Mercredi 8 mars 2023
La séance est ouverte à dix-sept heures trente.
(Présidence de M. Jean-Félix Acquaviva, président de la commission)
Je vous remercie, monsieur le Premier ministre, de vous être rendu disponible dans un contexte social que je qualifierais d'animé, notamment au sein de l'entreprise que vous dirigez désormais.
Il y a un peu plus d'un an, Yvan Colonna a été victime d'une agression, qui lui a coûté la vie. Il était alors, comme son agresseur, détenu à la maison centrale d'Arles, le statut de détenu particulièrement signalé (DPS) auquel il continuait d'être soumis ayant toujours empêché son rapprochement en Corse au sein de l'établissement de Borgo.
Monsieur le Premier ministre, en raison de l'obligation de déport à laquelle était et reste astreint le garde des Sceaux, vous êtes le dernier responsable politique à avoir maintenu le statut de DPS d'Yvan Colonna, mais aussi le premier et le seul à l'avoir levé, le 8 mars 2022, dans les circonstances que l'on sait. Le statut de DPS de MM. Pierre Alessandri et Alain Ferrandi sera levé quelques jours plus tard, le 11 mars. Cette décision interroge, même si elle a permis, enfin, le rapprochement familial en Corse de MM. Alessandri et Ferrandi, puis, par décision de justice, des aménagements de peine, qui ont abouti à leur mise en semi-liberté.
De deux choses l'une. Soit, première hypothèse, les membres du « commando Érignac » satisfaisaient objectivement aux critères DPS – en raison de leur dangerosité notamment. Alors, en faisant preuve de la même rigueur que celle évoquée jusqu'à ce jour devant cette commission de la part des administrations et des politiques concernés, ils auraient dû rester soumis à ce statut, en dépit de l'agression. Pour barbare qu'elle ait été, l'agression d'Yvan Colonna, n'a pas pu constituer une sorte « d'ardoise magique » à cet égard. Le comportement en détention, le profil, les risques – réels ou supposés – associés à ces détenus n'ont pas subitement changé après le 2 mars 2022.
Soit, seconde hypothèse, ils ne satisfaisaient pas totalement aux critères, ou n'y satisfaisaient plus, et dans ce cas depuis combien de temps ? Ils étaient alors, en réalité, maintenus sous ce statut pour des raisons non pas objectives mais politiques, étrangères à la seule et stricte application du droit. C'est ce qui m'a amené à évoquer une « vengeance d'État », expression que d'aucuns ont pu juger dure et que j'ai employée lors de la question au Gouvernement concernant le nécessaire rapprochement en Corse et les demandes d'aménagement de peine, que je vous ai adressée directement, le 19 octobre 2021. C'est-à-dire cinq mois avant les faits qui nous intéressent.
Pour nous, à ce stade, il n'existe pas de troisième voie.
On peut évidemment comprendre la levée du statut de DPS après l'agression, pour des raisons politiques, afin de favoriser l'apaisement. Mais si cette levée a été décidée pour des raisons politiques, cela ne signifie-t-il pas qu'il avait été maintenu – depuis combien de temps ? – pour des raisons politiques également ? On ne peut pas ne pas l'envisager, surtout à la lumière de plusieurs précédents lourds de sens, comme la fausse réunion de commission locale DPS à Toulon, en 2011, dans le cas d'Yvan Colonna, ou, dans ceux de MM. Alessandri et Ferrandi, du soudain revirement de position de la commission locale DPS de Poissy, en 2022.
J'insiste : la situation et le profil des intéressés, pour ce qui est de leur parcours carcéral, n'avaient pas changé par magie, du fait de l'agression.
En marge de cette question, nous souhaitons vous interroger sur la prison de Borgo. MM. François Pupponi et Bruno Questel, récemment auditionnés, ont affirmé que des échanges politiques réguliers avaient eu lieu entre vous-même, votre cabinet et vos conseillers, d'une part, et les élus de la Corse, d'autre part. Ils portaient notamment sur les aménagements à apporter à cet établissement pour que ces détenus puissent être accueillis par transfert, ainsi que sur la question de la levée du statut de DPS. Selon leurs propos, vous deviez d'ailleurs venir en Corse fin 2021, début 2022. Des marchés auraient été passés et des travaux engagés. Confirmez-vous ces échanges et cette amorce de travaux ?
Monsieur le Premier ministre, en application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous prie d'activer votre micro, de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».
(M. Jean Castex prête serment.)
J'ai eu connaissance des sujets que vous avez évoqués dans le cadre de deux décrets de déport, le premier le 23 octobre 2020, qui concernait la situation de M. Yvan Colonna, le second le 17 décembre de la même année, qui se rapportait à celles de MM. Alessandri et Ferrandi. Je suis intervenu dans ce dossier, en application des décrets de déport, à deux reprises dans chacun de ces deux cas. J'ai dû statuer le 6 août 2021 pour répondre à la demande formulée par Yvan Colonna de lever son statut de DPS. Comme vous l'avez rappelé, monsieur le président, j'ai refusé cette levée. Je tiens à le préciser tout de suite et de la façon la plus nette : je ne l'ai certainement pas fait pour des raisons politiques – mais il faudrait s'entendre sur la portée du mot « politique », car quelque part, tout est politique –, mais au vu des avis rendus par une commission compétente, instituée au sein de l'administration pénitentiaire, et par le parquet national antiterroriste (PNAT). Ces deux avis étaient défavorables pour plusieurs raisons. D'abord, parce que la période de sûreté, dont était assortie la condamnation de M. Colonna, n'était que très récemment échue. Ensuite, parce que l'intéressé s'était enfui avant son arrestation. Je rappelle d'ailleurs que le maintien du statut de DPS a précisément pour objet le renforcement de la surveillance à l'égard de l'intéressé. Enfin, parce que différents incidents disciplinaires s'étaient produits au cours de la période qui avait précédé la demande de M. Colonna. J'ai donc suivi la recommandation de la commission et rejeté la demande de levée du statut de DPS le 6 août 2021.
Un recours a été déposé contre cette décision, dont je ne suis pas sûr qu'il ait été jugé avant les faits tragiques du mois de mars 2022. En revanche, je fais observer à votre commission – mais sans doute le sait-elle – qu'à l'occasion d'un refus antérieur, prononcé par la garde des Sceaux – il n'y avait pas, alors, de décret de déport –, le tribunal administratif de Marseille avait rejeté le recours formulé par M. Colonna, le 21 janvier 2022. Or la motivation avancée à l'appui des deux refus était similaire. On peut donc supposer que la décision du juge aurait été la même.
