La séance est ouverte à dix-huit heures trente.
Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir M. Jean Castex, qui a été Premier ministre de juillet 2020 à mai 2022 après avoir connu de nombreuses expériences dans la fonction publique, dans des cabinets ministériels et comme élu local. Lors de votre mandat, monsieur le Premier ministre, vous avez relancé plusieurs projets routiers et autoroutiers, que vous avez estimés indispensables à l'aménagement du territoire, mais – preuve que les enjeux de notre temps ne vous échappent pas – vous avez également signé en avril 2022 un contrat de performance entre l'État et SNCF Réseau.
Je rappelle que vous vous êtes rendu, le 25 septembre 2021, à Lagarrigue, à côté de Castres, dans le Tarn, pour dévoiler le nom du concessionnaire de l'autoroute A69, témoignant ainsi de votre intérêt pour le département. Vous aviez alors très justement déclaré : « Je suis venu réparer une injustice […]. Je sais que vous attendez cela depuis trente ou quarante ans ». Votre déclaration faisait écho au combat de générations d'élus locaux attachés au désenclavement du bassin d'emploi de Castres-Mazamet.
Un dossier aussi complexe soulève évidemment de nombreuses questions environnementales, sociales ou économiques, sur lesquelles notre commission d'enquête souhaite faire le point. Vous avez mis, en quelque sorte, un point final à un processus vieux de trente ans, puisque l'annonce du concessionnaire ouvrait la phase d'autorisation environnementale, puis celle des travaux. Comment avez-vous analysé ce dossier depuis Matignon ?
Avant de céder la parole à Mme la rapporteure, qui vous a adressé un questionnaire, je rappelle que votre audition est publique et retransmise sur le portail de l'Assemblée nationale.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Jean Castex prête serment)
Comme vous pouvez l'imaginer, mes propos différeront quelque peu de ceux de M. le président.
Lorsque vous avez exercé vos fonctions de Premier ministre, vous avez lancé plusieurs projets d'infrastructure. Ni moi ni le groupe auquel j'appartiens n'éprouvons d'hostilité de principe aux infrastructures, qui sont nécessaires au fonctionnement d'un pays. Toutefois, il importe que les décideurs politiques réinterrogent leur pertinence au regard des enjeux climatiques par une expertise holistique des mobilités, en favorisant les moins carbonées et les plus justes socialement.
Si, lorsque vous étiez Premier ministre, le processus de l'A69 était bien avancé, puisque la déclaration d'utilité publique (DUP) avait été publiée, le début des travaux devait être soumis à autorisation environnementale. Par ailleurs, rien ne vous interdisait de mener une réflexion globale sur les orientations de la politique des transports. Vous ne pouviez ainsi ignorer, en votre qualité de chef du Gouvernement, qu'un projet de loi – qui allait aboutir à la loi « climat et résilience » – était en préparation. Il ne s'agissait pas de n'importe quel texte : préparé par la consultation d'une convention citoyenne et présenté comme une réponse à la crise des gilets jaunes, il portait l'ambition de répondre à la crise sociale par des mesures écologiques. Mais, visiblement, la crise écologique que le monde affronte depuis des années n'était pas au cœur de vos préoccupations. J'en veux pour preuve un fait très significatif : lors de la discussion en séance publique, en première lecture, de ce projet de loi, le lundi 29 mars 2021, le Gouvernement était représenté par la seule Mme Barbara Pompili. La présence du Premier ministre n'est certes pas une obligation, mais il s'agissait d'un texte présenté comme majeur pour l'action publique et politique, et beaucoup, dans l'hémicycle comme en dehors de l'Assemblée, ont été surpris de votre absence. Votre présence symbolique aurait marqué le volontarisme de votre Gouvernement.
Ce projet d'autoroute, au lourd impact environnemental et socialement injuste, est en totale contradiction avec les orientations annoncées par la majorité lors de la précédente législature. Je m'étonne que vous ayez poursuivi une politique du passé au lieu d'engager un travail prospectif et exigeant sur l'aménagement du territoire, conduit sur la base des alertes que les scientifiques ne cessent d'émettre. Tel est le sens du questionnaire que je vous ai adressé.
Je me doute bien que vous n'avez pas travaillé au quotidien sur les clauses de la convention de concession, puisque c'était le rôle du ministre des transports, que nous avons auditionné ce matin, et de ses services. Vous êtes intervenu à la fin du processus, notamment pour la désignation du concessionnaire, que vous avez tenu à annoncer personnellement, sur place, le 25 septembre 2021. Le décret d'approbation du contrat a été pris le 20 avril 2022 avant d'être publié au Journal officiel du 22 avril 2022, entre les deux tours de l'élection présidentielle.
Cette précision n'est pas dénuée d'intérêt car elle conduit à s'interroger sur le montage financier complexe du contrat de concession auquel participent, d'une part, deux fonds d'investissement et, d'autre part, deux partenaires industriels. Les fonds d'investissement sont la société Quaero, dont le directeur du pôle infrastructures est, depuis 2014, Sébastien Bourget, qui a travaillé entre 2006 et 2014 chez Edmond de Rothschild, et la société TIIC, immatriculée au Luxembourg et détenue à 10 % par Edmond de Rothschild Private Equity et à 19 % par Siaci Saint-Honoré, fondée en 2007, dont le directeur, Pierre Donnersberg, a été facilitateur du financement de la campagne d'Emmanuel Macron.
Les partenaires industriels sont, d'une part, le groupe Ascendi, détenu par le groupe Ardian, dont la présidente est Dominique Senequier, et au sein duquel Emmanuel Miquel, chargé de lever les fonds de la campagne d'Emmanuel Macron en 2017 et en 2022, est capital risqueur et, d'autre part, NGE, détenu à 28 % par Montefiore Investment, dont le président est Éric Bismuth, qui siège au conseil d'administration de NGE, et dont l'un des conseillers seniors est Martin Vial, époux de Florence Parly, laquelle était non seulement ministre lors de la signature du contrat mais avait également été représentante du fonds stratégique de participations, géré par le groupe Edmond de Rothschild, et est par ailleurs membre du conseil d'administration de Pierre Fabre SA.
