commission d'enquête VISANT à éTABLIR LES RAISONS DE LA PERTE DE SOUVERAINETé ET D'INDéPENDANCE ÉNERGÉTIQUE DE LA FRANCE
Mercredi 14 décembre 2022
La séance est ouverte à 17 heures.
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
La commission auditionne M. François Brottes, Conseiller-maître à la Cour des comptes, ancien Président du directoire de Réseau de transport d'électricité (RTE), ancien Député.
Notre commission d'enquête chargée d'établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique a le plaisir d'accueillir aujourd'hui un ancien collègue en la personne de François Brottes, au titre des fonctions qu'il a exercées à la présidence du directoire de la société anonyme Réseau de transport d'électricité (RTE).
Monsieur Brottes, vous connaissez très bien le système énergétique français. En effet, lorsque vous étiez député et président de la commission des affaires économiques de notre Assemblée, vous avez activement participé aux travaux parlementaires qui s'y rapportaient. Vous avez également présidé plusieurs commissions d'enquête, notamment sur les tarifs de l'électricité et sur les coûts de la filière nucléaire. Vous avez par ailleurs présidé la commission spéciale sur le projet qui deviendra la loi de transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) de 2015. Avant d'être nommé conseiller-maître à la Cour des comptes, vous avez exercé de 2015 à 2020 les responsabilités de président du directoire de RTE et avez été auditionné le 9 avril 2019 par la commission d'enquête sur l'impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l'acceptabilité des politiques de transition énergétique. Le compte-rendu de cette audition constitue d'ailleurs une source d'information précieuse pour notre commission d'enquête.
La situation énergétique actuelle de la France a mis en évidence le rôle majeur incombant à RTE. Son activité ne se limite pas au dispositif Ecowatt, qui devient progressivement familier à nos compatriotes. Chargé d'assurer l'équilibre de la production et de la consommation sur le réseau électrique, RTE constitue un maillon essentiel de notre système énergétique français.
Au cours de votre mandat à la direction de RTE, plusieurs faits marquants se sont produits : l'ouverture du capital de RTE, initialement détenu à 100 % par EDF ; le déploiement des interconnexions avec nos partenaires européens ; le raccordement sur le réseau de sources d'énergies renouvelables intermittentes et disséminées ; l'émergence d'un principe de solidarité entre les pays de l'Union européenne ; la mise en place d'outils de planification régionale et la programmation de fermetures de sites de production électrique, lesquelles n'étaient pas toujours justifiées par un objectif de décarbonation.
RTE doit composer non seulement avec les ministères, mais aussi avec la Commission de régulation de l'énergie (CRE) pour son programme d'investissement et pour la fixation du tarif d'utilisation du réseau public électrique (Turpe). Il doit aussi compter sur les subventions européennes, accordées notamment pour les interconnexions, en se conformant aux schémas définis par les instances européennes. Ces financements doivent soutenir son fonctionnement et ses investissements. RTE est une filiale d'EDF, mais jouit d'une autonomie fonctionnelle et décisionnelle vis-à-vis de cette entreprise. Ainsi, en vertu des textes européens, les ressources et les charges de RTE et d'EDF sont distinctes, mais partiellement interdépendantes.
La crise actuelle a montré qu'outre la quantité d'électrons consommée, éventuellement économisée, produite, importée et exportée, les questions liées aux tarifs et aux prix exigeaient également une plus grande transparence.
Enfin, c'est sous votre mandat qu'a été lancée l'étude « Futurs énergétiques 2050 », qui envisage une augmentation de la consommation d'électricité et étudie diverses options, dont celle d'un scénario 100 % d'énergies renouvelables. Ce travail suit celui réalisé en 2017, pendant l'exercice de votre mandat au sein de RTE, sur les perspectives électriques de la France de 2017 à 2035, qui prévoyait une stabilité, voire, une baisse de la demande électrique qui aurait permis d'atteindre les objectifs de la loi évoquée précédemment. Ces tendances ont néanmoins été contredites par les textes ultérieurs et par les faits.
Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Brottes prête serment)
L'intitulé de votre commission m'invite à me demander de quelle souveraineté et de quelle indépendance il est question. En effet, notre système électrique repose sur un marché de l'énergie régulé au niveau européen, accepté et transposé par la France depuis 1996. Le réseau de transport d'électricité maille l'ensemble de l'Europe continentale, couvrant trente-sept pays récemment rejoints par l'Ukraine et la Moldavie. Près de 430 interconnexions, dont 50 à partir de la France, permettent à ce réseau de fonctionner. Ainsi, de Lisbonne à Kiev, si nous ne partageons pas la même monnaie, nous partageons la même fréquence. Il s'agit d'une réussite européenne et d'un bel exemple de solidarité. Les électrons ne connaissent pas de frontières. Au contraire, ils transitent en permanence. Nous sommes donc encouragés à la résilience collective et à l'entraide électrique. Au-delà du fonctionnement du marché qui fait circuler les électrons, il existe en Europe des contrats d'aide mutuelle, qui sont actuellement activés.
Entre 2014 et 2019, la France présente un solde net d'exportation correspondant à la production de neuf réacteurs nucléaires, de 900 MW en moyenne. En 2022, le parc nucléaire produira autour de 280 TWh. La France sera importatrice nette pour la première fois au cours depuis quarante ans. En 2014, alors que notre parc nucléaire produisait 415 TWh, et que la France exportait 65 TWh – soit l'équivalent de la production d'une dizaine de réacteurs – nous n'avons connu aucune journée importatrice nette. La situation actuelle est donc exceptionnelle, la production du parc accusant une diminution de 35 % ou, si l'on fait abstraction de Fessenheim, de 31,6 % par rapport à 2005 qui était la meilleure année.
Sur le plan industriel, les problématiques qui se posent aux équipementiers fournisseurs à la fois des réseaux, mais aussi des centrales de production, ne peuvent se poser à la seule échelle nationale. Le marché français est en effet trop étroit.
Les filières de l'énergie s'inscrivent dans l'industrie du temps long, qui n'est pas toujours compatible avec des rythmes politiques de plus en plus courts. Premièrement, pour qu'un réseau de transport atteigne l'équilibre et pour éviter les coupures, il faut qu'autant d'électrons entrent et sortent du réseau chaque seconde. C'est la contrainte du temps réel, trop souvent oubliée lorsque certains émettent des prévisions en appliquant des moyennes annuelles. Par ailleurs, comparer les puissances installées de différents modes de production d'énergie en établissant des équivalences sans considérer leur réelle productivité, leur disponibilité ou leur puissance délivrée est une fable. Le facteur d'utilisation – ou facteur de charge – qui désigne le rapport entre l'énergie électrique produite pendant une période donnée et l'énergie qui aurait été produite si cette installation avait été exploitée en continu pendant la même période, est de l'ordre de 70 % pour le nucléaire. Ce facteur est plus élevé dans certains pays, mais le nucléaire français a la particularité d'être pilotable et modulable à la demande du réseau, ce qui pourrait partiellement expliquer l'usure de nos réacteurs. Le facteur d'utilisation s'élève à 22 % pour l'éolien terrestre, à 45 % pour l'éolien offshore et à environ 7 % pour le solaire. Ces pourcentages peuvent varier d'une année sur l'autre. Pour obtenir le même volume de production, il faut donc parfois jusqu'à dix fois plus de puissance installée, sans même tenir compte des aspects d'intermittence ou de disponibilité des différents parcs.
Imaginer que des installations de particuliers autonomes de production déconnectées du réseau seraient la panacée pour résoudre tous nos problèmes est une autre fable : évoquons seulement l'exemple de l'Île-de-France, qui ne produit que 5 % de ce qu'elle consomme.
J'en viens à la loi de 2015 qui proposait de porter la part du nucléaire dans la production d'électricité à 50 % à l'horizon 2025. Pour rappel, le mégawatt est une unité de puissance qui désigne la capacité de production d'une installation électrique. Le mégawattheure correspond à la quantité d'énergie produite en une heure par un mégawatt. Toutefois, que concernent précisément les 50 % évoqués dans cette loi ? Trois acceptions sont possibles.
Selon la première, il s'agirait de la puissance nucléaire totale installée. Nous nous situons depuis plusieurs années en dessous du seuil des 50 %, puisque la puissance installée du nucléaire s'élève à 44 %, tout en représentant 69 % de la production. La deuxième acception estime que ce pourcentage vise la puissance installée nécessaire pour couvrir la consommation française dans le mix énergétique national, hors exportation et hors effet joule. Enfin, selon une dernière interprétation, il s'agirait de la part du nucléaire dans la production électrique globale, en prenant en compte l'exportation et l'effet joule.
La loi ne parle pas de la puissance installée pour définir la part du nucléaire à 50 % : elle vise la part du nucléaire dans la production d'électricité dans la politique énergétique nationale, comme le précise l'article L100 – 4 du code de l'énergie.
L'acception courante consiste à considérer qu'il s'agit bien de la production globale, mais une interprétation un peu spécieuse pourrait inviter à considérer que la politique énergétique nationale renvoie au mix électrique national. Or, la définition usuelle du mix électrique est la répartition des différentes sources d'énergie – nucléaire, charbon, pétrole, énergies renouvelables – utiles à la production de l'électricité pour répondre aux besoins d'une zone géographique. Je suis favorable à cette acception, car elle nous permet de raisonner autrement que comme si nous étions une péninsule électrique isolée en Europe ; mais force est de constater que ce n'est pas l'interprétation en vigueur.
En 2015, la France exporte l'équivalent de ce que produisent dix à onze réacteurs, et elle n'a connu aucune journée d'importation nette l'année précédente. Ce contexte donne le sentiment que des marges existent. Le seuil de 50 % est un marqueur politique qui fixe un horizon, rappelant qu'il n'est pas question de sortir du nucléaire, voire, de pouvoir s'en passer dans le mix électrique, et que nous ne devons pas nous retrouver dans une dépendance qui nous rendrait vulnérables. Il faut soutenir la montée en puissance des énergies renouvelables. Cependant, dans la loi, cet objectif était étroitement lié à d'autres, dont celui de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 % entre 1990 et 2030 et de les diviser par quatre entre 1990 et 2050. Autrement dit, cet objectif n'autorise pas le remplacement du nucléaire par du thermique polluant. L'horizon des 50 % est d'autant moins normatif qu'il ne fait l'objet d'aucune trajectoire dans l'étude d'impact de la loi de 2015 ni dans la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) de 2016. L'idée d'un horizon faisait plutôt consensus à l'époque, mais la date à laquelle le fixer – 2025 ou 2030 – était davantage débattue.
La seule disposition normative toujours en vigueur de la loi de 2015 est le plafonnement à 63,2 GW de puissance installée maximale en capacité de production nucléaire. La PPE lie clairement les deux objectifs, puisque c'est l'application du plafond avec l'ouverture de l'EPR de Flamanville qui déclenche la fermeture de Fessenheim. Je répétais à l'époque que l'on fermait Fessenheim quand l'on ouvrait Flamanville, notamment lors d'un entretien sur Europe 1 avec Jean-Pierre Elkabbach le 25 novembre 2014. En commission des affaires économiques, alors présidée par Patrick Ollier, le 15 décembre 2004, Pierre Gadonneix, alors président d'EDF, confirmait le lancement de la tête de série du réacteur EPR, représentant un investissement de près de 3 milliards d'euros. Comme annoncé à l'époque, le financement de l'EPR – d'une puissance de 1 650 MW – ne posait pas de difficultés particulières. Le chantier devait démarrer en 2006 pour une mise en service en 2012. Comment imaginer en 2015 que Flamanville n'ouvrirait pas avant la fin du mandat 2017, encore moins en 2022 ? La responsabilité peut-elle être attribuée à la loi de 2015 ou à la loi de 2019 relative à l'énergie et au climat ? Des problèmes génériques de corrosion sous contraintes sur le parc le plus récent ont été découverts à l'occasion d'une visite décennale. Je n'ai aucune compétence pour estimer si ces phénomènes auraient pu être évités. Je constate simplement que l'examen préventif de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a joué son rôle et que l'opérateur en a immédiatement tiré les conclusions pour ausculter tous les réacteurs potentiellement concernés.
De même, si la loi 2015 – hypothèse peu probable – avait engagé le doublement du parc nucléaire, nous ne nous serions pas retrouvés dans une situation différente de celle que nous connaissons. Le temps nécessaire à la mise en route de nouveaux réacteurs est important. La puissance nucléaire installée produit 41 GW d'électricité. La crise actuelle n'a donc rien à voir avec la limite de 63,2 GW. Comment prétendre que la corrosion sous contrainte s'est développée parce que la part du nucléaire devait être réduite ? Les contrôles de l'ASN n'ont jamais baissé la garde. Il est d'ailleurs établi que le phénomène de corrosion sous contrainte ne résulte pas d'un défaut de maintenance, mais plutôt de la conception même des centrales nucléaires les plus récentes. Je ne crois pas à la thèse d'une défaillance de maintenance ou de vigilance résultant d'une trajectoire de diminution potentielle du parc. La trajectoire annoncée n'a jamais consisté à sortir du nucléaire. Le seuil des 63,2 GW offre une marge confortable pour fermer et ouvrir des centrales.
Comme les agriculteurs, les gestionnaires de réseau gardent l'œil rivé sur la météo. La température, la présence d'eau dans les barrages et de soleil sur le photovoltaïque, et la vitesse du vent dans les champs éoliens fondent l'essentiel de la prévision de l'équilibre entre l'offre et la demande d'électricité. Le reste de la prévision dépend de la dynamique industrielle et du comportement des ménages. Plus le besoin d'électricité s'accroît, plus la production doit être importante. Le seuil de 50 % doit donc aussi être appréhendé en fonction de l'évolution de la consommation d'électricité. Henri Proglio, alors président d'EDF, affirmait en 2014 qu'il était possible de porter la part du nucléaire à 50 % du mix électrique sans fermer de centrales. Or, la consommation d'électricité a plutôt stagné, ou légèrement diminué, ces dernières années. Toutefois, il est vrai que l'abandon progressif du pétrole et du gaz générera des transferts massifs de l'industrie et de la mobilité vers l'électricité – à une date qui reste encore incertaine. En parallèle, l'efficacité énergétique dans les bâtiments et les équipements permettra de gagner en sobriété. C'est à l'aune de cette nouvelle augmentation de la demande qu'il faudra reconsidérer l'impact du seuil de 50 % en valeur absolue. Par ailleurs, je ne suis pas certain que la France renonce à toute exportation d'électricité.
J'en viens maintenant à l'épisode de l'abandon de l'horizon 2025 pour les 50 %. Dans le bilan prévisionnel de RTE en 2017, publié sous ma présidence, et dans la PPE de 2019, c'est l'acception stricte du seuil de 50 % qui est retenue : elle considère la totalité de la production nucléaire en France, quel que soit l'usage qui en est fait, y compris les pertes de l'effet joule, l'exportation ou le pompage pour les stations de transfert d'énergie.
Pour autant, chaque scénario de RTE tient compte des exigences de l'équilibre constant entre l'offre et la demande. À ce titre, RTE signifiait dès 2016 que sans interconnexions, la France n'aurait pas les moyens d'assurer cet équilibre. Je ne regrette pas d'avoir assumé cette acception plus stricte qui offre une confrontation plus rude avec la réalité. En 2017, la presse commentait : « plus de deux ans après l'adoption de la loi de transition énergétique, le gouvernement prend acte que l'objectif de réduction du nucléaire à 50 % à l'horizon 2025 n'est pas atteignable sans augmenter significativement les émissions de CO2 du système électrique français. » Dans ma nouvelle fonction de président directeur de RTE, j'ai montré la grande difficulté à atteindre l'objectif fixé par la loi, interprété au sens strict, même si le terme d'horizon était assez vague. J'ai dû en expliquer les raisons au gouvernement, en particulier au ministre Nicolas Hulot.
Vous constaterez ainsi que RTE n'est pas aux ordres du pouvoir politique, mais qu'il est et reste un expert indépendant dans les analyses pour lesquelles la loi et les directives le missionnent. Le contexte de 2017 était très différent de celui de 2012. Alors que la perspective de mise en service de Flamanville restait éloignée, le parc montrait des signes d'indisponibilité croissante. Depuis la conception de la loi de 2015, près de 9 GW de production issue de centrales thermiques avaient été mis à l'arrêt en raison d'un manque de rentabilité, mais aussi de la pollution engendrée. La résilience collective européenne, en outre, avait été fragilisée par l'évolution concomitante et non concertée des mix électriques au sein des États souverains européens, qui ont tous engagé des démantèlements de centrales de production. Surtout, la trajectoire de montée en puissance des énergies renouvelables n'a pas du tout été respectée, en raison, notamment, de multiples recours contentieux contre les parcs et contre leur raccordement au réseau. À ce titre, le modèle économique des énergies renouvelables, qui était très critiqué à l'époque de la LTECV, reverse aujourd'hui à l'État des milliards d'euros qui permettent de financer le bouclier tarifaire. Or, un mix électrique comptant 50 % de nucléaire à cette échéance nécessitait la réouverture et la montée en puissance de moyens polluants comme le charbon, le gaz ou le fioul pour compenser la diminution du parc nucléaire, rendant inconciliables les deux objectifs associés de réduction du parc et de réduction des gaz à effet de serre. Il est difficile de reprocher au législateur de 2015 de ne pas avoir pu prévoir l'évolution de la situation. Mon seul regret est de ne pas avoir suggéré la sollicitation de RTE pour réaliser l'étude d'impact alors réalisée.
RTE est la seule entreprise en France continentale dont toute la population a besoin sur l'ensemble du territoire, à toute heure du jour et de la nuit. Il s'agit du plus gros gestionnaire de réseau de transport de l'Europe continentale. RTE est une entreprise de service public, qui d'une part, transporte l'électricité, et d'autre part, assure l'équilibre entre la production et la consommation d'électricité. C'est un opérateur d'intérêt vital et ses activités sont régulées dans l'intérêt des Français et du fonctionnement du marché. Son infrastructure est constituée de 106 000 kilomètres de réseau. Son chiffre d'affaires s'élève à 5,2 milliards en 2021. RTE rassemble 9 400 salariés très engagés, et plusieurs milliers de sous-traitants – ils étaient 8500 lorsque j'en étais le président. RTE, enfin, est présent dans une commune sur deux dans notre pays.
Monsieur le président, je m'étonne du mot « interdépendance » que vous avez employé. En effet, RTE est une entreprise indépendante. Selon les directives européennes, tout gestionnaire de réseau de transport doit être indépendant, notamment des producteurs – même s'ils sont actionnaires –, à tous les niveaux : juridique, économique, managérial, réputationnel et patrimonial. La loi du 9 août 2004 précise la séparation juridique de RTE et d'EDF. En application de cette loi, le 1er septembre 2005, RTE est devenu une société anonyme.
Lors de ma prise de fonctions chez RTE, ma première action a consisté à vérifier les investissements d'environ 40 millions d'euros réalisés pour assurer la sécurité d'approvisionnement de la plaque alsacienne en cas de fermeture de Fessenheim. La démonstration que m'avaient présentée mes équipes m'avait rassuré, mais je m'étais toutefois rendu sur place pour la vérifier.
Mon mandat a été marqué par l'entrée dans une phase de mutation historique sur le plan industriel. Nous sommes passés de quelques dizaines d'unités de production raccordées au réseau à plusieurs milliers en raison de l'ouverture du marché solaire et éolien. La puissance installée des énergies renouvelables hors hydraulique a presque doublé durant cette période. Cependant, leur production est dépendante du soleil, du vent et de la pluie. Nous devions donc gérer ces nouvelles flexibilités, en jouant sur l'effacement, le stockage, l'interruptibilité, ou encore la sobriété. Ecowatt était alors en phase de test. Pour gagner en flexibilité et en réactivité, nous devions intégrer le numérique à tous les niveaux de l'infrastructure sur le réseau, améliorer la cybersécurité et complexifier les prévisions en améliorant tous les logiciels gérant ces anticipations. J'ai donc aussi appris à cette période la dépendance à la météo : un degré de moins en hiver représente en effet 2400 MW de consommation supplémentaire.
