Comme vous pouvez l'imaginer, mes propos différeront quelque peu de ceux de M. le président.
Lorsque vous avez exercé vos fonctions de Premier ministre, vous avez lancé plusieurs projets d'infrastructure. Ni moi ni le groupe auquel j'appartiens n'éprouvons d'hostilité de principe aux infrastructures, qui sont nécessaires au fonctionnement d'un pays. Toutefois, il importe que les décideurs politiques réinterrogent leur pertinence au regard des enjeux climatiques par une expertise holistique des mobilités, en favorisant les moins carbonées et les plus justes socialement.
Si, lorsque vous étiez Premier ministre, le processus de l'A69 était bien avancé, puisque la déclaration d'utilité publique (DUP) avait été publiée, le début des travaux devait être soumis à autorisation environnementale. Par ailleurs, rien ne vous interdisait de mener une réflexion globale sur les orientations de la politique des transports. Vous ne pouviez ainsi ignorer, en votre qualité de chef du Gouvernement, qu'un projet de loi – qui allait aboutir à la loi « climat et résilience » – était en préparation. Il ne s'agissait pas de n'importe quel texte : préparé par la consultation d'une convention citoyenne et présenté comme une réponse à la crise des gilets jaunes, il portait l'ambition de répondre à la crise sociale par des mesures écologiques. Mais, visiblement, la crise écologique que le monde affronte depuis des années n'était pas au cœur de vos préoccupations. J'en veux pour preuve un fait très significatif : lors de la discussion en séance publique, en première lecture, de ce projet de loi, le lundi 29 mars 2021, le Gouvernement était représenté par la seule Mme Barbara Pompili. La présence du Premier ministre n'est certes pas une obligation, mais il s'agissait d'un texte présenté comme majeur pour l'action publique et politique, et beaucoup, dans l'hémicycle comme en dehors de l'Assemblée, ont été surpris de votre absence. Votre présence symbolique aurait marqué le volontarisme de votre Gouvernement.
Ce projet d'autoroute, au lourd impact environnemental et socialement injuste, est en totale contradiction avec les orientations annoncées par la majorité lors de la précédente législature. Je m'étonne que vous ayez poursuivi une politique du passé au lieu d'engager un travail prospectif et exigeant sur l'aménagement du territoire, conduit sur la base des alertes que les scientifiques ne cessent d'émettre. Tel est le sens du questionnaire que je vous ai adressé.
Je me doute bien que vous n'avez pas travaillé au quotidien sur les clauses de la convention de concession, puisque c'était le rôle du ministre des transports, que nous avons auditionné ce matin, et de ses services. Vous êtes intervenu à la fin du processus, notamment pour la désignation du concessionnaire, que vous avez tenu à annoncer personnellement, sur place, le 25 septembre 2021. Le décret d'approbation du contrat a été pris le 20 avril 2022 avant d'être publié au Journal officiel du 22 avril 2022, entre les deux tours de l'élection présidentielle.
Cette précision n'est pas dénuée d'intérêt car elle conduit à s'interroger sur le montage financier complexe du contrat de concession auquel participent, d'une part, deux fonds d'investissement et, d'autre part, deux partenaires industriels. Les fonds d'investissement sont la société Quaero, dont le directeur du pôle infrastructures est, depuis 2014, Sébastien Bourget, qui a travaillé entre 2006 et 2014 chez Edmond de Rothschild, et la société TIIC, immatriculée au Luxembourg et détenue à 10 % par Edmond de Rothschild Private Equity et à 19 % par Siaci Saint-Honoré, fondée en 2007, dont le directeur, Pierre Donnersberg, a été facilitateur du financement de la campagne d'Emmanuel Macron.
Les partenaires industriels sont, d'une part, le groupe Ascendi, détenu par le groupe Ardian, dont la présidente est Dominique Senequier, et au sein duquel Emmanuel Miquel, chargé de lever les fonds de la campagne d'Emmanuel Macron en 2017 et en 2022, est capital risqueur et, d'autre part, NGE, détenu à 28 % par Montefiore Investment, dont le président est Éric Bismuth, qui siège au conseil d'administration de NGE, et dont l'un des conseillers seniors est Martin Vial, époux de Florence Parly, laquelle était non seulement ministre lors de la signature du contrat mais avait également été représentante du fonds stratégique de participations, géré par le groupe Edmond de Rothschild, et est par ailleurs membre du conseil d'administration de Pierre Fabre SA.
Monsieur le Premier ministre, eu égard à ces informations et préalablement à nos échanges sur le questionnaire que je vous ai adressé, je souhaite vous interroger sur quelques points. Dans le cadre de ses missions de contrôle de l'action du Gouvernement et d'évaluation des politiques publiques, le Parlement ne peut que s'interroger sur l'implication de fonds d'investissement et de partenaires industriels qui ont été des acteurs essentiels du financement de la campagne du candidat Macron. Cela soulève la question d'éventuels conflits d'intérêts. Comment ces relations ont-elles été considérées dans vos analyses préalables à la désignation du concessionnaire ? En d'autres termes, comment vous êtes-vous assuré, en votre qualité de Premier ministre, que la présence de personnalités ayant des liens avec des levées de fonds concernant deux campagnes présidentielles d'Emmanuel Macron n'ait pas influencé, de manière inéquitable, le choix de NGE concessions ? Le dossier se caractérise par un manque de transparence, tant à l'échelon national que local, comme l'illustrent les clauses du contrat de concession grisées en raison du secret des affaires, par exemple concernant les fermes solaires, ou l'arrivée postérieure d'entreprises locales dans le pacte d'actionnariat.
Votre audition a essentiellement pour objet de nous éclairer sur votre rôle lors de la phase de désignation du concessionnaire et de nous permettre de comprendre pourquoi la question majeure de l'urgence écologique a été absente du dossier. Comme à l'accoutumée, j'ai communiqué mon questionnaire à l'ensemble de mes collègues afin que chacun dispose d'informations transparentes, conformément au sens que je souhaite donner à cette commission d'enquête.
Par ailleurs, afin que cette commission soit également prospective, je souhaiterais connaître votre point de vue sur le secret des affaires, qui est un dispositif dont l'acception est « particulièrement large » – pour reprendre les termes de M. Djebbari, ancien ministre délégué chargé des transports, que nous avons auditionné ce matin – et dont les effets se prolongent dans le temps. Comment les droits du citoyen, du contribuable et de l'usager peuvent-ils être conciliés avec un tel dispositif, qui empêche l'accès à l'information, y compris des élus locaux, et fait donc obstacle à la transparence indispensable à un débat éclairé dans le cadre des procédures juridiques ?
Je vous remercie, monsieur le Premier ministre, de bien vouloir répondre au questionnaire. Je vous engage à y apporter dès aujourd'hui le maximum de réponses, avant de les compléter ultérieurement par écrit.