Monsieur le Premier ministre, eu égard à ces informations et préalablement à nos échanges sur le questionnaire que je vous ai adressé, je souhaite vous interroger sur quelques points. Dans le cadre de ses missions de contrôle de l'action du Gouvernement et d'évaluation des politiques publiques, le Parlement ne peut que s'interroger sur l'implication de fonds d'investissement et de partenaires industriels qui ont été des acteurs essentiels du financement de la campagne du candidat Macron. Cela soulève la question d'éventuels conflits d'intérêts. Comment ces relations ont-elles été considérées dans vos analyses préalables à la désignation du concessionnaire ? En d'autres termes, comment vous êtes-vous assuré, en votre qualité de Premier ministre, que la présence de personnalités ayant des liens avec des levées de fonds concernant deux campagnes présidentielles d'Emmanuel Macron n'ait pas influencé, de manière inéquitable, le choix de NGE concessions ? Le dossier se caractérise par un manque de transparence, tant à l'échelon national que local, comme l'illustrent les clauses du contrat de concession grisées en raison du secret des affaires, par exemple concernant les fermes solaires, ou l'arrivée postérieure d'entreprises locales dans le pacte d'actionnariat.
Votre audition a essentiellement pour objet de nous éclairer sur votre rôle lors de la phase de désignation du concessionnaire et de nous permettre de comprendre pourquoi la question majeure de l'urgence écologique a été absente du dossier. Comme à l'accoutumée, j'ai communiqué mon questionnaire à l'ensemble de mes collègues afin que chacun dispose d'informations transparentes, conformément au sens que je souhaite donner à cette commission d'enquête.
Par ailleurs, afin que cette commission soit également prospective, je souhaiterais connaître votre point de vue sur le secret des affaires, qui est un dispositif dont l'acception est « particulièrement large » – pour reprendre les termes de M. Djebbari, ancien ministre délégué chargé des transports, que nous avons auditionné ce matin – et dont les effets se prolongent dans le temps. Comment les droits du citoyen, du contribuable et de l'usager peuvent-ils être conciliés avec un tel dispositif, qui empêche l'accès à l'information, y compris des élus locaux, et fait donc obstacle à la transparence indispensable à un débat éclairé dans le cadre des procédures juridiques ?
Je vous remercie, monsieur le Premier ministre, de bien vouloir répondre au questionnaire. Je vous engage à y apporter dès aujourd'hui le maximum de réponses, avant de les compléter ultérieurement par écrit.
Je me permets de rappeler que le périmètre de notre commission d'enquête est limité au montage juridique et financier de l'autoroute A69, car c'est un élément d'appréciation important dans le cadre de vos réponses.
Je me permets également de marquer une différence essentielle avec les propos de Mme la rapporteure, qui dénonce un manque de transparence. Je considère pour ma part que ce dossier est transparent – les auditions le montrent très clairement. Certains éléments sont certes soumis au secret des affaires, et donc grisés dans le contrat, mais c'est le cas de tout contrat de concession. L'acception particulièrement large du secret des affaires dont parlait M. Djebbari ce matin était simplement une référence à la définition qu'en donne le code de commerce.
L'autoroute A69 est le fruit d'un processus démocratique vieux de trente ou quarante ans, mais l'annonce relative au contrat de concession, la publication de la DUP et le financement du projet, tel que prévu par la loi d'orientation des mobilités (LOM), n'ont pas fait l'objet de beaucoup de débats localement. On observe aujourd'hui une forte progression des contestations ultraviolentes, de la part de personnes qui, très souvent, ne sont pas du Tarn et ne semblent pas très préoccupées par la situation des Sud-Tarnais, lesquels attendent le désenclavement d'un bassin d'emploi de plus de 80 000 personnes. Quelle est votre perception de cette montée de la violence ?
Je vais essayer de répondre à vos questions, mais je me suis demandé, en écoutant Mme la rapporteure, si les réponses n'y étaient pas déjà contenues. Deux éléments ressortent de vos interventions : le contexte global dans lequel s'inscrit la décision de réaliser l'autoroute A69 et le rôle que j'ai joué à un moment de la procédure, celui de l'annonce du concessionnaire retenu par l'État pour réaliser l'ouvrage.
Tout cela remonte à septembre 2021, et il m'a fallu rassembler mes souvenirs. Lorsque j'étais Premier ministre, je me suis beaucoup déplacé sur l'ensemble du territoire national. Le premier motif de mon déplacement à Lagarrigue n'était pas l'annonce du choix du concessionnaire. Ayant appris – de M. Djebbari ou de mon cabinet, peu importe – qu'un concessionnaire avait été désigné à l'issue du processus de sélection habituel, j'ai souhaité profiter de ce déplacement pour l'annoncer, car ce projet me paraissait important. Dans la présentation que l'un et l'autre avez bien voulu faire de moi, il manque un petit élément, mais d'importance : je suis un élu d'Occitanie, et cette région est chère à mon cœur.
J'en viens au contexte. Madame la rapporteure, vous m'avez demandé si j'avais réfléchi à des orientations globales en matière de mobilité et si ce dossier n'était pas contraire à la loi « climat et résilience » que j'ai eu l'honneur de défendre. Monsieur le président, vous avez rappelé que j'ai porté d'autres projets routiers et autoroutiers. De fait, je me suis vivement intéressé aux questions de mobilité, lorsque j'étais Premier ministre, et cela n'a pas varié depuis lors.
J'ai soutenu des projets routiers et autoroutiers – ce que je revendique politiquement devant votre commission – mais également ferroviaires : j'ai relancé les trains de nuit, rouvert des lignes d'aménagement du territoire, remis en service le train des primeurs entre Rungis et Perpignan, etc. Un des premiers arbitrages que j'aie eu à prendre lorsque j'ai été nommé Premier ministre concernait le plan de relance, que nous avons annoncé à l'extrême fin du mois d'août 2020, à un moment où la covid connaissait une baisse de régime transitoire. Le plan de relance était alors déjà dans les tuyaux ; mon prédécesseur y avait beaucoup travaillé. Une de mes plus-values a été d'y ajouter des crédits pour les mobilités, notamment ferroviaires. J'ai annoncé, dans les semaines qui ont suivi, à Valenton, des mesures en faveur du fret ferroviaire. Les crédits correspondants, que j'ai fait inscrire, ont ensuite été soumis à la délibération parlementaire. Le développement des mobilités a fait partie des priorités politiques de mon gouvernement.
Madame la rapporteure, la conciliation de ces priorités avec l'impératif écologique ne m'a pas échappé. Vous avez vu un symbole dans mon absence lors des discussions sur le projet de loi « climat et résilience ». C'est votre opinion et je la respecte, mais cette interprétation n'est pas la bonne. Je n'ai défendu aucun texte au Parlement de cette manière, car l'usage veut que ce soit le ministre en charge qui s'y emploie. Ne surinterprétons donc pas mon absence à tel ou tel moment de la procédure parlementaire. Je me suis personnellement beaucoup impliqué dans la loi « climat et résilience », qui est un texte ambitieux. Tout cela faisait partie d'un ensemble. Les procédures encadrant les projets d'infrastructure – mesure de l'impact environnemental, compensations environnementales, prise en compte des nécessités, en particulier de maîtrise de l'espace – ne datent pas de mon gouvernement, mais elles ont considérablement progressé. On peut estimer qu'il faut en faire davantage, mais ces règles sont inséparables de la conception même de ces projets.