Cette période était également caractérisée par la forte montée en puissance de grands chantiers d'interconnexion avec l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne ou encore l'Irlande, sur des distances de plusieurs centaines de kilomètres et souvent sous la mer. Il fallait donc s'engager dans un processus de transformation de l'outil industriel, tout en continuant à gérer l'exigence du temps réel.
J'ai poursuivi l'objectif de réussite d'ouverture du capital, annoncée depuis longtemps, mais jamais réalisée, avec l'entrée de la Caisse des dépôts, à hauteur de 29,9 %, et de la CNP Assurance, pour 20 %. La part d'EDF s'élevait quant à elle à 50,1 %.
J'ai aussi souhaité donner plus de force au collectif de l'entreprise en expliquant le sens de cette mutation industrielle et en ne négligeant ni les fonctions internes ni le dialogue avec les organisations syndicales. Il a fallu envisager à l'époque la transformation d'un millier de postes de travail. Le projet est toujours en cours.
Je désirais également conforter le rôle de RTE comme un expert à la parole respectée et compréhensible pour tous les acteurs extérieurs à l'entreprise. L'article L141-8 du code de l'énergie en fait en effet une exigence.
Il me revenait en outre d'établir une relation durable de confiance avec le régulateur, déterminante pour que ce dernier nous appuie dans nos expérimentations en matière d'innovation sur le stockage. Je pense notamment aux projets Ringo ou Jupiter 1000, soutenu par GRTgaz, sur la production d'hydrogène à Fos-sur-Mer. Le régulateur nous a également aidés à obtenir des subventions européennes exceptionnelles, à hauteur de 530 millions pour développer la liaison Celtic avec l'Irlande et de 578 millions d'euros pour la liaison Golfe de Gascogne avec l'Espagne.
Mon cinquième objectif consistait à redonner à RTE une position de premier choix en Europe. Toutes les règles techniques – code de réseau, capacité et réalisation des interconnexions, calcul prévisionnel, organisation des marchés – sont régies par des dispositions décidées et régulées à l'échelle européenne. Dans ce contexte, il m'a semblé indispensable pour RTE de renforcer sa prééminence en Europe. C'est pourquoi, après avoir installé une antenne à Bruxelles, j'ai initié avec mon homologue italien un club des dirigeants des principaux gestionnaires de réseau de transport d'électricité en Europe, pour disposer d'une expression coordonnée face aux instances européennes. J'ai ensuite soutenu âprement l'élection de l'un de nos directeurs à la présidence de notre interprofession, le Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d'électricité (Entso-e). Son mandat a été reconduit, et il est toujours en poste actuellement.
Je souhaitais aussi faire valoir dans la durée le modèle de gestionnaire de réseau de transport lourd, selon lequel le même opérateur gère à la fois l'infrastructure et son exploitation. Le régulateur européen nous invitait plutôt à dissocier ces deux dimensions, ce qui aurait fragilisé notre efficacité et notre sûreté.
Mon septième objectif consistait à garantir la continuité de service pour les usagers dans tous les territoires en veillant à la sobriété du tarif lié au réseau de transport.
Je souhaitais par ailleurs évoquer les scénarios entre 2017 et 2020. La loi de 2015 traduisait un engagement politique – le rééquilibrage du mix – fondé sur la conviction technique que notre dépendance au nucléaire était trop forte. Cette loi se voulait surtout un signal pour accélérer le développement des renouvelables. Sur le nucléaire, le seul mécanisme opérationnel prévu par la loi de 2015 pour fermer les réacteurs est le plafond de 63,2 GW. Tout le reste est renvoyé à la future PPE. Or, la PPE de 2016 ne tranche rien sur le sujet. Elle ne précise pas comment atteindre le seuil de 50 %, et exécute le sujet en un paragraphe, en indiquant que certains réacteurs seront prolongés et d'autres fermés. Il n'existe donc pas de trajectoire, et nul n'a cherché à sortir de cette ambiguïté. Lors de ma prise de fonction, j'ai compris que RTE offrait la capacité technique d'analyse et de simulation fine pour intégrer l'ensemble des paramètres et exprimer la complétude des hypothèses. Cette démarche peut faire autorité, puisqu'il s'agit d'une mission légale. Durant mon mandat, j'ai donc encouragé le développement d'études prévisionnelles courageuses. Ainsi, en 2017, alors que personne encore n'avait clarifié les trajectoires possibles de fermeture des réacteurs, RTE a ouvert une consultation publique peu avant l'élection présidentielle et a élargi la concertation pour l'élaborer. Il s'agissait d'affronter le problème de la trajectoire et de calculer le bilan économique et le bilan CO2 des scénarios, sans aucun parti pris.
En novembre 2017, j'ai défendu les résultats techniques de l'étude, même s'ils ne pouvaient à cette date confirmer les hypothèses de la loi de 2015, ce qui m'a valu un certain nombre de critiques : j'aurais influé sur les analyses techniques pour qu'elles confirment les conclusions de loi de 2015. Je veux fermement dénoncer cette absurdité. Elle traduit d'abord une très mauvaise compréhension de la sociologie des organisations. Les bilans prévisionnels de RTE sont élaborés en transparence : les dirigeants de l'entreprise ne participent pas aux réunions de concertation et ne modifient pas les calculs des modèles. De plus, de telles critiquent font fi de la conclusion du bilan prévisionnel de 2017 et de ses retombées réelles. En effet, celui-ci a conduit quelques heures à peine après sa publication à un report de dix ans de la cible des 50 %. Ce n'était enfin pas un positionnement politique, mais une parole d'experts mandatés pour dire la vérité. Nous étions alors en 2017, à l'issue d'une campagne présidentielle qui avait réaffirmé l'objectif des 50 % à horizon 2025.
Le bilan prévisionnel de 2017 est ainsi une excellente preuve de l'indépendance de RTE, de son président et du caractère technique de ses analyses. Il montre que l'objectif de 50 % n'est pas atteignable à court terme, sauf à gravement perturber l'atteinte de nos objectifs climatiques. Il établit que les scénarios qui prolongent le plus de réacteurs sont les moins coûteux pour la France. Il alerte sur la durée de maintenance des réacteurs, et notamment l'accumulation des quatrièmes visites décennales. La prévision de consommation de ce bilan prévisionnel 2017 pour 2019-2021 s'est révélée entièrement juste. Certains nous disaient que la consommation allait très rapidement connaître une forte progression, ce qui n'a pas été le cas. Certes, les prévisions de consommation à long terme ne sont plus d'actualité aujourd'hui, car les politiques publiques ont changé. Elles nécessitaient donc d'être reprises dans un cadre plus large. Dès ma présidence, RTE a donc établi les scénarios pour 2050, qui ont été présentés par mon successeur. Chaque scénario intègre tous les critères qui en constituent sa cohérence. Il ne s'agit pas de prendre en considération des aspects déconnectés les uns les autres en fonction de la thèse que l'on veut défendre ou critiquer. Ainsi, contrairement à 2015, nous disposons aujourd'hui de scénarios définis avant la prise de décisions publiques sur le renouvellement du parc nucléaire ou le développement des énergies renouvelables, grâce au lancement d'un travail d'élargissement des études il y a cinq ans.
Je ne regrette pas que nous ayons élargi la concertation. S'y expriment des anti comme des pronucléaires. Chacun a en effet le droit d'être entendu.
Je ne regrette pas que nous ayons chiffré le coût de chaque scénario, même si la conclusion contredisait une partie de la loi de 2015.
Je ne regrette pas que l'étude soit transparente et publique. Le débat énergétique concerne tout le monde et les trajectoires d'évolution du parc nucléaire doivent pouvoir être débattues au grand jour.
Enfin, je ne regrette pas que nous ayons procédé par étapes. À partir de 2018, nous avons procédé pas à pas pour recréer du consensus. Si l'idée d'une augmentation de la consommation d'électricité suscite un large accord, c'est notamment grâce au travail que nous avons lancé en 2018 à l'horizon 2050.
Enfin, s'agissant des risques à court terme, les bilans prévisionnels publiés en 2018 2019 sous ma présidence sont très explicites. L'absence de marges du système entre 2021 et 2024 est clairement décrite dans tous les bilans prévisionnels. J'ai exprimé cette alerte, en parlant de forte vigilance et de haute surveillance dans mes points de presse. Nous avons écrit que la fermeture de Fessenheim aurait lieu en 2020, mais qu'elle aurait des effets sur la sécurité d'approvisionnement si elle n'était pas compensée par l'EPR de Flamanville à court terme, c'est-à-dire en 2021 au plus tard. Dès 2018, nous évoquions le maintien de centrales à charbon pour un certain nombre d'heures. Nous avons alerté sur l'indisponibilité croissante du parc nucléaire. Nous n'avions pas prévu la corrosion sous contrainte, mais la question documentée de l'importance de la résilience figure bien dans les bilans prévisionnels depuis mon mandat.
En conclusion, dès mon arrivée chez RTE, en accord avec les équipes, j'ai souhaité que l'exercice de présentation des bilans prévisionnels soit l'occasion de donner à voir, plutôt qu'une parole unique, plusieurs scénarios prospectifs solides, crédibles et largement discutés. Ils permettent ainsi aux acteurs et aux décideurs politiques de comprendre les incidences de leurs choix, et donnent lieu à un débat aussi rationnel possible sur des hypothèses embrassant de très larges problématiques sur des sujets potentiellement polémiques, tels que l'équilibre du réseau en intégrant l'échelle européenne, les risques liés à la non-exécution des projets industriels de production, l'impact en matière de CO2, l'innovation ou les incidences sur le modèle économique.
Mon sentiment est d'avoir contribué à dépassionner le débat, en rendant les documents prévisionnels publiés par RTE en vertu de ses missions légales plus utiles à la collectivité, car le débat sur l'énergie concerne toute la nation ainsi que l'Europe.
RTE est une entreprise assez récente à l'échelle de la stratégie énergétique française, du fait des règles européennes. Toutefois, la fonction exercée par RTE existe quant à elle depuis le début du réseau. En 2015, vous avez quitté votre mandat de député et de président de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale pour prendre la tête de RTE. Le cursus de ses anciens directeurs était davantage scientifique et technique que politique. Que pensez-vous de l'opportunité de placer un homme politique à la tête de RTE ?
Un profil généraliste n'empêche pas de s'intéresser à des sujets très pointus, dans une entreprise où les experts sont nombreux. Si j'étais parfaitement incompétent pour réaliser les études techniques, j'étais entièrement capable de comprendre ce qu'elles exprimaient. Mon rôle consistait précisément à m'assurer que les experts soient compris.
Vous avez expliqué que vous n'interveniez pas dans la rédaction des bilans prévisionnels. La note de synthèse précédant les rapports, qui est généralement la partie la plus lue, oriente la lecture du scénario, en en donnant parfois une vision légèrement différente. Qui la rédige ?
Je n'ai pas connaissance de notes de synthèse qui ne traduiraient pas le contenu des rapports. Les équipes qui rédigent le rapport écrivent aussi la synthèse.
Vous évoquez des politiques publiques qui ont changé et qui influent la demande d'électricité sur les années à venir, notamment sa croissance à long terme. À quelles politiques publiques faites-vous référence ?
Le rapport au gaz est aujourd'hui totalement différent de ce qu'il était à cette époque. Il en va de même pour l'accélération de l'électrification du parc automobile. En 2015, par exemple, il n'était pas question de sortir totalement de la production thermique à flamme.
Il était donc plus important de réduire la part de l'énergie décarbonée. C'est un jugement de valeur de votre part.
Quelle place les bilans prévisionnels accordent-ils aux alertes de l'ASN sur la nécessité de maintenir des marges de sécurité à l'échelle du système, formulées dès 2012 ?
Le plus important n'était pas de supprimer les centrales thermiques, mais d'accélérer le déploiement des énergies renouvelables, dont le développement accusait un certain retard.
RTE accorde une vigilance constante à toutes les alertes qui sont formulées. Dans les rapports que nous avons publiés, nous avons toujours attiré l'attention sur les risques d'un parc nucléaire de moins en moins disponible. Les alertes de l'ASN sont intégrées dans les documents que produit RTE. L'avis de l'ASN, qui est la meilleure autorité de sûreté nucléaire au monde, est également utile à la définition du calendrier de réouverture des productions nucléaires.
Vous avez regretté que RTE n'ait pas été sollicité pour abonder l'étude d'impact de la LTECV. Cela a-t-il été le cas dans le cadre de la PPE de 2019 ?
Avant la loi de 2019, RTE a produit les scénarios qui estimaient que l'horizon 2025 n'était pas atteignable. C'est la raison pour laquelle la loi de 2019 a défini un nouvel horizon à 2035. RTE a été entendu, puisque la loi a traduit son expertise.
Qui commande les scénarios d'évolution de l'outil de production étudiés par RTE ? Je pense notamment au scénario 100 % énergies renouvelables. S'agit-il d'une autosaisine ou d'une commande politique ?
Le principe des scénarios que je revendique avoir initié dès 2017 s'inspire du paysage énergétique, du débat public ou de ce qu'exprime la loi. RTE travaille sur tous les scénarios en indiquant les limites de chacun. Nous avons par exemple produit une hypothèse très peu probable, selon laquelle l'ASN n'autorisait aucun renouvellement après les visites décennales. Un tel scénario aurait donné lieu à un recours massif au thermique à flamme. Le scénario 100 % d'énergies renouvelables avait été évoqué par le Gouvernement et a été étudié, de même que de nombreux autres. Il importe que plusieurs scénarios suffisamment clivant les uns par rapport aux autres amènent à prendre les bonnes décisions.
Par ailleurs, il ne faut pas retenir d'un scénario que son intitulé. Dans le cadre de ce scénario, nous nous intéressions ainsi aux conditions qui rendraient possible un mix électrique 100 % d'énergies renouvelables. Le scénario 2050 présentait également les exigences sous-jacentes à chaque proposition exprimée.
Ce scénario est un bel exemple de décalage entre l'exigence technique du rapport complet et son résumé synthétique, lequel se montre plus généreux envers l'hypothèse initiale.
Je ne suis pas responsable de l'édition des fiches de synthèse de ce rapport.
J'en viens à la loi de 2015. D'où vient l'objectif d'une part du nucléaire dans le mix électrique français à 50 % ? Cette part a-t-elle été étudiée techniquement, ou a-t-elle été seulement inscrite dans la loi après avoir figuré dans un programme électoral ?
Je crois avoir déjà répondu à cette question. Il s'agissait d'un signal politique, appelant à faire une part significative aux énergies renouvelables. La formulation, qui mentionne un « horizon » 2025, est révélatrice de la dimension très peu normative de cette proposition. En revanche, le plafond de 63,2 GW de nucléaire installé est quant à lui normatif. Nous sommes aujourd'hui à 41 GW. Ce plafond n'empêche donc pas le développement du nucléaire. Le principe était alors de ne fermer Fessenheim qu'à l'ouverture de Flamanville.
La capacité disponible est d'environ 40 GW, mais la capacité installée est de 60 GW. Le nucléaire est la seule énergie limitée dans la loi.
Lors de l'adoption de la LTECV, y a-t-il eu une réflexion sur la disponibilité des métaux rares ? En effet, le développement des énergies renouvelables intermittentes en requiert une quantité très importante au regard de l'intensité de production d'électricité générée.
Chacun connaît les débats relatifs aux renouvelables, et les postures des uns et des autres à ce sujet. Le soleil et le vent sont gratuits et la productivité des outils utilisés pour les exploiter s'améliore. Néanmoins, la disponibilité ou le recyclage des batteries, les métaux rares, représentent en effet des enjeux importants.
Concernant le nucléaire, je vous invite à lire le rapport de la commission d'enquête sur les coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire, dont Denis Baupin était rapporteur. Nous y indiquions que le nucléaire posait également nombre de questions qui n'étaient pas réglées. Quelle soit l'énergie retenue, certaines questions restent en suspens.
Monsieur Brottes, je sais que vous avez un parcours politique, mais nous vous invitons pour vous entendre sur des questions techniques. Je vous demande donc d'apporter des réponses précises à nos questions. S'agissant du nucléaire, les questions n'ont peut-être pas trouvé de réponses, mais la réflexion existe. De nombreuses auditions ont été conduites sur la question des déchets, et des lois, comme celle de 2006, nous invitent à approfondir notre réflexion.
La loi qui fonde l'accélération du développement des énergies renouvelables intègre-t-elle une réflexion sur la disponibilité des métaux rares, qui est l'une des conditions de sa mise en œuvre, plus encore que sur d'autres énergies ?
Je ne suis pas invité au titre d'une fonction. Vous me permettrez donc d'exprimer une parole libre.
J'ai beaucoup contribué à l'élaboration de la loi 2006. La réflexion sur les déchets nucléaires est en effet très avancée. La commission d'enquête que nous avons menée avec M. Baupin a montré que le savoir-faire français en matière de démantèlement était assez remarquable.
Il n'existe pas d'article dans la loi de 2015 qui traite du recyclage des déchets liés aux énergies renouvelables ou de la nécessité de mobiliser des métaux rares. Cela ne signifie pas que cette question soit écartée ni que nous devons arrêter tout projet dans ce domaine tant qu'elle n'a pas été réglée. Il en est allé de même pour le nucléaire : c'est en cheminant que nous pourrons régler ces questions.
Pas dans la loi.
Je n'étais pas chargé de ces questions. Toutefois, le problème était posé et nous savions qu'il faudrait y apporter des réponses.
Nous avons auditionné de nombreux représentants de différents services ministériels, notamment chargés des études statistiques. Nous avons été surpris de constater que ces questions ont longtemps été absentes de leurs préoccupations.
L'un des défis du développement du parc électronucléaire est l'effet falaise. Les enjeux de la filière sont ceux du maintien de la compétence dans la construction et de la succession de chantiers. Or, depuis le lancement du chantier de l'EPR de Flamanville, aucun autre chantier nucléaire n'a été lancé sur le territoire national. Entre 2012 et 2017, une réflexion a-t-elle été lancée sur le déploiement de nouveaux chantiers nucléaires ? Vous rappelez en effet que la loi ne fait que plafonner les capacités installées et qu'elle n'interdit pas de construire de nouvelles centrales.
Une réflexion a été lancée. Je ne sais pas s'il en existe une trace officielle. Lors de mes échanges avec les pouvoirs publics, j'avais indiqué qu'il serait peu crédible d'annoncer que nous allions construire de nouveaux programmes nucléaires, alors que nous n'étions pas capables d'ouvrir Flamanville.
Je reviens sur l'objectif de ramener à 50 % la part de l'électricité d'origine nucléaire dans la loi de 2015. Cet objectif a été annoncé en 2011 par deux éminents partis de gouvernement par la suite amenés à gouverner ensemble. Il préexiste donc à la loi de 2015 et à toute éventuelle étude d'impact. Vous étiez membre de l'un de ces partis. Avez-vous eu connaissance de la manière dont se sont déroulées les discussions qui ont mené à cet accord, et des raisons qui ont conduit à fixer à 50 % cet objectif ensuite décliné comme un engagement électoral d'un point de vue politique et législatif ?
Il s'agissait d'un accord politique. Certains étaient pour la sortie du nucléaire, d'autres, pour l'accélération du déploiement des énergies renouvelables, sans pour autant abandonner le nucléaire. Il a donc été décidé de trancher au milieu.
Cet accord politique visait aussi à abandonner le combustible MOX (mélange d'oxydes) – ce qui d'ailleurs, n'a pas été fait. Le choix d'évoquer l'horizon 2050 n'a pas emporté l'adhésion d'une partie de la majorité de l'époque. Il s'agissait d'une expression prudente employée par les socialistes.
Cet accord politique visait à donner un signal, avec peu de certitudes sur la réalisation de cet objectif à cette date. Le seul élément tangible inscrit dans la loi est le plafond de 63,2 GW.