C'est donc pour des motifs de fait – le Premier ministre applique les textes – qu'il m'est apparu nécessaire de maintenir M. Colonna sous ce statut.
J'ai, moi aussi, lu et entendu les allusions faites à une vengeance d'État. Je le dis très clairement devant cette commission : l'État n'a jamais cherché, en aucune façon, à se venger.
Si mes informations sont exactes, la commission compétente était appelée à se réunir le 8 mars 2022 pour examiner la nouvelle demande de levée du statut de DPS formulée par Yvan Colonna. Se sont alors produits les faits tragiques du 2 mars. Après la survenance de ces faits, je vous confirme avoir levé ledit statut, pour des raisons humanitaires, qui constituent la troisième hypothèse de levée du statut, que vous avez écartée monsieur le président.
Compte tenu de la hiérarchie des responsabilités s'agissant des faits condamnés par la justice ; compte tenu également, vous l'avez mentionné, de possibles troubles à l'ordre public que les faits perpétrés à l'encontre de M. Colonna auraient pu provoquer, il m'est apparu, en mon âme et conscience, très difficile de maintenir ce même statut pour MM. Alessandri et Ferrandi. Ce sont ces motifs et cet enchaînement des faits qui ont motivé les décisions que j'ai prises et que j'assume totalement devant vous.
S'agissant de MM. Alessandri et Ferrandi, je n'ai eu à connaître de leurs demandes qu'à une seule occasion, et ai rendu une décision le 12 janvier 2021. Cette décision, si ce n'est sur le fond, du moins sur la forme, a été confirmée par une ordonnance du juge des référés du tribunal de Versailles le 31 janvier 2022 – un temps de jugement assez long pour un référé – reprenant les mêmes motifs que ceux indiqués précédemment concernant M. Colonna. Par la suite, je n'ai plus eu à connaître de ce dossier jusqu'à la décision prise postérieurement à l'agression de M. Colonna.
Tels sont l'enchaînement des faits et les fondements des décisions que j'ai prises dans cette affaire extrêmement difficile.
J'ajoute que les intéressés, en particulier M. Alessandri, avaient par ailleurs formulé, de manière régulière, des demandes d'aménagement de leur peine. Si l'autorité judiciaire avait accédé à ces demandes, le statut de DPS serait tombé automatiquement. Comme vous le savez, ces aménagements de peine ont été rejetés en appel – ce qui n'est pas indifférent pour l'autorité politique et administrative –, la dernière fois le 7 octobre 2021 s'agissant M. Alessandri, ce qui avait suscité un certain nombre de réactions, notamment au sein de l'Assemblée de Corse.
Je précise, d'un point de vue administratif, que l'acte barbare dont a été victime M. Colonna a, en ce qui me concerne, suscité beaucoup de perplexité sur la nature de ce statut de DPS. DPS signifie « détenu particulièrement signalé », surveillé : il y a effectivement de quoi se poser des questions. J'ai donc demandé, dès le lendemain des faits, une enquête à l'Inspection générale de la justice (IGJ).
Vous dites, à l'instar d'autres acteurs que nous avons auditionnés, qu'il n'y avait pas de logique de vengeance à l'encontre de ces trois détenus. On nous a également expliqué à plusieurs reprises qu'il n'y avait pas eu de gestion particulière, tout en reconnaissant – je ne donnerai pas le nom de la personne qui l'a dit, mais c'est un responsable politique éminent – qu'il existait un processus propre aux prisonniers basques et corses. Nous connaissons les six critères d'application de l'instruction ministérielle relative au répertoire des détenus particulièrement signalés. Selon le directeur de l'administration pénitentiaire, qui s'est exprimé devant cette commission, trois d'entre eux concernent la gestion directe de l'administration pénitentiaire, au sens de l'analyse du parcours carcéral des individus. Le drame survenu nous amène à comparer le parcours de deux détenus, dont l'un était qualifié de « correct, voire très correct » au cours de sa longue détention, tandis que l'autre s'est révélé chaotique, dangereux, etc. Ces parcours ont pourtant conduit à une gestion rigoureuse dans le premier cas, clémente dans le second. Toujours selon le directeur de l'administration pénitentiaire, les trois autres critères concernent d'autres acteurs, qui décidaient notamment au regard du procès et de la situation pénale de départ. En l'espèce et pour des protagonistes qui ne voulaient pas se reposer sur l'évolution du parcours carcéral, un des trois premiers critères suffisait à maintenir le statut de DPS, quelle qu'ait été l'évolution de ce parcours. D'ailleurs, les éléments d'analyse des commissions locales que vous citez sont les mêmes, que ce soit en 2021, en 2020, en 2018, en 2012 ou en 2011. Lors de l'épisode déjà évoqué, le tribunal administratif de Toulon, en première instance, puis la cour administrative d'appel de Marseille, ont donné raison aux avocats d'Yvan Colonna quant à l'excès de pouvoir, illustré par la fausse commission locale de DPS fabriquée à Toulon. Cet exemple, relevé par le tribunal administratif de Toulon, montre qu'une ingénierie a été mise en place pour nuire.
Nous connaissons cette capacité à répondre sur les critères, mais ces critères sont confrontés au parcours carcéral des individus. En outre, comme vous le savez monsieur le Premier ministre, les demandes de levée du statut de DPS n'étaient pas faites pour mettre en lumière ce statut en tant que tel, mais parce qu'il était, administrativement, un obstacle au rapprochement familial. Autrement dit, des aménagements, peu coûteux, du centre pénitentiaire de Borgo auraient permis à la fois le maintien du statut de DPS et le rapprochement familial. Je rappelle qu'Yvan Colonna n'avait pas vu sa mère depuis quinze ans, ni son jeune fils depuis trois ans, ni son père malade. Ce sont des faits. C'était cette question du rapprochement familial qui était importante, pas celle du statut de DPS.
