Ayant quitté EDF il y a environ trois semaines, mes propos seront ceux d'un ancien dirigeant de notre électricien national, d'un observateur indépendant, d'un jeune retraité. Bien sûr, ils seront nourris par mon expérience de huit années à la tête de cette magnifique entreprise. Je voudrais saluer dès à présent l'engagement des salariés d'EDF au service de la collectivité nationale. On le voit jour après jour.
Je n'aborderai que l'électricité bien qu'EDF soit également un fournisseur de gaz pour ses clients – ménages et entreprises – de plus en plus nombreux chaque année. Je les en remercie.
Un petit retour en arrière. Grâce au succès du programme électronucléaire, la France a pu engager, dès les années 1980, la décarbonation de son bouquet énergétique, notamment du fait du rôle joué par l'électricité dans le chauffage des bâtiments, lesquels sont plus souvent chauffés à l'électricité en France que dans les pays comparables. Le poids de l'électricité dans la consommation totale d'énergie y est un peu plus élevé en moyenne que dans les pays voisins. Cela nous donne un net avantage par rapport à eux en matière de décarbonation.
Néanmoins les énergies d'origine fossile, celles qui produisent beaucoup de dioxyde de carbone, restent largement majoritaires dans la consommation d'énergie globale de notre pays. Et chacun sait que notre territoire ne recèle guère de gisements en la matière dès lors que la loi française interdit d'aller, ne serait-ce que regarder si des pétroles ou des gaz de schiste pourraient être exploités dans des conditions attrayantes. Il est paradoxal qu'à la suite de la guerre déclenchée par la Russie sur le territoire ukrainien, nous importions massivement et durablement du gaz américain en provenance de formations géologiques que nous nous interdisons d'explorer et a fortiori d'exploiter en France. Je vais peut-être un peu loin. Je vais m'arrêter là sur ce qui est quand même, à mes yeux, le signal d'une perte d'opportunités en matière de souveraineté et d'indépendance énergétique.
Je reviens donc à l'électricité qui est, depuis plus de quarante ans, un atout indéniable pour notre pays et pour notre bilan carbone, grâce en grande partie à notre parc hydroélectrique mais aussi bien sûr à notre parc nucléaire. L'électricité bas-carbone française ainsi produite sur notre sol assure au pays un approvisionnement sûr et souverain, de l'activité grâce aux emplois industriels qui en découlent, des recettes commerciales que nous pouvons engranger grâce aux exportations, et un potentiel de compétitivité car le prix de notre électricité devrait être largement à l'abri des soubresauts des prix des marchés des matières premières – tel n'est pas le cas, nous y reviendrons si vous le souhaitez.
Dans un premier temps, je voudrais m'attarder sur deux des causes qui me semblent primordiales dans l'analyse du sujet de votre enquête. Quand j'arrive chez EDF, à la fin 2014, quelle n'est pas ma surprise de prendre conscience des implications de la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité, dite loi Nome. Celle-ci institue l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) –, un mécanisme pernicieux qui pèse de manière croissante sur l'endettement d'EDF au rythme d'environ 3 à 4 milliards d'euros par an. Je l'ai dit et répété pendant huit ans, l'Arenh est un poison pour EDF et ce, pour trois raisons.
Tout d'abord, le prix, inchangé depuis l'instauration de l'Arenh, le 1er janvier 2011, et au moins encore sur l'exercice 2023, s'établit à 42 euros pour un mégawattheure. Il est manifestement sous-évalué par rapport au prix de revient de notre production nucléaire. Je me réfère par exemple aux calculs détaillés présentés en 2019 par la Commission de régulation de l'électricité (CRE), pourtant peu suspecte de soutien à l'égard d'EDF. Cette sous-évaluation affaiblit de manière systématique EDF, je vais y revenir.
Lors de mon arrivée en 2014, devant cette sous-évaluation manifeste, le Gouvernement français et la Commission européenne avaient engagé des discussions approfondies pour augmenter la valeur de l'Arenh et la porter de 42 à 52 euros par paliers de 2 euros chaque année. Hélas, la négociation a pris fin dès que le prix du mégawattheure sur le marché de gros européen est tombé au-dessous des 42 euros. C'était dans les derniers mois de 2015 et depuis, l'Arenh est resté à 42 euros.
Lorsque le prix de gros est inférieur, comme en 2015 et 2016, les opérateurs concurrents d'EDF dédaignent naturellement l'Arenh et achètent sur le marché à un prix plus intéressant. En cela, EDF est une deuxième fois victime de l'Arenh, puisque ce mécanisme revient à donner une option gratuite aux concurrents d'EDF, dont bien évidemment ceux-ci font usage quand l'opportunité se présente. Cette caractéristique tout à fait étonnante est décrite par le mot d'asymétrie.