Hier soir, nous avons auditionné Henri Proglio, ancien président-directeur général et actuellement président d'honneur d'EDF. Selon lui, la proportion de 50 % a été fixée « au doigt mouillé ». Reprendriez-vous son expression ?
Comme l'a reconnu M. Proglio lui-même, le taux de 50 % n'est plus un réel problème s'il est appliqué à une quantité nettement plus importante. Un accord politique est une négociation, et intègre par conséquent une part qui n'est pas entièrement rationnelle.
J'imagine que le même raisonnement s'applique sur la limitation en puissance installée pour la production nucléaire.
Non, Monsieur le rapporteur. La limitation de 63,2 GW correspond à la puissance installée lors de la rédaction du texte. La prudence nous invitait à en rester là. L'annonce de la fermeture de Fessenheim était donc liée à l'ouverture de Flamanville, afin de conserver ce seuil.
En 2014, le bilan prévisionnel de RTE émet des projections. Pour l'année 2020, sa trajectoire de référence conduit à une augmentation sensible, sans être très importante, de la consommation intérieure annuelle d'électricité, qui atteindrait 485 TWh. En 2017, le bilan prévisionnel de RTE change de manière significative. En effet, si la trajectoire anticipe une consommation de 445 TWh en 2020, elle prévoit 410 à 442 TWh sur un horizon de temps beaucoup plus long. Cette prévision fait donc état d'une inversion de la courbe ainsi que d'un changement important de l'ordre de grandeur. Quels facteurs ont motivé ces deux évolutions ?
Les producteurs et les industriels faisaient alors fortement valoir que nos estimations de la consommation étaient trop faibles. C'est la raison pour laquelle j'ai rappelé que toutes les prévisions jusqu'en 2021 se sont révélées exactes. La consommation n'a pas augmenté autant que certains l'imaginent, en raison, notamment, des progrès liés à l'isolation thermique des bâtiments et aux lampes LED, et de l'optimisation de la consommation d'électricité de la part des industriels. Depuis dix ans, nous avons donc assisté à une stagnation de la consommation d'électricité. Cette consommation baisse en raison du contexte actuel, et elle a également diminué durant la période de covid. Le grand élan attendu n'a donc pas eu lieu.
L'augmentation de la consommation, quant à elle, est notamment liée au développement du numérique et du digital, qui consomme autant que le chauffage électrique. Ce dernier a d'ailleurs fait l'objet de progrès en matière de consommation. Il est vrai que la France assume à elle seule la moitié de la thermosensibilité de l'Europe. Par ailleurs, nous avons amélioré notre gestion de la flexibilité. Ces optimisations ont évité l'explosion de la courbe.
Je n'ai donc pas le sentiment que nous nous attendions à une augmentation significative de la consommation. Toutefois, RTE a proposé un scénario 2050 de forte industrialisation, qui conduirait à une augmentation très importante de la consommation d'électricité, en raison de l'abandon du gaz et du fioul.
Quand vous êtes arrivé à la tête de RTE à la fin de l'année 2015, vous aviez voté la loi qui fixe cet objectif et cet horizon, fondée sur une étude d'impact dont vous nous avez dit qu'elle vous paraissait lacunaire. L'actuel et ancien directeur général de l'économie, de l'énergie et du climat nous a quant à lui indiqué cet objectif reposait sur des hypothèses plausibles. Certains de vos interlocuteurs, à l'époque, vous ont-ils fait comprendre que ces hypothèses n'apparaissaient ni réalistes ni plausibles du point de vue de la sécurité d'approvisionnement et de la montée en puissance des énergies renouvelables ?
J'estimais que cette hypothèse n'était pas réaliste. Très rapidement, cependant, j'ai pris conscience que l'exercice serait très complexe, pour les raisons que j'ai exprimées à Nicolas Hulot et que j'ai précédemment citées. Au-delà de cette perception, il fallait donc introduire des chiffres précis dans les trajectoires, comme nous l'avons proposé dans le scénario de 2017.
Vos propos sont très préoccupants : l'information technique et scientifique à disposition de personnalités politiques qui, comme vous, votent une loi porteuse d'un marqueur politique pour faire avancer les énergies renouvelables, existait bien chez RTE. En effet, elle vous a conduit à mener cette alerte au nom de RTE en 2017. Pourtant, il semble que cette information n'ait pas été disponible, présentée, comprise, intégrée ou prise en compte dans une loi qui devait être transcrite dans une PPE et déterminer l'avenir énergétique du pays.
Quelle conclusion tirez-vous de cette visible absence de connaissance ou de prise en compte de cette réalité technique et scientifique pour le fonctionnement de nos institutions et notre capacité à prévoir notre avenir énergétique ?
Conscient de ces analyses, j'ai tenté d'alerter le gouvernement. Dans ma fonction précédente, mon prédécesseur m'avait ainsi signalé que la fermeture de Fessenheim nécessiterait l'installation d'un cycle combiné gaz à la place de la centrale pour ne pas fragiliser le réseau alsacien. Lorsque j'étais président de la commission des affaires économiques, j'avais auditionné la ministre Delphine Batho. Un député l'avait interrogée sur l'éventuelle installation d'une turbine à gaz à Fessenheim après la fermeture de la centrale. La ministre avait affirmé que cette dernière ne poserait aucun problème. Hors micro, je lui ai demandé ce qui lui permettait de soutenir ces propos. Elle m'a confirmé qu'elle avait échangé avec RTE et que le problème avait été traité. Le lendemain de mon arrivée à RTE, j'ai convoqué les équipes qui avaient travaillé sur cette question pour qu'ils me fournissent les garanties de la version que la ministre avait exposée à la commission.
Vos équipes vous ont-elles présenté des garanties dont les parlementaires n'avaient pas connaissance, ou ces garanties n'avaient-elles pas été apportées à la ministre ?
Je pense qu'il a été dit à la ministre que le problème était réglé. J'ai donc demandé à mes équipes comment avaient été dépensées les sommes et quels travaux avaient été réalisés. Je suis ensuite allé sur place le vérifier. J'avais ensuite accompagné M. Lecornu, à sa demande, lors d'un déplacement afin d'expliquer aux Alsaciens qu'ils ne connaîtraient pas de difficultés d'approvisionnement.
En tant que président de RTE, auriez-vous jugé que la fermeture de la centrale de Fessenheim sans ouverture de l'EPR était une bonne option énergétique pour la France ?
J'ai toujours considéré qu'il était préférable de fermer Fessenheim de manière concomitante à l'ouverture de Flamanville.
La sécurité d'approvisionnement est observée de près par RTE. La lecture des différents bilans prévisionnels nous invite à identifier une évolution assez significative de la définition du périmètre de cette notion, qui apparaît en 2015 dans les règlements. Cependant, les bilans prévisionnels la mentionnent avant cette date. Intègre-t-elle les importations européennes dans la marge de manœuvre ou les potentiels déficits de capacité ?
À partir de 2015, nous devions intégrer les interconnexions. Ce n'était pas le cas auparavant. Le réseau est européen, tout comme la résilience. Il paraît donc logique d'intégrer les interconnexions. Pendant la crise du covid, j'appelais souvent mes homologues afin que nous exprimions sans réticence notre solidarité face à différents gouvernements qui se montraient réticents à confirmer qu'ils exporteraient leur électricité vers la France, en raison de leurs propres besoins.
Quelle a été et quelle est votre appréciation personnelle de l'intégration de l'apport des importations sous un modèle probabiliste ? En effet, en situation de crise, les autres pays européens peuvent être amenés à réduire leurs importations de manière imprévue.
Il n'existe pas un réseau français isolé du réseau européen. Il est par exemple arrivé que RTE déclenche l'interruptibilité d'un certain nombre d'industriels en raison d'un problème sur le réseau européen dans un autre pays. Nous ne pouvons chercher à raisonner sur le réseau de manière indépendante. J'ai beaucoup travaillé sur la question européenne. J'avais même défendu une demande de raccordement du réseau ukrainien bien avant que ce dernier ne soit décidé. Nous avons une cinquantaine d'interconnexions avec d'autres pays : nos destins électriques sont liés.
Je reformule ma question : dans le fonctionnement actuel des modèles utilisés notamment par RTE, la prise en compte d'une situation de crise – associant de multiples facteurs, comme une crise géopolitique aux frontières de l'Europe, un hiver très froid, et la possibilité que certains États n'approvisionnent pas la France en énergie – est-elle suffisante ?
Ce qui n'a pas été pris en compte, c'est la corrosion sous contrainte. Pour le reste, les simulations pour l'avenir s'appuient sur les études menées par nos voisins européens.
Le fonctionnement de l'équilibre du réseau est toujours préparé plusieurs semaines à l'avance, d'abord à l'échelle européenne. Plusieurs entités européennes y travaillent, en tenant compte de la météo, de la disponibilité des centrales de production et des comportements des consommateurs. Par la suite, cette préparation revient au gestionnaire de réseau national, et, dans les vingt-quatre heures, à une équipe dédiée de ce dernier. En effet, il faut laisser place au minimum d'improvisation. C'est donc à l'échelle européenne que sont prises les décisions et que sont anticipés les risques. Le risque d'indisponibilité du parc français a précédemment pu inquiéter certains de nos voisins, belges, allemands ou italiens. Nos destins électriques sont désormais liés.
Quand vous êtes arrivés chez RTE, vous avez dit vous être inquiété des conséquences sur la sécurité de l'approvisionnement de la LTECV. Vous vous en êtes notamment ouvert au ministre de tutelle. Est-ce exact ?
Je n'étais pas inquiet, mais j'ai mesuré les difficultés de l'exercice, avant de prendre conscience qu'il était insoluble. J'en ai donc alerté le gouvernement en m'appuyant sur des arguments largement documentés. C'était précisément mon rôle.
Il s'est néanmoins écoulé du temps pour que je prenne conscience de la situation. Jusqu'en 2017, il s'agissait plus d'une intuition de ma part, qui est ensuite devenue une réalité avérée, et qui a par la suite motivé la loi de 2019.
Vous n'avez donc pas mené d'échanges en ce sens avant 2017.
Je souhaiterais enfin vous entendre sur l'effet falaise mentionné par le président et sur la capacité du réseau à absorber l'apport de nouvelles énergies renouvelables. Estimiez-vous la filière nucléaire capable de se maintenir ou de se renouveler, même sous la limite des 63 GW de puissance installée ? Selon vous, le réseau était-il préparé à supporter l'implantation d'énergies renouvelables sur l'ensemble du territoire ?
Le Président de la République a indiqué que le possible renouvellement du parc nucléaire aurait lieu sur des sites déjà nucléarisés. La question du réseau se pose puisqu'il faudra réaménager l'infrastructure pour qu'elle s'adapte à une puissance plus importante. Toutefois, le parc lui-même ne devrait pas poser de difficultés majeures.
L'arrivée sur tout le territoire de parcs de production photovoltaïques ou éoliens a modifié significativement la donne de l'infrastructure et des postes. C'est la raison pour laquelle RTE a produit devant le régulateur un plan sur plusieurs années pour présenter les investissements nécessaires pour raccorder les nouveaux acteurs. En effet, le réseau était fortement lié à l'infrastructure du parc nucléaire. Beaucoup des postes électriques et des lignes qu'il a fallu construire ont été très contestés par des opposants aux énergies renouvelables, ce qui explique une partie du retard accumulé dans ce domaine.
Il est toujours facile de refaire l'histoire. Il n'était pas erroné d'envoyer un signal aux industriels et aux investisseurs pour le développement des énergies renouvelables. Cette loi a favorisé le déploiement d'une énergie qui présente de nombreux mérites.
Vous avez indiqué qu'il vous a fallu près de deux ans à comprendre les enjeux de votre poste à la tête de RTE. Durant cette période, vous avez touché 600 000 euros. Il aurait été légitime que vous ne touchiez qu'un salaire de stagiaire, soit 12 000 euros, et que vous rendiez 288 000 euros à l'État. De même, pendant deux ans, vous avez estimé qu'il était de votre droit de diriger une entreprise que vous ne compreniez pas avant d'en prendre la tête. Pourtant, depuis 2012, vous étiez proclamé principal conseiller énergie du candidat à la présidence de la République puis spécialiste au Parlement de ces questions. Je m'étonne que vous fassiez, de manière humoristique, une déclaration aussi grave et que vous considériez ne pas pouvoir répondre à la question du rapporteur.
Vous répondez aux questions en tant qu'homme politique, en disant qu'il faut avoir des croyances, des espoirs, des perspectives ou des horizons, pour ensuite justifier de la défaillance auprès de ceux que vous avez conseillés et qui vous ont élus en adoptant des propos à caractère technique. Vous ne pouvez passer sans cesse d'un discours à l'autre pour vous dédouaner de toute responsabilité sur l'ensemble des sujets.
Que ce soit en tant député ou de président de RTE, vous n'avez cessé de prétendre que le réseau, l'alimentation en énergie ou la souveraineté pouvait reposer sur 50 % d'énergies renouvelables ou non pilotables. Vous l'avez affirmé et vous continuez à le soutenir, alors que cela ne fonctionne pas. D'autres pays ont atteint cet objectif en Europe, comme le Danemark ou l'Allemagne. Considérez-vous que ces modèles pourraient fonctionner dans un horizon crédible en France ?
De la même manière, à la tête de RTE, vous étiez chargé de faire des perspectives. En tant qu'homme politique, vous en avez également fait. Vous ne pouvez donc pas dire que vous n'aviez pas prévu ce qui s'est passé. Vous avez dit que la stagnation de la consommation électrique ou sa légère décroissance étaient des perspectives crédibles. C'est faux : il s'agissait d'un parti pris. De nombreux hommes politiques et experts étaient en désaccord avec cette hypothèse. François Hollande lui-même, lorsque vous étiez son conseiller en 2011, parlait de réindustrialiser la France – ce qui aurait nécessité de nouvelles capacités électriques.
Vous estimez que vous ne saviez pas que le gaz coûterait plus cher. C'est également faux : dès 2011, le rapport de référence sur le gaz, « L'âge d'or du gaz », de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) prévoit une augmentation des prix du gaz en Europe, selon les scénarios, de l'ordre de 25 à 100 %. Cette augmentation était d'ailleurs prévisible dans la perspective d'un passage du charbon au gaz afin d'augmenter la part des énergies renouvelables. Vous ne pouvez donc pas dire que vous l'ignoriez : vous avez fait des choix politiques et vous n'avez pas révélé aux Français les conséquences qui s'ensuivraient.
D'ailleurs, vous dites vous-même en 2014 : « quand on change de modèle de croissance, il faut accepter d'avoir quelques incertitudes. » C'est un choix que vous avez fait, en sacrifiant de manière certaine la filière nucléaire française, pour des gains quant à eux incertains. Vous avez le droit, politiquement, de le proposer. Je ne vous reproche pas votre incompétence. Cependant, vous n'assumez pas ces choix.
Le rapporteur vous a interrogé sur les rapports RTE. Vous dites que vous n'en êtes pas responsable. Celui de 2019 présente un graphique en rouge, aussitôt noyé dans un déluge de propos rassurants et suivi d'un graphique dont les voyants sont au vert. Vous faites bien des choix de communication politique pour rendre accessible ce rapport technique, qui défendent toujours les positions que vous soutenez – et qui vont toujours dans le même sens que celles du gouvernement.
J'assume tout ce que j'ai fait. Vous travestissez mes propos sur le bilan prévisionnel de 2017. Durant l'année 2016, nous devions présenter la situation pour l'hiver et réfléchir aux scénarios de 2017. Il est normal que l'élaboration de l'ensemble des scénarios proposés en 2017 ait nécessité un an et demi. J'étais bien conscient de la situation durant cette période, et j'ai admis que l'objectif que nous avions voté n'était pas réalisable, et je l'ai dit.
S'agissant de la consommation, je n'ai pas décrit des prévisions, mais bien des faits. Depuis dix ans, la consommation a stagné, non pas parce que nous serions en décroissance, mais bien grâce à nos progrès pour optimiser la consommation et économiser l'énergie. Nous pouvons désormais nous attendre à une plus forte croissance dans les années à venir.
Vous indiquez que tous les scénarios de RTE font état d'une alerte après 2021. Vous nous dites également qu'il fallait ouvrir Flamanville avant de fermer Fessenheim, de manière à correspondre au cadre de la loi. Or, les faits montrent le contraire. La loi n'a donc pas été respectée. Vous êtes resté à la tête de RTE jusqu'au moment où vous saviez que les scénarios ne fonctionneraient plus. Par ailleurs, en matière de consommation, les scénarios des RTE prévoient bien une hausse de la consommation d'électricité de plus de 35 % et non pas une baisse.
Je ne suis plus responsable des scénarios sur l'avenir. Le plafond de 63,2 GW inscrit dans la loi de 2015 imposait de fermer Fessenheim au moment de l'ouverture de Flamanville.
Lorsque je suis devenu responsable RTE – ce qui signifie que je ne participais pas à la prise de décision d'ouverture ou de fermeture de centrales –, j'ai indiqué au gouvernement, par écrit et publiquement, en 2018 et en 2019, que sans cette concomitance, il serait nécessaire de maintenir le charbon pour garantir la sécurité d'approvisionnement. À cette époque, nous n'avions pas connaissance des problèmes de corrosion sous contrainte.
Cette alerte était effectivement publique.
Cette commission d'enquête vise à établir les causes et les raisons de la perte de souveraineté énergétique de la France. Cette audition donne le sentiment que toutes les erreurs auraient eu trait au nucléaire. Des décisions visant d'autres secteurs doivent pourtant être interrogées.
Il me semble ainsi que nous payons aujourd'hui le prix de la décision du changement de statut de l'entreprise EDF en 2004. En outre, en 2008, l'engagement fait à la Commission européenne par Jean-Louis Borloo de la mise en concurrence des centrales hydroélectriques dès lors qu'elles arrivaient à échéance de contrat a fortement fragilisé le secteur. La résolution du problème n'est toujours pas actée et a entravé de nombreux investissements, qui auraient favorisé l'augmentation de la puissance de l'hydroélectricité. Je pense également à la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité (loi Nome) à l'origine du dispositif de l'Arenh, dont les travers apparaissent désormais clairement. Ces erreurs qui ne concernent pas exclusivement le nucléaire ont fragilisé l'entreprise EDF qui contribue largement à la souveraineté énergétique de la France. Quel est votre point de vue sur ces décisions ?
Le marché européen de l'électricité est très spécifique. En effet, le non-stockage de l'électricité ou l'obligation de temps réel par exemple sont des contraintes qui n'existent pas dans d'autres domaines industriels.
La Commission européenne a donc avancé à petits pas dans la construction de ce marché. La France disposait d'un grand monopole de producteurs, et le système fonctionnait très bien, puisqu'une seule entité produisait, distribuait et transportait l'électricité. L'ouverture à la concurrence imposait un réseau neutre et indépendant pour permettre à tous les acteurs d'en bénéficier. J'ai beaucoup combattu le texte auquel vous faites référence. Toutefois, je dois reconnaître que l'ouverture du marché a permis à de nombreux investisseurs de s'engager dans la création de parcs éoliens et photovoltaïques. Sur l'hydroélectricité, l'idée qu'un même cours d'eau accueille plusieurs barrages à des fins d'optimisation s'est finalement imposée.
Bien que membre de l'opposition, j'ai participé à la commission Champsaur sur la création de l'Arenh. Certains acteurs étaient favorables à une partition du parc. Pour l'Europe, il était difficile d'accepter un monopole fournissant 80 % de l'électricité. L'Arenh, qui nous permettait de conserver le monopole public du parc nucléaire tout en autorisant la mise en concurrence à prix coûtant d'une partie de la production, a donc représenté une concession de notre part. Cette solution était la seule alternative à une partition du parc, que les différentes sensibilités politiques préféraient éviter. La renationalisation complète de la partie nucléaire d'EDF à laquelle nous assistons me paraît à ce titre positive.
Je confirme que la décision qui a abouti à la création de l'Arenh était bien consécutive à l'ouverture du marché.