Vous dites qu'il n'y a eu ni gestion politique ni vengeance. Vous me permettrez de revenir une dernière fois sur cette question. Dans le cas d'Yvan Colonna, vous citez l'avis défavorable de la commission locale DPS pour justifier votre décision de rejeter la levée du statut. Dans celui de Pierre Alessandri, vous prenez la même décision, en janvier 2021, après un avis favorable de la commission locale DPS de Poissy. Et il s'agissait du troisième avis en ce sens. Vous prenez des décisions défavorables à un moment paroxystique, entre décembre 2020 et janvier 2021, alors que vous avez été destinataire de motions de l'Assemblée de Corse et que, concernant le dossier du « commando Érignac », six groupes parlementaires avaient demandé l'apaisement, dans une tribune publiée dans Le Monde. Vous étiez détenteur du pouvoir réglementaire, donc politique ; vous n'étiez lié à aucune de ces commissions, ni dans un sens, ni dans l'autre, vos décisions l'ont démontré. Pour autant, vous avez décidé de rejeter la demande de levée, à un moment charnière. Je vous pose donc la question : sur quels éléments reposait votre décision ? D'autres experts, d'autres commissions nationales, vous ont-ils demandé de ne pas suivre les experts des commissions locales qui, je le rappelle, avaient donné trois avis favorables ? La prégnance de l'acte pour lequel ces trois détenus ont été condamnés, l'assassinat d'un préfet de la République, n'a-t-elle pas trop pesé dans votre décision, comme dans celles d'autres Premiers ministres et d'autres gardes des Sceaux avant vous ? Je fais référence à la structure de l'État, à sa continuité. Avez-vous rencontré les parties civiles, la famille Érignac, que le rapprochement familial et les allègements de peine pouvaient inquiéter ? Avez-vous échangé avec le cabinet de l'Élysée ? Ce sont des questions que nous nous sommes posées et que nous nous posons encore. Il faut à présent solder ce passé, cette histoire.
S'il y avait eu une gestion mieux anticipée du rapprochement familial, Yvan Colonna serait peut-être – certainement – encore vivant aujourd'hui. Pourquoi n'avez-vous pas suivi l'avis de la commission locale DPS de Poissy ?
Lorsque j'ai dû me prononcer au sujet de la levée du statut de DPS de M. Colonna, tous les avis étaient négatifs. Vous dites que si j'avais pris une autre décision, M. Colonna serait encore vivant. Permettez-moi de vous dire que vous allez loin !
Pour répondre à votre question, non, je n'ai ni rencontré les parties civiles ni eu de contacts extérieurs. J'ai étudié le dossier, où figurait un avis, négatif, du parquet national antiterroriste. Considérant les éléments en ma possession, j'ai estimé qu'il n'y avait pas lieu de faire droit à cette demande. Soyons clairs, puisque c'est la question que vous me posez, c'est une décision que je prends moi-même.
La question que je vous pose concerne Pierre Alessandri, pour lequel les avis sur la levée du statut de DPS étaient positifs.
Il y avait effectivement un avis, mais je n'ai pas le dossier en ma possession. Je crois que la commission a changé son avis…
Non, c'est très important. Ce que je vous dis est factuel : en décembre 2020, la commission locale DPS de Poissy donne un avis positif, pour la troisième fois consécutive.
Je ne me souviens pas de cela, mais je garde le souvenir d'un avis défavorable du parquet national antiterroriste.
Le PNAT ne dit pas le droit en la matière. Vous avez suivi l'avis de la commission locale DPS pour ce qui est d'Yvan Colonna. Dont acte. Dans le cas que je vous oppose, vous avez pris une décision réglementaire et politique inverse de celle d'une commission locale DPS qui avait décidé, à un moment important, de lever le statut de DPS de Pierre Alessandri, pour la troisième fois consécutive. Nous nous expliquons mal votre choix et nous aimerions avoir des éclaircissements sur le processus que vous a amené à prendre une décision contraire à celle d'une commission, alors que, par ailleurs, vous dites suivre l'avis des commissions locales DPS.
Le souvenir que j'en ai est qu'il était favorable. Enfin, l'avis était défavorable à la levée, donc favorable au rejet. C'est le souvenir que je conserve. À présent, je n'ai plus les pièces en ma possession, mais si vous les avez…
En tout cas, j'ai le souvenir d'une intervention du PNAT, défavorable à la levée.
Oui. Au vu de ces éléments, mais c'est un peu ancien pour moi, j'ai pris la décision, en conscience, de ne pas…
C'est très important ce que vous dites. Comme l'avis de la commission était favorable, si le parquet est intervenu, cela pose une problématique particulière, sensible, puisque le parquet est mis en cause par l'Inspection générale de la justice pour son rôle dans le domaine post-sentenciel, concernant notamment le parcours de M. Elong Abé.
Monsieur le Premier ministre, nous ne sommes pas au Café du Commerce, nous sommes dans le cadre d'une commission d'enquête parlementaire. Nous ne nous amuserions pas, je ne m'amuserais pas, à avancer de faux éléments. Nous sommes regardés, vous êtes sous serment et je suis président de cette commission.
Je vous explique notre processus de réflexion s'agissant du fiasco dans la gestion de cette affaire. Vous avez parlé de perplexité quant au statut de DPS et je veux bien reprendre ce terme à mon compte. Vous avez, par ailleurs, parlé de surveillance accrue qui, pour le coup, n'a été respectée ni pour les protagonistes ni pour l'acte en question.
Je vous pose des questions que se sont posées tous les Corses ; nous faisons aussi un travail de pédagogie, de transparence et de démocratie qui concerne un moment-clé, de basculement, qui nous a conduits à l'agression et au décès de M. Colonna, puis aux mobilisations qui ont suivi.
Vous dites que vous ne vous souvenez plus que la commission locale a donné un avis favorable à la levée du statut de DPS de M. Alessandri ; vous dites aussi vous souvenir que le parquet est intervenu. Ce sont des éléments importants.
Selon mes souvenirs, je disposais d'avis défavorables pour MM. Alessandri et Ferrandi, ce qui m'a conduit à prendre la décision du 12 janvier 2021.
Ce n'était pas le cas ; nous n'aurons donc pas la réponse quant aux raisons de votre décision, contraire à l'avis de la commission.
Des questions vous ont été envoyées ; je pense que vous avez préparé des réponses.
Pour ce qui est d'éventuelles consignes que vous-même ou votre cabinet auriez transmises concernant le maintien du statut de DPS d'Yvan Colonna, vous avez en partie répondu, puisque vous avez expliqué vous être conformé aux avis reçus. Ce qui sous-entend que vous n'avez pas transmis de directives.
S'agissant de votre sentiment sur la détention d'Yvan Colonna, vous pourrez donner votre avis ; vous avez déjà, en revanche, répondu à la question relative à MM. Ferrandi et Alessandri.
