Monsieur le Premier ministre, je n'avais pas prévu de prendre la parole à ce stade de votre audition, mais nous sommes à un moment important où, comme vous dites, il faut se dire toutes les choses. Je pense qu'il faut rendre aux gens leur dignité. Nous sommes de ceux qui, avec leurs convictions et leur histoire, ont toujours, en tout temps et en tout lieu, rendu la dignité aux membres de la famille Érignac, quelles qu'aient été les vicissitudes. Parce que nous savons, dans une société de proximité, ce qu'est la mort d'un homme et ce que cela peut impliquer pour une famille.
Mais je voudrais aussi rendre la dignité à la famille d'Yvan Colonna. Je ne surjoue pas. J'ai en tête l'image de ce petit garçon de dix ans, au milieu des gens, noyé parmi eux, qui tient fort la main de sa mère, à l'enterrement d'un père qu'il n'a vu que quelques fois. Il a les yeux embués, hagards, il ne sait pas où il va. Je vois les yeux du premier fils, qui serre la mâchoire, je vois ceux du père, malade, ceux de la mère, qui n'avait pas vu son fils depuis quinze ans. Ils n'avaient pas, dans un prétendu État de droit, à subir cette double peine. L'État ne peut pas dire, ni sous votre gouvernement ni sous les précédents, que les demandes de rapprochement familial ou d'aménagements n'étaient pas fondées. Vous avez parlé d'un coût important, mais je peux vous garantir que ce n'est pas le cas, et ça se savait : le montant des travaux d'aménagement du centre de détention de Borgo est de l'ordre de 150 000 à 200 000 euros.
Et je vais aller plus loin, sans vouloir vous mettre en cause personnellement, car l'enjeu n'est pas là. Nous sommes députés et je vais vous répéter ce que j'ai entendu dans les couloirs, concernant ces détenus, sans trahir de secret. Effectivement, il n'existe pas dans les critères DPS d'élément stipulant qu'un détenu doit bénéficier du rapprochement familial lorsqu'il a effectué sa peine de sûreté. Les critères DPS sont suffisamment larges, pour reprendre les propos de Laurent Ridel pour que l'on puisse « ouvrir le parapluie » et dire : « ils ont été condamnés, ils restent DPS, quelle que soit leur évolution ». Pas de problème : c'est écrit, on en reste là et on ouvre le parapluie.
Des décisions inverses auraient pu être prises durant toutes ces années. Malgré les critères DPS, on aurait pu décider de lever ce statut ou de transférer ces personnes. On ne l'a pas fait parce qu'il y avait la promesse de ne pas le faire – c'est moi qui le dis. Cette promesse a été faite en raison du traumatisme de l'assassinat du préfet Érignac et en raison d'une haine extrême.
Je vais être clair, monsieur le Premier ministre, et parce que j'ai un peu d'éducation, mais aussi parce que ce n'est pas vraiment l'enjeu, je n'irai pas au bout de ma pensée. Mais on pourrait le faire. Le lendemain de la venue de Gérald Darmanin en Corse à la suite des événements, nous avons eu en main des messages échangés par des préfets en exercice, selon lesquels il fallait décorer M. Elong Abé ; selon lesquels celui-ci avait fait ce qu'ils auraient dû faire depuis bien longtemps. Vous entendez ce que je dis ? Et vous me dites qu'il n'y a jamais eu de haine contre ces personnes ! Une haine qui allait au-delà du droit, l'arbitraire se nichant dans des propos oraux, pour que ces hommes ne soient jamais rapprochés et encore moins libérés, en dépit de bons dossiers d'aménagement de peine. Je renvoie aux appels systématiques du ministère public et du PNAT. Ces décisions ont d'ailleurs été cassées par la Cour de cassation in fine, à cause du fumeux trouble à l'ordre public qui n'existait pas, ce trouble venant au contraire de la non-libération de ces détenus.
Finalement, après moult discussions, on parvient à ce que l'aménagement de peine suive le chemin du droit. Mais cette haine a existé. Le reconnaître, c'est rendre sa dignité à la famille d'Yvan Colonna. Vous pouvez dire non, monsieur le Premier ministre, cela ne fera pas disparaître les réunions que j'ai eues. Je vais même aller plus loin : le processus prévu était « deux et un », c'est-à-dire « on traite peut-être les deux, lui plus tard ». Parce que lui, Yvan Colonna, n'avait jamais avoué être le tireur ; parce qu'il avait toujours clamé son innocence ; parce que ses avocats avaient entamé des démarches auprès de la justice européenne.
On doit tout se dire, monsieur le Premier ministre, pour que l'on cesse de considérer comme fous les gens qui parlent de complot, pour que l'on cesse de dire que la haine n'existe pas. Il faut rendre leur dignité à des gens qui ont subi une triple peine : la peine de celui qui est condamné – ce qui est normal ; la peine de la famille, qui n'avait pas à la subir, l'explosion de celle-ci, la maladie, les fils qui n'ont plus de père ; et enfin la peine ultime, la mort. Factuellement, quels qu'aient été les rouages et les transferts de responsabilité, cela n'aurait jamais dû exister dans une démocratie, un État de droit. Jamais. Tout en respectant la douleur de la famille Érignac. Jamais.
Je respecte les propos des uns et des autres, mais je ne peux pas laisser passer un certain nombre de choses, quand sait ce qu'on a entendu, ce qu'on a vécu et ce qu'on a lu. Mon éducation me vient de loin et je ne dis pas les choses au hasard. Je ne vous demande pas de réponse, monsieur le Premier ministre, mais je pense que vous savez que cette promesse a existé.