La commission d'enquête de 2014 que vous avez présidée avait conclu que le coût du nucléaire était élevé et qu'il avait progressé de 21 % depuis 2010. Outre l'EPR, de nombreuses activités telles que le prolongement des centrales à soixante ans ainsi que le démantèlement et le stockage des déchets étaient en effet coûteuses. En 2014, la Cour des comptes, sur laquelle vous vous êtes appuyé dans le cadre de votre commission d'enquête, estimait que le coût de l'EPR serait environ deux fois plus élevé que les prévisions et qu'il atteindrait environ 8 milliards d'euros. En résultent des incertitudes sur le coût du kilowattheure, notamment à Flamanville. Votre rapport souligne aussi un manque d'information sur les investissements nécessaires pour la prolongation du parc à soixante ans. Aujourd'hui, EDF n'est toujours pas en mesure de démontrer auprès de l'ASN qu'il est possible de prolonger les centrales à cette échéance. Préconisez-vous de prolonger le parc nucléaire à soixante ans ?
S'agissant du démantèlement des centrales et du stockage des déchets, le rapport que vous avez écrit indique que des incertitudes récurrentes persistaient sur les charges futures du nucléaire. Huit ans après ce rapport parlementaire, une relance du nucléaire est évoquée. Pourtant, le sujet des investissements nécessaires au démantèlement et au stockage est toujours trop peu abordé dans le débat public relatif à l'énergie. En outre, les coûts de démantèlement sont calculés sur l'hypothèse d'une prolongation à quarante ans. Cet élément a-t-il été pris en compte dans les décisions de prolongation à soixante ans ?
Concernant la prolongation du parc, comment ce rapport a-t-il été accueilli par le gouvernement et par EDF ? A-t-il été pris en compte dans l'élaboration des politiques publiques ou de la stratégie énergétique française ? L'élaboration de la LTECV s'est-elle appuyée sur les conclusions de ce rapport ?
Vous avez dit qu'il n'était pas crédible d'ouvrir de nouvelles centrales tant que Flamanville ne serait pas achevé. Compte tenu du manque d'informations, de chiffrage et de scénarisation, pensez-vous que nous soyons crédibles aujourd'hui ?
Au début de votre audition, vous avez évoqué la trop forte dépendance au nucléaire de l'État français. Nuit-elle à la sécurité énergétique de la France ?
En tant que conseiller de l'énergie de François Hollande pendant la campagne présidentielle de 2012, vous avez fait retirer le MOX de l'accord entre le parti socialiste et Europe Écologie les Verts. Un rapport de 2019 de la Cour des comptes pointe les contraintes et les risques liés au réenrichissement de l'uranium de retraitement et soulève le coût et le manque d'anticipation liés au stockage de l'uranium du retraitement et du MOX usé. Ces considérations tiennent compte des leçons tirées de Fukushima. Quelles raisons ont motivé le choix de continuer à utiliser le MOX ? Au regard des coûts induits, cette voie vous paraît-elle toujours justifiée ?
Le rapport de la Cour des comptes de 2019 interroge également la qualification et le traitement comptable du stock d'uranium de retraitement, alors que seule une partie peut être revalorisée. Il estime en outre le coût du seul stockage de l'uranium de retraitement entre 500 millions et un milliard d'euros, et préconise de requalifier ces matières en déchets. Votre rapport parlementaire aborde peu ces problématiques. Pourquoi cet aspect a-t-il été ignoré ? Récusez-vous les conclusions de la Cour des comptes ?
Enfin, le réseau de transport de l'électricité a peu évolué depuis 1990. Sans adaptations structurelles, ces infrastructures ne seront plus en mesure d'accueillir l'augmentation de la production, notamment des énergies renouvelables. RTE prévoit d'investir 30 milliards d'euros dans les travaux d'adaptation et d'agrandissement des réseaux électriques. Pourquoi n'aviez-vous pas envisagé ces travaux lorsque vous étiez à la tête de RTE ?
S'agissant de votre dernière question, c'est moi qui ai annoncé l'investissement de 30 milliards, ce qui m'avait valu les critiques du président de la CRE, qui contestait la pertinence de cette somme. Par ailleurs, le réseau de RTE s'adapte au quotidien. Nous avons travaillé au raccordement de nombreux parcs et construit des postes électriques pour accueillir les énergies renouvelables dans des proportions significatives. Cependant, de nombreux travaux restent à effectuer.
Je vous remercie d'avoir lu le rapport de la commission d'enquête de 2014 rédigé par Denis Baupin. La Cour des comptes avait été mobilisée à l'époque pour actualiser les chiffres, qui restent inférieurs à ce que sera le coût réel de l'EPR, lequel n'était lors de son lancement qu'un prototype. Je ne souhaite pas être inutilement critique sur le retard accumulé sur ce projet, qui reste un exercice difficile en raison de l'exigence de sûreté. Le partenariat entre l'ASN et le constructeur est d'ailleurs tout à fait vertueux.
Le rapport de la commission d'enquête établit que l'approvisionnement en combustible ne présente pas de problématiques. Il tranche, en outre, le débat sur le MOX et la possible prolifération. Nous avions visité les fabriques de MOX. Je considérais que la mise à l'arrêt de la filière du MOX revenait à anticiper la sortie du nucléaire. Ce n'était pas ma position, et j'estimais donc que le MOX faisait partie du recyclage nécessaire. Ce combustible présentait aussi une certaine performance économique. Par ailleurs, l'EPR devrait être capable de traiter du MOX.
Nous nous interrogions également sur la qualité de la maintenance et de la sous-traitance. Ce rapport atteste de progrès considérables en matière de santé des salariés exposés dans les centrales nucléaires. Les choix étaient assumés en matière de maintenance, mais nous étions déjà confrontés à cette époque à un problème générationnel du renouvellement des compétences et des talents, tant du côté d'EDF que de celui de la maintenance.
En revanche, notre rapport dénonçait une dérive importante en matière de maintenance jusqu'en 2007. Les moyens engagés à ce sujet par EDF pour y remédier n'ont pas décru depuis lors.
Je rappelle que Fukushima n'était pas un accident nucléaire, même si cet événement a engendré un traumatisme dans l'opinion et a freiné l'intérêt des jeunes qui se destinaient initialement à ces professions. En matière de sûreté, le rapport se révèle rassurant.
Il aborde également les questions des déchets et des démantèlements, en identifiant les acquis et en exposant ce qu'il reste encore à faire.
Ce rapport développe les six catégories de réacteurs du futur et s'intéresse largement à la quatrième génération, qui ne devrait quasiment plus produire de déchets.
Il intègre en outre le débat sur les assurances en cas d'accident nucléaire, en évaluant le risque à 0,1 %, ce qui est assez faible. Notre parc est en effet l'un des mieux surveillés au monde.
Ce travail nous a demandé de nombreuses auditions et de fréquents déplacements, qui me paraissent nécessaires pour bien saisir notre sujet. Nous nous étions ainsi rendus à Fessenheim et à La Hague. S'il n'a pas suscité un consensus, ce travail a néanmoins été salué pour sa méthode et son sérieux.
J'espère que votre conclusion n'était pas un sous-entendu. En effet, notre commission d'enquête s'intéresse à des processus décisionnels davantage qu'à des questions de terrain, que le rapporteur et moi connaissons par ailleurs très bien.
Pourriez-vous revenir sur le manque de crédibilité que vous nous prêtez quant à l'ouverture de nouvelles centrales alors que Flamanville ne fonctionne pas, et sur notre dépendance au nucléaire que vous jugez trop importante ?
Ce n'est pas ce que j'ai dit. J'ai répondu au rapporteur que lorsque j'ai évoqué la construction du nouveau nucléaire auprès des pouvoirs publics, ces derniers avaient estimé qu'il serait difficile d'annoncer le lancement de nouveaux réacteurs tant que Flamanville ne serait pas ouvert. Il ne s'agissait pas de ma position.
La dépendance au nucléaire nuit à la sécurité lorsqu'un incident générique met à l'arrêt la moitié des centrales. La diversification du mix visait à la fois à laisser de la place à d'autres acteurs, et à pallier la vulnérabilité qui peut découler d'une trop grande dépendance.
Nous nous interrogeons sur l'influence du modèle allemand sur les choix stratégiques de la France pendant la décennie Hollande et Macron. L'Allemagne a choisi de se détourner du nucléaire et se retrouve aujourd'hui dans une situation difficile. Pourriez-vous nous éclairer sur vos liens avec l'office franco-allemand pour la transition énergétique, qui est identifiée par un certain nombre d'entre nous comme un lobby proéolien qui a œuvré contre le nucléaire ? Quelle est la nature de vos échanges ? Le cas échéant, pourriez-vous nous transmettre le calendrier et le contenu de ces rencontres ? Pourriez-vous également nous préciser si vous avez réalisé des rencontres avec des dirigeants de la filière allemande et des déplacements en Allemagne ?
Lorsque j'étais président de la commission des affaires économiques, j'ai considéré qu'il fallait créer des groupes de travail binationaux. En effet, l'Allemagne était un pays stratégique et elle venait de prendre une décision importante. Or, les États ne communiquaient pas entre eux. J'avais donc créé un comité avec mon homologue de la commission de l'énergie du Bundestag. Nous sommes vus au moins quatre fois. Je me suis rendu en Allemagne, et j'ai coprésidé la commission de l'énergie au Bundestag. Un député écologiste allemand m'avait alors demandé à quelle date nous fermerions Fessenheim. Je lui avais répondu que dès que l'Allemagne arrêtera de produire de l'électricité avec du lignite, la France commencera à réfléchir à fermer ses réacteurs nucléaires.
Quant à l'office en question, il me semble avoir participé à l'une de ses réunions, mais je n'en suis pas certain. Une entité, en tout cas, organise une rencontre franco-allemande annuelle, à laquelle j'ai dû assister. Je n'ai pas le souvenir qu'il s'agissait de lobbyistes de l'éolien. C'est par ailleurs un domaine que je connais bien, puisque par la « loi Brottes », j'ai modifié les processus afin de faciliter l'implantation des éoliennes. Cette loi n'était pas motivée par l'influence de lobbys, mais bien par l'émergence des énergies renouvelables requise par le seuil de 50 %.
Merci beaucoup, Monsieur Brottes, pour vos réponses. Bien que vos réponses se soient révélées moins techniques que révélatrices d'effets de manche, elles nous ont toutefois permis d'identifier certains faits.
La commission auditionne ensuite M. Jean-Bernard Lévy, ancien président-directeur général de EDF.
Nous accueillons M. Jean-Bernard Lévy dont le mandat de PDG d'EDF, commencé en 2014, vient de s'achever.
La fin récente de vos fonctions me dispense de rappeler le contexte dans lequel vous les avez exercées. Vous avez été souvent entendu par le Parlement, à l'occasion de l'examen de projets de loi ou dans le cadre de travaux d'évaluation et de contrôle.
Votre mandat a néanmoins été marqué par de nombreuses interrogations – le chantier de Flamanville, le grand carénage, la prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires, la sécurité, les frictions nées de la réglementation, les problèmes de corrosion sous contrainte – auxquelles s'ajoutent le rachat d'Areva et l'arrêt des réacteurs de Fessenheim.
Vous avez reçu de la part du rapporteur un questionnaire centré sur le processus décisionnel, auquel notre commission d'enquête a choisi de s'intéresser particulièrement.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.
(M. Jean-Bernard Lévy prête serment)
Ayant quitté EDF il y a environ trois semaines, mes propos seront ceux d'un ancien dirigeant de notre électricien national, d'un observateur indépendant, d'un jeune retraité. Bien sûr, ils seront nourris par mon expérience de huit années à la tête de cette magnifique entreprise. Je voudrais saluer dès à présent l'engagement des salariés d'EDF au service de la collectivité nationale. On le voit jour après jour.
Je n'aborderai que l'électricité bien qu'EDF soit également un fournisseur de gaz pour ses clients – ménages et entreprises – de plus en plus nombreux chaque année. Je les en remercie.
Un petit retour en arrière. Grâce au succès du programme électronucléaire, la France a pu engager, dès les années 1980, la décarbonation de son bouquet énergétique, notamment du fait du rôle joué par l'électricité dans le chauffage des bâtiments, lesquels sont plus souvent chauffés à l'électricité en France que dans les pays comparables. Le poids de l'électricité dans la consommation totale d'énergie y est un peu plus élevé en moyenne que dans les pays voisins. Cela nous donne un net avantage par rapport à eux en matière de décarbonation.
Néanmoins les énergies d'origine fossile, celles qui produisent beaucoup de dioxyde de carbone, restent largement majoritaires dans la consommation d'énergie globale de notre pays. Et chacun sait que notre territoire ne recèle guère de gisements en la matière dès lors que la loi française interdit d'aller, ne serait-ce que regarder si des pétroles ou des gaz de schiste pourraient être exploités dans des conditions attrayantes. Il est paradoxal qu'à la suite de la guerre déclenchée par la Russie sur le territoire ukrainien, nous importions massivement et durablement du gaz américain en provenance de formations géologiques que nous nous interdisons d'explorer et a fortiori d'exploiter en France. Je vais peut-être un peu loin. Je vais m'arrêter là sur ce qui est quand même, à mes yeux, le signal d'une perte d'opportunités en matière de souveraineté et d'indépendance énergétique.
Je reviens donc à l'électricité qui est, depuis plus de quarante ans, un atout indéniable pour notre pays et pour notre bilan carbone, grâce en grande partie à notre parc hydroélectrique mais aussi bien sûr à notre parc nucléaire. L'électricité bas-carbone française ainsi produite sur notre sol assure au pays un approvisionnement sûr et souverain, de l'activité grâce aux emplois industriels qui en découlent, des recettes commerciales que nous pouvons engranger grâce aux exportations, et un potentiel de compétitivité car le prix de notre électricité devrait être largement à l'abri des soubresauts des prix des marchés des matières premières – tel n'est pas le cas, nous y reviendrons si vous le souhaitez.
Dans un premier temps, je voudrais m'attarder sur deux des causes qui me semblent primordiales dans l'analyse du sujet de votre enquête. Quand j'arrive chez EDF, à la fin 2014, quelle n'est pas ma surprise de prendre conscience des implications de la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité, dite loi Nome. Celle-ci institue l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) –, un mécanisme pernicieux qui pèse de manière croissante sur l'endettement d'EDF au rythme d'environ 3 à 4 milliards d'euros par an. Je l'ai dit et répété pendant huit ans, l'Arenh est un poison pour EDF et ce, pour trois raisons.
Tout d'abord, le prix, inchangé depuis l'instauration de l'Arenh, le 1er janvier 2011, et au moins encore sur l'exercice 2023, s'établit à 42 euros pour un mégawattheure. Il est manifestement sous-évalué par rapport au prix de revient de notre production nucléaire. Je me réfère par exemple aux calculs détaillés présentés en 2019 par la Commission de régulation de l'électricité (CRE), pourtant peu suspecte de soutien à l'égard d'EDF. Cette sous-évaluation affaiblit de manière systématique EDF, je vais y revenir.
Lors de mon arrivée en 2014, devant cette sous-évaluation manifeste, le Gouvernement français et la Commission européenne avaient engagé des discussions approfondies pour augmenter la valeur de l'Arenh et la porter de 42 à 52 euros par paliers de 2 euros chaque année. Hélas, la négociation a pris fin dès que le prix du mégawattheure sur le marché de gros européen est tombé au-dessous des 42 euros. C'était dans les derniers mois de 2015 et depuis, l'Arenh est resté à 42 euros.
Lorsque le prix de gros est inférieur, comme en 2015 et 2016, les opérateurs concurrents d'EDF dédaignent naturellement l'Arenh et achètent sur le marché à un prix plus intéressant. En cela, EDF est une deuxième fois victime de l'Arenh, puisque ce mécanisme revient à donner une option gratuite aux concurrents d'EDF, dont bien évidemment ceux-ci font usage quand l'opportunité se présente. Cette caractéristique tout à fait étonnante est décrite par le mot d'asymétrie.
En 2016 et 2017, les recettes d'EDF connaissent une chute brutale puisque le prix de gros du mégawattheure tombe à 30 euros et même, par moments au-dessous, jusqu'à 26 euros. Ce manque à gagner contraint EDF à un plan de restructuration sévère, imposé de fait par les agences de notation qui dégradent à trois reprises la dette d'EDF. Ce plan, qui a été rendu public en avril 2016, comprenait un ensemble important de cessions d'actifs, une trajectoire d'économies sur les coûts de fonctionnement et, déjà, une concentration des investissements d'EDF sur les activités bas-carbone. Ces trois volets du plan ont été mis en œuvre par EDF.
Le plan a bénéficié d'un soutien remarquable du ministère de l'économie et, plus généralement, des pouvoirs publics car pour la première fois, l'État renonce aux dividendes d'EDF payés cash, ignorant que cela va durer pendant des années. En outre, l'État souscrit à une augmentation de capital à hauteur de 3 milliards d'euros qui sera réalisée au début de l'année 2017 et atteindra finalement 4 milliards.
C'est la première fois depuis longtemps, peut-être même depuis la création d'EDF en 1946, que le contribuable vient sortir l'entreprise nationale d'une situation créée par une mauvaise loi.
Le parc de production d'EDF ainsi que les réseaux d'Enedis et de RTE ont été intégralement financés par l'entreprise, donc de fait par ses clients, mais pas par les contribuables, donc pas par l'État. Il est vrai que l'établissement public EDF, jusqu'au début des années 2000, bénéficiait de la garantie de l'État et empruntait à moindre coût – c'était avant l'ouverture des marchés de l'énergie en application des directives européennes. Je le répète, c'est la première fois que le contribuable vient secourir EDF, et cela se produit cinq ans après l'instauration de l'Arenh.
Troisième raison pour laquelle l'Arenh pénalise EDF, ses concurrents n'ont plus à se préoccuper d'investissements physiques en matière de production d'électricité – je mets de côté les énergies renouvelables, qui font l'objet de prix garantis. Il suffit aux opérateurs alternatifs d'acheter de l'électricité au guichet de l'Arenh. Ils ne prennent aucun risque d'investisseur, ni d'exploitant ; tous les risques sont portés par EDF. Des concurrents d'EDF, l'Arenh fait des rentiers. Et quand ses concurrents se trompent sur leurs besoins – cela a été le cas en 2022 –, ils suspendent leurs offres commerciales, ils cessent de proposer leurs services, certains déposent le bilan et les risques sont de nouveau transférés à EDF. Cette manœuvre coûtera plusieurs milliards d'euros à EDF en 2022 et 2023.
Depuis plus de dix ans, faute d'inciter les fournisseurs alternatifs à créer des outils de production propres, l'Arenh, qui leur est très favorable, a été un frein au développement d'une capacité énergétique souveraine sur notre sol.
Telles sont les trois raisons qui font de la loi Nome et de l'Arenh une cause profonde et durable de l'affaiblissement d'EDF. Or une EDF affaiblie n'est pas en mesure de développer sereinement son activité au bénéfice de la collectivité nationale.
Au cours des huit années durant lesquelles j'ai eu l'honneur de présider EDF, une bonne partie de l'énergie de la direction générale de l'entreprise a été absorbée par la nécessité absolue d'obtenir une réforme de la régulation qui pesait et pèse encore aujourd'hui lourdement sur l'entreprise. Je me réjouis de voir aujourd'hui que la souveraineté énergétique et le soutien aux investissements dans nos territoires sont enfin des questions identifiées – pas résolues, mais c'est déjà ça – au niveau européen.
Le deuxième thème que je voudrais aborder est la fixation des priorités en matière de mix électrique. De quoi parle-t-on ? On parle des besoins en électricité pour le chauffage, la mobilité, l'industrie : quel niveau de demande doit-on satisfaire ? Quelle part dans la production doit-on viser pour les énergies renouvelables ? Faut-il arrêter des moyens de production fossiles ? Faut-il en construire de nouveaux ? Faut-il arrêter des centrales nucléaires ? Faut-il en construire de nouvelles ? Faut-il et peut-on augmenter significativement la production d'hydroélectricité et dans quelles conditions ? Doit-on prévoir des moyens significatifs de stockage de l'électricité ? Quel rôle donné aux importations pour assurer la sécurité d'approvisionnement aux heures de pointe ? Voilà un ensemble de questions qui se posent et sur lesquelles je voudrais être très clair.