La sixième question fait davantage appel à votre expérience, politique et administrative, eu égard à ces faits. Vous avez eu connaissance de certains éléments, alors que vous exerciez la fonction de Premier ministre, notamment en ce qui concerne la politique pénitentiaire. Des travaux parlementaires ont été publiés en la matière, qui ont mis en lumière de graves défaillances. Le rapport de l'IGJ, que vous avez commandé et que votre successeure à Matignon a immédiatement rendu public, les souligne également. Certaines personnes que nous avons auditionnées, des personnels de l'administration pénitentiaire en particulier, ont précisé que l'acte qui nous occupe ne constitue pas un fait isolé, insistant sur le niveau de violence et le nombre d'agressions en prison.
Cette commission a vocation à faire des préconisations, notamment en matière de suivi des détenus radicalisés, comme Franck Elong Abé, et plus largement de radicalisation pendant la détention. Est-ce que, en tant qu'ancien chef du Gouvernement, vous avez des recommandations à faire concernant la législation actuelle et les moyens mis à disposition du ministère de la Justice notamment s'agissant du monde pénitentiaire ?
Parmi les questions que vous m'avez transmises, je n'ai pas encore répondu à la première, à savoir : « Comment avez-vous réagi à l'agression mortelle du 2 mars 2022 ? ». J'ai réagi avec stupeur, indignation et incompréhension. Comment de tels faits peuvent être commis en milieu carcéral, surtout quand l'agresseur et l'agressé ont l'un et l'autre le statut de DPS ? D'où ma précédente remarque sur le caractère supposé protecteur de ce statut. Je suis donc sidéré lorsque je l'apprends.
« Pourquoi avoir refusé avant ce drame de radier Yvan Colonna du répertoire DPS ? » Je crois, monsieur le rapporteur, avoir déjà répondu à cette question.
Pour ce qui est des consignes transmises ou reçues visant à maintenir le statut de DPS d'Yvan Colonna, je vous ai également répondu précisément.
« Avez-vous le sentiment qu'Yvan Colonna a été traité au cours de sa détention comme un détenu de droit commun ? » En tant que Premier ministre, aucun élément n'a été porté à ma connaissance qui me permettrait de fournir une réponse éclairée à cette question.
« Pourquoi a-t-il fallu attendre l'agression mortelle d'Yvan Colonna pour lever le statut de DPS d'Alain Ferrandi et de Pierre Alessandri ? En quoi cet évènement a-t-il rendu obsolètes les critères justifiant jusqu'alors leur maintien au répertoire des DPS ? » M. le président m'a posé cette question dans son propos liminaire et j'y ai apporté une réponse.
Sixième question : « Quelles leçons tirez-vous de l'agression mortelle du 2 mars 2022 et de ses causes ? Au regard de votre expérience, souhaitez-vous formuler des recommandations ou des préconisations à la commission d'enquête ? ». Comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire et comme vous l'avez rappelé, j'ai immédiatement saisi l'Inspection générale de la justice pour que la lumière soit faite, indépendamment de l'instruction pénale ouverte par les autorités judiciaires et du travail de votre commission. Il était convenu que l'IGJ rende un rapport provisoire le 22 mars 2022, ce qu'elle a fait. Je crois qu'elle a remis son rapport définitif en juin, alors que je n'étais plus Premier ministre. Il appartenait donc à ma successeure de tirer toutes les conséquences de cette affaire.
Le premier point important concerne le statut de DPS – que nous avons déjà abordé – et sa procédure, prévue par un décret et une circulaire d'application. Ma recommandation – ou plutôt mon interrogation –, à cet égard est que cette procédure mêle des décisions prises par l'autorité judiciaire, comme les demandes de liberté conditionnelle dont j'ai parlé tout à l'heure, et d'autres qui sont prises par les autorités administratives et politiques. Je vous avoue ma perplexité. J'ai eu à prendre de telles décisions dans les conditions que vous avez fort bien rappelées ; elles sont, pour l'autorité politique, très difficiles. Ne faudrait-il pas faire évoluer le droit régissant le statut de DPS, d'abord pour lui donner un contenu plus précis, le décret dont il relève n'étant pas, si vous me passez l'expression, très consistant, et qui renvoie à une circulaire. Je pense que cela devrait être revu. En outre, la décision ne devrait-elle pas plutôt revenir au juge de l'application des peines (JAP) ou à une autre autorité judiciaire ? D'abord, parce que l'autorité judiciaire intervient tout au long de l'application de la peine ; ensuite parce qu'elle a une influence sur les décisions que peut prendre l'autorité administrative ; enfin parce que cela permettrait d'objectiver les choses et d'éviter, monsieur le président, les arrière-pensées et certains questionnements – même si une décision juridictionnelle peut se contester, comme les miennes l'ont été –, surtout lorsqu'il s'agit d'une commission qui donne un avis et qui n'est pas elle-même décisionnelle. Ma principale recommandation, à l'endroit de cette commission – et en dehors du cas précis de l'agression de M. Colonna –, serait de revoir cette procédure. Cela relèverait sans doute davantage du pouvoir réglementaire que du pouvoir législatif, sauf si le Parlement décidait souverainement d'en confier la responsabilité à un juge, auquel cas il me semble que cela serait plutôt du domaine de la loi.
Venons-en à la question de la radicalisation de l'agresseur. Cet aspect de l'affaire est porté à ma connaissance après l'agression dont a été victime M. Colonna. Il s'agit donc pour moi d'un fait extérieur à la gestion de ce dossier. J'ai vu que l'Inspection générale avait formulé un certain nombre de recommandations qui me paraissent de bon aloi.
Je reviens à une question à laquelle je ne crois pas que vous ayez répondu. Nous sommes réunis pour travailler pour l'avenir, notamment en ce qui concerne l'éventuelle évolution du statut de DPS, mais nous le sommes également pour comprendre ce qui s'est passé, sans empiéter sur l'enquête judiciaire.
Lors de leur audition, MM. Pupponi et Questel nous ont affirmé que des discussions politiques nourries se sont tenues entre vous-même, votre cabinet et les élus de la Corse, fin 2021 et début 2022, au sujet notamment du rapprochement familial des prisonniers. Ce rapprochement n'était possible que par la levée du statut de DPS ou, et c'est sur ce point que j'aimerais que vous nous éclairiez, par l'aménagement du centre de détention de Borgo. Pouvez-vous confirmer, devant cette assemblée, que ces discussions ont eu lieu, que des travaux – ou des projets de travaux – ont bien été engagés et que c'était à cette fin ?