En 2016 et 2017, les recettes d'EDF connaissent une chute brutale puisque le prix de gros du mégawattheure tombe à 30 euros et même, par moments au-dessous, jusqu'à 26 euros. Ce manque à gagner contraint EDF à un plan de restructuration sévère, imposé de fait par les agences de notation qui dégradent à trois reprises la dette d'EDF. Ce plan, qui a été rendu public en avril 2016, comprenait un ensemble important de cessions d'actifs, une trajectoire d'économies sur les coûts de fonctionnement et, déjà, une concentration des investissements d'EDF sur les activités bas-carbone. Ces trois volets du plan ont été mis en œuvre par EDF.
Le plan a bénéficié d'un soutien remarquable du ministère de l'économie et, plus généralement, des pouvoirs publics car pour la première fois, l'État renonce aux dividendes d'EDF payés cash, ignorant que cela va durer pendant des années. En outre, l'État souscrit à une augmentation de capital à hauteur de 3 milliards d'euros qui sera réalisée au début de l'année 2017 et atteindra finalement 4 milliards.
C'est la première fois depuis longtemps, peut-être même depuis la création d'EDF en 1946, que le contribuable vient sortir l'entreprise nationale d'une situation créée par une mauvaise loi.
Le parc de production d'EDF ainsi que les réseaux d'Enedis et de RTE ont été intégralement financés par l'entreprise, donc de fait par ses clients, mais pas par les contribuables, donc pas par l'État. Il est vrai que l'établissement public EDF, jusqu'au début des années 2000, bénéficiait de la garantie de l'État et empruntait à moindre coût – c'était avant l'ouverture des marchés de l'énergie en application des directives européennes. Je le répète, c'est la première fois que le contribuable vient secourir EDF, et cela se produit cinq ans après l'instauration de l'Arenh.
Troisième raison pour laquelle l'Arenh pénalise EDF, ses concurrents n'ont plus à se préoccuper d'investissements physiques en matière de production d'électricité – je mets de côté les énergies renouvelables, qui font l'objet de prix garantis. Il suffit aux opérateurs alternatifs d'acheter de l'électricité au guichet de l'Arenh. Ils ne prennent aucun risque d'investisseur, ni d'exploitant ; tous les risques sont portés par EDF. Des concurrents d'EDF, l'Arenh fait des rentiers. Et quand ses concurrents se trompent sur leurs besoins – cela a été le cas en 2022 –, ils suspendent leurs offres commerciales, ils cessent de proposer leurs services, certains déposent le bilan et les risques sont de nouveau transférés à EDF. Cette manœuvre coûtera plusieurs milliards d'euros à EDF en 2022 et 2023.
Depuis plus de dix ans, faute d'inciter les fournisseurs alternatifs à créer des outils de production propres, l'Arenh, qui leur est très favorable, a été un frein au développement d'une capacité énergétique souveraine sur notre sol.
Telles sont les trois raisons qui font de la loi Nome et de l'Arenh une cause profonde et durable de l'affaiblissement d'EDF. Or une EDF affaiblie n'est pas en mesure de développer sereinement son activité au bénéfice de la collectivité nationale.
Au cours des huit années durant lesquelles j'ai eu l'honneur de présider EDF, une bonne partie de l'énergie de la direction générale de l'entreprise a été absorbée par la nécessité absolue d'obtenir une réforme de la régulation qui pesait et pèse encore aujourd'hui lourdement sur l'entreprise. Je me réjouis de voir aujourd'hui que la souveraineté énergétique et le soutien aux investissements dans nos territoires sont enfin des questions identifiées – pas résolues, mais c'est déjà ça – au niveau européen.
Le deuxième thème que je voudrais aborder est la fixation des priorités en matière de mix électrique. De quoi parle-t-on ? On parle des besoins en électricité pour le chauffage, la mobilité, l'industrie : quel niveau de demande doit-on satisfaire ? Quelle part dans la production doit-on viser pour les énergies renouvelables ? Faut-il arrêter des moyens de production fossiles ? Faut-il en construire de nouveaux ? Faut-il arrêter des centrales nucléaires ? Faut-il en construire de nouvelles ? Faut-il et peut-on augmenter significativement la production d'hydroélectricité et dans quelles conditions ? Doit-on prévoir des moyens significatifs de stockage de l'électricité ? Quel rôle donné aux importations pour assurer la sécurité d'approvisionnement aux heures de pointe ? Voilà un ensemble de questions qui se posent et sur lesquelles je voudrais être très clair.