Lorsqu'on dirige EDF ou qu'on y travaille, il n'est à aucun moment question de se soustraire à la volonté démocratique qu'expriment des directives européennes, des lois françaises, des décrets ou toute autre réglementation. Bien évidemment et comme toute partie prenante au système électrique, EDF partage ses analyses et tente de faire prévaloir son point de vue auprès des décideurs politiques et des régulateurs, à Paris comme à Bruxelles. Chaque fois que l'État ou le régulateur soumet un projet à consultation, EDF élabore et rend publique une contribution détaillée, établie sur des bases rationnelles.
Bien évidemment, EDF s'attend à ce que l'État respecte les lois et règlements qu'il a lui-même fait voter ou qu'il a établis, et en tant que personne morale, EDF peut demander aux tribunaux de juger s'il y a préjudice du fait d'une application contestable et contestée des textes. Consciente des marges de manœuvre dont elle dispose, la direction générale d'EDF tente de négocier les meilleures conditions d'application de ces textes afin de préserver l'intérêt social de l'entreprise et de ses actionnaires, notamment les actionnaires minoritaires. Mais qui pourrait croire un instant qu'EDF n'a d'autre boussole que l'application des obligations que lui crée le code de l'énergie ? Cela est vrai en France mais aussi dans tous les pays où EDF opère.
De ce fait, EDF vit au rythme des décisions de politique énergétique et électrique qui sont prises par les gouvernements élus démocratiquement dans notre pays et s'attache à répondre aux objectifs que lui fixe l'État dans son double rôle d'actionnaire et de régulateur. Il n'est pas difficile de s'interroger sur la cohérence entre le temps long des projets industriels et le temps nettement plus court du calendrier électoral et, souvent, de l'alternance politique. À cet égard, l'exercice mené par RTE décrivant les différents futurs énergétiques possibles à l'horizon 2050 a marqué un tournant bienvenu dans la capacité de notre pays à se projeter dans le temps long en partant d'une analyse rationnelle et communiquées aux acteurs. Cela ne signifie pas qu'EDF a eu la même analyse ou la même appréciation que RTE sur tous les aspects.
Pour tout acteur industriel, toute entreprise attachée à prendre des décisions rationnelles qui l'engagent à long terme, il est indispensable d'agir sur la base d'une décision politique elle-même fondée sur une approche technique et économique sérieuse. On sait qu'EDF, y compris dans la période récente, n'a pas toujours connu une telle situation. S'agissant du nucléaire qui, en France et dans bien d'autres pays, fait l'objet de polémiques depuis des décennies, nous savons les difficultés que fait naître la nécessaire, l'indispensable subordination de l'entreprise aux décisions politiques. À mes yeux de citoyen, cette hiérarchie est souhaitable malgré les risques induits, les dépenses inutiles et les difficultés à motiver ou à embaucher les salariés dans la filière qu'elle peut occasionner.
À titre de conclusion, je voudrais plaider avec toute la conviction dont je suis capable pour une vision stratégique cohérente et stable dans les décisions de politique énergétique, en conséquence dans les décisions sur le mix électrique ainsi que sur les meilleurs usages de l'électricité. La situation actuelle montre une tension inattendue sur la sécurité d'approvisionnement et sur les prix depuis de nombreux mois ainsi que des retards, peu explicables et qui se comptent en années, dans les engagements climatiques pris par notre pays. Enfin, la contestation est générale : qui ne conteste telle ou telle décision prise il y a deux, cinq, dix ou quinze ans ?
À mes yeux, le moment est venu de clarifier les objectifs énergétiques que la collectivité nationale s'assigne sur le long terme et pas seulement sur une période de cinq ans. Cette clarification doit être fondée sur les faits, dans un domaine où fleurissent les fake news. Des objectifs programmatiques précis sur le long terme doivent être fixés car les infrastructures énergétiques ne se construisent pas sans une approche de long terme et sans ténacité.
Nous avons aujourd'hui la chance de disposer pour la planète d'une feuille de route pour les trente années qui viennent – c'est l'Accord de Paris ; notre pays s'est engagé à atteindre la neutralité carbone en 2050 ; et, en toute modestie, nous pouvons nous appuyer sur la raison d'être d'EDF qui vise à concilier préservation de la planète, bien-être et développement.
Parce que la France et l'Europe sont confrontées à une crise énergétique, les conditions peuvent être réunies pour changer dès maintenant le mode de fonctionnement trop incertain de notre planification. Je forme le vœu que nous revenions aux programmes de long terme, ceux qui ont permis l'électrification dans les années 1950, l'accompagnement des Trente Glorieuses jusqu'aux années 1970 et le choix stratégique du nucléaire, une constante des années 1960 jusqu'à la fin des années 1980 ayant connu une accélération à partir de la crise pétrolière de 1973.
Pourquoi le prix de l'Arenh n'a-t-il pas été revalorisé comme le prévoyait la loi Nome ? Dans les discussions au niveau européen, un lien avait-il été établi entre le prix de l'Arenh et le devenir des concessions hydroélectriques ?
Je crois avoir répondu à votre première question. Lors de mon arrivée à la tête d'EDF, il y avait un consensus au sein du Gouvernement pour porter devant la Commission européenne une demande de relèvement de l'Arenh par paliers de 2 euros jusqu'à 52 euros. Cette demande n'était pas liée à une quelconque avancée en matière de concessions hydroélectriques, elle était justifiée par les coûts de notre parc nucléaire. EDF n'avait pas à prendre parti sur un quelconque compromis entre les concessions hydroélectriques et le prix de l'Arenh, dont l'augmentation allait de soi.
La hausse n'a pas eu lieu car le prix de gros est descendu sous 42, puis 35 puis 30 euros. La Commission considérait qu'il fallait laisser le marché fonctionner. Si celui-ci décidait que le prix de l'électricité était inférieur à 42 euros, il n'y avait pas matière à relever le prix de l'Arenh. La porte s'est donc refermée sur ce dossier dans le courant de l'année 2016.
M. François Jacq, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives, affirme que le programme Astrid a été abandonné en concertation avec EDF et Orano. Pouvez-vous le confirmer ?
Inutile de vous dire qu'EDF est très attachée à ce que notre pays développe des surgénérateurs qui permettent de boucler le cycle du combustible en limitant voire supprimant la production de déchets nucléaires.
EDF souhaitait trouver, en collaboration avec le CEA, les solutions technologiques et regrettait la fermeture de Superphénix. En revanche, les ingénieurs d'EDF estimaient que le programme Astrid était justifié dans son volet de recherche de technologies pour gérer les difficultés techniques rencontrées notamment avec le sodium comme caloriporteur mieux que ne l'avait fait Superphénix. Mais ils manifestaient un certain scepticisme quant à la possibilité de passer directement d'une démonstration technologique à la construction immédiate d'un nouveau réacteur. EDF soutenait entièrement le volet technologique du programme Astrid mais était plus réservé sur le démonstrateur, de mémoire de 600 mégawatts, directement connecté sur le réseau, qui anticipait une solution dont la viabilité n'avait pas encore été démontrée.
À ma connaissance, la décision d'arrêter le programme Astrid n'a pas été prise en présence d'un représentant d'EDF.
Le système français est confronté au défi de la corrosion sous contrainte. Comment le risque d'un problème générique sur le parc nucléaire était-il anticipé au sein d'EDF ? Comment ont été traitées les alertes successives de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur la disparition progressive des marges de production d'énergie pilotable qui risquait d'imposer un arbitrage entre sécurité d'approvisionnement et sûreté d'exploitation ?
Nous n'arbitrons pas entre sécurité d'approvisionnement et sûreté nucléaire, dont nous faisons une priorité absolue, pour deux raisons : premièrement, le respect des règles de sûreté nucléaire nous semble intrinsèquement lié à la confiance des Français dans l'énergie électronucléaire ; deuxièmement, nous ne sommes pas chargés de la sécurité de l'approvisionnement puisque, depuis longtemps déjà, nous sommes un opérateur – certes, le plus important – parmi d'autres. L'équilibre entre l'offre et la demande est assuré par RTE.
En ce qui concerne la corrosion sous contrainte, il s'agit d'un problème générique dont nous ignorions tout de l'ampleur lorsqu'il a été découvert. Le problème est survenu sur un premier et rapidement sur quatre réacteurs de la catégorie dite N4 dont la puissance est de 1 450 mégawatts. Très vite, on a soupçonné une corrosion sur la catégorie des 1 300 mégawatts qui s'est vérifiée. En revanche, quelques mois plus tard, il est apparu que les réacteurs de 900 mégawatts, les plus anciens, étaient à l'abri. Cela montre que le problème n'est pas dû au vieillissement mais à la technique de soudure.
La fermeture de nombre de réacteurs utilisant des énergies fossiles – quand je suis arrivé, il y avait encore des réacteurs fonctionnant au fioul et il y avait aussi davantage de centrales à charbon – a réduit les marges de manœuvre en matière d'énergie pilotable. Toutefois, RTE, qui est responsable du pilotage, ne s'y est pas opposé. Dans ce contexte, la survenue du problème générique de corrosion et son ampleur ont fragilisé la production et menacé l'équilibre entre l'offre et la demande. Pour l'instant, la demande est satisfaite mais chacun sait que l'hiver actuel est plus difficile que les précédents.
C'est sous votre mandat que la centrale de Fessenheim est arrêtée. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Le dossier méritait que je prépare une réponse circonstanciée. La voici.
La fermeture définitive des deux réacteurs de 900 mégawatts de Fessenheim date du premier semestre 2020, ce qui correspond à la période où les deux réacteurs ont atteint les quarante années de fonctionnement.
Dans les années qui précédaient leur fermeture, les deux réacteurs de Fessenheim étaient jugés par l'ASN comme appliquant de manière tout à fait conforme les règles de sûreté. Ils étaient considérés parmi les meilleurs du parc nucléaire français.
L'arrêt des réacteurs fait manifestement suite à une campagne de dénigrement permanente et ancienne de la part d'organisations non gouvernementales antinucléaires basées en France et surtout en Allemagne ainsi que de décisions de politique énergétique que je voudrais résumer comme suit.
En vertu d'un décret du 11 décembre 2012, un « délégué interministériel à l'avenir du territoire de Fessenheim » est chargé de « préparer et coordonner les opérations nécessaires à la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim et à la reconversion du site ».
La loi de transition énergétique pour la croissance verte du 17 août 2015 plafonne à 63,2 gigawatts la capacité de production nucléaire en France. En pratique, elle ne permet pas la mise en service de l'EPR de Flamanville sans la déconnexion définitive d'une capacité nucléaire équivalente, qui correspond à peu près à deux réacteurs de 900 mégawatts. Par une décision du 13 août 2015, le Conseil constitutionnel rappelle le droit d'EDF à indemnisation par l'État au titre du préjudice subi du fait de l'application du plafonnement.
En application de ces lois et règlements. EDF exclut les deux réacteurs de Fessenheim du périmètre qui fait l'objet du projet dit VD4-900, pour quatrième visite décennale, du programme grand carénage, lequel a été autorisé par le conseil d'administration d'EDF à mon initiative en janvier 2015. Au deuxième semestre 2015, la fermeture des deux réacteurs devient donc inéluctable. Il va de soi que le PDG d'EDF en tant que mandataire social de l'entreprise aurait commis une faute de gestion si EDF avait poursuivi les travaux pour prolonger la durée de vie des réacteurs de Fessenheim en ignorant tant la loi de 2015 que le décret de 2012.
Les négociations entre EDF et l'État sur le protocole d'indemnisation, commencées en avril 2016, ont été ralenties notamment par le retard pris par la construction du réacteur EPR de Flamanville, qui conduit à désynchroniser la fermeture de Fessenheim de la mise en service de Flamanville. Fessenheim va donc aller jusqu'à quarante ans. Pour émettre un avis indépendant sur le protocole, le conseil d'administration d'EDF s'organise sous la forme d'un groupe de travail qui se réunit à de très nombreuses reprises. Le protocole est également amendé pour prendre en considération les observations de la Commission européenne et celles du comité ministériel des transactions au sein du ministère de la transition écologique et solidaire. Au fil des négociations et des observations, le conseil d'administration d'EDF a approuvé quatre délibérations relatives à ce protocole d'indemnisation, qui a finalement été signé par la ministre de la transition écologique et solidaire et par le PDG d'EDF le 27 septembre 2019. Le 30 septembre 2019, EDF a adressé la demande d'abrogation de l'autorisation d'exploiter la centrale de Fessenheim, qui a fait l'objet du décret du 18 février 2020. Un premier décret portant sur l'abrogation de l'autorisation d'exploiter la centrale de Fessenheim, daté du 8 avril 2017, avait été annulé par le Conseil d'État en octobre 2018.
Quelles sont les raisons du désaccord sur la stratégie de financement du projet d'Hinkley Point, désaccord qui a abouti à la démission du directeur financier d'EDF ?
Le directeur financier a en effet démissionné dans les semaines qui ont suivi la préparation de la décision, mais le conseil d'administration, qui est souverain en la matière, a approuvé la construction et le financement des deux réacteurs d'Hinkley Point. Certaines voix se sont élevées contre cette décision, mais une majorité claire d'administrateurs l'a votée.
Le projet d'Hinkley Point revêtait une triple dimension : industrielle, économique et de financement.
En ce qui concerne la dimension industrielle, il m'est apparu très important, peu avant le Brexit, de consolider le soutien au nucléaire mais aussi à l'industrie française – EDF est le seul exploitant de centrales nucléaires au Royaume-Uni – que manifestaient depuis une bonne dizaine d'années les gouvernements britanniques tant travaillistes que conservateurs. Un grand pays de haute technologie a ainsi retenu la technologie française de l'EPR pour la construction de deux, et nous l'espérons bientôt quatre, réacteurs. C'est un signal important adressé à tous les pays qui s'interrogent : malgré le retard de Flamanville et les critiques sur notre propre territoire, un autre pays a fait le choix de l'EPR. Ce projet assure un plan de charge important pour les bureaux d'études dans lesquels des milliers d'ingénieurs travaillent encore sur Hinkley Point et pour les usines françaises – Framatome, General Electric, Orano et bien d'autres sous-traitants – dont le carnet de commandes, à la fin du chantier de Flamanville, pourrait peiner à se remplir. Pour toutes ces raisons, la dimension industrielle du projet fait consensus.
Sur le plan économique, mon prédécesseur a négocié un contrat pour différence, qui permet d'assurer, dans la plupart des cas, une belle rentabilité aux investisseurs que sont le partenaire chinois CGN (China General Nuclear Power Corporation) et EDF. Le prix d'achat garanti de l'électricité aux termes du contrat est critiqué par le National audit Office – la cour des comptes britannique – qui le juge trop généreux. Celui-ci étant de surcroît indexé sur l'inflation, nous bénéficierons de la hausse des prix de 10 % que connaît la Grande-Bretagne. Le chantier d'Hinkley Point n'est pas terminé – il a été mené à 60 % – mais sa rentabilité économique, bien qu'un peu érodée par des retards qui ne sont pas considérables, reste d'excellente facture.
Quant au financement, il s'agit d'une question délicate. Lorsque j'ai pris mes fonctions, la stratégie consistait à « déconsolider » le financement, c'est-à-dire à faire porter le financement en capital par un groupe d'investisseurs dans lequel EDF serait minoritaire, et par des prêteurs. Il ne m'a fallu que quelques semaines pour m'apercevoir que le projet qui m'était présenté par l'équipe précédente, dont faisait partie le directeur financier qui a démissionné, n'était fondé sur aucun engagement autre que celui du partenaire chinois – c'est d'ailleurs moi qui ai négocié la contribution de ce dernier à hauteur de 33,5 %. Il était si irréaliste qu'il ne pouvait pas, selon moi, voir le jour. Dès lors, la question se pose à EDF et à l'État actionnaire de savoir si l'entreprise doit financer le projet ou l'abandonner. Si elle veut assurer les deux tiers du financement, EDF doit supporter un endettement assez important pendant de nombreuses années avant de pouvoir percevoir les premières recettes tirées de la mise en service des réacteurs. Le débat a lieu avec l'Agence des participations de l'État et les responsables ministériels concernés. Il en ressort que l'État souhaite voir le chantier d'Hinkley Point mené à bien. Il votera en conséquence au sein du conseil d'administration.
Rétrospectivement, la décision, qui a été prise par le conseil d'administration en toute connaissance de cause, de poursuivre le projet était tout à fait indispensable – je persiste et signe.
Vous avez souligné que les projections d'EDF ne rejoignent pas toujours celles de RTE. Sur quels points portent les différences ?
Je m'attarderai sur le point qui me semble le plus important : les besoins en électricité, autrement dit la demande.
RTE est chargé de conduire une étude prospective afin d'éclairer les décisions du Gouvernement en matière d'électricité. À mes yeux, les scénarios de RTE à l'horizon 2050 restent inspirés par une approche un peu ancienne tirant les conséquences de la désindustrialisation de notre pays que nous avons observée depuis vingt ans. Or aujourd'hui, la priorité est donnée, d'une part, à la lutte contre le changement climatique qui fait appel à l'électricité décarbonée en lieu et place de l'énergie fossile, et, d'autre part, à la reconquête de notre souveraineté industrielle et énergétique.
RTE prévoit, dans son scénario central, une croissance en volume de la consommation d'électricité, que je qualifierais de modeste, de l'ordre de 1 % par an, alors que nombreux sont les facteurs qui pourraient amener à considérer comme plus vraisemblable une croissance entre 1,5 et 2 % par an pendant trente ans.
Parmi ces facteurs, on peut citer : la démographie ; l'accroissement du nombre de logements à population constante ; la réindustrialisation et l'effort de contrôle de notre souveraineté énergétique ; la numérisation de la société ; des mesures sectorielles très fortes telles que l'arrêt de la vente de véhicules thermiques neufs pour les particuliers dès 2035 ; les besoins en hydrogène décarboné, notamment dans l'industrie ; la nouvelle réglementation thermique sur les logements qui, enfin, privilégie l'électricité décarbonée par rapport au gaz, au moins pour les logements neufs ; la substitution de fours électriques à des fours au gaz naturel dans nombre de procédés industriels.
Ces importants facteurs de croissance de la demande en électricité pour les prochaines années seront certes tempérés par des efforts de sobriété et d'efficacité énergétique, mais le rapport de RTE table dans ce domaine – ô combien important – sur des résultats chaque année d'ici à 2050 nettement meilleurs que tout ce qui a été observé depuis trente ans en France ou dans des pays comparables. Il me semble donc qu'une stratégie énergétique nationale se fondant sur une fourchette de consommation domestique annuelle d'électricité de 750 à 800 térawattheures en 2050 ferait courir à notre pays nettement moins de risques que le point moyen de 645 térawattheures qui a été retenu fin 2021 ou début 2022.
Merci, monsieur Lévy, pour ces premières réponses, ainsi que pour les réponses que vous nous avez communiquées par écrit en amont de cet entretien. En tant qu'ancien président-directeur général d'EDF, êtes-vous surpris par la situation énergétique actuelle ?
On est toujours surpris quand la crise arrive. Nous sommes dans une situation de crise énergétique. Bien avant la guerre en Ukraine, le prix du gaz avait commencé à monter en flèche. La plupart des observateurs considèrent que c'est une question d'équilibre entre l'offre et la demande, le très fort rebond de l'économie chinoise ayant fait monter de façon très importante les prix du gaz naturel liquéfié (GNL). Ensuite, cela a bien sûr été amplifié par la guerre en Ukraine. L'été dernier, les prix du gaz et de l'électricité ont augmenté de façon tout à fait considérable. Depuis quelques semaines, ils se sont repositionnés à des niveaux qui restent nettement plus élevés que ceux que nous avions connus au cours des années précédentes.