Des discussions ont eu lieu, à mon niveau, sur les questions relatives à la Corse en général. Évidemment, la question du statut de DPS a été évoquée et les réponses que j'ai faites, avant l'agression qui a coûté la vie à M. Colonna, étaient conformes à celles que j'ai faites devant votre commission. Elles n'ont pas totalement emporté la conviction de mes interlocuteurs, mais il m'appartenait de prendre mes responsabilités et je vous en ai donné les raisons. Au sujet du rapprochement, j'ai compris, en découvrant le dossier, que le statut de DPS imposait que ceux qui en font l'objet soient incarcérés dans une maison dite centrale, qui intègre des équipements capables d'assurer la protection particulière. La question de Borgo a bien sûr été mentionnée : j'ai posé des questions et il m'a été répondu que ce n'était pas une maison centrale et qu'elle n'était pas équipée pour recevoir des détenus DPS. Il me semble qu'il existe à ce sujet, mais il faudrait le vérifier, un rapport de l'Inspection générale sur la prison de Borgo – sans lien avec ce dossier – qui confirme tout cela. Dès lors que décision avait été prise de maintenir le statut de DPS des intéressés, ils ne pouvaient être transférés à Borgo. La possibilité d'aménager cet établissement a été évoquée et j'ai demandé qu'on l'étudie. Il m'a été répondu qu'il faudrait mener de lourds travaux. Je précise que je n'ai abordé ce sujet qu'avec mon cabinet ; je n'en ai jamais parlé avec le directeur de l'administration pénitentiaire. Pour répondre à votre question, des échanges ont donc bien eu lieu. À ma connaissance, début 2022, aucuns travaux visant à faire de Borgo une prison centrale n'avait été entamés. Mais peut-être disposez-vous d'informations qui prouvent le contraire.
Je vous confirme qu'à la suite de l'inspection de fonctionnement d'octobre 2020, dont vous faites état et pour laquelle nous allons nous procurer un certain nombre de documents – lettre de mission, conclusions – des marchés ont bien été engagés sous votre gouvernement, contrairement à des déclarations qui ont été faites, ici, par d'autres acteurs. Ces marchés concernaient notamment la vidéosurveillance et le mirador, qui devaient permettre de sécuriser le centre de détention, y compris pour aménager des quartiers d'accueil, je cite, « de détenus nationalistes corses ».
Y compris pour faire de Borgo une maison centrale susceptible d'accueillir des DPS ?
On ne parle pas de maison centrale. Il me semble que les discussions que vous aviez traitaient de la levée ou non du statut de DPS et du transfert possible, d'un engagement potentiel de transfert – c'est le sens de ma question –, si des travaux étaient réalisés. Nous sommes bien d'accord sur les termes de la question et les termes de cet engagement.
Et je vous confirme, selon ce que l'on m'a expliqué – et puisque, comme vous le dites, les mots ont un sens –, que pour pouvoir recevoir des détenus sous statut de DPS, une prison doit être une maison centrale.
J'aimerais revenir sur votre décision de ne pas lever le statut de DPS, puisque c'est d'elle qu'ont découlé tous les événements, y compris dramatiques, que nous savons. Vous nous dites qu'elle a été prise uniquement en application des textes et qu'il n'y a pas eu de vengeance d'État. Nous n'avons pas de raison de ne pas vous croire. Pourtant, et cela pose problème, vous nous dites en même temps que la période de sûreté était échue depuis peu. Mais une période de sûreté échue depuis peu est une période de sûreté échue.
Avez-vous conscience que, contrairement à ce que vous affirmez, vous n'avez pas appliqué les textes, puisque ces textes vous donnaient l'autorisation et le droit de lever le statut de DPS ? Cela nous pose un problème et nous aimerions vous entendre sur cette contradiction.
Je ne crois qu'il y ait de contradiction. Permettez-moi de m'élever contre la première partie de vos propos. Les faits qui sont survenus en mars 2022 à la prison d'Arles sont absolument regrettables et condamnables. Mais ils étaient totalement imprévisibles et je conteste formellement qu'ils aient découlé de mon refus de lever le statut de DPS de M. Colonna.
Pour répondre à votre question, il faut revenir au sujet de fond. Que disent les textes ? Il y aurait contraction si la loi disait que, dès que la période de sûreté est échue, il faut lever le statut de DPS. Mais ce n'est pas ce qu'elle dit, ni les textes pris pour son application. On peut le regretter, mais c'est comme ça. Pour ce qui de la période de sûreté tout juste échue, j'y ai fait moi-même référence parce que, de mémoire, la commission qui s'est prononcée sur ce sujet la mentionne dans ses motifs de rejet. Je ne fais pas d'appréciation qualitative, c'est uniquement factuel.
En ce qui concerne la question de principe, et puisque le président a dit qu'il fallait tirer des conséquences du passé pour construire l'avenir, je pense que la loi et le pouvoir réglementaire devraient encadrer, judiciariser et objectiver davantage la notion d'inscription ou de non-inscription au répertoire DPS. Dans le cas de M. Colonna, je tiens à le répéter, parce que j'ai un immense respect pour la Corse, j'ai pris ma décision en mon âme et conscience, au vu des faits et du droit, pour les motifs que je vous ai indiqués et pour aucun autre.
Je voudrais revenir sur les cas de MM. Ferrandi et Alessandri. Vous avez dit vous souvenir d'avis défavorables à la levée de leur statut de DPS : vous souvenez-vous les avoir lues vous-mêmes ou ces informations vous ont-elles été transmises oralement, par votre directeur de cabinet ou par quelqu'un d'autre ?
Par mon cabinet, bien sûr, comme il est d'usage, mais pas par son directeur. Je me souviens très bien des conseillers qui étaient en charge de ce sujet.
J'ai retrouvé, dans mes dossiers, l'avis de la commission qui a statué pour M. Colonna. Si je l'ai, c'est qu'à l'époque je l'ai lu. J'en suis sûr. Pour l'autre avis, je ne peux pas vous répondre de manière catégorique. Je ne me souviens plus si je l'ai lu ou s'il m'en a été fait relation.
Monsieur le rapporteur, il s'agit de pièces que l'on pourrait peut-être demander à l'issue de l'audition ?
En Corse nous devons absolument, grâce à ces auditions, sortir de la théorie du complot, en mettant au jour tous les dysfonctionnements. On doit expliquer aux Corses, et pas seulement à eux, comment un détenu a pu être agressé sauvagement, sous la surveillance de caméras, pendant plus de douze de minutes, par un autre détenu, Franck Elong Abé, dont le parcours carcéral est proprement hallucinant.