Je ne vais pas revenir sur la contribution du secteur des transports, en particulier du secteur automobile, aux émissions de gaz à effet de serre, mais je veux souligner que nous avons poursuivi et amplifié, sous l'autorité du Président de la République, le mouvement visant à la décarbonation des transports par de grandes décisions prises en lien avec l'Europe. Nous nous sommes résolument engagés dans l'évolution de la voiture vers la motorisation électrique – j'avais d'ailleurs annoncé moi-même le plan sur les bornes de recharge et le plan de relance contenait des dispositions en la matière. C'est un long chemin, qui n'est pas terminé. Vous connaissez tous les échéances européennes. Madame la rapporteure, j'assume ces choix politiques.
Nous avons également renforcé les moyens de mobilité collective, notamment ferroviaire. J'avais ainsi annoncé à Tourcoing le résultat d'un appel d'offres sur les transports urbains de voyageurs et j'ai relancé dans votre région, avec les élus du territoire, des lignes à grande vitesse.
J'ai toujours dit qu'il fallait aussi faire des choses pour la route car, si notre objectif est de promouvoir les véhicules propres, il faudra bien que ces véhicules puissent rouler.
Je suis natif et élu d'un territoire rural. Dans ces territoires, on a besoin de tout. Les infrastructures susceptibles d'accueillir les usagers doivent s'inscrire dans une stratégie de décarbonation des usages et de compensation environnementale. J'ai eu l'occasion, à la faveur de plusieurs déplacements, d'exposer ma doctrine sur les orientations globales en matière de mobilité. Je ne le signale pas dans l'espoir de vous convaincre, madame la rapporteure, de la justesse de cette doctrine, mais pour répondre à votre question.
L'autoroute A69 est le fruit d'un choix réfléchi. Vous m'offrez l'occasion de vous dire pourquoi j'y étais favorable. Notre pays a besoin de mobilité ; c'est l'un des facteurs de son développement économique. Je suis très attaché à l'égalité, et donc à l'aménagement du territoire, qui est source de sécurité. Je ne parle pas exclusivement du Gers et de la RN126 : près de chez vous, madame la rapporteure, passe la RN124, que j'ai relancée par sa mise à deux fois deux voies. Nous essayons de développer tous les territoires dans cette optique, dont le bassin de vie de Castres-Mazamet, qui est un bassin d'emploi et de création. Nous discutons avec tous les acteurs de ce territoire pour développer l'enseignement universitaire, la formation professionnelle et la recherche ; pour ce faire, il faut qu'il soit bien desservi. Nous savons qu'à plus ou moins brève échéance, les véhicules qui rouleront sur ces routes et ces autoroutes seront décarbonés. Il n'y a là nulle contradiction.
Je veux insister sur le fait que j'étais à l'époque Premier ministre, et non pas ministre des transports ; chacun a joué son rôle. Je me suis replongé dans l'histoire du dossier. Je suis intervenu après la DUP – qui est l'acte politique qui lance l'affaire – en annonçant le nom du concessionnaire désigné. Cette annonce est importante car elle permet d'affiner le cahier des charges et l'autorisation environnementale sous l'autorité du Conseil d'État et de l'Autorité de régulation des transports (ART). Nous ne sommes d'ailleurs pas parvenus au bout du chemin puisque l'équipement n'est pas encore en service.
Je rappelle que le Premier ministre n'intervient pas dans le choix du concessionnaire. Il revient aux organes compétents au sein du ministère des transports d'analyser les offres. Il y avait plusieurs offres – je ne sais plus combien. À l'époque, on avait dû bien sûr me communiquer le dossier, mais le Premier ministre n'a pas le temps de rouvrir tous les dossiers traités par les ministères, et tel n'est d'ailleurs pas son rôle.
J'ai une certaine expérience et je constate que le dossier a suivi son cours normal ; la déclaration d'utilité publique a été publiée, le concessionnaire a été choisi parmi plusieurs candidats. Quant au prix du péage – sujet que j'ai connu à de multiples reprises – il est prévu une contribution des collectivités publiques, donc de l'État, pour en limiter le montant. Le Conseil d'orientation des infrastructures (COI) avait rendu son avis sur l'intérêt socioéconomique du projet avant que la DUP ne soit prise. Le cadre fixé a été respecté. Je rappelle que le projet figure dans la LOM et qu'à ce titre, il bénéficie de la légitimité d'un vote du Parlement. Il a été déclaré d'utilité publique au terme de toutes les procédures prévues par la loi. J'ajoute que les nombreuses contestations portées devant les tribunaux ont été tranchées suivant les règles de l'État de droit.
En résumé, il s'agit d'une procédure normale, conforme aux orientations qui ont été définies en matière de mobilité et de désenclavement des territoires. Tout concourt donc à ce que je me rende, le 25 septembre 2021, à Lagarrigue pour faire cette annonce attendue par les élus du territoire. Des contestations s'exprimaient, à l'époque, comme c'est le cas pour tous les projets – ce qui est tout à fait normal en démocratie – mais elles ne présentaient pas le degré de violence qu'elles ont atteint par la suite.
Ce dossier avait de nombreux partisans, ainsi que ses détracteurs, mais, du point de vue du Premier ministre, garant de la paix sociale, que j'étais alors, les échanges s'inscrivaient dans un cadre démocratique normal. Le projet me semblait en outre répondre aux besoins d'un territoire que je connaissais bien. Tout, ensuite, réside dans l'art de l'exécution, qui exige, par exemple, de s'assurer que l'ensemble des mesures compensatoires ont été et seront respectées. Aucun élément n'aurait pu me conduire à faire une annonce autre que celle que j'ai faite le 25 septembre 2021.
Monsieur le Premier ministre, je vous invite à présent à répondre au questionnaire de Mme la rapporteure, dans l'ordre qui vous plaira.
Il me semble avoir déjà répondu à la première question, relative aux circonstances qui m'ont conduit à travailler sur ce projet.
J'en viens à la question suivante. Vous me demandez comment j'ai pris connaissance du dossier et si j'étais informé des réserves et des recommandations émises par des organes consultatifs tels que l'Autorité environnementale et le Conseil national de protection de la nature (CNPN). Je me suis assuré, sur la base des éléments préparatoires du dossier, que rien n'entachait, en apparence, la validité de la procédure. Comme je l'ai indiqué tout à l'heure, aucun élément n'avait attiré mon attention. Quant aux avis du CNPN et de l'Autorité environnementale, ils ont été rendus respectivement le 12 septembre et le 6 octobre 2022, alors que je n'étais plus Premier ministre.