On est toujours surpris quand la crise arrive. Qui peut ne pas être surpris par le rebond de l'économie chinoise après le ralentissement dû au covid ? D'ailleurs, qui peut ne pas être surpris par le covid ? Qui peut ne pas être surpris par l'invasion de l'Ukraine ? Et ainsi de suite.
Au-delà de la surprise, il me paraît important de souligner l'impréparation de l'Europe, parce qu'elle a voulu compter essentiellement sur le marché pour réguler l'offre et la demande d'énergie. Or on constate aujourd'hui que le marché est important mais qu'il n'a pas réponse à tout. Cette impréparation se traduit par une très grande fragilité des systèmes énergétiques. On le voit en ce qui concerne l'approvisionnement en gaz et en électricité. Pour ce qui concerne l'électricité, le problème est un peu plus aigu en France du fait de la corrosion sous contrainte des réacteurs nucléaires, mais il est tout de même d'une grande acuité chez nombre de nos voisins européens : le Royaume-Uni, l'Italie, la Belgique et les Pays-Bas, entre autres, se préoccupent désormais de l'équilibre entre l'offre et la demande d'électricité. Le problème est aussi extrêmement aigu sur le gaz.
Vous êtes arrivé à la tête d'EDF fin 2014. On peut imaginer que vous avez eu un entretien, au moins de courtoisie, sinon d'orientation générale, avec les membres du Gouvernement, ou peut-être avec le ou la ministre chargée de l'énergie. Cela a-t-il été le cas ?
Mon passage de Thales à EDF a été extrêmement rapide. Je n'ai eu que quelques heures pour donner une réponse – elle a été positive. Il ne s'est passé qu'une poignée de jours avant que l'information soit rendue publique. J'étais alors en déplacement pour Thales dans des pays asiatiques. Les premiers contacts que j'ai eus avec les membres du Gouvernement quant à ce qui était attendu du président d'EDF ont eu lieu lors d'une réunion collective à laquelle la ministre participait.
La réunion collective à laquelle j'ai participé m'a permis de mesurer l'ampleur des sujets que je ne connaissais qu'en tant que lecteur de la presse et observateur attentif des grandes orientations fixées à mon pays. Cela m'a conduit à demander qu'une lettre de mission me soit adressée, ce qui a été fait début 2015 – le temps que tout cela se mette en route. Elle était cosignée par les trois ministres qui partageaient à ce moment-là la tutelle sur EDF : Mme Royal et les deux ministres compétents de Bercy.
Au-delà de la lettre, quel était l'esprit de cette lettre de mission, s'agissant en particulier des orientations relatives à notre parc nucléaire ?
J'ai partagé cette lettre de mission avec le conseil d'administration d'EDF et avec mon comité exécutif ; j'ai estimé que c'était un point de départ important. La lettre de mission rappelait la nécessité d'assurer les grands objectifs du service public qu'est EDF. En matière de nucléaire, elle rappelait que la loi en cours d'examen – elle n'était pas encore votée à l'époque ; elle a été promulguée en août 2015, soit huit ou neuf mois après mon arrivée – prévoyait la baisse de la part du nucléaire dans la production d'électricité à 50 % en 2050 et la fermeture de Fessenheim. Je pense qu'elle me demandait aussi – il faudrait que je la relise – de préparer la prochaine génération d'EPR au-delà de Flamanville ; elle incluait la nécessité pour EDF de préparer le renouvellement du parc nucléaire.
Vous dites avec une modestie qui vous honore que vous n'étiez pas, à votre arrivée, un spécialiste du secteur. Néanmoins, j'imagine que vous avez échangé avec vos équipes et avec les techniciens. Quelle était votre intime conviction concernant cette nouvelle direction donnée à notre politique nucléaire, à savoir cet objectif de 50 %, qui avait vocation à être décliné, quelques mois ou années plus tard, sous la forme d'une fermeture de réacteurs ?
J'avais connu EDF de loin lorsque je travaillais au ministère de l'industrie, lequel incluait à l'époque les grandes entreprises énergétiques, qui étaient des établissements publics. J'ai accepté de prendre la direction d'EDF en sachant que le président de cette entreprise publique se doit d'appliquer les lois et les règlements – je l'ai rappelé dans mon propos introductif. Je n'avais pas d'opinion personnelle à avoir. Ou alors, si j'estimais que la politique menée ne me correspondait pas du tout, je ne prenais pas le poste. Mais j'ai estimé que, puisqu'on me proposait une telle responsabilité pour mon pays, il était de mon devoir d'accepter, quoi que je pense de telle ou telle mesure que le Gouvernement était amené à préparer. Je rappelle qu'à l'époque, la loi n'était pas votée.
Donc, vous n'étiez pas en contradiction suffisamment importante avec ces objectifs pour refuser le poste et les responsabilités qu'il impliquait ?
Quand vous êtes arrivé à la tête d'EDF, quel était l'état de la filière nucléaire et celui des compétences au sein d'EDF ? Vos prédécesseurs nous ont décrit une situation initiale qui n'était pas mauvaise lorsqu'ils ont pris leurs fonctions et pas mauvaise non plus à leur départ, y compris en ce qui concerne les compétences, sauf pour quelques hauts responsables. J'ai bien peur que nous arrivions à notre époque sans avoir pu identifier de difficultés en matière de compétences ni dans la filière nucléaire ni au sein d'EDF, alors que tout un chacun convient aujourd'hui de l'existence d'un tel problème. Pouvez-vous nous aider à y voir plus clair ?
J'ai répondu par écrit au questionnaire que vous m'avez adressé, notamment à la question n° 11. Je suppose que mes réponses seront rendues publiques ? Pour ma part, je le souhaite.
En tout cas, je n'ai aucune raison de cacher les réponses que j'ai rédigées.
Il y a des compétences de deux natures très différentes : les compétences pour garder le parc en état, de façon qu'il puisse fonctionner correctement et répondre aux prescriptions de l'ASN, qui ont d'ailleurs été renforcées après l'accident de Fukushima et mises à jour avec la perspective de dépasser les quarante ans de durée de vie des réacteurs ; les compétences pour la construction de nouvelles centrales.
Je n'ai aucun doute qu'EDF avait, a et aura les compétences pour gérer son parc et pour répondre aux prescriptions que lui adresse l'ASN. C'est bien le cas : EDF a fait – avec, certes, parfois un peu de retard, parfois un peu d'avance – l'ensemble de ce que l'ASN lui avait demandé de faire, d'une part à la suite de l'accident de Fukushima, d'autre part pour prolonger au-delà de quarante ans la durée de vie des réacteurs. Il doit y avoir désormais six à huit réacteurs de 900 mégawatts qui ont été autorisés à redémarrer au-delà de ce seuil.
Il n'y a donc pas de doute sur le niveau de ces compétences. En revanche, se pose la question du volume des compétences : lorsqu'un problème générique touche un grand nombre de réacteurs, nous sommes limités par le nombre de personnes qualifiées dont nous disposons. Nous l'avons vu au moment où s'est posé le problème de la corrosion sous contrainte. Les équipes que j'ai interrogées m'ont alors dit que nous avions environ 100 soudeurs qualifiés à même de réparer les réacteurs – dans des conditions de radioactivité, vous le savez, difficiles – et que nous aurions pu aller plus vite avec 200. Comme nous ne les avions pas, nous avons paré au plus pressé : nous avons fait venir des soudeurs de l'étranger, qui n'avaient pas nécessairement exactement les mêmes qualifications ni les mêmes gestes, mais cela nous a évité d'attendre, nos soudeurs ne pouvant revenir sur un chantier avant un an révolu, compte tenu de la dosimétrie. Au moment où j'ai quitté EDF, il y a trois semaines, les réparations étaient terminées sur certains réacteurs, qui redémarraient donc ou allaient redémarrer.
Il est évident que, si nous avions été en train de construire de nouvelles centrales nucléaires, nous aurions disposé de dizaines de soudeurs supplémentaires : nous aurions pu les prélever sur les chantiers de construction pour les affecter pendant deux ou trois mois sur les chantiers de maintenance – les constructions neuves auraient attendu. En d'autres termes, nous avons les compétences mais nous n'avons pas assez de compétences. Il me semble avoir parlé à ce sujet d'un « manque de bras ».
Sur les compétences en matière de construction, je porte un jugement très différent de celui que je porte sur les compétences en matière de maintenance.
Nous avons construit le parc jusqu'en 2002, année de mise en service des derniers réacteurs. Ensuite, il a été décidé de construire l'EPR à Flamanville, en un exemplaire unique. Le chantier a démarré en 2007-2008 pour le génie civil. Sachant que les interventions des différents corps de métiers s'échelonnent sur une dizaine d'années, il s'est passé une quinzaine d'années entre le moment où tel corps de métier était sur les chantiers de Chooz et de Civaux et le moment où il était uniquement sur le chantier de Flamanville. Après Flamanville, il n'y a pas eu de nouvelle construction, ni immédiatement, ni au bout de cinq ans, ni au bout de dix ans ; cela fait désormais quinze ans.
Quel est aujourd'hui en France l'état de nos compétences en matière de construction ? Il faut savoir que le chantier de Flamanville est terminé : sur place, tous les systèmes sont prêts et tout a été nettoyé ; il y a simplement quelques réparations à faire, principalement des soudures défectueuses. Je rappelle qu'il s'est passé environ quinze ans entre la fin de la construction du parc actuel et le démarrage du chantier d'un réacteur unique à Flamanville, et qu'il se sera passé de nouveau une quinzaine d'années, voire près de vingt ans, avant que soit prise, je l'espère, la décision définitive de construire de nouveaux réacteurs. Le rapport de Jean-Martin Folz, rendu public fin 2019, exprime très bien cette préoccupation : il explique qu'il est nécessaire de remettre en marche une filière des métiers de la construction. Au moment où le rapport a été remis, cette filière était notoirement insuffisante.
Dans la foulée du rapport Folz, j'ai créé au sein d'EDF une nouvelle direction qui m'était directement rattachée et à la tête de laquelle j'ai nommé Alain Tranzer, expert industriel venant du monde de l'automobile – donc familier des hautes technologies et d'une très grande discipline dans la gestion de grands programmes, avec la volonté de sortir la voiture au bon moment, et non pas un an après les concurrents. Ce directeur, qui me rapportait directement, a lancé un plan intitulé « Excell » visant à améliorer le niveau des compétences et la qualité d'exécution des chantiers, principalement des nouveaux chantiers, mais aussi, le cas échéant, des chantiers sur le parc existant.
Le plan Excell est donc un grand programme de remontée des niveaux et des volumes de compétences, ainsi que de la qualité. Il est mis en œuvre au sein d'EDF mais en associant très largement les entreprises du secteur, regroupées au sein du Gifen – le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire. Afin d'assurer la plus grande transparence, il fait l'objet d'une présentation annuelle au conseil d'administration d'EDF et, dans la foulée, d'une conférence de presse, de façon que l'ensemble du public soit informé de ses objectifs et de son avancement.
Je comprends que vous ne faites pas ce diagnostic depuis seulement quelques semaines ; vous le faites depuis de longues années au sein d'EDF, raison pour laquelle vous avez mis en place les programmes dont vous avez parlé. Sans chercher à établir les responsabilités dans un but polémique, c'est donc une situation dont vous avez hérité à votre arrivée à la tête d'EDF, et qui tient aux différentes raisons structurantes que vous avez évoquées.
Il n'est pas possible d'être compétent et efficace quand on construit un réacteur tous les quinze ans. On s'est interrompu, puis on a lancé Flamanville. Pour des raisons que je ne suis pas sûr de bien comprendre, on n'a pas prévu d'autres réacteurs après Flamanville, alors que c'était vraiment à l'ordre du jour. Je ne sais pas très bien ce qui s'est passé – la crise financière ? Je n'exerçais pas du tout ces responsabilités à ce moment-là.
Désormais, il s'agit de redémarrer un programme d'ampleur puisque, dans le discours de Belfort, le Président de la République a parlé de six réacteurs, et peut-être même de quatorze. Il faut que nous soyons prêts. Le président de l'ASN a appelé à la mise en œuvre d'un « plan Marshall », termes que je fais volontiers miens. Nous nous y préparons, en sachant qu'il y a devant nous un énorme travail à faire pour acquérir la crédibilité nécessaire et répondre aux besoins de ce programme.
Vous avez décrit la surprise qui fut la vôtre à votre arrivée en ce qui concerne le chantier de l'EPR : des principes de gestion de projet commun aux autres projets industriels qui n'ont visiblement pas cours chez EDF, une dilution des responsabilités, la faiblesse des interactions entre EDF et Areva, l'absence de direction exécutive dédiée à l'ingénierie du projet. Si je comprends bien, ce qui est en cause, c'est la capacité d'EDF à gérer un tel projet, et cela dépasse largement la question des compétences techniques.
Vous avez tout à fait raison. Vous venez de lire la réponse que j'ai faite à l'une de vos questions. Je pense en effet qu'en matière de gestion de projet et de direction de programme, Flamanville n'était pas piloté comme il aurait dû l'être. J'ai essayé de résoudre le problème dans les semaines et les mois qui ont suivi mon arrivée, en procédant à une réorganisation selon les principes de gestion de grands projets industriels que j'avais appris dans d'autres secteurs.
Eu égard à l'expérience que vous aviez dans d'autres secteurs industriels, vous conviendrez que, pour un projet de cette ampleur et de cette importance pour EDF, il était étonnant que le plus haut niveau de direction au sein d'EDF ne se soit pas saisi pleinement du sujet, comme vous l'avez fait, semble-t-il, à votre arrivée.
Je souhaite maintenant vous interroger sur la filière nucléaire, notamment sur l'état d'Areva et sur les différentes décisions qui ont été prises jusqu'à la cession à EDF de sa filiale spécialisée dans la fabrication de réacteurs nucléaires. Sans vous demander de faire l'historique, je cherche notamment à comprendre quelle a été l'implication indirecte des pouvoirs publics, sous forme d'arbitrages ou de recommandations, et en tant qu'État actionnaire. Comment jugez-vous la stratégie de l'État actionnaire dans l'évolution qui a abouti à cette cession ? Estimez-vous comme d'autres que ce sont davantage les décisions individuelles prises au sein d'Areva qui ont conduit aux échecs que l'on sait ?
Je ne suis pas capable de répondre à cette question, puisque ces décisions ont été prises plusieurs années avant mon arrivée. Ce que je peux vous dire, pour éclairer l'histoire sans tomber dans l'anecdote, c'est que, lors de la réunion collective organisée à mon retour d'Asie au cours de laquelle j'ai pris connaissance de ce que l'État me demandait de faire à la tête d'EDF, la question de la mauvaise santé d'Areva a évidemment été abordée : il allait falloir trouver une solution pour remettre les choses d'équerre.
Nous étions alors en octobre-novembre 2014. Cette solution a été préparée de concert par la nouvelle présidence d'Areva et la nouvelle présidence d'EDF, sous l'autorité du Gouvernement. Si je ne m'abuse, elle a fait l'objet, le 3 juin 2015, d'un communiqué de presse de l'Élysée, qui expliquait l'évolution à venir. Ensuite, il s'est agi de bien exécuter cette décision stratégique. Sans trop entrer dans les détails, celle-ci a consisté à donner à EDF le rôle d'unique chef de file de la construction de réacteurs nucléaires, à faire de Framatome le responsable de la chaudière et d'un grand nombre des équipements qui sont installés dans celle-ci – Framatome reprenant les activités d'Areva NP et retrouvant le nom qui était le sien des années 1960 aux années 1990 – et à faire d'Orano ce qu'avait été la Cogema (Compagnie générale des matières nucléaires) pendant une trentaine d'années.
À l'époque, j'ai fortement soutenu cette décision de principe. Jusqu'au 23 novembre dernier, j'avais plutôt plaisir à constater que, d'une part, Framatome enregistrait de bons résultats opérationnels, avait renoué avec le profit, la croissance et l'attractivité pour les ingénieurs et les salariés en général, et avait reconstitué un bloc industriel en élargissant un peu ses compétences et en ne s'interdisant pas de procéder à des acquisitions, et que, d'autre part, Orano conduisait avec efficacité les contrats qu'EDF lui avait confiés.
Fin 2014, la restructuration de la filière était devenue très urgente. Je pense que la restructuration arrêtée dans son principe en juin 2015 et exécutée jusqu'à fin 2017 – il y a eu beaucoup de retard à cause de la dimension finlandaise du dossier – a été une bonne décision de politique industrielle, dont nous bénéficions aujourd'hui.
Dès lors, une chose m'échappe. On était en train de construire, sous la responsabilité d'EDF, un nouvel EPR. On avait redonné un peu de vitalité à la filière nucléaire grâce à cette réorganisation. Cela n'a pas suffi à rendre la filière plus attractive pour les compétences ? Est-ce le fait de n'avoir lancé qu'un seul EPR en 2005 qui explique que, pendant des années, avant votre mandat et sous votre mandat, EDF n'ait pas trouvé ces fameux bras ?
EDF embauche les bras dont elle a l'emploi. Il ne s'agit pas de savoir si on arrive ou non à faire venir des ingénieurs et des soudeurs dans la filière ; il s'agit de savoir quel travail on leur donne. Pour l'essentiel, le chantier de Flamanville a été terminé vers 2017-2018. Depuis lors, nous ne faisons que réparer. Donc, la quasi-totalité des bras dont EDF a besoin, c'est pour la maintenance du parc. Nous assurons cette maintenance, et les chantiers du parc se déroulent de façon très programmée. Je parle de ce qui est prévisible, et non des événements imprévisibles tels que la corrosion sous contrainte ou l'épidémie de covid, qui a été à l'origine de perturbations majeures – nous en payons encore les conséquences aujourd'hui.
En tout cas, nous aurions eu davantage de bras si nous avions eu des réacteurs à construire. Or nous avons eu un seul réacteur à construire au cours de ces vingt dernières années, et il est terminé depuis cinq ans. Nous avons certes besoin de réparer, mais les personnes qui réalisent le câblage ou le système de contrôle-commande ont fini leur travail.
Autrement dit, le volume de main-d'œuvre dont vous disposiez était suffisant pour maintenir le parc – sauf en ce moment du fait, selon vous, d'une conjonction d'événements qui expliquent le retard –, mais pas pour construire de nouveaux réacteurs ?
Néanmoins, la question d'un défaut générique grave a été mentionnée à de multiples reprises comme une problématique pour la sécurité d'approvisionnement. Dans un avis de mai 2013, l'ASN tirait notamment la conclusion suivante : « L'ASN rappelle l'importance de disposer de marges suffisantes dans le système électrique pour faire face à la nécessité de suspendre simultanément le fonctionnement de plusieurs réacteurs qui présenteraient un défaut générique grave. » J'imagine qu'EDF a évoqué cette question, ne serait-ce que dans ses discussions de filière avec RTE pour préparer les scénarios de consommation et de production. Je comprends que la corrosion sous contrainte, phénomène récent et auparavant inconnu, n'ait pas été identifiée comme tel, pour toutes les raisons qui ont été évoquées. Nonobstant, quelles étaient les réflexions autour des défauts génériques graves ?
Le propre du défaut générique grave, c'est que vous ne savez ni quand il arrivera, ni de quoi il s'agira, ni quelle sera son ampleur. La question que vous posez a trait à l'assurance, à la réassurance et aux marges de manœuvre. EDF mène avec RTE des travaux visant à établir des scénarios de dégradation et des réponses à ces scénarios. Nous estimons avoir suffisamment de marges de manœuvre pour faire face auxdits scénarios de stress. D'ailleurs, les mois qui viennent nous diront si tel est effectivement le cas. Pour l'instant, les Français ont de l'électricité.
J'en viens aux énergies renouvelables. À votre arrivée à la tête d'EDF, vous avez élaboré la stratégie Cap 2030, qui prévoit de passer en la matière de 28 à 50 gigawatts de puissance installée d'ici à 2030. Pouvez-vous nous dire ce qui a présidé au choix de cet objectif de 50 gigawatts ? Nous avons aujourd'hui un problème pour l'atteindre. Comment les choses ont-elles évolué de ce point de vue au cours de votre mandat ?