Nous nous interrogeons sur le maintien du statut de DPS. Depuis notre arrivée à l'Assemblée, en 2017, mes collègues Acquaviva et Castellani et moi-même n'avons cessé de demander la levée de ce statut de DPS, qui aurait permis de ramener ces trois détenus en Corse. Nous avons, tout doucement, été rejoints par d'autres groupes du Parlement. François Pupponi, Bruno Questel ou encore Jean-Jacques Ferrara sont intervenus à nos côtés et ont soutenu cette demande transpartisane. De 2017 à 2020, la commission locale DPS s'est systématiquement prononcée pour la levée du statut. En 2020, fait exceptionnel, monsieur le Premier ministre, cette commission ne s'est pas réunie. En 2022, nous sommes stupéfaits lorsque cette commission rend un avis défavorable – sur mesure pour vous – qui vous permet de dire que le statut de DPS doit être maintenu, alors qu'aucun fait de dangerosité n'a été rapporté et qu'il n'y a eu ni élément nouveau ni incident en prison. Il s'agit d'un des éléments que nous avons besoin de clarifier, car cela permettrait de dissiper cette théorie du complot.
Il faut que ce soit clair : je ne parle pas aux commissions ; les décisions, je le répète, je les prends en mon âme et conscience, au vu des éléments du dossier. Mais je vous rejoins sur ce point : il faut purger la théorie du complot. Ce qui, en revanche, constitue un dysfonctionnement grave, c'est ce qui s'est produit à Arles. Incontestablement.
Concernant l'application des règles qui régissent le statut de DPS, je vous ai donné les raisons qui ont fait évoluer ma position, en l'occurrence les faits très graves de mars 2022. Avant cela, il me semble que les règles ont été appliquées sur la base de critères rationnels. On peut ne pas être d'accord avec moi, mais ce que je peux garantir est que c'est moi, pas un autre, qui ai pris ces décisions. Je ne suis animé par aucun esprit de vengeance et, je suis d'accord avec vous, il faut enlever ces idées de complot de l'esprit de chacune et de chacun.
Cela étant dit, pour ce cas particulier et pour d'autres, est-ce que cette procédure de répertoire DPS est parfaite ? Sûrement pas. Est-ce qu'il faut l'améliorer ? Comme m'y invitait M. le rapporteur, je me suis essayé à quelques propositions. Mais l'application des règles existantes au cas d'espèce, encore une fois, ne me paraît pas, et je veux que vous en soyez convaincus, relever d'autres sentiments, dimensions ou objectifs que ceux dont j'ai rendu compte devant votre commission.
S'agissant de M. Elong Abé, on parle d'une personne au profil très particulier. C'est un soldat islamiste, dangereux, renfermé sur lui-même. Il a fait preuve, à de multiples reprises, d'un comportement agressif, vis-à-vis des gardiens et des autres détenus. Pourtant, il était engagé dans ce que l'on pourrait appeler une marche forcée vers la sortie ; il a notamment obtenu un poste d'auxiliaire, dont on a vu les conséquences.
À la suite de cette affaire, vous avez dit avoir saisi l'Inspection générale de la justice, mais M. Elong Abé n'est pas le seul détenu à avoir ce profil dans les maisons centrales. Il y a d'autres Elong Abé. Est-ce que vous pensez qu'il faut mettre en place un dispositif particulier pour ce type de profil et, peut-être, conditionner leur sortie ? Ce sont des personnes susceptibles de sortir à la fin de leur peine – ce qui est normal dans un État de droit –, mais avec ce type de détenus, on constate que le danger est le même à leur sortie de détention qu'à leur entrée.
Je n'avais jamais entendu parler de M. Elong Abé avant les faits dont nous parlons cet après-midi. Dès que ces faits ont été portés à ma connaissance, j'ai saisi l'Inspection générale de la justice. Je rappelle en outre qu'une instruction pénale est ouverte, que je suppose toujours en cours et qui, nous l'espérons tous, fera toute la lumière sur ce qui s'est passé, sur les responsabilités et sur les suites pénales que ces dernières méritent. Dès lors – ai-je besoin de le rappeler à la commission ? – que cette instruction pénale est déclenchée, le Gouvernement ne peut plus interférer. J'ai lu les conclusions provisoires et surtout définitives – je n'étais plus Premier ministre – de cette inspection et elles me semblent apporter des réponses, plus précises et circonstanciées que je ne saurais le faire, aux questions que vous posez. Elles mettent effectivement en évidence qu'il y a un sujet, qui dépasse ce seul cas d'espèce. Il faut évidemment en tirer toutes les conséquences, notamment sur le comportement des personnes radicalisées ou présentant des troubles psychiques susceptibles d'être dangereux en milieu carcéral. Il appartient à l'administration pénitentiaire et à la représentation nationale de le faire, chacune en ce qui les concerne.
Je souhaiterais revenir sur le contexte. Mon collègue Colombani a rappelé que, effectivement, après l'agression dont Yvan Colonna a été victime, des femmes et des hommes, en Corse, tous bords politiques confondus – j'insiste sur ce point –, ont émis un certain nombre d'hypothèses, qui relevaient de la théorie du complot. C'est important de le rappeler. Je suis le seul député non nationaliste de la Corse dans cette assemblée, puisque je fais partie de la majorité présidentielle. Mon parcours politique s'est inscrit uniquement dans la famille de la droite républicaine et j'ai vécu cette histoire – nous venons de commémorer le vingt-cinquième anniversaire de l'assassinat du préfet Érignac – en tant que militant, non nationaliste. Cette commission d'enquête a pour vocation de faire des préconisations, mais elle a aussi une vocation politique et citoyenne majeure.
Vous le savez, les rapports entre la Corse et l'État ont parfois été conflictuels. La justice a démontré que des agents de l'État ont pu commettre sur l'île des fautes lourdes, des délits, voire même des crimes. Dans le cœur des Corses, nationalistes ou pas, cela a laissé de nombreuses meurtrissures.
Vous avez été chef du Gouvernement de notre pays, mais aussi secrétaire général adjoint de la présidence, sous Nicolas Sarkozy. Que pouvez-vous répondre aux braves gens qui, de bonne foi, en Corse et ailleurs, considèrent que les événements qui se sont produits le 2 mars 2022 à Arles ont été permis, d'une manière ou d'une autre, par le pouvoir politique ou administratif ? Pour ce qui est du judiciaire, indépendant dans notre pays, il rend des décisions souveraines au nom du peuple français. Je me suis cependant fait à l'idée – je suis avocat de profession – que certaines décisions de justice revêtaient un caractère assez particulier, notamment pour maintenir certains statuts, eu égard à la gravité extrême des faits commis, que personne ne nie.