C'est possible. Rien, en tout cas, dans ces avis, ne me paraissait justifier que l'on sursoie à la décision.
S'agissant de la place accordée au dossier de l'A69 dans l'action du Gouvernement, je crois, là aussi, vous avoir déjà répondu : sans vouloir minimiser l'importance du Tarn, ce projet n'en était qu'un parmi d'autres. En tout cas, il était mentionné dans le rapport, annexé à la LOM, relatif aux orientations de la politique d'investissement. À ce titre, il faisait partie des dossiers prioritaires retenus par le législateur, ce qui relativise quelque peu mon rôle.
Le projet d'autoroute A69 entre-t-il en contradiction avec la politique de la majorité en place depuis 2017, notamment avec la stratégie nationale bas-carbone et la loi « climat et résilience » ? Absolument pas, comme je vous l'ai dit, parce que des mesures compensatoires sont prévues et, surtout, parce que notre objectif est de favoriser des usages décarbonés. Je tiens à redire que nous avons relancé bien d'autres projets structurants pour l'avenir, notamment dans le champ des transports publics – votre serviteur s'y est particulièrement employé.
Ma réponse à la question suivante est très claire : je n'ai pas souvenir d'avoir évoqué le dossier de l'A69 avec le Président de la République et je ne crois pas que mes services l'aient fait. Quoi qu'il en soit, c'est le ministère en charge des transports qui a mené la procédure de consultation ayant abouti à la désignation du concessionnaire.
Vous me demandez ensuite si j'ai eu des échanges avec les représentants du groupe Pierre Fabre. Si vous entendez par là des échanges au sujet de l'A69, avant l'annonce du choix du concessionnaire, la réponse est non. Quant à savoir si j'ai eu dans ma vie des échanges avec le groupe Pierre Fabre, la réponse est évidemment positive : je connais de longue date ce grand groupe pharmaceutique du Sud-Ouest. Vous me dites que ses représentants ont indiqué publiquement avoir plaidé en faveur de l'A69 auprès des pouvoirs publics depuis des décennies : je veux bien le croire ! J'irais même jusqu'à dire qu'ils n'auraient pas fait leur travail s'ils n'avaient pas demandé la liaison autoroutière ! En effet, l'entreprise, qui est installée dans l'agglomération de Castres-Mazamet, est certainement confrontée à des difficultés de recrutement.
Pierre Fabre, que je n'ai pas connu intimement, a construit un empire en partant de peu et a toujours veillé à ce que son groupe soit à l'abri des offres publiques d'achat (OPA). Viscéralement attaché à son territoire et n'ayant pas de successeur, il avait institué un statut juridique complexe destiné à éviter toute délocalisation. Le groupe Pierre Fabre a rendu service à la France, au Tarn et à la région Occitanie, qui ne doit pas en avoir honte ! S'il me paraît logique qu'il ait demandé la construction d'une autoroute, la décision appartenait aux pouvoirs publics. Il me semble que celle qui a été prise est bonne pour le groupe et ses salariés, mais aussi, entre autres, pour le développement des territoires, l'équité entre ceux-ci et la sécurité routière.
Je le réaffirme, pour que ce soit clair : à aucun moment le groupe Pierre Fabre n'est intervenu auprès de moi. J'admets parfaitement que l'on puisse être en désaccord avec ma décision, madame la rapporteure – c'est la démocratie – mais je l'ai prise en toute indépendance, sur la base des convictions que je vous ai rappelées et de l'instruction technique qui a été conduite.
J'en viens à la question suivante. Après avoir rappelé que j'avais considéré le niveau du péage et la participation des collectivités publiques comme essentiels dans le choix du concessionnaire, vous me demandez de quelle manière le dialogue a été noué avec les cinq collectivités territoriales, quelles autorités ont préparé la décision et qui a pris la responsabilité du choix final. La réponse, sur ce dernier point, est très claire : ce n'est pas moi.
L'inconvénient – ou plutôt, la caractéristique – d'une autoroute, c'est la présence d'un péage. On ne peut pas vouloir développer les infrastructures sans financement associé. Il n'est pas nouveau que les pouvoirs publics s'interrogent sur le niveau du péage, qui ne doit pas constituer un obstacle. Or, de ce point de vue non plus, le dossier ne me paraissait pas présenter de particularité.
Le conseil régional d'Occitanie, le conseil départemental du Tarn, celui de la Haute-Garonne, la communauté d'agglomération de Castres-Mazamet et la communauté de communes Sor et Agout sont les cinq collectivités à participer, à hauteur de 50 %, à la subvention d'équilibre avec l'État. Je tiens à insister sur le fait qu'elles ont délibéré sur le sujet. Autrement dit, des élus du peuple – dont on peut ne pas partager les orientations – se sont prononcés de manière souveraine et ont voté une contribution visant à faire diminuer le prix du péage. Le Parlement avait quant à lui adopté la LOM. Il me semble essentiel, dans un souci de transparence, que des élus nationaux ou locaux aient à se prononcer sur ce type d'infrastructure.
Avant même le lancement de la procédure d'appel d'offres, des échanges ont eu lieu avec les collectivités en vue de la mise au point d'une convention de financement avec l'État, pour un montant initialement plus élevé. Je suppose que, comme c'est l'usage, la négociation a été conduite par le préfet de la région Occitanie, à moins qu'elle n'ait été menée directement par la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM). Les collectivités ont par ailleurs été tenues informées de l'avancement de la procédure et du choix du concessionnaire – ce qui était normal, compte tenu de leur participation financière.
Ai-je moi-même échangé avec la société retenue comme concessionnaire avant ou après la prise de décision ? La réponse est non. Je connais le groupe retenu mais n'ai pas échangé avec ses représentants dans le cadre de ce projet.
Vous me demandez ensuite si le résultat de l'appel d'offres au terme duquel NGE a été retenu m'a été communiqué. Cette procédure, conduite sous la houlette de la DGITM, est très technique. Après instruction, elle est soumise à une commission consultative – laquelle a validé le classement des offres retenues. Mon rôle n'était certainement pas de prendre connaissance des éléments techniques. Il aurait même été gênant que le Premier ministre interfère de quelque façon que ce soit dans cette procédure. J'ai été tenu informé dans les conditions que j'ai rappelées, ce qui m'a conduit à annoncer le choix du concessionnaire.
Vous me demandez également s'il est d'usage que ce type d'information technique soit transmise aux services ou au cabinet du Premier ministre. Je vous répondrai que l'on n'annonce pas tous les huit jours le choix d'un concessionnaire pour un projet autoroutier ! Je ne saurais vous dire s'il existe des précédents. En tout cas, le seul concessionnaire dont j'ai annoncé le choix lorsque j'étais Premier ministre est celui de l'A69 et, comme je vous l'ai dit, je ne regrette pas de l'avoir fait.