Les énergies renouvelables sont un sujet délicat en France, parce que certains voudraient faire croire que l'on peut vivre dans un système fonctionnant avec 100 % d'énergies renouvelables, le surinvestissement qui correspondrait à un tel système étant passé sous silence. Rien n'est impossible, mais s'il s'agit de surinvestir à des fins de démonstration en oubliant l'aspect économique, il faut le dire.
L'hiver, il fait froid, il n'y a pas de soleil et il y a très peu de vent. S'il faut surinvestir pour faire face aux besoins en électricité l'hiver, on va multiplier les installations. Cela déboucherait, on le voit bien, sur une impasse. Ainsi, la question du quantum d'énergies renouvelables fait l'objet de débats un peu interminables.
Pour notre part, nous nous sommes demandé à quoi pourrait ressembler le système électrique français avec environ 60 % d'énergies pilotables, la part du nucléaire étant fixée par la loi à 50 % et celle de l'hydroélectricité n'étant guère appelée à augmenter au-delà des 10 % actuels, pour des raisons sur lesquelles nous pourrons revenir ultérieurement. Par hypothèse, le solde serait fourni par l'éolien et le solaire, sachant que 35 % d'énergies renouvelables, si l'on retient ce chiffre, cela correspond à des capacités de production tout à fait considérables.
À mon arrivée chez EDF, j'ai constaté avec surprise que les optimisations restaient un peu locales et qu'il n'y avait pas de vision globale de ce que serait l'entreprise quinze ans plus tard. C'est pourquoi, au premier semestre 2015, j'ai lancé Cap 2030, travaux de planification internes visant à doter EDF d'une vision stratégique exhaustive à l'horizon 2030. Il nous a alors semblé que, dans le cadre de la planification énergétique établie par le Gouvernement, notamment de la loi qui allait être votée, atteindre 50 gigawatts d'énergies renouvelables en 2030 serait un bon exercice.
Deux problèmes se posent concernant les énergies renouvelables : la gestion du système électrique et leur financement.
La gestion du système électrique relève de RTE, mais EDF joue évidemment un rôle important. Si l'éolien et le solaire doivent représenter demain 30 % ou 40 % de la production, contre 7 % ou 8 % actuellement, nous allons créer une dépendance à l'égard des importations de cellules solaires, de moteurs et de turbines d'éoliennes depuis la Chine. Ayant constaté le danger de la dépendance au gaz russe, il faut s'inquiéter de cette nouvelle dépendance, d'autant plus que la Commission européenne et le Parlement européen n'y accordent aucun intérêt.
D'ailleurs, une de mes surprises – il y a en a eu tellement pendant les huit ans que j'ai passés à la tête d'EDF ! –, c'est qu'il a été décidé à un moment donné, au niveau européen, de faire disparaître du jour au lendemain les taxes appliquées aux cellules solaires en provenance de Chine, alors qu'elles donnaient tout de même un petit avantage compétitif à ceux qui essayaient d'en produire en Europe. Il faut donc, me semble-t-il, que la doctrine européenne évolue à ce sujet. Peut-être cela sera-t-il le cas avec le mécanisme carbone aux frontières en cours de finalisation.
Quant au financement du passage de 28 à 50 gigawatts d'énergies renouvelables, il reposait sur un certain nombre d'hypothèses. J'ai beaucoup parlé de l'Arenh. En définitive, nous n'avons pas eu les moyens financiers nécessaires pour prendre, comme je l'aurais voulu, le rythme permettant d'atteindre les 50 gigawatts. Néanmoins, grâce à un gros effort, notamment le plan solaire, et à un travail de conviction des populations concernées – l'accélération de la production d'énergies renouvelables en France est un sujet difficile sur lequel vos collègues travaillent en ce moment même en séance publique –, nous avons rattrapé une grande partie de notre retard sur notre principal concurrent en matière de volumes d'électricité renouvelable produite en France ; je parle de l'éolien et du solaire, hors hydraulique. Nous ne l'avons pas tout à fait rattrapé, mais presque.
Depuis 2015, avez-vous émis – j'imagine en privé, vu votre position – des alertes importantes à l'adresse des pouvoirs publics, par exemple à propos des énergies renouvelables, de la sécurité d'approvisionnement ou de l'état du parc nucléaire ? Si tel est le cas, avez-vous eu l'impression d'avoir été entendu ?
La réponse n'est ni complètement positive ni complètement négative. J'ai eu l'occasion de m'exprimer de façon régulière auprès des autorités politiques, et je pense avoir été largement entendu. Je pense également avoir été un bon témoin de ce qu'est l'entreprise EDF, qui entraîne derrière elle un grand nombre de salariés et d'autres entreprises qui travaillent pour son compte ; je pense que tout cela a été respecté. En 2019, j'ai été reconduit dans mes fonctions ; cela faisait très longtemps qu'une telle reconduction n'était pas arrivée. Je dirais que, d'une manière générale, le dialogue que j'ai eu avec les autorités politiques était assez naturel et assez riche.
La question de l'Arenh mise à part, vous considérez donc que l'ensemble des alertes que vous avez émises ont été entendues s'agissant des projets importants à mener pour la viabilité d'EDF et pour notre sécurité d'approvisionnement ?
L'État a donné à EDF les moyens de résoudre l'équation financière extrêmement délicate créée par l'Arenh.
Dans les années 2019 à 2021, l'État a essayé de résoudre le problème de l'Arenh dans le cadre d'une réforme plus globale, le projet Hercule – qui a lui aussi fait couler beaucoup d'encre. Le Gouvernement et l'entreprise avaient beaucoup travaillé ensemble sur cette évolution, qu'ils souhaitaient l'un et l'autre. C'est évidemment au Gouvernement qu'il est revenu de plaider le dossier auprès de la Commission européenne. La direction générale de la concurrence y a opposé de tels obstacles que cette évolution n'a pas eu lieu.
Quand il a fallu aider EDF à mettre en œuvre ses principales missions, l'État a été présent. Je rappelle que, depuis 2015, il n'a pas pris de dividendes en cash à EDF, à une petite exception près. En outre, à trois reprises, il a participé en investisseur avisé à des opérations de marché de façon à améliorer la structure du bilan d'EDF. Il s'est agi de deux augmentations du capital, la première en 2017 – de 4 milliards d'euros –, la seconde en 2022. Dans l'intervalle, EDF a procédé à une émission d'obligations convertibles, dont l'État a souscrit une quantité importante.
Nos équilibres financiers étaient extrêmement tendus, mais EDF a pu assurer l'essentiel de ses missions. Je regrette néanmoins que nous n'ayons pas eu suffisamment de moyens pour nous développer dans le domaine des énergies renouvelables et nous placer sur la trajectoire des 50 gigawatts que j'avais visés dès 2015.
Vous avez évoqué brièvement la filière hydroélectrique. De votre point de vue, quelles ont été les conséquences de l'absence d'arbitrage, dans un sens ou dans l'autre, concernant l'attribution définitive des concessions de barrages ? Cela a-t-il détérioré notre capacité à investir dans des technologies plus performantes – remplacement de turbines ou amélioration de la productivité, par exemple – ou dans de nouvelles stations de transfert d'énergie par pompage (Step) ? Cela ne nous a-t-il pas fait prendre un retard considérable ?
L'énergie hydraulique est à la fois souveraine, rentable et doublement stockable, puisqu'elle peut reconstituer elle-même son propre stock. Bien sûr, la part de l'hydroélectricité resterait mesurée – il ne faut pas promettre n'importe quoi –, mais ces dix années perdues n'ont-elles pas dégradé notre capacité à respecter les objectifs de l'Accord de Paris ?
Vous avez parlé du prix de production de l'électricité. Quelle est aujourd'hui votre estimation du prix de production réel du parc dirigé par EDF, et de celui du parc français en général, une fois que l'on a intégré les tarifs de rachat normaux de l'éolien et du photovoltaïque ? EDF a-t-il estimé ce que serait le prix de production réel si notre pays sortait du mécanisme européen de formation des prix ? Combien cela coûterait-il à la France si l'on abandonnait le coût marginal et revenait au prix moyen de production ? Selon certains experts, le prix moyen de production s'établit entre 80 et 120 euros le mégawattheure depuis le début de la crise du gaz, en intégrant les importations. Cette échelle de prix vous paraît-elle cohérente ?
J'ai interrogé hier M. Proglio sur le coût de l'Arenh pour EDF, mais il n'a pas pu me répondre. Sous votre mandat, quel coût l'Arenh a-t-il représenté pour les finances d'EDF ? En existe-t-il une estimation ? Ce chiffre est-il connu ou a-t-il été calculé ? Si l'on écoute M. Proglio, c'est à la représentation nationale de s'inquiéter de ce que l'Arenh a coûté pour EDF et, partant, pour le contribuable-consommateur.
Le président Schellenberger vous a interrogé sur la fermeture de Fessenheim. Quelles ont été les conditions de l'accord financier trouvé avec le Gouvernement ? M. Proglio a clairement sous-entendu hier que l'indemnisation prévue par cet accord ne correspondait pas à la valeur économique réelle d'une exploitation de Fessenheim pendant dix ans supplémentaires, a fortiori pendant vingt ans.
Au moment où vous avez quitté EDF, à quel stade le démantèlement de Fessenheim en était-il précisément ? Des étapes irréversibles ont-elles été franchies ? Si on le souhaitait, pourrait-on, dans un temps raisonnable – je laisse ce point à votre appréciation –, relancer Fessenheim d'une façon ou d'une autre ? Si on le faisait, ne pourrait-on pas à cette occasion réaliser les travaux nécessaires à la prolongation de la durée de vie des deux réacteurs jusqu'à soixante ans ? Ce serait une démonstration, dans des conditions réelles, de notre capacité technologique à passer à la prochaine échéance décennale.
Vous avez critiqué les perspectives de consommation retenues dans le rapport de RTE. Je me félicite que vous ayez donné pour votre part une échelle de consommation de 750 à 800 térawattheures en 2050, puisque cela correspond aux 770 à 820 térawattheures cités pour ce même horizon par le Rassemblement national lors de la dernière campagne présidentielle. Nous avons alors été les seuls à avancer un tel chiffre, sous les critiques et les ricanements de tous.
Au-delà de la consommation, quelle est votre analyse concernant la production ? Savez-vous ce qu'entend RTE par « paris technologiques » ? Personne n'est capable de nous dire ce que cela signifie. RTE a enterré les scénarios de maintien de la part du nucléaire à 60 %, à 70 %, voire à 80 %. Pourquoi ? Considérez-vous que c'est normal ? En tant que président-directeur général d'EDF, estimeriez-vous utile que RTE aille au bout de ces scénarios ?
D'après ce que le Gouvernement et RTE nous ont expliqué, la filière nucléaire considère elle-même qu'il serait impossible de maintenir une telle production d'ici à 2050. Or ce n'est pas ce que dit l'ensemble des acteurs de la filière, que je rencontre depuis de nombreuses années. Il semble que vous ne soyez pas non plus de cet avis. Selon un article de Géraldine Woessner publié dans Le Point, vous auriez déclaré « Je n'ai jamais dit cela », réagissant à l'affirmation selon laquelle la filière jugerait impossible de construire davantage de réacteurs. Confirmez-vous ces propos ?
Vous auriez ajouté : « Dans un monde idéal, un monde où les gouvernements successifs garderaient la même politique et cesseraient de faire du stop and go, on pourrait construire un réacteur par an entre 2035 et 2040, puis monter à deux réacteurs par an. On saurait le faire ! Il faut planifier les bureaux d'études, les besoins en génie civil, les lignes d'assemblage… Tout est possible. » Confirmez-vous ou infirmez-vous cette analyse ?
J'aimerais ensuite avoir quelques retours de chantiers.
S'agissant de Hinkley Point, la cour des comptes britannique a souligné les effets considérables des variations du coût du capital, c'est-à-dire du prix de l'argent prêté à l'opérateur pour la construction des réacteurs : s'il est très bas, de l'ordre de 2 %, le prix de l'électricité nucléaire produite par les EPR s'effondre. Il s'agit d'une information très intéressante et rarement commentée, qui pourrait intéresser la représentation nationale en vue d'établir le financement d'un éventuel nouveau plan nucléaire sur la base de taux d'intérêt proches de 2 % plutôt que du taux du marché.
Nous disposons de très peu d'informations sur ce qui s'est passé à Taishan. En avez-vous ? Les informations qui nous ont été transmises par la Chine vous semblent-elles crédibles ? D'éventuels problèmes de conception pourraient-ils avoir des conséquences sur l'EPR de Flamanville ou pour nos partenaires finlandais et britannique ?
L'EPR britannique a-t-il bien été simplifié pour ce qui est du design ? Est-il exact qu'il n'a plus grand-chose à voir avec, par exemple, l'EPR finlandais ?
Vous nous alertez sur le risque que fait courir l'interruption entre la fin du chantier de Flamanville et l'éventuel lancement par le Gouvernement de la construction de nouveaux réacteurs. Vous semble-t-il pertinent d'attendre un EPR 2 ? On nous présente la validation du premier design de l'EPR 2 comme une évidence. Or il y a aucune raison que ce soit le cas, vu les exigences dont l'ASN a coutume de faire preuve, le risque étant que la période d'interruption des constructions se prolonge encore. Pourquoi ne pas reprendre dans un premier temps le modèle du premier EPR avant de passer à l'EPR 2 ?
Il y a visiblement eu sous votre mandat une tentative de chantage de General Electric sur la maintenance des turbines Arabelle. Que s'est-il passé lors de la négociation de ces contrats ? Quelles ont été les conséquences sur la souveraineté française ? Ce que la presse a présenté comme une tentative de chantage a-t-elle abouti ? L'État a-t-il, à cette occasion, défendu EDF et la souveraineté française ? D'autres tentatives ont-elles été menées concernant la maintenance d'autres équipements de production électrique – je pense en particulier aux barrages, puisque General Electric a aussi hérité des turbines hydroélectriques ? Que pensez-vous de la nomination de Luc Rémont comme votre successeur, sachant qu'il va devoir à ce titre finaliser le rachat des turbines Arabelle alors qu'il avait participé à leur vente et sera par conséquent juge et partie de la même opération financière ? Cela vous semble-t-il normal ?
Vous avez évoqué tout à l'heure la possibilité d'exploiter des hydrocarbures en France afin de renforcer la souveraineté énergétique de notre pays. Pourriez-vous développer ce point ?
N'ayant pas eu le temps de toutes les noter, je crains, monsieur le député, de ne pas pouvoir répondre à l'intégralité de vos questions ; je vous prie par avance de m'en excuser.
S'agissant de l'hydroélectricité, la Commission européenne a mis en demeure à deux reprises notre pays d'appliquer la directive sur l'attribution de contrats de concession. La réponse de la France, EDF étant évidemment partie prenante dans cet échange, est la suivante : « Quel est le sens de mettre en concurrence des concessions au moment où celles-ci expirent ? Le devenir des concessions est complètement aléatoire : au sein d'une même vallée, une concession va expirer, l'autre pas. En outre, en quoi un autre opérateur ferait-il mieux que l'actuel, qui dispose à la fois de la connaissance et de la masse critique pour assurer la bonne exploitation des installations ? » Nous sommes donc dans l'impasse. Lorsque j'ai quitté mes fonctions, il y a trois semaines, le dossier n'avait pas beaucoup évolué par rapport au moment où je les ai prises, il y a huit ans.
À vrai dire, il ne pouvait pas se passer grand-chose durant cette période, hormis la justification de la non-application par la France de la directive « concessions ». On a peu fait d'investissements dans de nouveaux barrages, ce qui aurait pourtant été bien utile. Cela fait des années qu'on ne développe plus le potentiel hydroélectrique français. On n'augmente pas la puissance des barrages et, surtout, on ne crée pas de nouvelles stations de pompage, les fameuses Step dont vous parliez. Il existe pourtant des projets très anciens – on m'a dit que certains étaient déjà à l'ordre du jour il y a près de quarante ans. Il faut dire que la disposition des montagnes et des rivières ne change pas. À un moment donné, les ingénieurs envisagent de faire quelque chose à un certain endroit, mais les conditions économiques ne sont pas remplies – ce fut le cas il y a quelques décennies. Aujourd'hui, les prix sont élevés, les conditions économiques pourraient être remplies mais le droit ne le permet pas. Depuis quelques années, nous nous contentons donc de maintenir le parc en l'état. Il fonctionne bien, d'ailleurs, ce dont on ne peut que se réjouir, car on en a bien besoin aujourd'hui. Je tiens à saluer les hydro-électriciens d'EDF, parce qu'on parle beaucoup des centrales nucléaires mais très peu de ceux qui exploitent les barrages, alors qu'ils font un travail remarquable pour que ceux-ci soient disponibles pendant l'hiver. Nous avons amélioré la puissance de certains barrages, nous avons réussi à gagner quelques mégawatts par-ci, par-là, mais fondamentalement rien n'a beaucoup changé.
Le coût de revient de l'électricité dépend évidemment de la technologie utilisée. Pour le nucléaire, la CRE l'avait évalué en 2019 à un peu moins de 50 euros le mégawattheure – nous penchions pour notre part pour un peu plus de 50 euros. À ma connaissance, la Commission européenne avait validé cette estimation. Il faut cependant avoir en tête qu'il s'agit d'euros de 2019 : depuis, l'inflation a touché les achats, les salaires et les taxes. La filière hydraulique ayant été amortie, le coût marginal de production de ce type d'électricité est faible. Le coût de la production d'électricité à partir de gaz est quant à lui extrêmement volatil ; il est actuellement très élevé. Le coût du renouvelable résulte des appels d'offres de la CRE que nous gagnons ou non. Suivant la technologie et le marché, les coûts de revient sont donc extrêmement variables et je ne me reconnais ni dans le chiffre de 80 euros le mégawattheure ni dans celui de 120.
Le coût de l'Arenh pour EDF est extrêmement difficile à calculer, dans la mesure où il est difficile de faire des simulations sur le comportement des acteurs économiques. S'il n'y avait pas eu l'Arenh, nos concurrents auraient-ils investi plutôt que de se contenter d'attendre que nous leur livrions le courant électrique que nous produisons à partir des infrastructures que nous avons construites ? Ce qui est certain, c'est que le manque à gagner est considérable, de l'ordre de plusieurs milliards d'euros chaque année : nous touchons 42 euros par mégawattheure alors que le parc nucléaire nous revient à une cinquantaine d'euros – sans tenir compte du coût de sa reconstruction. Je rappelle qu'il était question d'augmenter à 52 euros le prix de l'Arenh quand je suis arrivé à la tête d'EDF et que le Gouvernement de l'époque en était d'accord ; pourtant, rien n'a changé depuis 2012. On peut légitimement se demander comment aurait évolué le marché si les fournisseurs alternatifs avaient été incités à construire plutôt qu'à parasiter le système.
En ce qui concerne Fessenheim, je laisse à mon prédécesseur le soin de critiquer – si tel est bien le cas – un accord qu'il n'a pas négocié. Je me contenterai de vous dire que cet accord a fait l'objet de nombreuses réunions d'un comité d'administrateurs indépendants au sein du conseil d'administration d'EDF, auxquelles l'État ne participait pas. Lors du vote de la résolution approuvant l'accord qui avait été négocié par mes soins avec l'État, les représentants de ce dernier n'ont pas participé au vote, en application des règles de bonne gouvernance. L'accord a été validé par la Commission européenne. Il ne s'agit pas d'une aide d'État ; si tel avait été le cas, il aurait été rejeté. Il a été validé par des administrateurs indépendants représentant l'intérêt social de l'entreprise. Enfin, cet accord, quoique très épais, est public. Il prévoit le versement par l'État d'une somme fixe – ce qui a été fait, je crois, à la fin 2019 –, puis d'une somme variable versée dix années après la fermeture, soit en 2031, en fonction de ce qui se sera passé dans le parc à 900 mégawatts pendant la décennie précédente, et enfin d'une autre somme variable vingt ans après la fermeture, soit en 2041, suivant le même critère. Il me semble donc difficile de juger cet accord avant cette dernière échéance.