Des troubles graves à l'ordre public se sont produits ; j'étais maire d'Ajaccio à l'époque et il s'en est fallu de très peu, selon moi, pour que des drames irréparables n'aient lieu dans la période qui a suivi l'agression d'Yvan Colonna. À la lumière des responsabilités éminentes que vous avez exercées au service de l'État, pouvez-vous nous confirmer qu'il n'y a pas eu – la répétition peut avoir des vertus pédagogiques –, à votre connaissance, d'intervention politique, administrative, de ce que certains appellent parfois « l'État profond » pour permettre la survenance de cet événement dramatique ?
Vous avez raison, monsieur le rapporteur, nous parlons d'un fait très grave, de l'assassinat d'un préfet de la République. L'agression qui a eu lieu en milieu carcéral est très grave elle aussi. Rien de tout cela n'est banal.
Je comprends tout ce que vous dites et l'émotion que ces événements suscitent ; je n'ai pas attendu de venir devant vous pour l'entendre et le comprendre. J'avais été interrogé, y compris dans le cadre de questions au Gouvernement, et cette question du complot avait déjà été évoquée.
Vous m'avez fait venir devant vous, mesdames et messieurs les députés. Vous me dites, monsieur le rapporteur, que des braves gens se posent des questions ; je crois faire partie des braves gens. J'ai exercé la responsabilité éminente de chef du Gouvernement de la République. J'ai eu, dans les circonstances que l'on a rappelées – le décret de déport –, à intervenir directement dans ce dossier. Compte tenu de l'ampleur de l'événement et des graves troubles à l'ordre public que vous avez cités, qui ont suivi l'agression, puis le décès d'Yvan Colonna, le Premier ministre, quel qu'il fût, aurait eu à en connaître. Je menais, le président y a fait référence, des discussions sur des sujets relatifs à la Corse, en dehors de la question du statut de DPS. Par conséquent, je ne découvre rien de ce que vous me dites.
Je crois connaître l'État et j'ai beaucoup de respect pour lui. Je veux dire ici, solennellement, que je n'ai jamais, ni de près ni de loin, en ce sujet comme dans tous les autres, été l'instrument d'un quelconque complot – dont la finalité m'interroge d'ailleurs. Si tel avait été le cas, jamais je ne l'aurais toléré, car c'eût été un grave abaissement de l'État. Je le répète donc : j'ai pris, dans ce que je pense être l'intérêt de l'État et de la paix sociale, au vu des faits et de l'ensemble des éléments à ma disposition, les décisions que j'ai cru devoir prendre. Je vous en ai expliqué les motivations. Évidemment, l'enchaînement des circonstances est extrêmement douloureux et nous devons profiter de ce moment pour tout nous dire et pour en tirer, s'il y a lieu, des leçons plus structurelles. Mais de complot d'État, contre M. Colonna ou, a fortiori contre la Corse, je réaffirme, en ma qualité d'ancien chef du Gouvernement, qu'il n'y a point eu, et heureusement.
Monsieur le Premier ministre, je n'avais pas prévu de prendre la parole à ce stade de votre audition, mais nous sommes à un moment important où, comme vous dites, il faut se dire toutes les choses. Je pense qu'il faut rendre aux gens leur dignité. Nous sommes de ceux qui, avec leurs convictions et leur histoire, ont toujours, en tout temps et en tout lieu, rendu la dignité aux membres de la famille Érignac, quelles qu'aient été les vicissitudes. Parce que nous savons, dans une société de proximité, ce qu'est la mort d'un homme et ce que cela peut impliquer pour une famille.
Mais je voudrais aussi rendre la dignité à la famille d'Yvan Colonna. Je ne surjoue pas. J'ai en tête l'image de ce petit garçon de dix ans, au milieu des gens, noyé parmi eux, qui tient fort la main de sa mère, à l'enterrement d'un père qu'il n'a vu que quelques fois. Il a les yeux embués, hagards, il ne sait pas où il va. Je vois les yeux du premier fils, qui serre la mâchoire, je vois ceux du père, malade, ceux de la mère, qui n'avait pas vu son fils depuis quinze ans. Ils n'avaient pas, dans un prétendu État de droit, à subir cette double peine. L'État ne peut pas dire, ni sous votre gouvernement ni sous les précédents, que les demandes de rapprochement familial ou d'aménagements n'étaient pas fondées. Vous avez parlé d'un coût important, mais je peux vous garantir que ce n'est pas le cas, et ça se savait : le montant des travaux d'aménagement du centre de détention de Borgo est de l'ordre de 150 000 à 200 000 euros.
Et je vais aller plus loin, sans vouloir vous mettre en cause personnellement, car l'enjeu n'est pas là. Nous sommes députés et je vais vous répéter ce que j'ai entendu dans les couloirs, concernant ces détenus, sans trahir de secret. Effectivement, il n'existe pas dans les critères DPS d'élément stipulant qu'un détenu doit bénéficier du rapprochement familial lorsqu'il a effectué sa peine de sûreté. Les critères DPS sont suffisamment larges, pour reprendre les propos de Laurent Ridel pour que l'on puisse « ouvrir le parapluie » et dire : « ils ont été condamnés, ils restent DPS, quelle que soit leur évolution ». Pas de problème : c'est écrit, on en reste là et on ouvre le parapluie.
Des décisions inverses auraient pu être prises durant toutes ces années. Malgré les critères DPS, on aurait pu décider de lever ce statut ou de transférer ces personnes. On ne l'a pas fait parce qu'il y avait la promesse de ne pas le faire – c'est moi qui le dis. Cette promesse a été faite en raison du traumatisme de l'assassinat du préfet Érignac et en raison d'une haine extrême.