J'en viens à la question suivante : le projet a-t-il été « réinterrogé » au cours des années durant lesquelles j'étais au pouvoir, au regard notamment des connaissances acquises sur le plan environnemental ou des conséquences du covid sur les déplacements professionnels et sur le télétravail ?
Si le covid a eu un impact substantiel sur les transports en 2020, le nombre de déplacements s'est redressé dès 2021, année au cours de laquelle le chiffre d'affaires de la SNCF était déjà revenu à son niveau de 2019. Tous les éléments dont nous disposions montraient que la chute du nombre de déplacements interurbains ne serait que temporaire et n'affecterait pas durablement la demande de transports et de mobilité. Quant au télétravail, il a surtout un effet sur les transports urbains. Je le répète : l'enjeu n'est pas de supprimer les déplacements ni la voiture, mais de décarboner les mobilités tout en continuant à désenclaver des territoires ruraux. Et je n'ai jamais eu connaissance d'éléments qui conduiraient à réinterroger l'économie générale du projet.
De ce fait, la question suivante ne se pose pas.
J'en viens donc à la dernière question : « De manière générale, il est statistiquement constaté que les projets d'infrastructures font l'objet de contestations, par voie de recours judiciaires comme de manifestations sur les lieux des chantiers, alors même qu'ils respectent le principe de légalité et qu'ils ont été légitimement approuvés par des autorités politiques élues. Ces contestations ne montrent-elles pas que la législation sur la participation du public aux décisions ayant un impact sur l'environnement devrait être révisée, afin d'instaurer un véritable dialogue entre les pouvoirs publics et les citoyens, plutôt que d'avoir une succession d'actes unilatéraux, même s'ils sont précédés d'une enquête publique ? Lorsque vous exerciez vos responsabilités, y avait-il des réflexions sur ce sujet au sein du Gouvernement, ou entre le Gouvernement et des parlementaires, ou encore avec des associations environnementales ? »
Je ne suis pas toujours d'accord avec vous, madame la rapporteure, mais tout est un peu vrai dans cette question. Il est certain que nous devons toujours chercher à améliorer la façon dont le public est associé à ce type de projet. Le sujet était d'ailleurs sur la table de la Convention citoyenne pour le climat.
Vous le dites très bien vous-même, néanmoins : ces projets font l'objet de décisions par des autorités légitimes et démocratiques. C'est en ma qualité de Premier ministre que j'ai annoncé le choix du concessionnaire ; le Parlement a voté ; un consensus assez fort prévalait au sein de la plupart des assemblées délibérantes ; la population a pu s'exprimer dans le cadre des enquêtes publiques ; des recours ont été formés et des juridictions se sont prononcées. On peut toujours améliorer les choses, dans le cadre d'une vision plus prospective – à laquelle je suis attaché – mais je parle aussi en ma qualité d'ancien maire. Dans le cadre d'une concertation s'expriment des avis contradictoires. Il revient aux autorités légitimes, démocratiquement désignées par le suffrage universel, de trancher. Si ceux dont l'avis n'a pas été suivi veulent ensuite rejouer le match pour imposer leur point de vue à toute force, on n'en finira jamais ! Vous aurez beau rénover les procédures de concertation, si, à l'arrivée, la décision ne correspond pas à l'idée qu'ils s'en font – qu'elle soit juste ou non – les projets seront indéfiniment retardés et le principe démocratique s'en trouvera mis en cause.
Pour répondre à votre question, monsieur le président, le recours à la violence me paraît absolument injustifiable. Je sais que des ouvriers sont régulièrement pris à partie et que des engins sont incendiés. Je vous le dis avec beaucoup de calme : ce n'est pas possible. Nous ne partageons pas toujours les mêmes idées, madame la rapporteure, mais ce n'est pas pour autant que je commettrais des actes de violences à votre endroit !
Je m'en doute, et je l'espère. Mais c'est ce qui se passe.
Vous me demandez si l'on peut améliorer le processus de décision démocratique. Si je vous répondais par la négative, cela vous surprendrait. On peut toujours faire mieux – en démocratie, on est en quête permanente d'amélioration – mais il ne faut pas non plus écorner un certain nombre de principes. À un moment donné, il faut décider. Le tout est de savoir si la majorité est légitime, c'est-à-dire issue de la souveraineté nationale. Dans le dossier de l'A69, elle l'est. Il faut aussi qu'un juge indépendant puisse se prononcer si des irrégularités de procédure sont constatées – or vous l'avez dit, les recours n'ont pas manqué.
Je le dis solennellement : en recourant la violence, on sort de l'État de droit et du cadre démocratique. Je vous ai expliqué pourquoi j'étais favorable à l'A69, et je ne conteste pas que l'on puisse y être défavorable, mais rien ne saurait justifier que les opposants fassent valoir leur point de vue par la violence morale ou physique.
Ce que nous pouvons améliorer, c'est la durée de la procédure. J'observe que les opposants l'ont bien compris, qui contribuent à son allongement. La durée, en effet, est l'ennemie de la crédibilité publique. J'ai la faiblesse de penser, même si nous en avons moins parlé, que les personnes favorables au projet sont plus nombreuses que les opposants. Or à leurs yeux, le fait que le projet s'éternise entame le crédit de la parole publique. À quoi servent les autorités si les projets n'aboutissent pas ? Les conditions sociologiques et économiques ayant présidé à une décision peuvent évoluer, ce qui a d'autant plus de chances de se produire que le projet dure.
Il faut certainement revoir les procédures, pour désamorcer les conflits, expliquer davantage et tenir compte des arguments échangés lors des concertations. Cela étant, des progrès ont été réalisés. J'ai connu une époque où les concertations étaient très formelles. Aujourd'hui, il arrive que les commissions d'enquête fassent évoluer le contenu même de la décision publique – cela a été le cas, je crois, dans le dossier de l'A69.
Pour préserver le crédit de la parole publique, il faut que les décisions prises par les élus au suffrage universel soient respectées. Votre commission, monsieur le président, madame la rapporteure, doit en tenir compte. Une bonne démocratie respecte les oppositions – c'est même sans doute à cela qu'on la reconnaît – mais ne bafoue pas la majorité.
Je voudrais revenir sur la question des violences, que je n'aurais pas abordée si vous ne l'aviez pas fait. Tout le monde parmi nous les réprouve, évidemment.
C'est le président de votre commission qui, le premier, en a parlé.
Vous en avez parlé aussi. Condamnez-vous également les violences policières liées à l'action illégale d'un préfet ?