Lorsqu'on dirige EDF ou qu'on y travaille, il n'est à aucun moment question de se soustraire à la volonté démocratique qu'expriment des directives européennes, des lois françaises, des décrets ou toute autre réglementation. Bien évidemment et comme toute partie prenante au système électrique, EDF partage ses analyses et tente de faire prévaloir son point de vue auprès des décideurs politiques et des régulateurs, à Paris comme à Bruxelles. Chaque fois que l'État ou le régulateur soumet un projet à consultation, EDF élabore et rend publique une contribution détaillée, établie sur des bases rationnelles.
Bien évidemment, EDF s'attend à ce que l'État respecte les lois et règlements qu'il a lui-même fait voter ou qu'il a établis, et en tant que personne morale, EDF peut demander aux tribunaux de juger s'il y a préjudice du fait d'une application contestable et contestée des textes. Consciente des marges de manœuvre dont elle dispose, la direction générale d'EDF tente de négocier les meilleures conditions d'application de ces textes afin de préserver l'intérêt social de l'entreprise et de ses actionnaires, notamment les actionnaires minoritaires. Mais qui pourrait croire un instant qu'EDF n'a d'autre boussole que l'application des obligations que lui crée le code de l'énergie ? Cela est vrai en France mais aussi dans tous les pays où EDF opère.
De ce fait, EDF vit au rythme des décisions de politique énergétique et électrique qui sont prises par les gouvernements élus démocratiquement dans notre pays et s'attache à répondre aux objectifs que lui fixe l'État dans son double rôle d'actionnaire et de régulateur. Il n'est pas difficile de s'interroger sur la cohérence entre le temps long des projets industriels et le temps nettement plus court du calendrier électoral et, souvent, de l'alternance politique. À cet égard, l'exercice mené par RTE décrivant les différents futurs énergétiques possibles à l'horizon 2050 a marqué un tournant bienvenu dans la capacité de notre pays à se projeter dans le temps long en partant d'une analyse rationnelle et communiquées aux acteurs. Cela ne signifie pas qu'EDF a eu la même analyse ou la même appréciation que RTE sur tous les aspects.
Pour tout acteur industriel, toute entreprise attachée à prendre des décisions rationnelles qui l'engagent à long terme, il est indispensable d'agir sur la base d'une décision politique elle-même fondée sur une approche technique et économique sérieuse. On sait qu'EDF, y compris dans la période récente, n'a pas toujours connu une telle situation. S'agissant du nucléaire qui, en France et dans bien d'autres pays, fait l'objet de polémiques depuis des décennies, nous savons les difficultés que fait naître la nécessaire, l'indispensable subordination de l'entreprise aux décisions politiques. À mes yeux de citoyen, cette hiérarchie est souhaitable malgré les risques induits, les dépenses inutiles et les difficultés à motiver ou à embaucher les salariés dans la filière qu'elle peut occasionner.
À titre de conclusion, je voudrais plaider avec toute la conviction dont je suis capable pour une vision stratégique cohérente et stable dans les décisions de politique énergétique, en conséquence dans les décisions sur le mix électrique ainsi que sur les meilleurs usages de l'électricité. La situation actuelle montre une tension inattendue sur la sécurité d'approvisionnement et sur les prix depuis de nombreux mois ainsi que des retards, peu explicables et qui se comptent en années, dans les engagements climatiques pris par notre pays. Enfin, la contestation est générale : qui ne conteste telle ou telle décision prise il y a deux, cinq, dix ou quinze ans ?
À mes yeux, le moment est venu de clarifier les objectifs énergétiques que la collectivité nationale s'assigne sur le long terme et pas seulement sur une période de cinq ans. Cette clarification doit être fondée sur les faits, dans un domaine où fleurissent les fake news. Des objectifs programmatiques précis sur le long terme doivent être fixés car les infrastructures énergétiques ne se construisent pas sans une approche de long terme et sans ténacité.
Nous avons aujourd'hui la chance de disposer pour la planète d'une feuille de route pour les trente années qui viennent – c'est l'Accord de Paris ; notre pays s'est engagé à atteindre la neutralité carbone en 2050 ; et, en toute modestie, nous pouvons nous appuyer sur la raison d'être d'EDF qui vise à concilier préservation de la planète, bien-être et développement.
Parce que la France et l'Europe sont confrontées à une crise énergétique, les conditions peuvent être réunies pour changer dès maintenant le mode de fonctionnement trop incertain de notre planification. Je forme le vœu que nous revenions aux programmes de long terme, ceux qui ont permis l'électrification dans les années 1950, l'accompagnement des Trente Glorieuses jusqu'aux années 1970 et le choix stratégique du nucléaire, une constante des années 1960 jusqu'à la fin des années 1980 ayant connu une accélération à partir de la crise pétrolière de 1973.