Montaigne présenté à l'Assemblée nationale prétendait que les indépendants souhaitent absolument garder leur indépendance et surtout ne pas obtenir de statut de salarié – en dehors de quelques garanties. Or parmi les rédacteurs du rapport, figurait un membre de la société Stuart aujourd'hui poursuivie en justice. Cette société a été rachetée par La Poste pour quelques dizaines de millions d'euros. Marianne, après enquête, a montré que le rapport en question ne reposait sur aucune audition de travailleurs. La « mission Frouin », quant à elle, devait améliorer les conditions de travail tout en interdisant d'emblée le salariat.
Ainsi, la capacité de proposition était limitée dès l'origine, ce qui explique que le rapport a conclu à une forme d'impossibilité d'action. Aujourd'hui, l'ubérisation de la société est en marche, étendant la précarité à tous les domaines. Le travail précaire se retrouve dans une société comme ManoMano, financée par Bpifrance, où les travailleurs sont formés, contrôlés. Leur travail consiste à répondre à des chats sur internet. Or la société en question va jusqu'à contrôler leur délai des réponses, leur fait des remarques sur leur orthographe. Pour autant, ces personnes sont payées à la tâche ; elles doivent respecter un certain nombre de règles internes et elles font l'objet d'un contrôle permanent. De son côté, Staff Me « ubérise » à tel point qu'il est maintenant question de caissiers ou d'aides-soignants autoentrepreneurs... Des sociétés comme Stuart contrôlent un système de livraison basé sur le recours à des coursiers livrant en deux-roues ou en voiture, qui ne sont absolument pas déclarés. Le versement de la rémunération passe par diverses sociétés. À l'étude du dossier, il apparaît pourtant que le donneur d'ordre est unique : Stuart. Des poursuites ont eu lieu en 2015 et 2016. Pourtant, ces pratiques continuent. Ces abus ne sont aucunement empêchés et l'ubérisation est désormais étendue à toute la société. Or les travailleurs en subissent les conséquences, parfois très graves, pour leur santé financière, mais aussi leur santé physique. J'ai en tête l'exemple d'un jeune dont l'estomac a été perforé dans le cadre d'une livraison.