Je parle d'un préfet qui a mobilisé des forces de police pour déloger des personnes occupant un bois protégé, à haute intensité écologique, alors qu'aucune autorisation ne lui avait été délivrée pour cela. Je condamne, pour ma part, les violences, d'où qu'elles viennent. Condamnez-vous, comme moi, la violence de ce préfet ?
Je ne peux pas vous répondre précisément, dans la mesure où je n'ai pas connaissance des faits que vous évoquez. Néanmoins, il semble que vous mettiez sur le même plan l'action illégale d'un représentant de l'État – dont je ne sais pas si elle est supposée ou avérée – et des violences policières, ce qui n'est pas du tout la même chose.
Non, je parle de la mobilisation de forces de police, sans acte légal, par un préfet de la République. Trouvez-vous cela normal ? Vous condamnez les violences…
Je ne mettrai en aucun cas les deux actes sur le même plan. En outre, je ne sais pas de quoi vous parlez ! Vous voulez me faire porter une appréciation sur des faits que j'ignore ! C'est facile !
De façon générale, approuvez-vous qu'un préfet de la République intervienne sans avoir d'autorisation légale pour le faire ?
Pour éviter que nos échanges ne ressemblent à un match de ping-pong, je précise, monsieur le Premier ministre, que Mme la rapporteure évoque une opération de police ayant permis d'évacuer des personnes qui occupaient une zone à défendre (ZAD) dans la plus parfaite illégalité.
Cette opération fait d'ailleurs l'objet de recours devant les juridictions. Le rapprochement que vous établissez, madame la rapporteure, entre, d'une part, des violences commises à l'encontre de policiers et de salariés, et, d'autre part, des interventions policières dans un cadre légitime et légal – ce que le juge confirmera ou pas – me semble pour le moins particulier.
Je ne fais aucun rapprochement. Ce sont deux sujets différents. Je constate, monsieur le président, que votre émotion est à géométrie variable. Pour ma part, je suis extrêmement choquée qu'un préfet puisse intervenir sans autorisation légale.
Ce qui est certain, c'est que je ne mets pas les deux sujets sur un pied d'égalité. C'est une vraie différence.
Je suis ici pour répondre devant la représentation nationale des actions que j'ai menées en qualité de Premier ministre. Vous évoquez des faits survenus après que j'ai quitté mes fonctions… Pour revenir à l'A69, je suis le dossier, mais pas d'aussi près que vous. Ce que je constate, surtout, ce sont des violences très graves perpétrées notamment contre des ouvriers des chantiers ou des personnes qui se trouvent sur place.
Je revendique devant vous d'avoir donné des instructions très fermes aux préfets, lorsque j'étais Premier ministre, pour éviter la constitution de ZAD.
Les préfets en question intervenaient donc dans le cadre parfaitement légal que vous leur aviez fixé.
Je voudrais revenir sur le contexte global du projet. N'avez-vous pas été étonné que le projet de l'A69 ne fasse pas l'objet d'un examen holistique, comme l'exige la loi ? Théoriquement, cet examen devait comporter des études sur les éventuels transferts de mobilité entre la route et l'autoroute, sur la solution alternative que constituait la RN126 – à laquelle les élus étaient plutôt favorables, puisqu'elle était gratuite – mais aussi sur un projet ferroviaire. Or aucune étude relative à l'alternative ferroviaire n'a été présentée – ni avant la décision de M. Dominique Perben concernant la concession, ni au moment de la DUP, ni préalablement à la délivrance de l'autorisation environnementale. Avez-vous été alerté sur ce point, sachant que vous défendiez la mobilité ferroviaire ?
Pour moi, les mobilités, ce n'est pas le train contre la route ; nous avons besoin des deux. L'objectif est incontestablement de pousser plus de gens à adopter les mobilités collectives, mais il faut tenir compte des réalités : en Occitanie, 95 % des déplacements se font par la route. Vous me demandez si j'ai été informé, en 2016, de l'absence d'étude envisageant une solution ferroviaire : je ne l'ai pas été. Cependant, je sais de quel territoire vous êtes élue et je considère que les deux types d'infrastructures répondent aux besoins locaux.
Afin que l'on ne donne pas le sentiment que vous n'étiez pas informé de la situation, je précise que le Conseil d'État, saisi d'un recours en annulation du décret portant déclaration d'utilité publique, a relevé que des solutions alternatives avaient été soumises à appréciation en amont du projet.
La mobilité ferroviaire n'a pas été étudiée.
Vous indiquez que votre attention n'a pas été appelée sur les avis négatifs de l'Autorité environnementale et du Conseil national de la protection de la nature. Pourtant, en 2016, l'Autorité environnementale avait rendu un avis défavorable au projet. Vous avait-on alerté sur ce point lorsque vous étiez Premier ministre ? L'avis auquel vous avez fait référence date en effet de 2023.
Dans le cadre des dossiers de construction d'infrastructures, il est très rare que l'ensemble des avis soient positifs. Le rôle des pouvoirs publics consiste à décider en fonction de ces informations. L'avis dont vous parlez a sûrement été mentionné ; néanmoins, comme l'a dit M. le président, la déclaration d'utilité publique a été validée par la justice. Le bilan était globalement favorable, ce qui m'a paru justifier la poursuite de la réalisation de l'infrastructure.
Vous n'avez pas répondu à ma première question concernant d'éventuels conflits d'intérêts. Vous semblez ne pas avoir eu connaissance de certains éléments caractérisant le pacte actionnarial. De manière générale, pouvez-vous nous dire comment un Premier ministre s'assure de l'absence de conflit d'intérêts dans le cadre d'un projet comme celui-ci, qui représente un budget substantiel et recèle des enjeux économiques considérables ?
C'est le travail des ministères et des commissions techniques qui ont passé le dossier au peigne fin. Si la concession avait été attribuée à un nouvel acteur, cela aurait pu attirer mon attention mais, en l'occurrence, il s'agissait d'un groupe connu dans le monde des concessions autoroutières. J'ai confiance en l'administration. Si, à chaque décision, le Premier ministre devait revoir l'ensemble de l'instruction effectuée par les services, on n'en sortirait plus ! Il m'appartenait de m'assurer que les instances placées sous l'autorité de la direction générale compétente avaient respecté les étapes de la procédure avant de proposer une décision à l'autorité politique. Le conflit d'intérêts doit être démontré. Il s'agit, rappelons-le, d'une infraction pénale – vos propos ne sont donc pas neutres. On peut éventuellement nourrir un soupçon lorsque la décision qui est prise au terme du processus normal de sélection est modifiée. Dans le cas dont nous parlons, je n'ai jamais eu connaissance du moindre élément pouvant indiquer un possible conflit d'intérêts.