Je vais être clair, monsieur le Premier ministre, et parce que j'ai un peu d'éducation, mais aussi parce que ce n'est pas vraiment l'enjeu, je n'irai pas au bout de ma pensée. Mais on pourrait le faire. Le lendemain de la venue de Gérald Darmanin en Corse à la suite des événements, nous avons eu en main des messages échangés par des préfets en exercice, selon lesquels il fallait décorer M. Elong Abé ; selon lesquels celui-ci avait fait ce qu'ils auraient dû faire depuis bien longtemps. Vous entendez ce que je dis ? Et vous me dites qu'il n'y a jamais eu de haine contre ces personnes ! Une haine qui allait au-delà du droit, l'arbitraire se nichant dans des propos oraux, pour que ces hommes ne soient jamais rapprochés et encore moins libérés, en dépit de bons dossiers d'aménagement de peine. Je renvoie aux appels systématiques du ministère public et du PNAT. Ces décisions ont d'ailleurs été cassées par la Cour de cassation in fine, à cause du fumeux trouble à l'ordre public qui n'existait pas, ce trouble venant au contraire de la non-libération de ces détenus.
Finalement, après moult discussions, on parvient à ce que l'aménagement de peine suive le chemin du droit. Mais cette haine a existé. Le reconnaître, c'est rendre sa dignité à la famille d'Yvan Colonna. Vous pouvez dire non, monsieur le Premier ministre, cela ne fera pas disparaître les réunions que j'ai eues. Je vais même aller plus loin : le processus prévu était « deux et un », c'est-à-dire « on traite peut-être les deux, lui plus tard ». Parce que lui, Yvan Colonna, n'avait jamais avoué être le tireur ; parce qu'il avait toujours clamé son innocence ; parce que ses avocats avaient entamé des démarches auprès de la justice européenne.
On doit tout se dire, monsieur le Premier ministre, pour que l'on cesse de considérer comme fous les gens qui parlent de complot, pour que l'on cesse de dire que la haine n'existe pas. Il faut rendre leur dignité à des gens qui ont subi une triple peine : la peine de celui qui est condamné – ce qui est normal ; la peine de la famille, qui n'avait pas à la subir, l'explosion de celle-ci, la maladie, les fils qui n'ont plus de père ; et enfin la peine ultime, la mort. Factuellement, quels qu'aient été les rouages et les transferts de responsabilité, cela n'aurait jamais dû exister dans une démocratie, un État de droit. Jamais. Tout en respectant la douleur de la famille Érignac. Jamais.
Je respecte les propos des uns et des autres, mais je ne peux pas laisser passer un certain nombre de choses, quand sait ce qu'on a entendu, ce qu'on a vécu et ce qu'on a lu. Mon éducation me vient de loin et je ne dis pas les choses au hasard. Je ne vous demande pas de réponse, monsieur le Premier ministre, mais je pense que vous savez que cette promesse a existé.
Toutes les décisions, notamment la vôtre, ont été fondées sur le statut de DPS et sur l'avis d'une commission de maintenir ou non le statut de DPS d'un détenu. Ne pensez-vous pas qu'il serait plus judicieux de confier cette tâche au juge de l'application des peines, plutôt qu'à une commission, finalement assez éloignée des faits et des personnes, aux points de vue juridique et émotionnel ?
Il me semble avoir déjà répondu à cette question, mais, effectivement, je retiens de cette affaire que le droit qui encadre les DPS mériterait d'évoluer. J'ai essayé, tout à l'heure, d'articuler les motifs qui m'ont conduit à faire cette préconisation. Vous me permettrez de ne pas les répéter.
Toutefois, puisque cette notion a été évoquée, j'ai agi dans le cadre de l'État de droit. M. le président a dit, il y a quelques minutes, qu'il n'attendait pas de réponse de ma part. Je veux simplement lui dire que, pas plus que le complot, la haine n'a jamais guidé les décisions que j'ai eu la responsabilité de prendre. Il faut effectivement que tout cela s'apaise, et je souhaite que ce soit aussi – M. le rapporteur a parlé de vocation pédagogique de votre commission – le rôle de votre travail.
Vous avez pris connaissance du rapport de l'Inspection générale de la justice et, je vous cite, de dysfonctionnements graves. Nous avons été récemment destinataires de documents qui suscitent des interrogations. Il se peut que des fautes plus lourdes encore, systémiques, des actes de nuisance peut-être, aient été commis en sus de ce que l'IGJ a relevé dans ses conclusions. Nous nous interrogeons par exemple sur les extractions du logiciel Genesis qui nous ont été transmises, logiciel sur lequel les agents de l'administration pénitentiaire transcrivent quotidiennement les faits et gestes de Franck Elong Abé depuis 2014, aussi bien la longueur de sa barbe que les conversations qu'il tient avec tel ou tel détenu. Or, soudainement, à partir du 29 janvier 2022 et jusqu'au drame, il n'y a plus d'observation. Plus rien. Ce qui est très grave, car soit il s'agit d'un défaut de transmission, ce qui peut se résoudre, soit il y a eu effacement de données. Selon les témoignages que nous avons recueillis, il n'y a pas d'autre possibilité.
En outre, nous savons aujourd'hui que Franck Elong Abé était connu des services de renseignement français comme étant extrêmement dangereux, aguerri, ayant pris part à des attaques contre les forces coalisées en Afghanistan. Il était classé « haut du spectre » – ou en haut du pavé – parmi les terroristes islamistes. En plus d'être extrêmement dangereux, Franck Elong Abé était notifié schizophrène par ces mêmes services de renseignement et par leurs homologues américains. Cet individu est mis à marche forcée, quels qu'aient été les incidents qu'il a pu commettre, dans le circuit de la détention ordinaire jusqu'à obtenir un emploi au service général.
Je vous demande donc votre avis : trouvez-vous normal que Franck Elong Abé n'ait pas été transféré en quartier d'évaluation de la radicalisation et qu'il ait pu occuper un emploi au service général ?
Je n'ai pas connaissance de tous les faits que vous venez de rapporter. Ce que je sais des faits résulte du rapport – provisoire à l'époque – de l'Inspection générale de la justice. Les faits qui y sont rapportés, qui ne sont pas de l'intensité ou de la nature de ceux que vous venez d'indiquer, sont déjà très graves. Pardonnez-moi, mais je ne peux pas donner un avis sur des faits que je découvre. Ce que je peux dire, c'est qu'il y a des suites pénales, qu'il y a votre commission d'enquête et qu'il y a une inspection générale : il faut, pour les personnes concernées et pour le fonctionnement du système, tirer tous les enseignements que cette dramatique affaire appelle, dans la transparence et dans la clarté.
La séance se termine à dix-huit heures cinquante.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Jean-Félix Acquaviva, Mme Sabrina Agresti-Roubache, Mme Ségolène Amiot, M. Jocelyn Dessigny, M. Laurent Marcangeli
Assistaient également à la réunion. – M. Michel Castellani, M. Paul-André Colombani