La fermeture de Fessenheim n'est bien sûr pas irréversible : on peut toujours décider que tout ce qui a été démantelé peut être reconstruit. Néanmoins, la loi française impose de démanteler le plus vite possible, sous le contrôle et selon les prescriptions de l'Autorité de sûreté nucléaire. Nous appliquons ce programme, de manière à retraiter les matières radioactives présentes sur le site. Les combustibles ont déjà été placés dans des piscines. Les équipements qui n'ont pas été exposés à de la radioactivité sont démontés au fur et à mesure. On pourrait tout reconstruire, mais je pense, monsieur le député, que ce ne serait pas dans un temps raisonnable. De surcroît, nous ne savons pas encore quelles seront les prescriptions de l'ASN pour prolonger la durée de vie des réacteurs de 50 à 60 ans ; dans ces conditions, il semble difficile de faire de Fessenheim le laboratoire de cette prolongation.
Non, ce sont des critères de sûreté. Si la prolongation était autorisée, il faudrait ensuite mettre au point, par concertation, de nombreux documents administratifs – permis, autorisations diverses –, mais ce n'est pas de cela que je parlais.
J'en viens à la politique de produit.
Le Gouvernement britannique n'a pas prêté d'argent pour la construction d'Hinkley Point. J'ai précisément souligné que si les objectifs industriels sont majeurs et les perspectives économiques de bonne facture, ce sont en revanche EDF et notre partenaire chinois qui assument la totalité du financement, sans aucune intervention du gouvernement britannique. Vous avez raison de dire que si nous avions des prêts garantis par le gouvernement britannique, nous aurions de meilleurs taux de financement, mais ce n'est pas le cas.
Ce n'est pas exactement ce que j'ai dit. Je vous ai demandé ce que vous pensiez des propos de la cour des comptes britannique qui met en relation le coût de revient de l'électricité issue du réacteur et le coût du capital.
Le coût du capital est en effet essentiel dans la manière dont on calcule le coût de revient de l'électricité nucléaire. Le propre de telles installations est que l'on dépense beaucoup pendant la phase de construction et que l'on doit ensuite rembourser pendant des années avec les recettes de production la dette importante que l'on a contractée. Le coût pondéré du capital entre les fonds propres et la dette est de ce fait un élément majeur du coût de revient final. Quand on bénéficie d'une garantie d'un État, on emprunte à des taux bien inférieurs aux taux du marché, le coût pondéré du capital s'effondre et cela peut diminuer dans une proportion d'un à deux le coût de revient final. Les coûts d'exploitation étant relativement bas, même dans la durée, par rapport aux coûts de construction, c'est un point clé.
S'agissant de Taishan, les informations publiques dont on disposait lorsque j'ai quitté EDF il y a trois semaines – et je ne crois pas qu'il y en ait eu de nouvelles depuis lors – étaient, contrairement à ce que déclarait l'une des personnes auditionnées hier, que les deux réacteurs de la centrale fonctionnaient. Si le réacteur numéro 2 ne rencontre pas de difficultés particulières, le réacteur numéro 1 a subi une longue interruption afin d'analyser les causes des problèmes, ce qui a été fait. Les conséquences de la cause racine des difficultés ont également été analysées par les autorités finlandaises, françaises et britanniques de façon que quelques adaptations, non significatives, soient faites au moment du démarrage de Olkiluoto en Finlande, de Hinkley Point en Grande Bretagne et de Flamanville en France. En outre, la partie du réacteur qui a rencontré des difficultés fera l'objet d'une surveillance particulière, qui pourrait conduire à d'autres adaptations ultérieures. Cela n'aura néanmoins aucune répercussion ni sur le démarrage d'Olkiluoto, ni sur celui de Flamanville, ni sur celui d'Hinkley Point. Après environ une année d'interruption, le réacteur de Taishan 1 a redémarré et va terminer le cycle du combustible.
La politique de produit que j'ai menée chez EDF fut de construire des EPR aussi similaires que possible. Ce n'est pas toujours facile, car chaque autorité de sûreté est souveraine dans son pays et a sa propre conception de la sûreté. Le fonctionnement est différent de celui de l'aviation civile, où, quand on obtient une certification dans un pays comme les États-Unis, elle s'applique automatiquement dans tous les pays d'Europe et, de facto, dans tous les pays du monde. Il existe certes des contacts entre les différentes autorités de sûreté, mais ils restent informels. Le corps de doctrine de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) énonce seulement des principes généraux. De ce fait, les huit EPR de Taishan, d'Olkiluoto, de Flamanville, d'Hinkley Point et de Sizewell ne sont pas exactement identiques. Néanmoins tous appartiennent à la première génération d'EPR et sont de conception voisine ; c'est la mise en œuvre qui diffère – mais il faut bien reconnaître que cela coûte cher.
Quand je suis arrivé, les ingénieurs d'EDF considéraient que l'EPR tel qu'il avait été conçu dans les années 1990, dans le cadre des accords franco-allemands et alors que la division nucléaire de Siemens existait encore, était un peu compliqué. Ils ont progressivement mis au point un EPR dit optimisé. Celui-ci est désormais disponible pour le parc français qui va, je l'espère, être construit sur la base des décisions prises par le Gouvernement. Sa construction sera facilitée par un certain nombre de simplifications par rapport au modèle d'origine. L'Autorité de sûreté nucléaire a validé il y a un an et demi ou deux ans toutes les options de sûreté de cet EPR de deuxième génération. Nous travaillons désormais sur le design correspondant ; c'est une tâche longue et délicate mais qui ne devrait pas apporter de différences majeures par rapport à ce qui a été validé. Cette deuxième génération d'EPR est destinée à être déployée en France et à l'international.
Le contrat qui lie EDF à Alstom devenu General Electric (GE) est périodiquement revu. Cela concerne les turbines Arabelle tout comme la maintenance du parc hydroélectrique ou celle des turbines à gaz. GE a fait savoir il y a un an et demi ou deux ans qu'il ne souhaitait pas conserver son activité nucléaire en dehors des États-Unis et a demandé s'il était envisageable que cette activité industrielle soit reprise par EDF. Après une due diligence et de longs travaux d'analyse détaillée des comptes et des produits industriels, un accord a été signé entre GE et EDF. Cet accord est actuellement soumis aux autorités de contrôle des concentrations en Europe et dans d'autres pays du monde et devrait conduire à ce que, dans le courant de l'année 2023, EDF dispose d'une filiale industrielle fabriquant les turbines Arabelle et assurant leur maintenance.
Confirmez-vous les informations parues dans la presse selon lesquelles, dans les mois qui ont suivi la cession d'Alstom à GE des activités relatives à l'énergie, il y eut une « grève de la maintenance » des turbines notamment Arabelle et une pression de General Electric pour revoir à son avantage les conditions d'entretien des centrales françaises ? Des articles font état de votre mauvaise humeur et d'alertes que vous auriez transmises au Gouvernement à ce propos.
Serais-je donc souvent de mauvaise humeur ? Plus sérieusement, je n'ai pas eu connaissance du moindre retard concernant le parc nucléaire qui aurait été lié à des différends contractuels entre GE et EDF. En revanche, il est vrai que, périodiquement, les contrats entre EDF et ses fournisseurs sont réexaminés et renégociés. Celui avec GE n'y fait pas exception.
Dans votre propos liminaire, vous avez indiqué que nous étions en France particulièrement thermosensibles, parce que nous utilisions davantage que nos voisins les installations électriques pour nous chauffer. D'autres personnes que nous avons auditionnées l'ont confirmé. Vous estimez que cela nous donne un net avantage. Ne serait-ce pas plutôt une fragilité dans la mesure où le chauffage électrique est d'une moindre efficacité et qu'il conviendrait de développer la chaleur renouvelable ?
La France a pris du retard dans le développement des énergies renouvelables. Votre prédécesseur, M. Proglio, a tenu à ce sujet à peu près les mêmes propos que vous, à savoir qu'EDF manquait de moyens financiers pour ce faire. Est-ce à dire que la stratégie d'EDF a consisté, pour ce qui est des moyens financiers et techniques, à privilégier le nucléaire au détriment des énergies renouvelables ?
S'agissant de Hinkley Point, M. le président de la commission vous a interrogé sur la décision du conseil d'administration d'EDF en juillet 2016. En démissionnant, le directeur financier, M. Piquemal, a déclaré « ne pas pouvoir cautionner une décision susceptible […] d'amener EDF dans une situation proche de celle d'Areva ». Des administrateurs ont même saisi la justice pour stopper le lancement du projet, considérant que vous ne leur aviez pas fourni toutes les informations que vous aviez en votre possession, ce qui était pourtant nécessaire pour qu'ils puissent prendre une décision éclairée lors de la réunion du conseil d'administration. Trois des personnes ayant participé à cette réunion ont d'ailleurs été reconnues comme étant en situation de conflit d'intérêts au moment du vote.
Pourtant, des recours en justice ont été déposés par des membres du conseil d'administration parce qu'ils n'avaient pas disposé de toutes les informations nécessaires pour pouvoir prendre une décision éclairée et les jugements des tribunaux font mention de trois membres du conseil administration participant à la réunion semblant se trouver en situation de conflit d'intérêts.
Le projet de Hinkley Point a donc suscité des tensions, y compris au sein d'EDF. Qu'est-ce qui a motivé un tel passage en force ?
Vous avez évoqué les difficultés liées au manque de compétences ayant provoqué le désastre, ou à tout le moins le dérapage en matière aussi bien de coûts que de délais du chantier de l'EPR de Flamanville. M. Proglio, que nous avons auditionné hier, nous a dit : « L'EPR est un enjeu trop compliqué, il est quasi inconstructible. On en voit aujourd'hui les difficultés. Les grands patrons du nucléaire d'EDF l'avaient anticipé. C'était le seul outil qui était disponible dans notre univers. J'avais pesté, étant administrateur indépendant, contre les avenants au contrat de l'entreprise de construction – on en était au quinzième. » Il a ensuite expliqué qu'il était allé sur place pour vérifier et que l'entreprise lui avait dit : « Tu sais, si je ne vais pas là-dedans, j'arrête les travaux, parce que je ne peux pas m'en sortir. J'ai déjà perdu 250 millions. » C'est ainsi, a-t-il expliqué, que l'on passe au dix-septième, au dix-huitième, au dix-neuvième avenant… : une « vis sans fin », selon son expression. « J'ai eu la faiblesse d'annoncer pour 2014 la connexion au réseau parce que mes ingénieurs m'avaient dit : “Écoutez, chef, vous pouvez annoncer… allez, 2012, ça devrait coller.” J'ai pris deux ans de marge, mais bon… » Il y a donc un réel problème avec l'EPR. N'est-il pas problématique de s'être lancé dans une aventure qui n'était manifestement pas maîtrisée et de poursuivre cette fuite en avant ?
L'ASN a récemment mené une inspection dans l'usine Tectubi Raccordi à Podenzano, en Italie, où EDF sous-traite la fabrication des pièces de remplacement pour les circuits affectés par la corrosion sous contrainte. Dans son rapport du 7 novembre dernier, elle relève un sérieux problème de qualité, un manque de traçabilité et une surveillance insuffisante ; elle note en outre que les réapprovisionnements en pièces de remplacement se font à l'identique, faute d'un retour d'expérience incriminant les matériaux ou les procédés de fabrication. En tant que fabricant réglementaire, EDF est chargée du contrôle de la sous-traitance de ces pièces. Que pouvez-vous nous dire des conditions de fabrication dans cette usine ? Vu les difficultés que provoque la corrosion sous contrainte, comment se fait-il que l'ASN constate de tels manquements ? Avez-vous pris des mesures à la suite du rapport de l'ASN ? Peut-on garantir que les pièces de remplacement ne seront pas affectées par la corrosion sous contrainte ? Il me semble que c'est une question d'importance pour la sécurisation de l'approvisionnement énergétique français. Enfin, pourquoi sous-traitez-vous en Italie cette fabrication essentielle pour la sécurité de nos centrales ?
Il y a dans vos questions, madame la députée, beaucoup d'informations dont j'ignore les sources…
Le chauffage électrique est, pour tous ceux qui sont attentifs à la décarbonation, un atout majeur pour notre pays. La chaleur renouvelable, c'est très bien, mais quelles sont les perspectives dans ce domaine ? Les volumes concernés sont extrêmement modestes. Ce n'est donc pas dans cette voie qu'EDF s'orientait quand j'étais à sa tête. Nous essayions de répondre à la demande de l'Ademe de limiter l'utilisation de combustibles fossiles mais chacun voyait bien les contraintes qui pouvaient s'exercer en particulier sur la biomasse ou sur la récupération de chaleur issue de déchets. Vu la ressource disponible, il n'y avait pas de doute qu'il fallait beaucoup de chauffage électrique. Nous avons donc milité avec succès pour mettre fin à la réglementation de 2012 qui donnait une priorité au chauffage au gaz et qui détruisait de ce fait une grande partie de l'écosensibilité de la planète.
Je pense par conséquent que le fait que nous puissions utiliser beaucoup d'électricité décarbonée pour nous chauffer est clairement un avantage, et non une fragilité. Nous pourrions sûrement améliorer encore son utilisation : j'ai pris connaissance d'une étude récente qui montre qu'une très grande majorité non seulement des logements individuels mais aussi des bâtiments collectifs ne disposent pas de système d'optimisation du chauffage. Il me semble que la voie à explorer est plutôt celle de l'amélioration de l'efficacité énergétique des bâtiments. Les équipes d'EDF travaillent étroitement avec le secteur du bâtiment sur le sujet.
Pour ce qui concerne les énergies renouvelables, il convient de distinguer la situation en France et hors de France.
La France représente moins de 1 % de ce qui se construit chaque année en matière d'éolien et de solaire. L'objectif d'EDF étant de disposer de 30 % de parts de marché en France, il est impossible que nous soyons compétitifs dans ces conditions. J'aurais donc aimé que nous disposions de plus de moyens pour construire des installations d'énergie renouvelable en dehors de France et être plus compétitifs.
Nous avons en revanche disposé des moyens nécessaires pour répondre aux appels d'offres en France. Pour ce qui concerne l'éolien en mer, qui est peut-être la technologie la plus prometteuse, EDF a gagné quatre des sept appels d'offres qui ont été attribués. Nous avons essayé d'affecter le maximum des ressources tant humaines que financières dont nous disposions pour réaliser des installations d'énergie renouvelable en France, mais il nous en a manqué pour en réaliser à l'étranger, ce qui nous aurait rendus encore plus compétitifs.
Y a-t-il eu un arbitrage entre le nucléaire et les énergies renouvelables ? Oui et non : quand il s'agit de maintenir en état le parc nucléaire existant ou de terminer le chantier de Flamanville, on ne peut pas vraiment parler d'arbitrage. Néanmoins, il est évident que la décision prise par le conseil d'administration d'EDF au sujet d'Hinkley Point est une décision de politique industrielle et énergétique, qui correspond au fait que les majorités successivement élues par le peuple français ont toutes confirmé la nécessité de poursuivre le nucléaire. Hinkley Point était à mes yeux la démonstration que nous n'étions pas isolés, et que d'autres pays d'Europe, et pas seulement d'Europe de l'Est, étaient prêts à s'associer au projet industriel nucléaire. Cela a été confirmé par le projet de Sizewell.
Je ne comprends pas en revanche ce qui vous conduit à parler de « passage en force » : le conseil d'administration vote à la majorité de ses membres. Certes, le directeur financier a démissionné, mais quinze jours après il avait pris un poste dans une banque. Chacun jugera s'il a démissionné parce qu'il n'était pas d'accord avec la décision prise ou parce qu'il avait trouvé un meilleur travail… Il est libre de dire ce qu'il veut – il s'est d'ailleurs exprimé devant la représentation nationale à l'époque.
Je n'ai pour ma part aucune connaissance de conflits d'intérêts. Pourriez-vous m'indiquer quelle décision de justice en fait mention ? Je parle bien d'une décision de justice, non d'un article de presse. Si une telle décision existait, alors la décision du conseil d'administration aurait été automatiquement annulée.
Il s'agit de la décision du tribunal de commerce de Paris en date du 7 février 2017 : « Il est manifeste qu'au vu des éléments du dossier que trois administrateurs étaient également administrateurs de sociétés susceptibles de bénéficier de façon certaine ou potentielle des retombées industrielles et commerciales du projet Hinkley Point, exceptionnel tant par sa taille que par sa renommée mondiale » et « qu'ainsi ces trois administrateurs avaient un intérêt de nature à influer ou à paraître influer sur leur impartialité ». Le tribunal indiquait que « leur situation était caractéristique d'une situation de conflit d'intérêts ».
Sur la base de cette analyse, le tribunal de commerce n'a donc pas annulé la décision du conseil d'administration, alors qu'il en avait le pouvoir.
J'ai cité cette décision de justice parce qu'il y avait eu, d'une part, la démission du directeur financier, d'autre part, des recours en justice en raison de tentatives d'influencer le vote du conseil d'administration de juillet 2016 et de la non-transmission des informations nécessaires pour prendre la décision de s'engager ou non dans le projet d'Hinkley Point. Il me semble normal de vous interroger sur ces faits dans le cadre de la présente commission d'enquête, devant laquelle vous témoignez sous serment.
Je confirme donc sous serment que la décision du conseil d'administration d'EDF n'a pas été annulée au motif d'un quelconque conflit d'intérêts d'un administrateur.
A-t-on engagé trop tôt le chantier de l'EPR de Flamanville ? Sur ce point, je vous rejoins. Le rapport Folz – qui est facilement accessible et que je vous invite à lire – montre que la construction a commencé alors que la conception détaillée n'avait pas été approuvée et que les plans d'exécution étaient à peine disponibles ; tous les plans d'exécution ne sont certes pas disponibles au moment du lancement d'un chantier mais, en l'occurrence, il n'y en avait presque pas. Le chantier s'en est trouvé pénalisé.
En outre, des changements ont été apportés par l'ASN aux règles de gestion des appareils sous pression et cela a évidemment provoqué des modifications et des retards – Jean-Martin Folz est assez disert dans son rapport sur ce point.
Vous vous référez à un document de l'ASN de novembre dernier qui évoquerait des problèmes liés à la qualité de l'acier fabriqué en Italie et utilisé pour le remplacement des tuyaux atteints par la corrosion sous contrainte. Je n'ai pas eu connaissance de ce document avant de quitter mes fonctions. Je sais simplement que deux sociétés italiennes ont été en mesure de fabriquer assez rapidement les aciers dont nous avions besoin. Tout ce que je peux vous dire, c'est que l'enjeu est, non pas tant la qualité des aciers, que celle des soudures et que, d'après les informations qui m'ont été transmises, les soudures de réparation des réacteurs atteints par la corrosion sous contrainte ont été bien faites et que tous les réacteurs ont redémarré après approbation par l'ASN de la qualité desdites soudures.
L'inspection de l'usine italienne a été menée par l'ASN le 18 octobre 2022. Il me semble que le président-directeur général d'EDF aurait dû, même s'il était en fin de mandat, avoir connaissance du rapport rédigé à l'issue de cette inspection et qui met en cause la qualité des matériaux ou les procédés de fabrication. Je trouve inquiétant le fait que vous n'en ayez pas été informé.
Je confirme que je n'ai pas été informé d'une quelconque analyse de cette nature.
Nous auditionnerons l'ASN mais ce qui est certain, c'est que les dates d'inspection et de remise des rapports sont rarement concomitantes.
Je vous remercie, monsieur Lévy, pour votre disponibilité, pour vos réponses précises et pour les interrogations que vous avez partagées avec nous, qui contribuent à notre meilleure compréhension du paysage décisionnel français en matière d'énergie et des relations entre les différents acteurs.
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La séance s'achève à 21 heures 20.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Antoine Armand, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Francis Dubois, M. Frédéric Falcon, Mme Julie Laernoes, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean-Philippe Tanguy.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.