Monsieur Castex, vous avez été nommé Premier ministre le 3 juillet 2020. Deux ans auparavant – le 19 juillet 2018, précisément –Mme Elisabeth Borne et M. Nicolas Hulot, alors ministres en charge, respectivement, des transports et de la transition écologique et solidaire dans le Gouvernement de M. Édouard Philippe, signaient le décret déclarant l'A69 d'utilité publique. À ce propos, il me paraîtrait souhaitable que la commission auditionne M. Nicolas Hulot.
Vous n'avez pas formulé cette demande lors de la réunion interne de ce matin ; il ne me semble pas opportun de le faire dans le cadre de l'audition. Je vous prie de vous en tenir aux questions que vous souhaitez poser à M. Castex.
M. Djebbari nous a affirmé, à notre grand étonnement, qu'il n'avait jamais eu de lien avec le groupe pharmaceutique Fabre. Ce serait donc le seul homme politique concerné par le dossier de l'A69 qui n'aurait pas eu affaire aux dirigeants de ce groupe, lequel a mené un lobbying acharné dans les hautes sphères de l'État, jusqu'à faire du chantage à l'emploi. Vous avez indiqué avoir eu des échanges avec les dirigeants du groupe Fabre. Était-ce avant ou après la clôture de l'appel d'offres ? Quelle en était la nature ?
Par ailleurs, vous avez annoncé, le 25 septembre 2021, en lieu et place du ministre des transports, que NGE serait le concessionnaire de l'autoroute. Je suppose que vos services ont décortiqué le contrat pour s'assurer que l'intérêt de nos concitoyens – je pense au prix du péage – comme celui de l'État seraient préservés. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez consenti une durée de concession aussi longue – elle s'étend, rappelons-le, sur une période de cinquante-cinq ans ? Dans son avis du 25 janvier 2022, l'ART estimait que la prolongation de la concession d'au moins quinze ans au-delà de la phase d'amortissement méritait d'être questionnée – cette prolongation étant au seul bénéfice du concessionnaire et de ses prêteurs. Cette interrogation est partagée par M. Jean-Baptiste Vila, maître de conférences en droit public et spécialiste des concessions autoroutières. Ce matin, Mme la rapporteure a lu à M. Djebbari, comme à d'autres personnes auditionnées avant lui, un extrait de cet avis, sans obtenir de réponse claire. Avez-vous reçu, lorsque vous étiez à Matignon, des instructions du Président de la République ou du secrétaire général de l'Élysée concernant l'A69 ?
M. Djebbari nous a explicitement affirmé qu'il n'avait eu aucune relation avec le concessionnaire, ni avec le groupe Fabre. J'ose espérer que, lorsqu'une entreprise remporte un marché comme celui-ci, il y a tout de même quelqu'un pour discuter avec elle, ne serait-ce que des modalités de mise en œuvre du projet. Avez-vous eu – vous-même ou vos services – des relations de travail avec NGE ou Atosca ? Enfin, avez-vous dû faire un choix entre la concession autoroutière et un projet ferroviaire ? Vos services vous ont-ils présenté une autre solution ?
Il me semble avoir déjà répondu à ces questions. Dans le cadre de l'instruction du dossier, je n'ai eu de relation ni avec le groupe Pierre Fabre, ni avec l'entreprise NGE. Les relations techniques avec le concessionnaire, lorsqu'il n'était encore qu'un candidat comme les autres, relevaient du ministère des transports, et non de Matignon. De ce fait, ni mes collaborateurs ni moi-même n'avons eu à connaître, à quelque moment que ce soit, des relations avec NGE. Une fois le concessionnaire désigné, la mise au point du contrat de concession a également été assurée par le ministère des transports. L'avis de l'ART de janvier 2022 que vous avez cité n'a jamais été porté à ma connaissance, ce qui est tout à fait normal. Enfin, je n'ai reçu aucun ordre : ce n'est pas ainsi que les choses se passent.
Vous dites avoir été soucieux de la question des tarifs lorsque vous avez été confronté à ce genre de dossier dans le cadre de vos fonctions de Premier ministre. L'intention est louable, car la première préoccupation d'un élu responsable doit être la soutenabilité sociale des infrastructures, surtout dans un territoire en proie à des difficultés avérées. La décision de créer l'autoroute remonte à M. Dominique Perben. Elle devait être gratuite et financée par la solidarité nationale ; on a, depuis, décidé de la faire payer à l'usager. Invoquer la pauvreté du territoire lorsqu'on prend la décision de faire payer à l'usager une infrastructure qu'il a déjà financée par ses impôts, cela m'échappe, mais passons.
Nous nous soucions, nous aussi, de la question des tarifs, d'autant plus que le ministère des transports ne nous a toujours pas dit à combien ils s'élèveront ; ils devront être définis d'un commun accord entre le concédant et le concessionnaire. L'ART a fait remarquer qu'en général, ce sont les tarifs plafonds qui sont retenus. Elle a indiqué qu'elle émettrait un avis défavorable à toute modification substantielle des tarifs ; toutefois, son avis n'étant pas conforme, les politiques pourront ne pas en tenir compte. L'article 25-5 de la convention de concession prévoit que les tarifs seront revus une fois par an à compter de l'année n + 1, l'année n étant la première année civile comportant plus de trois mois d'exploitation de l'autoroute dans sa totalité. L'ouverture de l'autoroute étant prévue pour septembre 2025, le contrat rend possible une augmentation du tarif dès février 2026, sans qu'il soit besoin de solliciter l'ART.
Dans le projet de loi de finances pour 2024, le Gouvernement et la majorité ont instauré une taxe sur les concessions autoroutières, après avoir reconnu l'existence de superprofits résultant de clauses de concession similaires à celles figurant dans le contrat qui a été signé lorsque vous étiez Premier ministre. Avez-vous été alerté sur ce point ? Si vous ne l'avez pas été, n'êtes-vous pas inquiet pour les Tarnais, qui risquent d'être très étonnés par les tarifs retenus pour un ouvrage qui assurera essentiellement une desserte locale ? Je ne désespère pas d'accéder, avant la fin de la commission d'enquête, à l'information sur les tarifs plafonds, que les Tarnais et les élus sont en droit de connaître.
Le ministère des transports et l'ART nous ont fait savoir que le prix du péage se situerait – au moins pour les personnes physiques – à un niveau plutôt bas.
Il sera donc en dessous de la moyenne. Monsieur le Premier ministre, avez-vous un avis sur les clauses du contrat de concession, qui sont parfaitement légales ?
Nous sommes dans un État de droit : le cahier des charges des concessions est établi sous le contrôle de l'ART. Pour pouvoir se prononcer sur le prix du péage, il faudrait le connaître ; or, comme vous l'avez dit, il sera fixé le moment venu.
Disons-le clairement : si l'on ne faisait pas supporter à l'usager une partie du financement, on ne pourrait donner naissance à une infrastructure routière de cette qualité, tout au moins dans des délais comparables. Il faut savoir ce que l'on veut. Le péage était la condition de la réalisation de cet équipement qui désenclavera le territoire et favorisera son développement, tout en respectant la population locale. Son prix ne doit pas être excessif, naturellement, ce qui nous ramène à la durée de la concession – le prix du péage diminuant à mesure que la durée de la concession s'allonge.
Je rappelle qu'une contribution de l'État et des collectivités territoriales a été décidée afin de préserver le pouvoir d'achat de la population. La solution retenue est équilibrée ; elle se situe à mi-chemin entre deux options extrêmes qui auraient été, d'une part, la gratuité ou, plus exactement, le financement intégral par les deniers publics, et, d'autre part, le financement exclusif par le péage.
Le débat sur le péage est parfaitement légitime. Néanmoins, les procédures que vous décrivez, qui sont placées sous le contrôle de l'ART, s'inscrivent, me semble-t-il, dans un cadre parfaitement normal. La durée de la concession a été adaptée et des contributions publiques d'équilibre ont été recherchées. Vous auriez peut-être préféré une deux fois deux voies non concédée, sans péage ; toutefois, je ne suis pas sûr qu'elle aurait été exempte de toute atteinte environnementale.
En clair, vous n'avez pas été alerté sur le prix du péage et vous ne le connaissez pas à l'heure où nous parlons.
Personne ne le connaît : ni les élus locaux favorables au projet, ni ceux qui y sont opposés. Je me demande bien qui est au courant, hormis le ministère, qui ne me répond pas, mais je ne doute pas que nous obtiendrons sa réponse avant la fin de la commission d'enquête, notamment sur les taux plafonds qui, comme l'a expliqué l'ART, sont traditionnellement choisis par le concessionnaire.
Avant même la création de cette commission, alertée par la mobilisation autour de ce dossier, j'avais demandé une copie du contrat en ma qualité de rapporteure spéciale des crédits des infrastructures et services de transports. Il a fallu que je m'y reprenne à trois fois pour l'obtenir : dans un premier temps, on m'a invitée à le consulter dans les bureaux du ministère chargé des transports ; on m'en a ensuite envoyé une version grisée ; enfin, après une nouvelle demande, on m'a envoyé la version non grisée. J'ai d'ailleurs remercié le ministère pour ce double envoi, qui m'a permis de voir plus clairement ce qui était couvert par le secret des affaires. C'est sur la base de ces recherches que nous avons décidé de créer la commission d'enquête. En votre qualité d'ancien Premier ministre, mais aussi comme citoyen, que pensez-vous du secret des affaires, dont l'existence garantit le respect de la concurrence entre les concessionnaires mais qui, si cette commission d'enquête n'avait pas existé, aurait été appliqué pendant cinquante-cinq ans ?
Le secret des affaires est défini par la loi et par la jurisprudence. Il existe pour de bonnes raisons. Toutefois, il s'efface devant les exigences de l'État de droit et de la démocratie. Je n'ai pas de position de principe à ce sujet. Si vous jugez que le secret des affaires va trop loin, modifiez la loi ! C'est au législateur de l'organiser et c'est à ceux à qui ce secret n'est pas opposable qu'il revient d'obtenir les informations nécessaires. Vous-même avez fini, après quelques difficultés, dites-vous, par avoir accès au contrat. En tout état de cause, je ne sortirai pas de cette audition en ayant l'impression que, grâce à la levée du secret des affaires, vous avez découvert des éléments cachés qui auraient dû me conduire à adopter une décision différente de celle que j'ai prise en septembre 2021.
C'est au citoyen, au contribuable et au futur usager de l'autoroute que je pose la question : approuvez-vous que le secret des affaires s'applique pendant cinquante-cinq ans à compter de la signature du contrat de concession ?
Je n'ai pas à l'approuver ni à le désapprouver. L'essentiel est que la représentation nationale et l'autorité judiciaire, à qui l'on doit rendre des comptes, puissent faire leur travail en toute indépendance. Que le secret demeure pendant 10, 50 ou 165 ans, je ne vois pas ce que cela change aux pouvoirs dont vous disposez pour faire la lumière sur tel ou tel dossier.
Que faites-vous du droit des citoyens à disposer d'une information susceptible de les éclairer dans le cadre de l'enquête publique ? Je pense – pour ne citer que quelques exemples – au changement de pacte actionnarial et au fait que l'hypothèse de l'installation de fermes solaires n'ait pas été soumise à l'Autorité environnementale.
Vous posez une question de principe sur l'existence même du droit des affaires. Ce dernier, que je sache, n'est pas propre à la France : il existe dans tous les États de droit et dans toutes les démocraties. Certaines données protégées ne peuvent pas être communiquées, sauf aux autorités mandatées. Si le législateur estime que le secret va trop loin, il peut faire évoluer la loi, le principal étant que les personnes autorisées aient accès à l'information dans le respect des lois de la République. Les citoyens sont éclairés sous réserve des restrictions prévues par le législateur, parmi lesquelles figurent le secret-défense et le secret des affaires. En dehors de ces cas particuliers, la transparence est de mise.
Nous en finirons là, puisque notre débat ne nous conduit manifestement pas sur la même voie, ni vers les mêmes propositions. Je comprends que le secret des affaires couvre un large spectre au moment de l'attribution de la concession, mais cela n'a pas lieu d'être lorsque s'engage le débat citoyen dans le cadre de l'enquête publique, qui est une procédure légale.
Je vous remercie d'avoir répondu à l'ensemble de mes questions, même si les réponses n'allaient pas toujours dans mon sens – ce qui est normal dans le cadre du débat démocratique – et bien que vous ayez évité de répondre en tant que citoyen, comme je vous y invitais. Peut-être le ferez-vous à l'abri des micros.
Je ne vous répondrai rien que je ne dirais ici, en toute transparence !
Votre présence nous a permis de faire œuvre de transparence vis-à-vis de nos concitoyens en explicitant le rôle du Premier ministre dans le processus qui a conduit à l'arrivée de cette infrastructure autoroutière. Je tiens à vous remercier, à titre personnel, d'avoir annoncé cette bonne nouvelle aux Tarnais lors de votre déplacement à Lagarrigue. Comme vous l'avez dit, cette infrastructure réparera une injustice en désenclavant le Sud du Tarn.
Je vous enverrai les réponses écrites à votre questionnaire, madame la rapporteure.
La séance s'achève à vingt heures dix.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Christine Arrighi, Mme Pascale Boyer, M. Sylvain Carrière, Mme Karen Erodi, M. Philippe Frei, M. Jean Terlier, Mme Corinne Vignon, M. Jean-Marc Zulesi